Bonsoir à toutes et à tous,
Voici l’opus 9 – « Le mot viendra », nouvel épisode du cycle en seconde ligne.
Dans la tranchée de seconde ligne, les hommes s’affairent en silence. Ils préparent leurs sacs, ajustent leurs bandes molletières, affûtent un couteau, relisent une lettre… Pas d’ordre, pas d’alerte, mais cette tension sourde, ce souffle qui précède l’inconnu. Même Gustave, le chien, grogne sans raison.
Le mot n’est pas encore venu. Mais chacun, au fond, l’a déjà entendu.
Merci pour votre lecture.
Bonne soirée à toutes et à tous !
Le mot viendra
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915
Ils étaient là, les sacs, rangés les uns contre les autres, comme des chiens calmes aux flancs haletants. Leurs flancs ventrus humaient l’air moisi de l’abri, alignés sous la paroi de torchis qui suintait encore de la dernière ondée.
Chacun avait fait le sien sans rien dire. On avait plié la couverture avec soin, resserré les sangles, roulé la chemise de rechange autour d’un savon râpé, glissé une photo ici, une lettre là. Des petits gestes, précis, presque tendres.
Il n’y avait pas eu d’ordre, pas de clairon, pas d’alerte. Juste ce quelque chose dans l’air, cette manière qu’ont les hommes d’anticiper le drame avec une pudeur muette. Le sac fait, c’est déjà un pas vers l’ailleurs.
Un grésillement sec a craché dans l’écouteur du vieux téléphone de campagne, un modèle 1910 bringuebalant, posé sur une caisse à munitions. Puis une voix : étouffée, lointaine, qui aurait pu être une toux, un prénom, ou une bribe de phrase tombée du ciel.
Le sergent Desprez, accroupi près de la boîte en fer, a écouté un instant, les sourcils pliés comme du linge sale. Il a répondu par deux mots, un grognement, puis il s’est redressé.
— Rien pour nous, a-t-il lancé.
Et chacun a repris ce qu’il faisait. Mais les mains ne savaient plus vraiment quoi faire, et les regards se sont mis à flotter, en quête d’un détail à retenir, à fuir, à dire.
Léonard remontait ses bandes molletières avec la lenteur d’un homme qui s’habille pour l’échafaud. Il tirait sur les plis, nouait, défaisait, recommençait. Il savait bien qu’elles tiendraient, mais ce n’était pas le but.
Il a levé les yeux vers l’entrée de la cagna. La lumière filtrée y dessinait un rideau de poussière suspendue. Il est resté là, immobile, le regard perdu entre les planches disjointes et le jour gris.
— C’est pour demain, ou cette nuit, a-t-il soufflé.
Personne n’a répondu. Personne n’en avait besoin.
Piquemal était accroupi près d’une caisse de bois noircie. Il faisait courir une pierre usée sur la lame d’un vieux couteau. Pas un couteau de guerre, non, juste celui qu’il gardait toujours au ceinturon. Un outil, un bout de maison.
Le bruit était doux, presque apaisant. Une chanson sans paroles.
— On ne sait jamais, a-t-il dit, sans lever les yeux.
Et la pierre a repris son va-et-vient, patient, obstiné, comme un cœur qui bat trop lentement.
Il s’était installé sur un bidon renversé, à l’écart, là où l’eau suintait entre les sacs de sable. Le Silencieux parlait. Ou plutôt, il remuait les lèvres.
On n’entendait pas, mais on voyait ses doigts dessiner des signes sur le sol, dans une flaque sèche de poussière. Un prénom ? Une adresse ? Une chanson d’enfance ?
Personne ne savait. On ne lui demandait jamais. Il parlait à d’autres, que nous ne connaissions pas.
Louis avait tiré de sa poche une lettre déjà lue dix fois. L’encre avait bavé à force de plis, de doigts, d’attente. Il a raturé une ligne, ajouté un mot, rayé une date.
Il l’a relue encore, en silence, le regard absent. Il pensa à Delphine, un instant.
Juste une image — son visage au matin, un brin de cheveux sur la tempe, et ce petit froncement des sourcils quand elle feignait de ne pas comprendre.
