Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici l’opus 9 – « Le mot viendra », nouvel épisode du cycle en seconde ligne.

Dans la tranchée de seconde ligne, les hommes s’affairent en silence. Ils préparent leurs sacs, ajustent leurs bandes molletières, affûtent un couteau, relisent une lettre… Pas d’ordre, pas d’alerte, mais cette tension sourde, ce souffle qui précède l’inconnu. Même Gustave, le chien, grogne sans raison.

Le mot n’est pas encore venu. Mais chacun, au fond, l’a déjà entendu.

Merci pour votre lecture.

Bonne soirée à toutes et à tous !

Le mot viendra
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

Ils étaient là, les sacs, rangés les uns contre les autres, comme des chiens calmes aux flancs haletants. Leurs flancs ventrus humaient l’air moisi de l’abri, alignés sous la paroi de torchis qui suintait encore de la dernière ondée.

Chacun avait fait le sien sans rien dire. On avait plié la couverture avec soin, resserré les sangles, roulé la chemise de rechange autour d’un savon râpé, glissé une photo ici, une lettre là. Des petits gestes, précis, presque tendres.

Il n’y avait pas eu d’ordre, pas de clairon, pas d’alerte. Juste ce quelque chose dans l’air, cette manière qu’ont les hommes d’anticiper le drame avec une pudeur muette. Le sac fait, c’est déjà un pas vers l’ailleurs.

Un grésillement sec a craché dans l’écouteur du vieux téléphone de campagne, un modèle 1910 bringuebalant, posé sur une caisse à munitions. Puis une voix : étouffée, lointaine, qui aurait pu être une toux, un prénom, ou une bribe de phrase tombée du ciel.

Le sergent Desprez, accroupi près de la boîte en fer, a écouté un instant, les sourcils pliés comme du linge sale. Il a répondu par deux mots, un grognement, puis il s’est redressé.
— Rien pour nous, a-t-il lancé.

Et chacun a repris ce qu’il faisait. Mais les mains ne savaient plus vraiment quoi faire, et les regards se sont mis à flotter, en quête d’un détail à retenir, à fuir, à dire.

Léonard remontait ses bandes molletières avec la lenteur d’un homme qui s’habille pour l’échafaud. Il tirait sur les plis, nouait, défaisait, recommençait. Il savait bien qu’elles tiendraient, mais ce n’était pas le but.
Il a levé les yeux vers l’entrée de la cagna. La lumière filtrée y dessinait un rideau de poussière suspendue. Il est resté là, immobile, le regard perdu entre les planches disjointes et le jour gris.
— C’est pour demain, ou cette nuit, a-t-il soufflé.

Personne n’a répondu. Personne n’en avait besoin.

Piquemal était accroupi près d’une caisse de bois noircie. Il faisait courir une pierre usée sur la lame d’un vieux couteau. Pas un couteau de guerre, non, juste celui qu’il gardait toujours au ceinturon. Un outil, un bout de maison.

Le bruit était doux, presque apaisant. Une chanson sans paroles.
— On ne sait jamais, a-t-il dit, sans lever les yeux.

Et la pierre a repris son va-et-vient, patient, obstiné, comme un cœur qui bat trop lentement.

Il s’était installé sur un bidon renversé, à l’écart, là où l’eau suintait entre les sacs de sable. Le Silencieux parlait. Ou plutôt, il remuait les lèvres.

On n’entendait pas, mais on voyait ses doigts dessiner des signes sur le sol, dans une flaque sèche de poussière. Un prénom ? Une adresse ? Une chanson d’enfance ?

Personne ne savait. On ne lui demandait jamais. Il parlait à d’autres, que nous ne connaissions pas.

Louis avait tiré de sa poche une lettre déjà lue dix fois. L’encre avait bavé à force de plis, de doigts, d’attente. Il a raturé une ligne, ajouté un mot, rayé une date.

Il l’a relue encore, en silence, le regard absent. Il pensa à Delphine, un instant.

Juste une image — son visage au matin, un brin de cheveux sur la tempe, et ce petit froncement des sourcils quand elle feignait de ne pas comprendre.

Puis, comme porté par un souffle plus grave, il songea à De Lavergne — ce garçon au sabre trop droit, dont l’ombre planait encore certains soirs, entre les planches mal jointes de la cagna.

Louis a replié la lettre avec soin et l’a laissée là, sur une caisse vide. Non fermée. Comme si une suite pouvait encore venir. Comme si quelqu’un, plus tard, y lirait la fin.

Un petit vent s’est engouffré. Il a soulevé le coin de l’enveloppe, juste un peu, comme pour dire : pas encore.

Gustave, son pelage bringé tressaillant sous la lumière tremblante, s’est levé d’un coup. Une oreille droite, l’autre en bataille. Il a grogné d’abord, puis lancé un seul aboiement, court, profond.

Tous se sont figés.

Le vieux chien avait l’instinct sûr.
— Il y a quelqu’un ?
Mais ce n’était rien. Une ombre. Un rat. Une pensée. Gustave s’est rassit, queue basse. Et le silence a repris possession des lieux.

Un agent de liaison est passé. Il avait les yeux cernés, les godillots crottés, les jambières éclaboussées jusqu’en haut, et un képi de travers qui avait vu d’autres alertes.

Il a jeté un œil dans l’abri, vu les sacs, vu les hommes. Il a laissé passer un souffle.
— Le mot n’est pas encore venu, a-t-il dit.

Et il s’en est allé, sans ajouter un mot.

Louis a soufflé doucement par le nez. Léonard a recommencé à resserrer ses bandes, Piquemal a repris sa pierre.

Et dans l’air figé, l’attente a reposé ses lourdes mains sur nos épaules.

