Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à tous,

Je partage ce soir l’Opus 5 – L’escouade du silence, un nouvel épisode de la chronique autour de Louis Pergaud et de ses camarades.

Mars 1915, Marchéville. Une patrouille dans le no man’s land, menée dans le silence, la boue et l’angoisse, par une poignée d’hommes résolus.

Six hommes. Un chien.

Une mission en apparence simple… mais reviendront-ils tous ?

Merci à vous pour votre fidélité et vos lectures.

Bonne soirée à toutes et tous.

Polux.

L’escouade du silence
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915

Une pluie fine tombait sans répit depuis la veille, rendant le sol spongieux, perfide, prêt à happer la semelle du moindre pas hésitant. L’air était chargé d’odeurs de moisissure, de linge sale et de fer rouillé, mâtinées par instants d’un relent sucré et écœurant qu’on n’osait plus identifier.

Dans l’abri du boyau de première ligne, Pergaud, blême sous la lueur fumeuse d’une bougie, pliait une feuille qu’il venait d’écrire à Delphine. Le sergent Desprez arriva, la capote ruisselante, et glissa quelques mots à voix basse. Ordre du commandement : envoyer une patrouille de reconnaissance dans le no man’s land, vérifier si les Boches tenaient toujours leurs postes d’écoute avancés.

Il hocha simplement la tête. Puis il se leva.

Il rejoignit la tranchée. Sous la pluie, les hommes, engourdis et silencieux, semblaient être des pierres humaines. Il observa les visages. Il choisit cinq hommes. Les plus sûrs.

Piquemal, raidi, leva à peine les yeux. Il prit son Lebel sans un mot, glissa le revolver d’ordonnance MAS 1892 à sa ceinture, comme on boucle un silence.

Léonard, qui avait encore les doigts noircis par le cambouis du tube oublié, remit son képi.

Le Braconnier hocha la tête — il savait où poser le pied, même dans les recoins les plus noirs du no man’s land.

Le Silencieux caressa Gustave sans mot dire, puis attrapa et caressa son Lebel.

Et Lambin, l’ordonnance, se leva sans rien demander. Il alla chercher son Lebel, l’attrapa d’un geste sûr, ouvrit la culasse, vérifia la chambre, puis le referma doucement.

Aucun ne protesta. Il n’y eut pas de discours. Juste ce silence entêtant qui remplaçait depuis longtemps les prières.

Gustave s’était approché en silence, truffe basse et yeux brillants.
Louis posa une main sur son encolure. « Pas cette fois, vieux frère… »
Le chien ne gémit pas. Il s’assit simplement, la tête penchée, comme s’il gardait déjà leur absence.

À vingt-deux heures, ils quittèrent la tranchée. Un à un, lentement, ils se hissèrent sur le parapet détrempé, enjambant les sacs de terre, foulant les planches glissantes. L’eau s’infiltrait dans les guêtres et coulait dans le dos. Un rat détala près du talon de Lambin. Pas un cri. Il serra les dents.

Dans la nuit opaque, les formes s’effaçaient. La lune jouait avec les ombres, mais le vent rabattait par instants les nuages, plongeant le monde dans une noirceur d’encre. L’escouade progressait à pas comptés, presque à quatre pattes.

Le no man’s land s’étendait devant eux comme un cimetière sans croix. Un morceau de capote ballottait au fil d’un fil de fer, claquant par à-coups comme une mise en garde. Partout, des entonnoirs pleins d’une eau visqueuse, des madriers brisés, des boîtes de conserve rouillées ouvertes comme des plaies, des lambeaux de toile de tente mêlés à des bouts de chair durcie. On distinguait à peine les silhouettes de deux chevaux morts, effondrés l’un contre l’autre, têtes boursouflées, les yeux, deux lunes mortes. L’odeur, épaisse, mêlait le cuir mouillé, la terre retournée, et la pourriture tenace des restes humains que la pluie faisait remonter.

Ils s’arrêtèrent derrière un monticule, à plat ventre. Un craquement à droite. Tous figés. Rien. Un cri de chouette. Puis le silence.

Pergaud leva la main. Le poste d’écoute ennemi était à une cinquantaine de pas, derrière une levée de pierres et de sacs. Ils avancèrent encore. Chaque mouvement semblait ébranler le monde. L’eau giclait à peine sous les coudes. Lambin faillit glisser, mais Le Silencieux lui saisit le bras sans mot. Dans la brume basse, les bretelles de fusil ruisselaient. Puis, une ombre se dessina. Immobile. Un casque à pointe brillant faiblement, penché en avant.