Puis, comme porté par un souffle plus grave, il songea à De Lavergne — ce garçon au sabre trop droit, dont l’ombre planait encore certains soirs, entre les planches mal jointes de la cagna.
Louis a replié la lettre avec soin et l’a laissée là, sur une caisse vide. Non fermée. Comme si une suite pouvait encore venir. Comme si quelqu’un, plus tard, y lirait la fin.
Un petit vent s’est engouffré. Il a soulevé le coin de l’enveloppe, juste un peu, comme pour dire : pas encore.
Gustave, son pelage bringé tressaillant sous la lumière tremblante, s’est levé d’un coup. Une oreille droite, l’autre en bataille. Il a grogné d’abord, puis lancé un seul aboiement, court, profond.
Tous se sont figés.
Le vieux chien avait l’instinct sûr.
— Il y a quelqu’un ?
Mais ce n’était rien. Une ombre. Un rat. Une pensée. Gustave s’est rassit, queue basse. Et le silence a repris possession des lieux.
Un agent de liaison est passé. Il avait les yeux cernés, les godillots crottés, les jambières éclaboussées jusqu’en haut, et un képi de travers qui avait vu d’autres alertes.
Il a jeté un œil dans l’abri, vu les sacs, vu les hommes. Il a laissé passer un souffle.
— Le mot n’est pas encore venu, a-t-il dit.
Et il s’en est allé, sans ajouter un mot.
Louis a soufflé doucement par le nez. Léonard a recommencé à resserrer ses bandes, Piquemal a repris sa pierre.
Et dans l’air figé, l’attente a reposé ses lourdes mains sur nos épaules.
Encart de carnet de Louis - Mars 1915
« Il ne viendra peut-être pas ce soir, ce fichu mot.
Ou bien il tombera d’un coup, comme le reste.
Mais si jamais je ne peux plus écrire, je veux que ce soit su : je n’ai pas eu peur — ou plutôt, je l’ai eue avec les autres. En marchant avec eux. En attendant avec eux.
Rien ne pèse plus que ce temps figé, où l’on devine qu’un mot approche. »
Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous propose ce soir le dixième et dernier opus du cycle « La seconde ligne » :
« Le mot est venu ».
Mars 1915, à Marchéville.
Le téléphone de campagne a parlé. Les hommes se lèvent, un à un.
Voici venu le temps de quitter l’arrière pour « là-haut ».
Ce n’est pas encore l’assaut, mais c’en est le seuil.
J’ai voulu rendre hommage à ces veilleurs de boue, à leur courage sans discours, à ces gestes qui se passent de mots.
Ils marchent ensemble, avec leurs silences, leurs rituels, leur chien fidèle.
Merci à celles et ceux qui m’ont suivi tout au long de ce cycle.
Merci de votre lecture, et bonne soirée à vous.
Préambule
Voici le dixième et dernier opus du cycle « La seconde ligne. »
Dix tableaux de veille, de corvées, de silences partagés à l’arrière-front.
Ce soir, le mot est venu.
La section s’apprête à quitter la boue familière pour un autre monde : celui des lignes de feu.
À ceux qui sont restés fidèles au fil de ces pages, merci.
Peut-être qu’un prochain cycle nous emmènera plus loin, là où se mêlent l’absurde, la peur, le courage, et parfois un éclat d’humanité ?
Le mot est venu
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915
Le téléphone de campagne a crachoté dans le silence de fin d’après-midi. Un son bref, nerveux, sec comme un coup de règle sur le bois.
Le sergent Desprez s’est penché, a calé le combiné contre son oreille, fronçant les sourcils. Il a hoché la tête, deux fois. Puis il s’est levé, lentement.
— C’est pour ce soir, a-t-il dit. Deux cents cartouches par homme.
Aucun sursaut. Aucun murmure. Mais l’air a changé de poids.
Il n’a pas bougé tout de suite. Il avait la lettre encore dans la poche, celle qu’il n’écrirait plus.
Il pensa à Delphine, un instant. Juste une image — son visage au matin, un brin de cheveux sur la tempe, et ce petit froncement des sourcils quand elle feignait de ne pas comprendre.