Encart de carnet de Louis - Mars 1915

« Il ne viendra peut-être pas ce soir, ce fichu mot.
Ou bien il tombera d’un coup, comme le reste.
Mais si jamais je ne peux plus écrire, je veux que ce soit su : je n’ai pas eu peur — ou plutôt, je l’ai eue avec les autres. En marchant avec eux. En attendant avec eux.

Rien ne pèse plus que ce temps figé, où l’on devine qu’un mot approche. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir le dixième et dernier opus du cycle « La seconde ligne » :
« Le mot est venu ».

Mars 1915, à Marchéville.
Le téléphone de campagne a parlé. Les hommes se lèvent, un à un.
Voici venu le temps de quitter l’arrière pour « là-haut ».
Ce n’est pas encore l’assaut, mais c’en est le seuil.

J’ai voulu rendre hommage à ces veilleurs de boue, à leur courage sans discours, à ces gestes qui se passent de mots.

Ils marchent ensemble, avec leurs silences, leurs rituels, leur chien fidèle.

Merci à celles et ceux qui m’ont suivi tout au long de ce cycle.

Merci de votre lecture, et bonne soirée à vous.

Préambule

Voici le dixième et dernier opus du cycle « La seconde ligne. »

Dix tableaux de veille, de corvées, de silences partagés à l’arrière-front.

Ce soir, le mot est venu.

La section s’apprête à quitter la boue familière pour un autre monde : celui des lignes de feu.

À ceux qui sont restés fidèles au fil de ces pages, merci.

Peut-être qu’un prochain cycle nous emmènera plus loin, là où se mêlent l’absurde, la peur, le courage, et parfois un éclat d’humanité ?

Le mot est venu
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

Le téléphone de campagne a crachoté dans le silence de fin d’après-midi. Un son bref, nerveux, sec comme un coup de règle sur le bois.

Le sergent Desprez s’est penché, a calé le combiné contre son oreille, fronçant les sourcils. Il a hoché la tête, deux fois. Puis il s’est levé, lentement.
— C’est pour ce soir, a-t-il dit. Deux cents cartouches par homme.
Aucun sursaut. Aucun murmure. Mais l’air a changé de poids.

Il n’a pas bougé tout de suite. Il avait la lettre encore dans la poche, celle qu’il n’écrirait plus.

Il pensa à Delphine, un instant. Juste une image — son visage au matin, un brin de cheveux sur la tempe, et ce petit froncement des sourcils quand elle feignait de ne pas comprendre.

Puis il a fermé les yeux, l’a repliée une dernière fois. La lettre resterait dans la poche de poitrine. Contre le cœur. Là où les balles aiment frapper.

Léonard a resserré ses bandes avec calme, sans tremble. Pas comme les autres jours. Là, il savait. Et ça rendait les gestes plus sûrs, presque solennels.
Il a murmuré :
— Alors voilà. On y est.
Il ne le disait à personne. Ou peut-être à un frère, un cousin, tombé ailleurs.

Il a fini d’aiguiser. Mais cette fois, il n’a pas rangé la lame. Il l’a glissée dans sa manche, manche gauche. À portée de main.
— On ne sait jamais, a-t-il répété.
C’était sa phrase. Mais ce soir, elle pesait autrement.
Le braconnier, avec son flair de terre et de tranchées, avait senti que la chasse serait toute autre.

Il était accroupi dans son coin, là où suinte l’eau croupie.
Ses doigts ont tracé des lettres, l’une après l’autre. Une phrase, ou un prénom, ou rien. Peut-être juste une prière.
On ne lui a pas demandé. Mais Louis a vu : le mot « maman » était resté là, un instant, avant que le vent ne le disperse.

Gustave n’a pas aboyé. Pas grogné. Rien.
Juste cette façon de se lever, de tourner sur lui-même, de poser sa truffe sur la manche de Léonard, puis de fixer Desprez, droit dans les yeux.
— Il sait, a soufflé Piquemal.
Et tous l’ont regardé, le chien bringé. Mascotte, frère, veilleur.
Gustave s’est recouché ensuite, doucement, sans bruit. Mais sans dormir.

Un autre agent de liaison est arrivé, boueux, les godillots mangés de glaise, les jambières éclaboussées jusqu’au haut. Il avait ce regard de ceux qui savent et qui ne veulent plus en dire.
— Préparez-vous. Dans une heure, on monte.
Puis il a tendu les ordres à Louis. Une carte froissée. Un nom de tranchée. Une heure. L’endroit où le guide les attendra.
Et il est reparti. Plus vite qu’il n’était venu.

Les hommes se sont levés un à un. Chacun a vérifié son paquetage, ses armes, son courage.
Louis a regardé la cagna, les sacs contre le mur, le seau bosselé, la gamelle tordue. Des petits riens devenus repères.

Puis Louis a regardé Gustave.

Le chien n’a pas bronché. Il fixait la sortie, l’échine tendue, prêt sans qu’on le lui dise.

— Tu viens, hein, mon gars ? T’es des nôtres.

Gustave a remué la queue, une seule fois, en silence.

Il n’avait jamais vraiment été un chien de cantonnement.
C’était un poilu, lui aussi.

Léonard a serré la main de Piquemal, sans un mot. Le Silencieux a mis son doigt sur ses lèvres, comme pour sceller le silence.

Louis s’est levé lentement.

Il les a regardés, un à un. Léonard, penché sur ses bandes molletières qu’il resserrait comme un rituel d’avant combat ; Piquemal, accroupi près de sa caisse, les doigts sales mais précis sur sa vieille lame qu’il venait de ranger ; Rousselot, le braconnier, qui vérifiait d’un œil inquiet la couture d’un vieux sac ; le Silencieux, assis un peu à l’écart, qui écrivait encore quelque chose du bout des doigts dans la poussière sèche du sol ; Vayssière, toujours raide, son havresac déjà calé haut sur l’épaule ; Desprez, le sergent, qui tenait sa carabine contre la cuisse comme un pilier tient l’angle du mur.