Ils se plaquèrent au sol. Les minutes passèrent, interminables. Le vent tourna. Une voix, allemande, chuchotée. Une autre lui répondit. Deux silhouettes se déplacèrent lentement, puis s’assirent. Le poste était bien occupé. Mission accomplie. Mais le vrai combat restait : rentrer.

Le repli fut une épreuve de chaque pas. La pluie redoubla. Le sol aspirait les jambes, les bottes. Derrière eux, un gémissement faible, lointain. Ils stoppèrent. Peut-être un blessé, un piège… un mort réveillé par la pluie. Ne pas se retourner. Ne pas se faire tuer pour un fantôme.

La tranchée française réapparut dans la nuit, trouble et tremblante, comme un mirage. À quelques mètres d’eux, la ligne de sacs de terre, le bois détrempé du parapet, et ces silhouettes qu’on distinguait à peine : les leurs.

Ils s’arrêtèrent à plat ventre, tout près, si près qu’ils auraient pu lancer une pierre jusqu’à la planche d’appui. Mais personne ne bougea.

Louis fit signe. Attendre.

Chaque minute s’étirait comme un fil prêt à casser. Une fusée éclairante monta dans le ciel, blanche et sifflante. Elle éclata dans un chuintement cruel, suspendue dans les airs, et le monde entier s’immobilisa. Le no man’s land fut inondé d’une lumière spectrale. On aurait pu croire à une aurore d’outre-tombe. Les hommes se figèrent, aplatis dans la boue, les yeux fermés, les muscles noués. Pas un souffle.

Les secondes s’écoulèrent. L’étoile mourut. Le noir revint, plus lourd encore.

Un craquement. Rien. Puis Pergaud murmura : « Un par un. »

Le Braconnier grimpa le premier, lentement, glissant sur la boue, se hissa à bout de bras. Derrière lui, Léonard suivit, souple et rapide. Piquemal prit appui sans un mot, et s’éleva à son tour. Le jeune Lambin faillit s’effondrer, mais une main sûre — celle du Silencieux — l’agrippa dans l’ombre. Restait Louis.

Il s’approcha. Son cœur battait si fort qu’il avait l’impression qu’on l’entendait depuis les lignes ennemies. À deux pas du parapet, son pied s’enfonça dans une flaque visqueuse. Il retint un juron. Il était là, à un mètre. Un mètre du salut, ou de la mort. Une balle, une seule, et tout s’arrêterait.

Il s’accroupit, s’élança, bras tendus — les doigts attrapèrent la terre gorgée d’eau, les ongles s’enfoncèrent dans les sacs. Il grimpa, haletant. Un bras l’attrapa, le tira. Et puis ce fut la chute dans le boyau. Un bruit sourd. La boue. Les épaules. Le souffle. Le retour.

Ils étaient tous là.

Le silence se rompit par des souffles rauques, quelques jurons étouffés, un rire nerveux. Léonard, adossé à la paroi, ferma les yeux un instant, les mâchoires serrées. Lambin, accroupi, vomit dans la boue sans un mot. Piquemal sortit une cigarette, l’alluma d’une main qui tremblait à peine. Le Braconnier observait les ténèbres, immobile. Le Silencieux, à genoux, vérifiait la sangle de son Lebel.

Pergaud, lui, resta un instant dehors. Il leva les yeux. Les étoiles filaient entre deux nuées. Il pensa à l’école, aux enfants, à Landresse. Une truffe humide vint frôler sa main. Gustave s’était approché sans bruit. Louis s’accroupit, glissa ses doigts dans le pelage tiède. Pas un mot. Juste cette accolade muette entre deux âmes de la même guerre. Il rentra dans l’abri, s’assit et sortit son carnet.

Carnet de Louis — Mars 1915, Marchéville, face à la côte 233

« Ronde nocturne. Les Boches sont là.
Deux voix, deux ombres. C’était une guerre de chiens, ce soir.
Pas une balle. Pas un cri. Mais chaque pas valait un siècle.
Il y avait un cheval mort. J’ai cru qu’il me regardait.
Ils sont tous revenus. Pour cette fois. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à tous,

Voici le sixième opus de la série en première ligne : « Ceux qu’on n’a pas tirés ».

Un épisode rare, presque suspendu dans la nuit du front, à la lisière de la guerre et de l’humanité.

Le récit d’un face-à-face entre ennemis qui, pour quelques instants, ne le sont plus.

Pas de manichéisme ici, mais de la fatigue, du froid, de la peur, et ce souffle pudique qui passe entre les hommes lorsqu’ils choisissent la vie.

Merci à tous pour vos lectures.

Je vous souhaite une très bonne soirée.

Polux.