Puis il a fermé les yeux, l’a repliée une dernière fois. La lettre resterait dans la poche de poitrine. Contre le cœur. Là où les balles aiment frapper.
Léonard a resserré ses bandes avec calme, sans tremble. Pas comme les autres jours. Là, il savait. Et ça rendait les gestes plus sûrs, presque solennels.
Il a murmuré :
— Alors voilà. On y est.
Il ne le disait à personne. Ou peut-être à un frère, un cousin, tombé ailleurs.
Il a fini d’aiguiser. Mais cette fois, il n’a pas rangé la lame. Il l’a glissée dans sa manche, manche gauche. À portée de main.
— On ne sait jamais, a-t-il répété.
C’était sa phrase. Mais ce soir, elle pesait autrement.
Le braconnier, avec son flair de terre et de tranchées, avait senti que la chasse serait toute autre.
Il était accroupi dans son coin, là où suinte l’eau croupie.
Ses doigts ont tracé des lettres, l’une après l’autre. Une phrase, ou un prénom, ou rien. Peut-être juste une prière.
On ne lui a pas demandé. Mais Louis a vu : le mot « maman » était resté là, un instant, avant que le vent ne le disperse.
Gustave n’a pas aboyé. Pas grogné. Rien.
Juste cette façon de se lever, de tourner sur lui-même, de poser sa truffe sur la manche de Léonard, puis de fixer Desprez, droit dans les yeux.
— Il sait, a soufflé Piquemal.
Et tous l’ont regardé, le chien bringé. Mascotte, frère, veilleur.
Gustave s’est recouché ensuite, doucement, sans bruit. Mais sans dormir.
Un autre agent de liaison est arrivé, boueux, les godillots mangés de glaise, les jambières éclaboussées jusqu’au haut. Il avait ce regard de ceux qui savent et qui ne veulent plus en dire.
— Préparez-vous. Dans une heure, on monte.
Puis il a tendu les ordres à Louis. Une carte froissée. Un nom de tranchée. Une heure. L’endroit où le guide les attendra.
Et il est reparti. Plus vite qu’il n’était venu.
Les hommes se sont levés un à un. Chacun a vérifié son paquetage, ses armes, son courage.
Louis a regardé la cagna, les sacs contre le mur, le seau bosselé, la gamelle tordue. Des petits riens devenus repères.
Puis Louis a regardé Gustave.
Le chien n’a pas bronché. Il fixait la sortie, l’échine tendue, prêt sans qu’on le lui dise.
— Tu viens, hein, mon gars ? T’es des nôtres.
Gustave a remué la queue, une seule fois, en silence.
Il n’avait jamais vraiment été un chien de cantonnement.
C’était un poilu, lui aussi.
Léonard a serré la main de Piquemal, sans un mot. Le Silencieux a mis son doigt sur ses lèvres, comme pour sceller le silence.
Louis s’est levé lentement.
Il les a regardés, un à un. Léonard, penché sur ses bandes molletières qu’il resserrait comme un rituel d’avant combat ; Piquemal, accroupi près de sa caisse, les doigts sales mais précis sur sa vieille lame qu’il venait de ranger ; Rousselot, le braconnier, qui vérifiait d’un œil inquiet la couture d’un vieux sac ; le Silencieux, assis un peu à l’écart, qui écrivait encore quelque chose du bout des doigts dans la poussière sèche du sol ; Vayssière, toujours raide, son havresac déjà calé haut sur l’épaule ; Desprez, le sergent, qui tenait sa carabine contre la cuisse comme un pilier tient l’angle du mur.
Et Gustave, bien sûr. Assis parmi eux, droit, presque solennel, son pelage bringé vibrant d’un tressaillement muet. Il veillait — ou attendait. C’était pareil.
Louis connaissait chacun de ces visages. Il connaissait leurs silences, leurs angoisses, leurs manies. Il portait leur charge avec eux, sans bruit, mais sans faille.
Alors il a parlé. Pas fort. Juste assez pour que tous l’entendent sans que les mots s’échappent.