Et Gustave, bien sûr. Assis parmi eux, droit, presque solennel, son pelage bringé vibrant d’un tressaillement muet. Il veillait — ou attendait. C’était pareil.

Louis connaissait chacun de ces visages. Il connaissait leurs silences, leurs angoisses, leurs manies. Il portait leur charge avec eux, sans bruit, mais sans faille.

Alors il a parlé. Pas fort. Juste assez pour que tous l’entendent sans que les mots s’échappent.

— C’est pour quatre jours. Peut-être cinq. Prenez ce qu’il faut. Vos pansements, vos vivres, les deux ou trois objets qui comptent. Là-haut, on compte tout : les heures, les gestes, et chaque cartouche.

Il s’est tourné vers Desprez, un signe bref :

— Deux cents cartouches par homme. Pas une de moins.

Desprez a acquiescé d’un froncement de sourcils.

Louis a poursuivi, calmement :

— On ne monte pas pour mourir. On monte pour tenir. Pour les autres, pour ceux qui viendront après. Pas besoin d’être des héros. Juste de rester debout. Et ensemble.

Il a regardé Gustave, qui n’avait pas bougé.

— Toi aussi, mon vieux. T’es des nôtres. On part tous.

Un silence, cette fois plus dense. Il les a regardés, un à un encore, comme s’il voulait graver chaque visage.

— Si je tombe… vous savez. On continue. Celui d’après prend la suite. On n’a pas besoin de papier. Juste de marcher ensemble, un pas après l’autre.

Piquemal a fait tourner lentement la pierre dans sa paume, comme une offrande. Léonard a tiré une dernière fois sur la sangle de sa guêtre. Rousselot a glissé un petit objet dans sa poche, sans le montrer. Le Silencieux a fermé les yeux. Vayssière a hoché la tête, droit comme à la parade. Gustave s’est levé.

Louis a soufflé par le nez, doucement, comme on évacue un nœud.

— Allons-y.

Et ils sont partis.

Pas en colonne. Pas au pas. Juste en file. Comme des ombres, fuyant l’attente.

Vers là-haut.

Encart du carnet de Louis — mars 1915

« Le mot est venu. Et nous aussi, nous irons.

Mais ce n’est pas la peur qui m’étrangle ce soir. C’est ce qu’on laisse derrière. Cette misère familière, cette routine de boue, cette camaraderie sans phrases.

J’écris ici ce que je ne dirai pas : que j’ai aimé mes frères d’armes. Que je suis allé avec eux, non par devoir, mais parce qu’il le fallait.

Et j’ai pensé à toi, Delphine — une seconde, au milieu du vacarme contenu. Juste une image : ton visage au matin, ce brin de cheveux sur la tempe, et ton froncement de sourcils quand tu feignais de ne pas comprendre.

Même Gustave nous a suivis jusqu’à l’entrée du boyau. Il a jappé une fois, doucement, comme pour dire qu’il savait. Alors je l’ai regardé, et j’ai compris qu’il venait avec nous. Lui aussi.

Demain, peut-être, je serai un nom sur une liste. Mais cette nuit, je suis vivant. Et je marche. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à tous, et merci de votre fidélité,

Depuis quelques semaines, vous avez été nombreux à suivre le fil de ce nouveau cycle — celui de la seconde ligne, ce théâtre discret où l’attente ronge, où les sacs sont faits sans consigne, où l’on s’exerce à ne pas dire ce qu’on devine.

Avec Le quart humide, Le boyau, ou Le mot viendra, ce sont des gestes simples qui se sont posés sous vos yeux : une lettre repliée, un couteau affûté, un chien qui grogne au mauvais moment. Rien de spectaculaire — juste des hommes debout dans le tremblement des jours.

Si ces silhouettes vous touchent, c’est peut-être parce qu’elles ressemblent à d’autres, oubliées, restées en marge des grandes offensives. Celles dont les carnets parlent peu, et dont les silences racontent beaucoup.

La suite ? Elle traîne dans une musette, au fond d’un sac mouillé… et peut-être déjà, dans un boyau qui mène à la première ligne. D’autres heures, d’autres boues, d’autres visages…

Mais avant cela, un grand merci à ceux qui lisent, commentent, reviennent. Ce compagnonnage-là, à travers le temps et les mots, compte plus qu’il n’y paraît.

À bientôt, sur les planches disjointes d’une cagna, ou dans le soupir d’un vieux téléphone de campagne.

Très bonne soirée à tous,

Polux.
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Vous souvenez-vous de Louis, de Delphine, du Braconnier, de Gustave, de Toto?
Depuis quelques jours, le fil est resté suspendu.
Mais les mots continuent, en silence.
Peut-être que ce sera bientôt.
Rien n’est fixé.
Sauf une chose : ils existent.

Merci à celles et ceux qui suivent,
et bonne soirée.
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terrasson
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par terrasson »

adiu lo forum :hello: adiu Polux :hello:
merci de nous transcrire ces extraits de Louis Pergaud bien bonne continuation
cordialement adishats :hello:
soldat forcat a pas jamai portat plan lo sac.Es pas l'ome que gana es lo temps vai i mesme pas paur
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonjour Terrasson,

Merci beaucoup pour votre message : il m’a sincèrement touché.

Les mots que je publie lui doivent beaucoup.
Ils portent, je l’espère, un peu de sa voix, de son regard, de cette tendresse rugueuse qu’il savait offrir même au cœur de la boue.

À travers Louis, le Braconnier, Gustave et les autres, j’essaie de faire revivre quelque chose de ces hommes de 14, de leurs silences, de leurs élans, de ce qu’on n’ose plus toujours raconter.

Merci encore pour votre lecture — et peut-être à bientôt, la suite se prépare…

Bien cordialement,
Polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Après les opus de la seconde ligne, marqués par l’attente et les gestes du quotidien, je vous propose un nouveau cycle : celui de la première ligne.

