Bonjour à tous,
Histoire d’un jeune marin du DUQUESNE
Lors du voyage n° 4, DUQUESNE fit une escale à Shanghai. Deux jeunes marins de 18 et 20 ans désertèrent alors le bord. Ils se nommaient René Barré et Armand Jobard.
Voici une brève histoire du matelot léger René Barré et des aventures qu’il a alors vécues.
René Barré était né à Chantenay, section de Nantes, le 17 février 1886, fils de Charles Barré et Anne Porhiel. Il était domicilié à Nantes, rue de la Hautière, tout près de la Butte Sainte Anne qui domine la Loire.
A 15 ans, il embarque comme mousse successivement sur GLOIRE DE MARIE et NOTRE DAME DE FRANCE, deux petits voiliers caboteurs de Nantes et des Sables d’Olonne. Embarquements très courts de quelques jours. En 1904, il est novice sur BREIZH IZEL, puis matelot léger sur PRESIDENT ARMAND, voilier armé au long cours, et sur ADOLPHE NAUX, goélette de 73 tx de l’armement Naux et Fils de Nantes, capitaine Querric.
En 1905, il passe deux mois sur le vapeur VILLE DE BAYONNE de l’armement D’Orbigny et Faustin et embarque enfin comme matelot léger sur DUQUESNE. Mais en Mars 1906, après 10 mois et 9 jours de bord, incompatibilité d’humeur avec le capitaine ou autre raison, il déserte à Shanghai en même temps qu’un camarade de 18 ans, Armand Jobard.
Les deux garçons vont errer dans Shanghai, ville réputée dangereuse, à la recherche d’un autre embarquement. Se rendant au Consulat de France, ils sont arrêtés, jugés par un Tribunal Maritime Commercial réuni sur la canonnière DECIDEE, commandant LV Armand Le Blanc, second EV Louis de Carné, et condamnés à 1 mois de prison avec sursis pour désertion à l’étranger. Remis en liberté, ils errent à nouveau, dans une grande misère, dans Shanghai. Le 27 Avril, ils tentent d’embarquer clandestinement sur le vapeur des Messageries Maritimes ERNEST SIMONS. Reconnus comme clandestins à bord, ils sont débarqués à Hong Kong et ramenés à Shanghai par le paquebot CALEDONIEN de la même compagnie. Ils comparaissent alors devant le Tribunal Consulaire de Shanghai, dont voici des extraits du jugement
(Source : archives du Ministère des Affaires Etrangères de Nantes)
Tribunal consulaire de Shanghai
25 Mai 1906
Au nom du peuple français le tribunal consulaire de France à Shanghai siégeant en correctionnel et composé de Monsieur Batard, Consul Général de France à Shanghai, Président, Messieurs Gaillard et Tillot, assesseurs, Monsieur Berk-Desmoulières, Vice Consul, greffier a rendu le jugement suivant concernant :
- René Barré, 20 ans, né à Chantenay le 17 Février 1886, matelot léger
- Armand Jobard, 18 ans, né à Besançon le 12 Février 1888, matelot léger
Sur plainte du capitaine Grégory, commandant le paquebot des Messageries Maritimes CALEDONIEN.
Les sieurs Barré et Jobard sont accusés d’avoir dans la journée du 27 Avril 1906 réussi par des manœuvres frauduleuses à embarquer clandestinement sans être munis d’un billet de passage, sachant qu’ils n’en pouvaient payer le prix, sur la rade de Woosung, sur le paquebot des Messageries Maritimes ERNEST SIMONS se rendant à Marseille via Hong Kong et escales habituelles. Ils ont, au moyen des dites manœuvres et d’embarquement clandestin, mis le capitaine de l’ERNEST SIMONS dans la nécessité de leur fournir non seulement leur transport gratuit, mais aussi la nourriture suffisante pendant le transport de Woosung à Hong Kong.
L’instruction de cette affaire a été confiée au Consul suppléant du Consulat Général de Shanghai. Audience le 25 Mai 1906 à 09h00, les inculpés étant en état d’arrestation et défendus par Maître Bourgras, avocat à Shanghai.
Le sieur Thevez, témoin dûment cité, second capitaine du CALEDONIEN ne s’étant pas présenté a été excusé suivant les explications du capitaine Gregory, commandant le dit vapeur, le CALEDONIEN étant sous pression en grande rade et prêt à partir. La présence du témoin à bord était absolument nécessaire pour assurer la sécurité du dit navire. Après appel, les autres témoins ont été renvoyés de la salle d’audience pour être interrogés ensuite séparément. Lecture des procès-verbaux et rapports par les greffiers. Interrogatoire des témoins à charge. Aucun témoin à décharge.
Interrogatoire des prévenus. Puis exposé de leur défense par l’avocat.
Prononcé du jugement
De leur aveu même, Barré et Jobard ont embarqué subrepticement et sans billet de passage sur la chaloupe des Messageries Maritimes WHAMPOA, et ont embarqué clandestinement, sans billet, sur le paquebot ERNEST SIMONS sur rade de Woosung. Ils se sont dissimulés parmi les autres passagers du navire et n’ont révélé leur présence à bord que lorsque le bateau était loin de terre et qu’il était impossible de les débarquer. (Témoignage du capitaine du CALEDONIEN, du sieur Parez, capitaine d’armes, auquel le commandant a confié les prévenus à l’arrivée sur rade de Hong Kong pour qu’ils soient ramenés à Shanghai.)