Ceux qu’on n’a pas tirés
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915

Le jour, lentement, avait plié bagage. Il avait quitté le front sans bruit, comme un veilleur de nuit épuisé. Et dans cette lumière qui n’en est plus vraiment une, cette heure trouble entre chien et loup, le secteur s’endormait sans s’endormir.

Un souffle humide s’était abattu sur la ligne. La boue s’assombrissait, le ciel se retirait derrière un voile gris-violet, et chaque ombre semblait veiller quelque chose. On n’entendait presque rien, hormis quelques lointains halètements de canons — ronds, étouffés, presque respectueux.

Les tours de garde s’enchaînaient. Lentement, méthodiquement. Comme le battement régulier d’un cœur inquiet. À chaque relève, un mot rapide, un clignement d’œil fatigué, et l’autre partait, les reins en feu, le fusil dans le dos, rejoindre la cagna ou le coin de toile goudronnée qui lui tenait lieu de couche.

Piquemal, était à son créneau. C’était son tour. Il s’y installa comme on s’installe à un guet d’eau pour chasser, tendu mais calme. Son képi bien enfoncé, la capote nouée au col, les yeux ouverts sur le vide. Il scrutait l’horizon, mais ce n’était plus un horizon : c’était un grand néant noir ponctué d’ombres molles. Le no man’s land s’effaçait dans la brume.

Toutes les trois minutes, une fusée s’élevait. Chuintement bref, éclair aveuglant. La tranchée, l’instant d’un soupir, se figeait dans un théâtre d’ombres blêmes. Les hommes devenaient statues. Les sacs, les baïonnettes, les profils crispés : tout cela se dessinait, blanc et noir, dans une lumière d’os. Puis l’obscurité retombait, encore plus lourde qu’avant.

Piquemal resserra ses doigts sur le pontet de son fusil. Il ne pensait pas, ou alors à des choses vagues, inutiles — comme on le fait lorsqu’on guette. Ses mains, rougies de froid, se réchauffaient à peine dans ses mitaines décousues. Son souffle montait en volutes épaisses devant sa bouche, et parfois, il tournait un peu la tête pour détendre ses cervicales, comme le fait un veilleur usé.

Au fond de la cagna de Louis, Gustave s’agita. Un grognement discret, puis deux. Une sorte d’alerte sourde, intérieure, animale. Il leva la tête. Ses oreilles dressées, la truffe frémissante, il s’était figé comme un vieux loup qui aurait flairé le trouble.

Louis, penché sur une carte, leva à peine les yeux. Il tendit la main, posa doucement ses doigts sur l’encolure du chien.

— Doucement, mon vieux… doucement…

Gustave, docile, se coucha à nouveau, mais ses yeux restaient ouverts. Quelque chose… quelque chose flottait dans l’air. Pas encore un bruit, pas encore un mouvement. Mais une présence.

La nuit, sur le front, n’est jamais tout à fait vide.

Le temps s’était figé, comme suspendu au fil invisible qui sépare le jour de la nuit. Ce moment incertain, que les anciens appellent « entre chien et loup », avait plongé le no man’s land dans une pâleur sale, irisée de reflets morts. Loin à l’ouest, les derniers feux du couchant se dissolvaient dans un ciel couleur d’ombre sale.

Au-dessus de la tranchée, une fusée éclairante griffa le ciel en gémissant, puis éclata en halo pâle. La lumière crue balaya la plaine meurtrie, révélant pour un instant la dentelure chaotique des barbelés, les cratères comblés de boue, les restes épars d’équipements — et puis retomba, comme un rideau.

Piquemal, debout derrière son créneau, l’œil rivé à la ligne d’horizon, attendait. Il connaissait le moindre râle de cette terre souillée. Chaque son lui racontait une histoire — ou un piège. Il était de ceux qui écoutent d’abord, qui flairent avant de voir.

Un souffle.

Un craquement ?

Ses doigts, raides de froid, glissèrent vers le pontet de son Lebel. Il ne cligna pas. Une seconde fusée s’éleva.

Cette fois, il vit quelque chose.

Pas une charge, non. Une ombre.

Quelque chose… ou quelqu’un. Une forme droite, à demi recroquevillée, surgie d’un repli de terrain. Loin de l’attitude d’un assaillant. Plutôt celle d’un homme seul, qui avance avec prudence, les bras un peu levés, comme pour conjurer les coups.

Piquemal serra la crosse de son fusil. Il ne bougea pas, pas un cil, tendu comme un collet. L’ombre s’arrêta net, comme si elle avait deviné la présence de ce regard invisible qui l’épiait.

Puis elle parla. D’une voix rauque, maladroite, étrangère — mais pas tout à fait inconnue.