Ici, le décor change peu, mais tout devient plus dense. La peur est plus proche, le silence plus lourd. On avance à pas comptés, avec l’idée qu’un souffle pourrait suffire à faire basculer la nuit.

Alors voilà. Sans autre encouragement qu’une phrase laissée au fond d’un sac mouillé, je choisis de continuer. D’ouvrir la musette, et d’en tirer ce qui vient.

Le premier texte s’intitule Le boyau vers la première ligne. Il nous conduit dans la tranchée P1, face à la côte 233 de Marchéville, en mars 1915.

Merci encore pour votre présence fidèle, et bonne lecture.

Polux.

Le boyau vers la première ligne
Quelque part vers la tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915

Le vent venait de l’est. Un de ces vents maigres, drus et râpeux, qui s’insinuent entre les boutons de vareuse et les sangles du havresac. Il portait avec lui la glaise grasse de la côte 233, les relents d’obus éventrés et l’odeur rance des hommes mal lavés.

La colonne s’étira comme un ver fatigué, s’engloutit dans le boyau avec la lenteur résignée d’une habitude trop ancienne. Le premier pas crissait sur le plancher de rondins détrempé, le second aspirait dans la boue. Puis plus rien. Plus de sons, sinon ce suintement régulier des sacs frottant les parois, et le soupir rauque d’un havresac qu’on réajuste en silence.

Piquemal ouvrait la marche, penché en avant, la baïonnette calée sur l’épaule comme une canne de vieillard. Il râlait pour lui-même, entre les dents, mais sans conviction. Arnoult, juste derrière, marmonnait un bout de prière qu’il n’avait plus dite depuis Verdun. « Sainte Vierge, pour mon fils… »

Gustave trottait entre les jambes, pattes basses, truffe en éveil, poitrail fendu de boue. Il s’arrêtait parfois, le museau pointé vers l’amont, oreilles à l’affût, puis reprenait sa course lente de sentinelle.

Le Silencieux avançait sans un bruit, képi bas, épaules rentrées. Depuis la Harazée, il parlait peu. Trop vu. Trop compris. On ne lui posait plus de questions. Il était là, c’est tout. Une ombre familière.

À sa gauche, Le Braconnier pestait à mi-voix.
— Putain de terre, elle va finir par nous bouffer tout cru…

Derrière, le Sous-Lieutenant Pergaud refermait la marche. Il surveillait les ombres d’un œil vif, donnait d’un geste le rythme et les pauses. Il n’avait pas dit un mot depuis le départ. Sa silhouette, droite et attentive, portait ce calme nerveux des hommes qui ont l’écriture dans le sang et la guerre dans les reins.

Un peu plus loin, le sergent Desprez échangea un regard avec lui. Rien à dire. Tout à faire. Encore trois cent mètres jusqu’à la tranchée de première ligne P1. Le cœur battait contre les côtes, mais les jambes avançaient.

Le boyau se resserrait, profond, gras. L’ombre y était presque vivante, et le silence plus lourd que la boue.

Le boyau n’était plus un passage. C’était un ventre. Un boyau au sens propre. Les parois transpiraient d’un liquide tiède, graisseux, vaguement métallique. Une odeur de cave, de viande vieillie et d’humidité sale. Chaque pas était une absorption. On s’y noyait lentement.

Un sac racla contre un madrier vermoulu. Un juron discret. Puis à nouveau, ce frottement sourd, régulier, qui rythmait leur progression, comme une respiration usée.

Un peu plus loin, une effluve leur parvint, plus âcre encore. Ils étaient proches. Très proches.

— C’est par là, murmura Piquemal, sans se retourner.

Le Silencieux leva légèrement le menton. Lui aussi l’avait sentie. Cette odeur épaisse et poisseuse qui précède les lignes. Elle venait du sol, des sacs déchirés, des chairs oubliées. Elle sentait la poudre froide, le sang ancien, le cuivre terni. Et les hommes.

Le Braconnier renifla, grimpa le col de sa capote.

— Ça pue le Diable, grommela-t-il. C’est qu’on y est presque, bordel…

Arnoult ne répondit pas. Il avait les yeux brillants, l’âme tendue comme un fil. Gustave grogna doucement. Il n’aimait pas cette odeur-là. Elle ne venait pas d’un renard ni d’un terrier. C’était l’odeur des soirs où ça pète, des soirs où ça tombe. Il ralentit.

Pergaud, toujours en queue de colonne, glissa une main dans sa poche. Il y trouva son carnet. Le toucha du bout des doigts. Rassurance d’homme qui sait ce qu’il laissera, au cas où.

Ils n’étaient plus très loin. Un souffle d’obus, étouffé par les lignes, soupira au loin. Puis plus rien. Le silence à nouveau. Dense. Compact.

Un sifflement sec fendit l’air.

Ils s’arrêtèrent net.

Une fusée éclatante surgit au-dessus de la ligne, blanchissant le ciel comme une brûlure. L’espace d’un souffle, tout fut figé dans une lumière blafarde : les képis humides, les sacs alourdis, les fusils embués. Le boyau lui-même parut devenir un décor de cire.

Gustave s’aplatit contre les jambes de Piquemal. Le Braconnier se tassa sur ses hanches, bras plaqués au sol, comme s’il avait peur qu’on lui vole son ombre.

Dans ce silence écrasé, le Silencieux tourna lentement la tête. Son visage, blanc sous le képi, semblait sculpté dans une argile ancienne. À côté de lui, Arnoult ferma les yeux, comme s’il priait pour devenir invisible.

Un craquement se fit entendre plus loin : un madrier qui cède, ou un rat qui glisse sur un sac. Chacun crut y entendre la mort.