— C’est pour quatre jours. Peut-être cinq. Prenez ce qu’il faut. Vos pansements, vos vivres, les deux ou trois objets qui comptent. Là-haut, on compte tout : les heures, les gestes, et chaque cartouche.
Il s’est tourné vers Desprez, un signe bref :
— Deux cents cartouches par homme. Pas une de moins.
Desprez a acquiescé d’un froncement de sourcils.
Louis a poursuivi, calmement :
— On ne monte pas pour mourir. On monte pour tenir. Pour les autres, pour ceux qui viendront après. Pas besoin d’être des héros. Juste de rester debout. Et ensemble.
Il a regardé Gustave, qui n’avait pas bougé.
— Toi aussi, mon vieux. T’es des nôtres. On part tous.
Un silence, cette fois plus dense. Il les a regardés, un à un encore, comme s’il voulait graver chaque visage.
— Si je tombe… vous savez. On continue. Celui d’après prend la suite. On n’a pas besoin de papier. Juste de marcher ensemble, un pas après l’autre.
Piquemal a fait tourner lentement la pierre dans sa paume, comme une offrande. Léonard a tiré une dernière fois sur la sangle de sa guêtre. Rousselot a glissé un petit objet dans sa poche, sans le montrer. Le Silencieux a fermé les yeux. Vayssière a hoché la tête, droit comme à la parade. Gustave s’est levé.
Louis a soufflé par le nez, doucement, comme on évacue un nœud.
— Allons-y.
Et ils sont partis.
Pas en colonne. Pas au pas. Juste en file. Comme des ombres, fuyant l’attente.
Vers là-haut.
Encart du carnet de Louis — mars 1915
« Le mot est venu. Et nous aussi, nous irons.
Mais ce n’est pas la peur qui m’étrangle ce soir. C’est ce qu’on laisse derrière. Cette misère familière, cette routine de boue, cette camaraderie sans phrases.
J’écris ici ce que je ne dirai pas : que j’ai aimé mes frères d’armes. Que je suis allé avec eux, non par devoir, mais parce qu’il le fallait.
Et j’ai pensé à toi, Delphine — une seconde, au milieu du vacarme contenu. Juste une image : ton visage au matin, ce brin de cheveux sur la tempe, et ton froncement de sourcils quand tu feignais de ne pas comprendre.
Même Gustave nous a suivis jusqu’à l’entrée du boyau. Il a jappé une fois, doucement, comme pour dire qu’il savait. Alors je l’ai regardé, et j’ai compris qu’il venait avec nous. Lui aussi.
Demain, peut-être, je serai un nom sur une liste. Mais cette nuit, je suis vivant. Et je marche. »
Je vous propose ce soir le dixième et dernier opus du cycle « La seconde ligne » :
« Le mot est venu ».
Mars 1915, à Marchéville.
Le téléphone de campagne a parlé. Les hommes se lèvent, un à un.
Voici venu le temps de quitter l’arrière pour « là-haut ».
Ce n’est pas encore l’assaut, mais c’en est le seuil.
J’ai voulu rendre hommage à ces veilleurs de boue, à leur courage sans discours, à ces gestes qui se passent de mots.
Ils marchent ensemble, avec leurs silences, leurs rituels, leur chien fidèle.
Merci à celles et ceux qui m’ont suivi tout au long de ce cycle.
Merci de votre lecture, et bonne soirée à vous.
Préambule
Voici le dixième et dernier opus du cycle « La seconde ligne. »
Dix tableaux de veille, de corvées, de silences partagés à l’arrière-front.
Ce soir, le mot est venu.
La section s’apprête à quitter la boue familière pour un autre monde : celui des lignes de feu.
À ceux qui sont restés fidèles au fil de ces pages, merci.
Peut-être qu’un prochain cycle nous emmènera plus loin, là où se mêlent l’absurde, la peur, le courage, et parfois un éclat d’humanité ?
Le mot est venu
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915
Le téléphone de campagne a crachoté dans le silence de fin d’après-midi. Un son bref, nerveux, sec comme un coup de règle sur le bois.
Le sergent Desprez s’est penché, a calé le combiné contre son oreille, fronçant les sourcils. Il a hoché la tête, deux fois. Puis il s’est levé, lentement.