— Français… Pas tirer… Je viens seul… pas tirer…

Cela avait surgi dans le silence comme un souffle. Piquemal ne répondit pas.

Derrière, dans la cagna de Louis, Gustave gronda sourdement. Pas un aboiement — un simple grondement bas et long, comme s’il sentait, lui aussi, que quelque chose était là. Louis releva la tête, posa sa main sur le dos de l’animal pour le calmer.

— Chut, mon bon… chut… Qu’est-ce qu’y t’agace ?…

En haut, la tension gagnait encore.

Une troisième fusée déchira le ciel.

L’ombre était toujours là, figée à vingt ou trente pas du réseau de barbelés. Elle semblait presque suppliante. Elle fit un pas, puis s’arrêta net.

Celui qui se tenait là, c’était un homme. Il avait sans doute rampé jusque-là, profitant des plis du terrain, et ce n’est qu’à cette distance qu’il s’était redressé lentement.

Il avançait droit vers le créneau, les bras levés au-dessus de la tête, sans arme, silhouette tendue dans la brume.

— Je suis… Alsacien…

Un temps.

— Je veux parler… pas tirer… parler… juste parler !

Piquemal sentit quelque chose tordre dans sa poitrine. Il ne tira pas. Pas encore. Ce n’était pas un leurre classique. Il y avait dans cette voix une fêlure, un désespoir qui n’était pas de comédie.

Il ne bougea toujours pas. Mais il savait qu’il devait prévenir Louis. Et vite.

Piquemal était immobile comme un pieu dans la glaise, tendu comme un chien d’arrêt. Le Lebel en joue mais légèrement baissé, le regard pointé sur la silhouette qui, à mi-distance, ne bougeait plus. La lumière des fusées éclairantes passait par vagues, dessinant à chaque passage un peu plus les traits de l’homme.

Il n’était pas armé.

Pas de casque, mais une coiffure molle, une Mütze très certainement. Il semblait grelotter. Un bras toujours levé à moitié, l’autre pointant lentement son torse, comme pour dire : « Moi. Seul. »

Piquemal se redressa légèrement et lança à mi-voix, rauque :
— Qu’est-ce que tu veux ?

L’homme leva les deux mains cette fois. Sa voix tremblait, mais elle portait.
— Pas tirer ! Je… Je suis Genser… Jakob Genser. Je suis… Alsacien… Je parle français… un peu.

Piquemal sentit son index effleurer la détente, par pur réflexe. Mais il garda le contrôle. Il jeta un regard derrière lui. Personne. Il était seul pour l’instant.

L’homme poursuivit, haletant, entre deux giclées de lumière :
— On est dix… dans notre tranchée… On veut plus. On veut… sortir… se rendre !

Il marqua un temps. Un long silence tomba, puis il ajouta avec ce ton désespéré que seuls les hommes au bord du gouffre savent trouver :
— On veut pas mourir pour rien… C’est fini. C’est trop…

La voix de Genser se brisait, écorchée d’un accent rude, rocailleux, mais les mots étaient limpides. Il venait chercher une chance. Une permission d’abandonner. Peut-être même, une forme de rédemption.

Piquemal hésita. Ce n’était pas un guet-apens classique. Trop mal amené. Trop… sincère ?
Mais la prudence, chez lui, n’était pas un tic. C’était une seconde nature.

Il murmura :
— Dix, tu dis ?

— Oui… dix… Pas de gradé… plus là. Y a un sous-officier… lui aussi… il veut. On tient plus. On veut pas se faire tuer. On a pas mangé… plus d’eau. Juste de la boue et du froid…

Une fusée éclata à nouveau au-dessus d’eux. Piquemal cligna des yeux. Le boche était toujours là, main sur le cœur, l’autre tendue, maigre et tordue comme une branche sèche.

— Et pourquoi moi ? Pourquoi ici ?

— Vous… Vous êtes pas loin… On vous entend pas hurler comme les autres… Vous tirez pas pour rien…

Piquemal gronda dans sa barbe. C’était peut-être vrai.
— Et tu veux quoi maintenant ?

— Je reviens… à une heure du matin. Si vous voulez… Je dis “Genser – Alsace”. Si pas de balle… on vient… doucement… un à un. On dira “Kamarade !”… On veut pas mourir…

Piquemal resta interdit. L’homme baissa lentement les bras, comme si les retenir en l’air lui coûtait la vie. Il recula de deux pas, puis s’arrêta.

— Je reviens… à une heure ! souffla-t-il une dernière fois.

Puis il disparut dans la nuit comme il était venu, avalé par le noir et le silence.