Puis la fusée s’éteignit, en un crépitement morne, et l’obscurité retomba d’un seul coup, plus dense encore, plus intime, presque chaude après ce froid éclat.

Nul ne parla.

Une silhouette surgit alors du coude du boyau, tout en chuintements discrets et glissements d’épaule. Il portait une capote grise rapiécée, des bandes molletières boueuses, et une lampe voilée à la main. Le guide.

Un vieux, râblé, mâchoire carrée, les traits tirés comme le cuir d’un tambour. Il renifla brièvement, puis fit un signe de menton.

— C’est là, suivez-moi. Pas d’un bruit, surtout.

Louis hocha la tête. Un murmure, presque un soupir, passa le long de la colonne. Le guide ouvrit la marche, sans un mot de plus, s’enfonçant dans un boyau plus étroit encore, aux parois dégorgeantes.

Piquemal reprit l’allure, baïonnette basse, sac accroché à l’épaule. Gustave lui emboîta le pas, museau levé, oreilles basses.

La colonne s’ébranla de nouveau, serpent sombre avalé par les entrailles de la terre.

Le front n’était plus loin. Il s’annonçait non pas par le bruit — il en faisait peu ce soir-là — mais par cette étrange lumière morte, ces frissons d’ombre, et le goût métallique qui montait dans la bouche.

Le boyau se faisait plus bas, plus resserré. Par endroits, il fallait se pencher, glisser de profil, s’agripper aux planches boueuses pour ne pas tomber.

Le guide avançait vite, sans un mot, habitué à l’enchevêtrement des tranchées comme un vieux renard à son terrier. Il bifurqua deux fois sans prévenir, effaça d’un geste de main une toile mouillée, enjamba une traverse, puis s’arrêta brusquement.

Derrière lui, la colonne haletait. On n’entendait plus le vent. Plus d’éclat de fusée. Rien que les souffles courts et les gouttes d’eau qui tombaient, une à une, du plafond noir.

Le Silencieux renifla. Cette odeur… L’air avait changé.

C’était un mélange fétide, presque sucré. La sueur rance, les excréments trop proches, l’haleine chaude des corps tassés, la poudre mouillée. L’odeur de la première ligne. Inimitable.

— Encore cent mètres, souffla le guide à Louis. Après, c’est à vous.

Louis hocha la tête. Il sentait le tissu de sa capote coller à son dos. Ses godillots aspiraient la boue avec un bruit gras, et sa main, malgré lui, se serrait plus fort sur la crosse du Lebel.

Piquemal grogna, une plainte sourde à peine audible. Arnoult embrassa sa médaille dans l’ombre. Le Braconnier ne disait plus rien — il mâchait, lentement, un brin de tabac froid qu’il avait coincé dans sa joue avant de partir.

Gustave s’était figé.

Devant lui, un rongeur énorme traversait le boyau, ventre à ras le sol, les moustaches frémissantes. Ni peur ni surprise. Simple routine.

Le guide écarta un madrier branlant. Une lumière tremblotante filtra entre deux sacs de sable. Voix sourdes. Chuintement d’un seau qu’on remonte.

— C’est là.

Louis se retourna, passa un regard sur sa section, leurs visages sales, leurs regards accrochés au sien. Il ne dit rien. Puis, d’un signe, il engagea la montée vers la tranchée P1.

Là-haut, la nuit attendait. Et l’ennemi aussi.

Le guide glissa le long du talus, s’effaça dans une fente noire, entre deux madriers trempés jusqu’à l’os. On aurait cru qu’il s’y était dissous. Louis lui emboîta le pas. Une odeur d’urine, de crasse, et de fer chaud lui sauta au visage.

Ils y étaient.

Le boyau débouchait dans une tranchée basse, en zigzag, à peine plus large qu’une brouette. Quelques caillebotis pourrissaient dans une eau stagnante. Le parapet, renforcé de sacs éventrés, suintait l’humidité glacée. Une baïonnette oubliée et plantée dans le sol brillait faiblement.

Une ombre se leva dans une niche.

— Qui va là ?
— France. 2ᵉ compagnie du 166ᵉ d’infanterie, Sous-Lieutenant Pergaud, relève de la tranchée P1.

Le mot de passe passa comme une poignée de main. Le soldat — une silhouette tassée, le visage mangé par la barbe et la suie — fit un signe de tête. Il avait le regard de ceux qui ne dorment plus vraiment.

— Faites vite. Ils ont canardé le coin tout l’après-midi. Il leur en reste peut-être sous la semelle.

Louis s’accroupit et guida sa section d’un geste. Un à un, les hommes émergèrent du boyau, se coulant dans la tranchée comme des bêtes de somme. Les épaules rentrées, les mains couvertes de crasse sur les bretelles, ils avançaient à pas lents, retenant leur souffle, comme s’ils entraient dans une église profanée.

Des silhouettes sortaient de trous de rat, saluaient d’un hochement, chuchotaient un conseil :
— Le créneau 2, faut pas s’y coller, ils le visent souvent.
— Quand c’est calme trop longtemps, c’est pas bon. Le Boche, c’est comme un prêtre : quand il se tait, c’est qu’il prépare une messe.
— Ils balancent une fusée rouge, tu comptes jusqu’à trois. Après, ça tape.
— Les Boches, ils ont leurs heures. Six heures et demie, comme le courrier. Si t’es encore debout à la minute pile, t’as signé ton billet.
— Le coin sec, c’est sous la bâche du fond, mais faut pas y rester longtemps.

Arnoult hochait la tête à tout, comme un gosse studieux. Le Braconnier reniflait les sacs, flairait les abris, jugeait de l’ouvrage. Le Silencieux, lui, avançait sans un mot, la main posée à hauteur de sa cartouchière, les yeux déjà accrochés à l’horizon bouché du parapet.

Gustave grogna doucement, flairant un pan de toile qui pendait, imbibé de sang séché. Il recula, les oreilles basses.