— C’est pour ce soir, a-t-il dit. Deux cents cartouches par homme.
Aucun sursaut. Aucun murmure. Mais l’air a changé de poids.
Il n’a pas bougé tout de suite. Il avait la lettre encore dans la poche, celle qu’il n’écrirait plus.
Il pensa à Delphine, un instant. Juste une image — son visage au matin, un brin de cheveux sur la tempe, et ce petit froncement des sourcils quand elle feignait de ne pas comprendre.
Puis il a fermé les yeux, l’a repliée une dernière fois. La lettre resterait dans la poche de poitrine. Contre le cœur. Là où les balles aiment frapper.
Léonard a resserré ses bandes avec calme, sans tremble. Pas comme les autres jours. Là, il savait. Et ça rendait les gestes plus sûrs, presque solennels.
Il a murmuré :
— Alors voilà. On y est.
Il ne le disait à personne. Ou peut-être à un frère, un cousin, tombé ailleurs.
Il a fini d’aiguiser. Mais cette fois, il n’a pas rangé la lame. Il l’a glissée dans sa manche, manche gauche. À portée de main.
— On ne sait jamais, a-t-il répété.
C’était sa phrase. Mais ce soir, elle pesait autrement.
Le braconnier, avec son flair de terre et de tranchées, avait senti que la chasse serait toute autre.
Il était accroupi dans son coin, là où suinte l’eau croupie.
Ses doigts ont tracé des lettres, l’une après l’autre. Une phrase, ou un prénom, ou rien. Peut-être juste une prière.
On ne lui a pas demandé. Mais Louis a vu : le mot « maman » était resté là, un instant, avant que le vent ne le disperse.
Gustave n’a pas aboyé. Pas grogné. Rien.
Juste cette façon de se lever, de tourner sur lui-même, de poser sa truffe sur la manche de Léonard, puis de fixer Desprez, droit dans les yeux.
— Il sait, a soufflé Piquemal.
Et tous l’ont regardé, le chien bringé. Mascotte, frère, veilleur.
Gustave s’est recouché ensuite, doucement, sans bruit. Mais sans dormir.
Un autre agent de liaison est arrivé, boueux, les godillots mangés de glaise, les jambières éclaboussées jusqu’au haut. Il avait ce regard de ceux qui savent et qui ne veulent plus en dire.
— Préparez-vous. Dans une heure, on monte.
Puis il a tendu les ordres à Louis. Une carte froissée. Un nom de tranchée. Une heure. L’endroit où le guide les attendra.
Et il est reparti. Plus vite qu’il n’était venu.
Les hommes se sont levés un à un. Chacun a vérifié son paquetage, ses armes, son courage.
Louis a regardé la cagna, les sacs contre le mur, le seau bosselé, la gamelle tordue. Des petits riens devenus repères.
Puis Louis a regardé Gustave.
Le chien n’a pas bronché. Il fixait la sortie, l’échine tendue, prêt sans qu’on le lui dise.
— Tu viens, hein, mon gars ? T’es des nôtres.
Gustave a remué la queue, une seule fois, en silence.
Il n’avait jamais vraiment été un chien de cantonnement.
C’était un poilu, lui aussi.
Léonard a serré la main de Piquemal, sans un mot. Le Silencieux a mis son doigt sur ses lèvres, comme pour sceller le silence.
Louis s’est levé lentement.
Il les a regardés, un à un. Léonard, penché sur ses bandes molletières qu’il resserrait comme un rituel d’avant combat ; Piquemal, accroupi près de sa caisse, les doigts sales mais précis sur sa vieille lame qu’il venait de ranger ; Rousselot, le braconnier, qui vérifiait d’un œil inquiet la couture d’un vieux sac ; le Silencieux, assis un peu à l’écart, qui écrivait encore quelque chose du bout des doigts dans la poussière sèche du sol ; Vayssière, toujours raide, son havresac déjà calé haut sur l’épaule ; Desprez, le sergent, qui tenait sa carabine contre la cuisse comme un pilier tient l’angle du mur.