Piquemal demeura encore un instant à son créneau, le regard planté dans le vide, comme s’il espérait revoir surgir cette silhouette. À ses côtés, une présence discrète s’était glissée sans bruit.

C’était Arnoult. Intrigué par les murmures, il s’était faufilé jusqu’à lui, courbé, attentif, les yeux cherchant à percer l’épaisseur du no man’s land. Il se glissa à ses côtés, un souffle court dans la gorge.

— Qu’est-ce que c’était, ce type ? murmura-t-il, les yeux encore fixés sur l’obscurité.

Piquemal ne répondit pas tout de suite. Il resta un instant figé, les mains posées sur le bord du créneau, l’esprit encore suspendu à l’étrange apparition. Puis il tourna lentement la tête vers Arnoult, et ses mots tombèrent comme des pierres.

— Il veut se rendre. Il dit qu’ils sont dix. Des Alsaciens, peut-être… ou des types au bout. Ils veulent venir ici. Pas tirer. Juste… passer.

Il marqua une pause, l’œil dur, la mâchoire serrée.

— Arnoult… va chercher le Lieutenant Pergaud. Dis-lui que c’est urgent… Et que c’est pas une blague.

Un souffle court, un hochement de tête, et Arnoult détala dans le boyau, son pas feutré pressé par une inquiétude qu’il n’avait pas encore su nommer.

Piquemal resta là, le fusil à la main, l’œil dans la nuit, à scruter l’obscurité comme on guette un fantôme. Il se savait désormais porteur d’un drôle de message. Un de ceux qu’on ne lit pas dans les manuels. Un rendez-vous avec des hommes. Pas des ennemis. Pas encore des frères. Mais peut-être autre chose… un instant suspendu entre deux mondes.

Il dormait à moitié, roulé dans sa capote, le dos contre un madrier ruisselant d’humidité grasse. La cagna suintait le goudron, la sueur et les relents anciens de pipe éteinte. Gustave, aux aguets malgré l’heure, leva soudain la tête, oreilles dressées. Une truffe frémissante. Une intuition de bête fidèle. Puis un grognement étouffé. Pas de colère… d’alerte.

Un souffle. Des pas. Arnoult entra, essoufflé, glissant presque :
— Lieutenant ! Lieutenant Pergaud ! C’est Piquemal… Il faut venir… tout de suite !

Louis se redressa, yeux grands ouverts.
— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Un Boche, mon lieutenant… un seul. Il est venu, tout à l’heure, au créneau de garde. Il parle français. Un Alsacien, je crois. Il dit qu’ils sont dix. Ils veulent se rendre. Il revient à une heure. Il a donné un mot de passe : « Genser – Alsace ».

Louis, enfilant son manteau, resta un instant figé. Dix Boches. Qui se rendent. Volontairement. En pleine nuit. Comme ça.

La méfiance fut la première à se lever, comme un vieux chat écorché.

Il posa une main sur le crâne de Gustave, qui le regardait en silence. Puis il dit doucement :

— Bon… J’y vais.

Il rejoignit Piquemal au créneau. Celui-ci ne s’était pas déplacé d’un pouce. La tête rentrée dans les épaules, les yeux rivés vers l’avant, il semblait encore habité par la scène.

Louis murmura :
— Tu confirmes ?

— Oui, mon lieutenant. Il est venu seul. Il ne semblait pas armé. Il tremblait. Il parlait avec un accent de Mulhouse. Il dit qu’ils n’ont plus de vivres, plus de chefs. Que c’est maintenant ou jamais.

Louis posa les yeux sur l’horizon noir, où les fusées éclairantes laissaient, de loin en loin, de longs filaments blancs.

Le froid lui mordait la nuque. Il sentait cette étrange chaleur du doute lui remonter dans les tripes. Ce n’était pas la peur. C’était ce moment rare, terrible, où l’homme devient plus important que le gradé, où l’officier doute, mais l’âme commande.

Il pensa à l’absurde. À la possibilité d’un piège. À ses hommes, qui comptaient sur lui. Et à Genser, quelque part dans la nuit, transi, prêt à tenter sa chance, ou à tomber.

Il dit enfin, après un silence où l’on aurait pu entendre le ciel se taire :
— On y sera.

Puis il se tourna vers Arnoult.

— Tu files chercher Lambin, Léonard, et le Braconnier. Je veux l’escouade complète ici à minuit quarante-cinq. Baïonnette au canon. On ne tire que sur ordre. Tu entends bien ? Pas de couac. Pas de zèle. Si c’est une feinte, ils n’auront pas le temps de sourire.

Il réfléchit encore un instant.