Louis s’arrêta enfin au pied d’un réduit branlant.

— C’est ici.

Une toile battait faiblement, nouée à un madrier. Une demi-lune découpée dans la tôle laissait filtrer un souffle d’air humide.

Il se retourna, regarda sa troupe s’installer, poser les sacs, défaire les sangles. L’un chercha déjà à allumer une pipe — un geste trop humain, trop hâtif.

— Pas encore, murmura Louis. Pas de feu, pas d’éclat.

Ils s’accroupirent en silence. Quelques minutes plus tôt, ils marchaient encore. À présent, posés, offerts.

Le monde s’était rétréci à une tranchée de glaise, un couloir de froid, un trait noir sur la carte. Là-bas, à vingt mètres, invisibles, les boches. Et entre eux, rien. Rien que le vide, et la peur, en embuscade.

Extrait du carnet de Louis – mars 1915
Tranchée P1 de première ligne - Une heure avant le jour

On y est. Enfin, si l’on peut dire.
La boue a changé de goût ici. Plus âcre. Mêlée d’hommes, de cuivre, de peur.
Rien ne bouge — ou si peu. Un souffle, un craquement, et tout devient attente.
C’est fou comme le silence ici n’a rien à voir avec celui de la cagna. Là-bas, c’est le sommeil. Ici, c’est la veille.

Gustave n’a pas voulu entrer dans l’abri. Il est resté devant, museau au vent. Lui aussi sent que cette terre n’est pas la même. Elle avale sans bruit.

Le Silencieux a déjà pris place près du créneau. Il scrute au-delà du créneau, comme s’il y cherchait autre chose que des Boches. Peut-être le souvenir d’un ailleurs. Je ne sais plus.

Je ne sens plus mes doigts. Et pourtant je tiens ce crayon. C’est peut-être pour ça que j’écris — pour me rappeler que je suis encore là. Que je ne suis pas une ombre de plus, tapie dans un trou, à attendre que la nuit bascule du mauvais côté.

On m’a dit : Tu verras, la première ligne, ça change un homme.
Non. Ce n’est pas elle qui change l’homme. C’est ce qu’on laisse en y arrivant. Ce qu’on abandonne dans le boyau derrière nous. Et qu’on ne retrouvera plus.

J’écris. C’est que je suis encore là. Pour combien de temps ?
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir l’opus 2 du nouveau cycle intitulé “En première ligne”.

Ce texte, intitulé “La relève et l’installation”, poursuit l’évocation romancée du quotidien des poilus, à hauteur d’homme, entre fatigue, boue, silence, et gestes simples.

La section vient de relever ses camarades dans la tranchée P1. Chacun s’installe. Les pieds trempent, les regards s’habituent. Le silence s’installe aussi — il aura sa place parmi les hommes.

Merci pour vos lectures.

Polux.

Bonne soirée à vous,

La relève et l’installation
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915

La cagna d’officier n’était guère plus large qu’un terrier bien creusé. Deux madriers de peuplier soutenaient un toit de tôles bosselées. On y respirait une humidité lourde, faite de laine mouillée et de suie froide. L’odeur d’un tabac blond finissait de s’éteindre au bord d’une boîte de conserve où l’on devinait un mégot, encore tiède.

Le Sous-Lieutenant Lucien Fabre était là, accroupi au-dessus d’un madrier lisse comme une pierre d’évier. Sa voix basse, presque traînante, contrastait avec la rigueur de ses gestes. Il avait déplié une carte, la maintenant du plat de la main contre les soubresauts du vent.

— Voilà, Louis. Vous avez là 150 mètres de secteur. Tranchée P1. D’ici jusqu’au repli des lierres, au pied du chêne fendu. Deux postes de gué : un sur le tertre, un près du tas de gabions. Trois créneaux sensibles — dont un, là, qui grésille dès qu’un lièvre se frotte aux barbelés.

Il pointait avec une pointe de crayon taillée court, chaque mot accompagné d’un coup d’œil. Pas de littérature, pas de mise en scène. Juste la géographie de la survie.

— Une mitrailleuse de chez nous ici, sur la crête, camouflée avec des sacs de jute. Et là, dans l’axe du boyau nord, celle des Boches. Elle ne chante plus depuis deux jours, mais ils y tiennent. Faut pas s’y attarder.

Pergaud écoutait sans interrompre. Le froid lui grignotait encore la nuque — cette moiteur glacée qu’on attrape à rester debout trop longtemps dans une cagna où l’air circule mal. Il hocha la tête une fois, lentement.

— Ça marche.
— Je vous fais passer la feuille de relève, y’a le pointage de tous les postes. C’est pas grand-chose, mais c’est le fil du métier.

Au-dehors, Piquemal était revenu avec la gamelle chaude, qu’il posa en silence à l’entrée. Fabre ne leva pas les yeux.

Louis esquissa un sourire bref. Dans un coin de la cagna, on entendit Gustave remuer doucement, comme s’il avait compris que la relève approchait.

Lucien Fabre resta accroupi, la voix toujours posée, comme s’il déroulait une litanie apprise sur le pouce d’un carnet humide.

— La cagna d’officier, c’est celle-ci. Toit solide, deux bidons pour l’eau, la ligne du téléphone y aboutit. Elle grésille parfois, faut tapoter doucement le boîtier, ça repart. Les hommes de liaison sont postés à dix mètres en retrait, juste avant l’embranchement du boyau du Bois Brûlé. Ils connaissent leur affaire.

Du bout de la main, il désigna une ligne tracée au crayon bleu :

— Ici, l’abri pour les gradés. Là, les réduits pour la troupe, six en tout, deux en contrebas, trois creusés dans l’argile, un plus récent calé avec des bastaings de récupération. Pas très secs, mais ça tient. Les niches de repli sont dans le renfoncement, vers le fond du coude. En cas de marmitage, vous verrez, ça descend vite là-dedans. Faudra pas traîner.