Et Gustave, bien sûr. Assis parmi eux, droit, presque solennel, son pelage bringé vibrant d’un tressaillement muet. Il veillait — ou attendait. C’était pareil.
Louis connaissait chacun de ces visages. Il connaissait leurs silences, leurs angoisses, leurs manies. Il portait leur charge avec eux, sans bruit, mais sans faille.
Alors il a parlé. Pas fort. Juste assez pour que tous l’entendent sans que les mots s’échappent.
— C’est pour quatre jours. Peut-être cinq. Prenez ce qu’il faut. Vos pansements, vos vivres, les deux ou trois objets qui comptent. Là-haut, on compte tout : les heures, les gestes, et chaque cartouche.
Il s’est tourné vers Desprez, un signe bref :
— Deux cents cartouches par homme. Pas une de moins.
Desprez a acquiescé d’un froncement de sourcils.
Louis a poursuivi, calmement :
— On ne monte pas pour mourir. On monte pour tenir. Pour les autres, pour ceux qui viendront après. Pas besoin d’être des héros. Juste de rester debout. Et ensemble.
Il a regardé Gustave, qui n’avait pas bougé.
— Toi aussi, mon vieux. T’es des nôtres. On part tous.
Un silence, cette fois plus dense. Il les a regardés, un à un encore, comme s’il voulait graver chaque visage.
— Si je tombe… vous savez. On continue. Celui d’après prend la suite. On n’a pas besoin de papier. Juste de marcher ensemble, un pas après l’autre.
Piquemal a fait tourner lentement la pierre dans sa paume, comme une offrande. Léonard a tiré une dernière fois sur la sangle de sa guêtre. Rousselot a glissé un petit objet dans sa poche, sans le montrer. Le Silencieux a fermé les yeux. Vayssière a hoché la tête, droit comme à la parade. Gustave s’est levé.
Louis a soufflé par le nez, doucement, comme on évacue un nœud.
— Allons-y.
Et ils sont partis.
Pas en colonne. Pas au pas. Juste en file. Comme des ombres, fuyant l’attente.
Vers là-haut.
Encart du carnet de Louis — mars 1915
« Le mot est venu. Et nous aussi, nous irons.
Mais ce n’est pas la peur qui m’étrangle ce soir. C’est ce qu’on laisse derrière. Cette misère familière, cette routine de boue, cette camaraderie sans phrases.
J’écris ici ce que je ne dirai pas : que j’ai aimé mes frères d’armes. Que je suis allé avec eux, non par devoir, mais parce qu’il le fallait.
Et j’ai pensé à toi, Delphine — une seconde, au milieu du vacarme contenu. Juste une image : ton visage au matin, ce brin de cheveux sur la tempe, et ton froncement de sourcils quand tu feignais de ne pas comprendre.
Même Gustave nous a suivis jusqu’à l’entrée du boyau. Il a jappé une fois, doucement, comme pour dire qu’il savait. Alors je l’ai regardé, et j’ai compris qu’il venait avec nous. Lui aussi.
Demain, peut-être, je serai un nom sur une liste. Mais cette nuit, je suis vivant. Et je marche. »
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à tous, et merci de votre fidélité,
Depuis quelques semaines, vous avez été nombreux à suivre le fil de ce nouveau cycle — celui de la seconde ligne, ce théâtre discret où l’attente ronge, où les sacs sont faits sans consigne, où l’on s’exerce à ne pas dire ce qu’on devine.
Avec Le quart humide, Le boyau, ou Le mot viendra, ce sont des gestes simples qui se sont posés sous vos yeux : une lettre repliée, un couteau affûté, un chien qui grogne au mauvais moment. Rien de spectaculaire — juste des hommes debout dans le tremblement des jours.
Si ces silhouettes vous touchent, c’est peut-être parce qu’elles ressemblent à d’autres, oubliées, restées en marge des grandes offensives. Celles dont les carnets parlent peu, et dont les silences racontent beaucoup.
La suite ? Elle traîne dans une musette, au fond d’un sac mouillé… et peut-être déjà, dans un boyau qui mène à la première ligne. D’autres heures, d’autres boues, d’autres visages…
Mais avant cela, un grand merci à ceux qui lisent, commentent, reviennent. Ce compagnonnage-là, à travers le temps et les mots, compte plus qu’il n’y paraît.