— Piquemal, tu restes ici. C’est à ton créneau qu’ils se présentent. Tu les accueilles, un par un. S’ils lèvent les mains, s’ils disent « Kamarade », tu ne tires pas. Mais tu les fais passer l’un après l’autre. Pas en groupe. On contrôle tout. Si l’un se baisse, fait un geste suspect… tu sais ce qu’il faut faire.

Piquemal acquiesça d’un coup de menton.

— À vos ordres, mon lieutenant.

Louis lança un regard dans la nuit, puis un autre à Gustave, qui l’avait suivi. Il lui parla comme à un frère d’armes :

— Reste près de moi, vieux. Ce soir, faut avoir du flair. Celui du cœur… et celui du loup.

Minuit quarante-cinq. La tranchée basse bruissait à peine. Les fusils pointaient, sans un bruit, baïonnettes droites comme des croix figées.

Le silence était un suaire tendu sur des nerfs prêts à se rompre.

Il ne restait plus qu’à attendre.

Une heure approchait.

Et le cœur de Louis battait comme s’il allait, ce soir-là, décider du sort de dix hommes et d’un monde un peu plus humain.

Une fusée éclairante grésilla dans le ciel noir, puis retomba, s’éteignant dans une traînée grise. La tranchée était muette, figée dans une tension presque animale. On respirait court. On écoutait large. Chaque pas, chaque raclement, chaque battement d’aile dans le lointain semblait chargé d’un sens que seul un cœur battant pouvait interpréter.

Piquemal, au créneau, attendait. Courbé légèrement, les coudes calés sur la terre meuble, le doigt reposant hors de la détente, juste au-dessus — comme il l’avait toujours fait, quand il traquait dans les bois et qu’il ne fallait pas rater le premier coup.

À sa droite, dans l’ombre, le Braconnier, plus trapu, baïonnette levée comme un arbuste furieux, murmurait entre ses dents :
— Faut pas qu’ils fassent les malins…

Louis, en retrait, observait tout. L’œil fixe, tendu, comme s’il pouvait suspendre le moment dans une vitre invisible. À ses pieds, Gustave, couché, le museau pointé vers l’avant, semblait comprendre, flairant dans l’air le goût âcre de la nuit mêlé d’une tension humaine. Il grognait bas, très bas, comme un orage lointain prêt à gronder.

Puis, entre deux fusées…
Une silhouette.

Fine, droite, hésitante. Elle surgit comme une âme — non pas bondissante, mais poussée hors du néant.

— Genser… Alsace, souffla une voix.

Louis fit un geste. Piquemal répondit à voix basse :
— Avance… un à la fois.

L’homme hocha la tête. Il fit demi-tour, s’éclipsa dans le noir.

Quelques secondes.

Puis un second homme apparut.

Lentement, très lentement, il franchit le parapet, le dos courbé, les mains levées au-dessus de sa tête.
Ses bras tremblaient. Son visage était fendu d’un masque pâle, d’un effroi presque enfantin.

— Kamarade… Kamarade ! Pas kapout !

Il descendit à pas comptés dans la tranchée, les poilus l’encadrant de leurs baïonnettes pointées, sans un mot. Il n’y eut ni geste brusque, ni cri, ni mot.

Juste ce souffle :
— Merci… Merci…

Et déjà un deuxième suivait. Puis un troisième. À quelques mètres d’intervalle.

Ils avaient rompu avec leur ligne depuis un moment déjà. Aucun tir ne venait dans leur dos. Ils arrivaient sans armes, sans retour possible.

Chacun sortait du noir, bras en l’air, criant le même mot comme une prière :
— Kamarade ! Pas kapout !

Certains avaient des larmes. D’autres tombaient presque de fatigue en arrivant au fond du boyau. Leurs visages étaient creusés. Leurs joues n’étaient plus que des ombres. Des ombres amaigries de l’Est, dans une tranchée de l’Ouest.

Piquemal les faisait passer, l’un après l’autre. À chaque fois, il les dévisageait. Un regard à la fois méfiant, et presque paternel.

— T’avises pas de courir, murmura-t-il à l’un qui pressait le pas, pris par le froid ou la peur.

Dans la tranchée, le Braconnier, large et muet, tournait autour d’eux comme un chien de garde. Il ne parlait pas. Il jaugeait.

Lui et deux autres poilus s’assuraient, d’un geste ferme mais sans brutalité, que chacun des hommes était désarmé. Les manteaux étaient ouverts, les capotes palpées, les ceinturons dégrafés. Rien, sinon des mains tremblantes, des regards fuyants, et cette fatigue poisseuse qui collait à leur peau.