Il marqua un temps, regardant la carte d’un air absent. Puis son doigt revint à la surface.

— La tranchée est reliée à l’arrière par deux boyaux. Celui du Nord, trop exposé. Préférez celui du bois, plus sinueux, mais on s’y fait moins canarder. C’est celui que vous avez emprunté pour venir. La corvée d’eau passe par là. La soupe, la tambouille, le pinard, ça dépend.

Il releva enfin les yeux vers Pergaud, comme pour jauger l’attention, ou peut-être pour poser les mots suivants avec le poids qu’ils méritaient.

— En face, ce sont des Bavarois. Moitié d’active. Pas des nerveux. Ils travaillent proprement, prennent leur tour comme nous. Tirent peu. Quand ça tape, c’est pour prévenir.

Un silence. Le genre qu’on n’interrompt pas. Puis Fabre eut un sourire sans joie, en redressant un pan de sa capote :

— Il y a deux jours qu’on n’a pas eu de pinard à la distribution.

Louis esquissa un hochement de tête. À l’entrée, Gustave remua dans la paille humide. Fabre posa une main sur son épaule, brève et fraternelle.

Fabre replia la carte, la tendit à Louis, sans un mot.

— Bon courage, camarade. Faites ce que vous pouvez avec ce qu’il reste.

Louis hoche la tête, sans hausser la voix :
— Ça ira, merci.

Leurs regards se croisent un instant. Fabre tend la main. Une poignée franche, sans apprêt, dans la tiédeur moite de l’abri. Il sourit brièvement, presque malgré lui :
— Bon courage.

Il pivote, remonte le couloir étroit, pousse le rideau de toile. En sortant, il jette un regard en arrière, vers les silhouettes qui attendent en silence.
— Les gars… Tenez bon. À bientôt.

Puis il s’éloigne, sans bruit, vers le boyau, vers l’arrière.

Taillard s’approche de Lambin. Les deux ordonnances s’échangent un regard bref, ni méfiant ni familier — un de ceux qui disent : toi aussi, tu sais.

Taillard ajuste la sangle de son sac, jette un œil vers la cagna, puis murmure :
— Il aime pas les grands mots, mon chef. Juste qu’on veille à ce qu’il ait sec, chaud et de quoi écrire. Le reste, il s’en arrange.

Lambin incline légèrement la tête.
— Le mien aussi. Surtout pour le carnet. Il dit que tant qu’il note, il est vivant.

Taillard esquisse un mince sourire, presque malgré lui. Il tend une petite boîte de graisse :
— Pour ses brodequins. Si vous avez besoin, prenez.

Lambin la prend délicatement.
— Merci. Bonne route.

— Bon courage.

Les deux hommes se serrent la main, d’un geste bref mais franc. Puis Taillard se fond dans le boyau, rejoignant Fabre et les siens. Lambin regarde un instant la silhouette s’éloigner, avant de se retourner vers la cagna où Louis l’attend, dans cette nuit qui désormais est la leur.

Alors, ça bouge. Les anciens s’ébrouent comme des chevaux fourbus. On se redresse, on ramasse ce qui traîne : un képi, un fusil, un sac déjà boueux. Un mot bas glissé à l’oreille, une tape sur une épaule, deux doigts levés sans façon. Des gestes pleins de fatigue, mais justes.

Un homme dit :
— Les Bavarois vont s’ennuyer, tiens.

Un autre répond, en nouant son ceinturon :
— Tant pis pour eux.

Le bruit des sacs racle les parois. On serre les courroies, on replace un col, on range un reste de pain dans une musette. Puis, sans se presser, comme si l’habitude rendait les adieux inutiles, ils s’éloignent. Un à un, absorbés par le boyau du retour, happés sans fracas.

Rousselot les suit du regard. Il souffle par le nez :
— Bon vent, les gars.

Piquemal opine lentement, le dos contre le mur d’argile. Gustave lève la tête, puis la repose entre ses pattes. Le nouveau tour commence.

Louis tire à lui son manteau, sort dans la tranchée. La nuit est tombée sans bruit, épaisse comme un linge mouillé.

— Desprez !

Le sergent surgit d’un renfoncement, sa silhouette massive toute d’un bloc. Dans sa main, le carnet noir à couverture toile. Louis parle bas, net, sans s’interrompre :

— On tient 150 mètres. Trois créneaux à surveiller, deux postes de gué. La cagna pour les hommes est là, le coin d’abri de secours ici. Toi, tu répartis les groupes. Moi, je place les deux premières sentinelles.

Il égrène les noms comme des dés sur une table :
— Toi Rousselot en face du pin de la brèche, Piquemal au tournant du boyau nord. Guetteurs à deux heures, relève à six.

Desprez note à la volée, hausse les sourcils, acquiesce.

— Arnoult avec moi pour l’installation du parapet. Vayssière, tu files à l’angle de la sape, poste de liaison. Et que Le Silencieux prenne position derrière le créneau du Saule : il connaît.

«Les hommes se lèvent l’un après l’autre, tirent leurs affaires, ajustent leurs bandes molletières. Pas un mot. Juste le bruit mat des godillots sur la terre tassée, le frottement du cuir, la respiration contenue. 

Louis passe entre eux, vérifie un Lebel puis les cartouchières, tapote une épaule.
— Chacun sait ce qu’il a à faire. Pas de panique, pas d’éclat. On est chez nous, maintenant.

Le roulement s’installe. Les visages disparaissent dans la boue et l’ombre, chacun gagnant son trou d’homme.

Gustave, tapi contre le mur, suit des yeux les allées et venues. Il ne bouge pas.