À bientôt, sur les planches disjointes d’une cagna, ou dans le soupir d’un vieux téléphone de campagne.
Très bonne soirée à tous,
Polux.
Depuis quelques semaines, vous avez été nombreux à suivre le fil de ce nouveau cycle — celui de la seconde ligne, ce théâtre discret où l’attente ronge, où les sacs sont faits sans consigne, où l’on s’exerce à ne pas dire ce qu’on devine.
Avec Le quart humide, Le boyau, ou Le mot viendra, ce sont des gestes simples qui se sont posés sous vos yeux : une lettre repliée, un couteau affûté, un chien qui grogne au mauvais moment. Rien de spectaculaire — juste des hommes debout dans le tremblement des jours.
Si ces silhouettes vous touchent, c’est peut-être parce qu’elles ressemblent à d’autres, oubliées, restées en marge des grandes offensives. Celles dont les carnets parlent peu, et dont les silences racontent beaucoup.
La suite ? Elle traîne dans une musette, au fond d’un sac mouillé… et peut-être déjà, dans un boyau qui mène à la première ligne. D’autres heures, d’autres boues, d’autres visages…
Mais avant cela, un grand merci à ceux qui lisent, commentent, reviennent. Ce compagnonnage-là, à travers le temps et les mots, compte plus qu’il n’y paraît.
À bientôt, sur les planches disjointes d’une cagna, ou dans le soupir d’un vieux téléphone de campagne.
Très bonne soirée à tous,
Polux.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Vous souvenez-vous de Louis, de Delphine, du Braconnier, de Gustave, de Toto?
Depuis quelques jours, le fil est resté suspendu.
Mais les mots continuent, en silence.
Peut-être que ce sera bientôt.
Rien n’est fixé.
Sauf une chose : ils existent.
Merci à celles et ceux qui suivent,
et bonne soirée.
Vous souvenez-vous de Louis, de Delphine, du Braconnier, de Gustave, de Toto?
Depuis quelques jours, le fil est resté suspendu.
Mais les mots continuent, en silence.
Peut-être que ce sera bientôt.
Rien n’est fixé.
Sauf une chose : ils existent.
Merci à celles et ceux qui suivent,
et bonne soirée.
- terrasson
- Messages : 1251
- Inscription : dim. mai 01, 2005 2:00 am
- Localisation : nouvelle aquitaine
- Contact :
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
adiu lo forum
adiu Polux
merci de nous transcrire ces extraits de Louis Pergaud bien bonne continuation
cordialement adishats


merci de nous transcrire ces extraits de Louis Pergaud bien bonne continuation
cordialement adishats

soldat forcat a pas jamai portat plan lo sac.Es pas l'ome que gana es lo temps vai i mesme pas paur
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonjour Terrasson,
Merci beaucoup pour votre message : il m’a sincèrement touché.
Les mots que je publie lui doivent beaucoup.
Ils portent, je l’espère, un peu de sa voix, de son regard, de cette tendresse rugueuse qu’il savait offrir même au cœur de la boue.
À travers Louis, le Braconnier, Gustave et les autres, j’essaie de faire revivre quelque chose de ces hommes de 14, de leurs silences, de leurs élans, de ce qu’on n’ose plus toujours raconter.
Merci encore pour votre lecture — et peut-être à bientôt, la suite se prépare…
Bien cordialement,
Polux
Merci beaucoup pour votre message : il m’a sincèrement touché.
Les mots que je publie lui doivent beaucoup.
Ils portent, je l’espère, un peu de sa voix, de son regard, de cette tendresse rugueuse qu’il savait offrir même au cœur de la boue.
À travers Louis, le Braconnier, Gustave et les autres, j’essaie de faire revivre quelque chose de ces hommes de 14, de leurs silences, de leurs élans, de ce qu’on n’ose plus toujours raconter.
Merci encore pour votre lecture — et peut-être à bientôt, la suite se prépare…
Bien cordialement,
Polux