Bonjour à tous,
Un petit complément sur RAVITAILLEUR
Lettre du capitaine CHAUVELON à l’agent consulaire de France à Candie. Envoyée de Pyrgos le 22 Septembre 1915.
Monsieur l’Agent consulaire.
…Nous retournons ce matin à Tris Eulisis et partirons ensuite pour Candie.
Le torpillage de mon malheureux bâtiment s’est effectué le 17 Septembre à 14h00
A 11h45, nous avions entendu un coup de canon et vu un sous-marin émerger. L’obus est tombé près de l’avant du navire. Le sous-marin était à environ 3 milles par le travers tribord. Nous avancions à 5 nœuds avec la machine à toute puissance, la coque du navire étant très sale. Un deuxième coup de canon a été tiré presque aussitôt et l’obus est passé par-dessus la passerelle. Un 3e obus est passé au dessus de la baleinière. Le sous-marin se rapprochant, on ne pouvait prétendre lui échapper.
Nous avons stoppé, hissé le pavillon, et l’équipage a embarqué dans les canots, le navire s’évitant cap à l’est. Nous avons encore reçu 4 obus dont l’un est tombé à 15 m de la baleinière bâbord.
Montant sur la passerelle, j’ai aperçu le signal « AB » (abandonnez le bâtiment immédiatement). Toute résistance étant inutile, j’ai appelé le lieutenant qui a hissé l’aperçu.
Tout l’équipage ayant embarqué, j’ai quitté mon bâtiment.
Le sous-marin est aussitôt venu nous accoster et a fait monter tout le monde à son bord, sauf le lieutenant et 4 hommes.
Le second du sous-marin parlait français. Devant son regard menaçant, je lui ai donné les papiers du bord, mais j’avais détruit les instructions secrètes. Quatre hommes du sous-marin et le second, armés de revolvers, se sont rendus sur la RAVITAILLEUR avec le lieutenant. Ils ont tout pillé : pommes de terre, haricots, œufs, café, sucre, conserves, jambon, huile d’olive, pain, moulin à café et quelques ustensiles de cuisine. Les poules ont été tuées à coups de coins de panneaux et mises dans un sac. Tous les objets de valeur ont été enlevés.
Le lieutenant voulait prendre une carte de l’île dans la chambre de veille (nota : la Crète) mais le second ne l’a pas laissé approcher. Il lui a demandé si l’on avait du pétrole.
Des bombes ont alors été placées dans la soute à charbon. La baleinière est revenue chargée de victuailles qui ont été embarquées dans le sous-marin.
Je suis alors monté sur le kiosque et on m’a remis mes papiers personnels. Le second savait tout ce qu’on trouve sur un navire français.
A 13h55, nous nous sommes éloignés à une petite distance et à 14h00 le canonnage a commencé à une distance de 300 m. Six obus ont été tirés : 2 par le travers du panneau 3, 2 par le travers du panneau 2 et 2 par le travers de la machine. RAVITAILLEUR a pris de la bande sur bâbord et a disparu à 14h00. Nous étions par 34°28 N et 23°32 E Paris (nota : soit environ 25°50 E Greenwich)
Le sous-marin est autrichien, ainsi que son commandant. Il se nomme U 35 et il est armé d’un canon de 100 mm.
A 14h20, le commandant nous a passé une remorque et nous avons fait route au NW à 8 nœuds, par une mer très dure. Les embarcations fatiguaient énormément et faisaient de l’eau. Nous étions trempés par les embruns.
A 19h45, le sous-marin a largué la remorque et a plongé aussitôt. Nous avons alors fait route sur la terre où nous sommes arrivés à 00h40 le 18 Septembre. Nous avons trouvé un petit mouillage où nous avons passé la nuit. A 05h00, ayant longé la côte, nous avons débarqué sur une plage.
Le second, le chef mécanicien, le maître d’équipage, un matelot et moi avons marché pendant deux heures avant de trouver un chevrier qui, à grand peine, nous a fait comprendre que le premier village était à quatre heures de marche. Nous sommes donc partis vers l’est par des sentiers à peine praticables. Nous avons rencontré deux heures plus tard deux vieillards, dont l’un nous a conduit jusqu’à un petit village nommé Panagia. Là, un garde nous a dit qu’il nous conduirait vers un poste le jour suivant. Nous sommes alors revenus harassés à nos canots.
Le lendemain à 05h00, nous avons déhalé nos canots et avons appareillé pour retrouver le village de la veille.
Mais nous ne l’avons pas trouvé et après une journée de nage vers l’ouest, nous avons accosté sur une plage où nous avons rencontré deux hommes. Ils nous ont dit que nous étions à Tris Eleusis (ou Eulisis). Nous nous sommes étendus sur les galets pour y passer la nuit. Mais à 23h45 est arrivé un brigadier de gendarmerie qui parlait un peu français et des gendarmes.
Deux estafettes sont aussitôt parties vers le village de Pyrgos d’où un télégramme vous a été envoyé.
Le lendemain, laissant les deux baleinières à Tris Eleusis, nous nous sommes mis en route. Arrivés au sommet d’une montagne, nous sommes tombés sur les notables et les officiers de Pyrgos qui nous ont très bien reçus. Ils ont mis des chevaux et des ânes à notre disposition. A 18h30, nous sommes arrivés au village de Prinias où nous avons reçu l’accueil le plus chaleureux. Nous avons passé la nuit dans une maison et sommes repartis le 21 Septembre pour Pyrgos.
A Pyrgos comme à Prinias, tout a été mis en œuvre pour bien nous recevoir. Nous repartirons demain pour Candie.
(nota : Prinias et Pyrgos sont deux villages situés à une vingtaine de km l’intérieur des terre, sur la côte sud de Crète, a peu près sur le méridien de Cnossos)
Commentaire
On note que RAVITAILLEUR a été coulé au canon et à la bombe et non torpillé comme le dit improprement le capitaine Chauvelon.
Il transportait 4015 tonnes de charbon.
L’U 35 était bien sûr allemand, ainsi que son commandant, le KL Waldemar Kophamel. On s’aperçoit d’ailleurs que ce sous-marin s’est à plusieurs reprises fait passer pour autrichien, y compris avec son commandant suivant, Lothar von Arnauld de la Perière.
Le second du sous-marin, qui parlait bien français et connaissait tout sur la France était très certainement l’officier alsacien Wolfgang Steinbauer, né à Strasbourg.
On note enfin que la position figurant sur le KTB du sous-marin, 145 milles au SW du cap Matapan (site uboat.net) semble inexacte. Ce serait plutôt au SE, et en l’occurrence plutôt à une vingtaine de milles au sud de Ierapetra. Cette dernière position colle parfaitement avec la route suivie par le sous-marin pendant le remorquage et le point d’atterrissage des canots.
Cdlt