Desprez lève les yeux de son carnet, lance d’une voix neutre :

— Deux pour l’eau. Loudoc et Griveton, c’est vous. Le puits est au croisement du boyau Boudet, cinq minutes de marche, à découvert par endroits. Prenez les musettes et les seaux.

Ils hochent la tête, attrapent la courroie rêche des seaux.

— Pour la soupe : Képlart et Lousse. C’est la roulante de la 10e qui passe ce soir au boyau de la Vigne. Vous l’attendez là-bas. Tâchez de ramener çà chaud.

Un raclement de gorge, une blague étouffée, puis le silence.

— Bois : Mistone. Descends vers le coin des sapinettes mortes. Gratte ce que tu peux.

Louis ajoute, sans hausser le ton :

— N’oubliez pas les abatis du flanc gauche. On voit trop bien. Deux heures avant l’aube, si c’est encore à nu, on se fera écorcher.

Desprez désigne un jeune au regard creux :

— Pour les feuillées, ce sera Lemercier. Tu tires le tas et tu racles. Paxon, toi, tu fais le tour des abris : madriers qui fuient, sacs qui glissent, tout doit tenir jusqu’au matin.

Le vent siffle entre les planches. Une pelle tape contre un caisson. Chacun s’éloigne vers sa peine, lesté de sa charge.

Ici, aucune tâche n’est petite. Chaque nom prononcé est une histoire mise en route. Chaque pas, un pari contre la nuit.

Louis s’est redressé. Il est au centre du groupe. La lueur de la lune dessine son profil sur le mur de glaise. Sa voix, posée, traverse la brume des haleines.

— Pas de feu, pas de chant, pas d’appel après la soupe. Pas de baroufle. Après la tombée de la nuit, plus un mot à voix haute. Guetteurs et sentinelles : regard attentif, pas d’appui contre le pare-éclats, pas de tête hors du créneau. Vous observez. C’est tout.

Il marque une pause. Le cliquetis d’une Rosalie contre un bidon se fait entendre doucement. Un grognement de Gustave vient du fond d’un abri.

— Gardez l’œil. Bien ouvert. Ne fermez pas la devanture ! Votre vie en dépend. Et celle du voisin aussi.

Il regarde Desprez, puis les hommes. Il les connaît presque tous. Certains n’ont plus rien à apprendre. D’autres n’ont pas encore compris ce qu’il faut taire.

Un jeune hoche la tête trop vite. Il s’appelle Cuq, vient du Tarn. Sa musette est trop pleine, ses mains trop propres. Rousselot, accroupi près de lui, lui glisse en coin :

— Tu verras, c’est le vent qui fait peur, pas les balles.

Un petit rire secoue les épaules, vite étouffé. La nuit descend. Les silhouettes s’éclipsent comme des ombres bien dressées. Le quart va commencer.

Les minutes s’allongent comme des fils humides. Chacun regagne son trou, son recoin, son carré de boue. Les abris se remplissent d’un soupir. On pose les sacs, on déboutonne la capote, on cale un Lebel contre un madrier. Le bois grince, la toile goutte. Un clou dépasse au plafond, des noms sont gravés sur une planche noire de suie.

Gustave s’est roulé dans un coin, près de la cagna de Louis. Son museau palpite, oreilles droites. Un grognement, puis le silence. Comme une sentinelle qui n’aurait pas de relève.

Lacaz dénoue ses bandes molletières. Il retire lentement sa brodequin gauche, secoue de l’eau. Une touffe d’herbe s’échappe. Il grogne, marmonne un juron tendre à l’adresse de ses pieds.

Pacaud lit une lettre en silence, plie le papier, le glisse dans son képi qu’il pose en appui contre le mur. À côté, Peguin est déjà allongé, le fusil contre la cuisse, la main sur la bretelle. Il dort les yeux à demi ouverts, comme les vieux chiens de garde.

Piquemal, revenu du créneau, s’est pelotonné près d’un abri de fortune, entre deux sacs de sable éventrés. Il mâchonne un reste de pain sec, doux comme du bois, sans y penser.

Le silence est devenu un personnage : il avance, s’installe, s’impose. Le canon au loin, grondement sourd, lent comme une menace qu’on oublie.

Louis griffonne dans son carnet, une lampe couverte posée à ses pieds. Deux phrases, pas plus. Puis il souffle, ferme le cahier, le range près de son cœur.

La nuit est tombée. Elle ne dira rien.

Carnet de Louis – Mars 1915 – Tranchée P1

Premiers pas dans la ligne. Fabre m’a montré le secteur avec méthode, presque avec fatigue. Les mots s’alignaient nets, comme une liste qu’on récite pour s’en délester. Deux postes de gué, trois créneaux sensibles, une mitrailleuse amie, l’autre ennemie. L’essentiel y était. Rien de trop, rien de flou.

Il a parlé des Bavarois avec cette distance tranquille des hommes qui les observent chaque jour, sans les haïr. « Pas des nerveux », a-t-il dit. Comme s’il parlait de voisins un peu lointains, qu’on ne voit qu’en ombres portées.

Mais ce que je retiens, ce soir, ce n’est pas la carte, ni les abris, ni même les hommes fatigués qui ont repris la route à contre-nuit, lourds de boue et de veille. C’est cette phrase, dite presque pour rire :
« Deux jours sans pinard. »

C’est elle qui me reste. Un détail, un rien, un os, un manque. Mais elle dit tout. Le vide, la tension, le corps en manque. Cette chose humaine, si humaine, au milieu du reste.

La relève s’est faite sans accroc. Desprez a les hommes en main. J’ai placé les sentinelles moi-même. Le boyau respire par à-coups. La peur, elle, est immobile.

Il n’y a plus que le silence. Et Gustave, roulé en boule contre la paroi, qui dort d’un œil et garde de l’autre.

Dès cette nuit, les premiers regards sont tournés vers le no man’s land. Là où commence l’attente qui coûte.
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