Gustave, lui, flairait chaque nouveau venu. Il grognait, parfois, puis reniflait encore. Un ou deux Boches osèrent lui caresser le dos. Il se laissa faire. Lentement. Mais jamais il ne cessa de les surveiller du coin de l’œil.

Sous la lueur étouffée de deux lanternes voilées, posées à même la boue, les silhouettes ennemies cessaient peu à peu d’être des cibles. Elles devenaient simplement des hommes.

Ils étaient dix.

Le dernier, le plus jeune peut-être, regarda Louis dans les yeux, et d’une voix étranglée dit :
— Merci… On en peut plus, Herr Lieutenant…

Louis ne répondit pas. Il hocha seulement la tête. Puis il tourna les talons. Ses hommes, silencieux, le regardaient. Aucun ne se risqua à rompre le silence de cette étrange cérémonie.

Une forme de respect sourd.

Comme si quelque chose venait de basculer.

Comme si, dans ce coin perdu du front, pour une nuit au moins, on avait désarmé sans ordre les haines anciennes.

À quelques pas de là, Léonard souffla, presque amusé :
— Tu les as vus, Lambin ? Leurs yeux, on aurait dit des lucioles dans une cave !

— Ouais… répondit Lambin, plus grave. Mais j’te jure… Moi, j’échangerais pas ma place avec la leur. Avec ce qu’ils nous ont dit… ça sent la famine chez les Boches. Et la débandade pas loin.

Le Braconnier, en replaçant sa capote, murmura :
— Peut-être qu’ils sont les plus malins… Eux, leur guerre… elle est finie.

Et la tranchée, refermant ses flancs sur ses hôtes inattendus, retourna au silence.

Mais un silence un peu moins sale.

Un silence presque humain.

Ils étaient tous là, regroupés, assis ou accroupis le long du parapet. Leurs silhouettes paraissaient minuscules dans cette nuit encore pleine de grondements lointains. Sous la faible clarté des lanternes camouflées, posées au ras du sol, leurs visages apparaissaient, minés par la fatigue et la boue.

Louis s’avança lentement, les regardant un à un, sans les interroger encore. Il les jaugeait, comme un instituteur entrant dans une salle pleine de visages inconnus.

Piquemal, calme, restait debout à ses côtés, le fusil dans ses bras croisés, le regard fixe. Derrière, Le Silencieux, Lambin, Léonard, le Braconnier formaient une ligne compacte, fusils en veille, sans hostilité mais sans familiarité non plus.

Louis parla enfin, d’une voix claire mais calme :
— Qui est le plus gradé parmi vous ?

Un homme leva la main, maigre, les yeux cernés jusqu’au fond de l’âme. Il avait l’air d’un instituteur usé, et parlait un français à l’accent râpeux mais compréhensible.

— Je suis… sous-officier. Feldwebel. C’est moi qui ai décidé… avec Genser.

Louis hocha la tête. Il s’accroupit, posant une main sur son genou. Il regardait l’homme droit dans les yeux.

— Nom, régiment ?

— Otto Frey… 121e régiment de réserve, compagnie 5. Nous étions en première ligne depuis… — il hésita, chercha ses mots — …six jours… peut-être sept. Sans relève. Sans courrier. Sans café.

Un rire nerveux, sans joie, secoua un des hommes à sa gauche. Il se tut aussitôt.

— Depuis combien de temps n’avez-vous rien mangé ? demanda Louis, les sourcils froncés.

Otto baissa les yeux.

— Deux jours… Peut-être plus. Il y avait des rations… mais moisies. Ou pourries. Les rats plus gros que nos jambes. On les mangeait presque… On n’en peut plus, Monsieur…

Un autre intervint. Il parlait comme à l’aveugle, sans lever la tête :
— On avait reçu des ordres… tenir… tenir encore. Mais on ne tient plus quand on dort pas. Depuis l’autre matin… on a fait qu’envoyer… et recevoir… des pruneaux…

Sa voix se brisa. Il marqua une pause, puis reprit, hagard :
— La nuit aussi. Vous nous teniez « chaud »… avec vos fusées, vos bombes… Sans blague… on enviait ceux qui tombaient… au moins eux, ils se reposaient.

Louis ne broncha pas. Il prit le temps de regarder chaque visage. Tous semblaient vidés. Il n’y avait pas de ruse dans ces regards-là. Juste de la fatigue. Et une immense lassitude.

— Et hier ? Hier soir ?

Un troisième Boche, jeune encore, souffla avec des larmes dans les yeux :
— Les vivres sont arrivés… mais… personne n’avait la force… de se mettre le pain à la bouche… Même pas de mâcher. Trop crevés. Trop… morts dedans.