- Attendu que les manœuvres pour obtenir des aliments qu’ils savaient pertinemment ne pouvoir payer constituent un délit d’escroquerie
- Attendu qu’il est certain que pendant leur séjour à Shanghai les sieurs Barré et Jobard ont fait tout leur possible pour trouver un embarquement, qu’ils se sont adressés dans ce but à plusieurs reprises au Consulat Général de France, mais que ne parlant pas anglais leurs recherches sont restées vaines
- Attendu que Barré a même voulu contracter un engagement militaire sur le bâtiment de guerre français présent sur rade
(nota : la canonnière DECIDEE)
- Attendu que malgré leur triste état aucune plainte n’a jamais été portée contre eux au Consulat Général et que cette bonne conduite leur mérite des circonstances atténuantes pour le fait, répréhensible il est vrai, qu’ils ont commis mais auquel ils ont été poussés par la misère
- Attendu qu’au terme d’un jugement du Tribunal Maritime Commercial dressé à bord de DECIDEE le 11 Avril 1906 les sieurs Barré et Jobard, auparavant matelots sur le voilier français DUQUESNE avaient déserté ce bâtiment dans le port de Shanghai et ont été condamnés à 1 mois de prison pour désertion à l’étranger
- Attendu qu’en cas de nouvelle condamnation la première peine sera exécutée sans être confondue avec la nouvelle
- Vu l’article 405 du code pénal
- Vu le $ 9 de l’article 463 du code pénal
- Vu l’article 3 de a loi du 26 Mars 1898 (tous ces articles sont longuement énoncés)
Pour ces motifs déclare Jobard et Barré coupables, en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader de l’existence d’un crédit imaginaire, de s’être fait délivrer gratuitement un passage sur le paquebot ERNEST SIMONS. Sachant qu’ils étaient dans l’impossibilité de le payer, ils ont escroqué la fortune d’autrui.
Ils sont condamnés à
- Deux mois de prison, sans imputation de la détention préventive
- Aux frais de la poursuite engendrée, soit 52 francs
- A l’exécution préalable de la peine d’un mois de prison infligée par le tribunal maritime commercial de Shanghai qui ne peut être confondue avec celle du présent jugement.
Suite de l’aventure de René Barré
En étudiant les dates du jugement de Mai 1906, on constate que les deux matelots devaient être internés à Shanghai pendant 3 mois, soit jusqu’au 26 Août 1906. Or René Barré arrivera à Aberdeen à bord de KOHALA le 15 Septembre 1906 soit moins de 3 semaines après la fin de sa peine. Il est donc très probable que son avocat lui aura trouvé un embarquement sur ce navire, qu’il obtiendra peut-être une libération anticipée de quelques jours et lui fera quitter Shanghai au plus vite. Peut-être son jeune camarade, le sieur Jobard a-t-il aussi embarqué sur le KOHALA, mais rien ne vient le confirmer. Une traversée Shanghai – Aberdeen à 10 nœuds doit prendre entre 28 et 30 jours.
Toujours est-il qu’il arrive à Aberdeen, au Nord de la Rivière Columbia, dans l’Etat de Washington, à bord du KOHALA mi-Septembre 1906. KOHALA était un schooner à 4 mâts (barkentine disent les Américains) lancé en 1901 et qui naviguait surtout le long de la côte Ouest des USA, transportant du bois, du divers ou du charbon. Mais il dut aussi traverser le Pacifique à plusieurs reprises car le 2 Novembre 1903 il est signalé comme ayant fait escale à l’île de Pitcairn, l’île des mutins du BOUNTY, sous les ordres du capitaine F.H. Dedrick. En Février 1905 il avait passé une visite de sécurité à San Francisco.
En 1906 c’était toujours le même capitaine qui le commandait d’après l’American Bureau of Shipping.
Une autre aventure lui était arrivée sans doute avant 1906. Il se trouva immobilisé à Grays Harbor (rade d’Aberdeen) avec un plein chargement de divers pour San Francisco. Le capitaine ne trouvait pas à recruter un équipage à moins de 10$ /jour/homme. Plutôt que d’avoir à payer des salaires exorbitants, le capitaine appareilla avec la seule assistance de son épouse, de deux lieutenants et d’un cuisinier japonais. Il arriva sans encombre à San Francisco alors qu’il aurait fallu un équipage de 11 hommes pour conduire le navire. On peut donc penser que s’il a bien embarqué à Shanghai sur ce navire, le salaire du matelot français René Barré ne dut pas être très élevé et ne lui permit pas de financer son retour au pays ! Sacré capitaine qui faisait travailler gratuitement son épouse… !
Voici deux images du KOHALA.
Le fichier matricule de René Barré ne mentionne d’ailleurs pas cet embarquement sur le KOHALA. René Barré va alors s’installer à Cosmopolis, petite agglomération faisant face à Aberdeen, au Sud de la rivière Chehalis. Les deux ports de la rivière sont Aberdeen sur la rive Nord et Grays Habor sur la rive Sud. Voici une carte de la région.
Ne pouvant pas rentrer dans son pays natal, René Barré va faire une demande de naturalisation américaine. Voici cette demande, « Declaration of Intention », datée de Septembre 1907.
René Barré ne reviendra jamais en France et ne reverra jamais sa famille. A Aberdeen il va rencontrer des Bretons du Finistère, originaires de Léchiagat (près de Le Guilvinec). Parmi eux, André Le Roy, marin, dont l’épouse Marie Corentine, née Queffelec, vient le rejoindre à Cosmopolis. Elle est accompagnée de sa sœur Marie Jeanne Queffelec, célibataire, qui épousera René Barré le 26 Octobre 1909 à Aberdeen.
Elles avaient embarqué à Cherbourg sur le paquebot PHILADELPHIA et étaient arrivées au poste d’immigration d’Ellis Island, New York, le 28 Août 1909.
Voici le paquebot PHILADELPHIA, ex PARIS, le navire le plus rapide de l’époque.
(A suivre)