Louis se redressa, lentement. Il serra les poings, et détourna les yeux un instant vers la ligne de ciel noir.

Puis il dit à mi-voix, presque pour lui-même :
— Et dire qu’on les imagine tous pleins d’allant… de fanatisme… de crocs.

Léonard s’approcha, tendit à l’un d’eux une gamelle fumante de soupe claire. Le Boche la prit à deux mains, comme on reçoit un enfant. Il but sans bruit. Sans un mot. L’émotion montait en silence, par nappes.

Piquemal, à côté, murmura à Louis :
— Ils ont plus de haine que de forces… On dirait qu’ils vont s’écrouler là, comme des épis mûrs.

— Oui… répondit Louis. Mais faut rester vigilants. La pitié, c’est une belle chose… sauf si elle coûte un homme.

Il regarda à nouveau le Feldwebel.

— Vous serez conduits à l’arrière. Le service du renseignement vous interrogera. Mais vous êtes traités ici comme des prisonniers de guerre. Pas comme des bêtes.

Un silence de plomb suivit.

Puis Otto, dans un souffle rauque, dit :
— Merci… Lieutenant. Merci de… de pas nous avoir fait tirer… comme des chiens…

Gustave, jusque-là couché, s’approcha d’un des Boches. Il le renifla longuement. Puis, sans bruit, posa sa tête contre sa jambe. L’homme n’osa pas bouger. Mais des larmes tombèrent de ses yeux creux.

Et ce fut là tout.

Le convoi s’ébranla lentement, sans un mot.

Ils étaient dix, encadrés par trois hommes de la section de Louis. Lambin en tête, fusil à l’épaule, une lanterne partiellement obturée à la main. Deux autres fermaient la marche. On les avait fait passer par le boyau de la Croix Grise, à flanc de talus, pour éviter la ligne de feu.

Ils avançaient, penchés, s’enfonçant dans le noir comme dans une veine de terre. Leurs pas mouillés s’écrasaient dans la glaise, sans rythme. On aurait dit une file de damnés allant vers un jugement moins cruel que celui de la boue.

Louis restait accoudé au parapet. Il regardait l’ombre du dernier soldat qui disparaissait au coin du boyau. Piquemal vint le rejoindre.

— Ils sont tous partis. Direction l’arrière du PC du 2e bataillon, ils vont les faire causer dans une baraque chauffée.

Il grimaça, la mâchoire serrée.

— Ils parleront, oui… Mais est-ce qu’on les croira ?… Je te parie qu’à l’état-major, on dira encore que c’est une ruse. Une simulation de débandade, comme ils disent. Ils aiment les mots plus que la boue.

Le Silencieux passa à côté d’eux sans dire un mot. Il tenait encore son Lebel serré, comme si la fatigue des Boches pouvait sauter à la gorge. Louis le regarda disparaître, puis se tourna vers Piquemal.

— Tu sais ce qui m’a frappé ?… Leurs mains. J’ai vu les mains d’Otto. Elles tremblaient comme celles de mon père quand il avait la fièvre. Et ce regard, pas hautain, pas suppliant non plus. Juste… las. Comme un arbre sans feuilles.

Dans l’abris, les gars qui n’avaient pas vu la scène posaient des questions. Léonard, lui, racontait tout, accroupi près d’un feu maigre que l’on faisait durer.

— Dix boches, j’vous dis. Pas armés, rien. Le premier, il avait même enlevé son ceinturon ! Ils sont arrivés comme des fantômes, un par un, comme dans une procession de cimetière.

Le Braconnier, qui buvait une goutte de gnôle dans une gamelle, grimaça :

— Ça m’fout l’cafard, tout ça. Des types qu’on arrosait encore y’a deux jours. Pis là, on leur tend du pain. C’est peut-être ça, la guerre… ou ce qui en reste.

Un silence suivit. Puis Lambin, revenu de sa marche d’escorte, se posa contre une paroi, jeta sa capote en arrière, et dit avec son air bourru :

— Moi j’vous l’dis : c’étaient pas des lions, ni des saints. C’étaient des gars, c’est tout. Des gars qui avaient le ventre vide, les os qui grincent, et plus rien à perdre. Ils sont venus parce qu’ils avaient fini de croire à leur guerre.

Louis revint dans son abri. Il enleva lentement sa capote, la suspendit à un clou, s’assit sur un tronc scié. Il sortit son carnet, traça quelques lignes à la lumière de la bougie, puis resta longuement immobile, les yeux perdus dans la flamme.

Enfin, il murmura :
— On tue. Puis on partage le pain.

Et parfois… c’est le pain qui vous tue plus que la balle.

Au dehors, le ciel commençait à blanchir, très lentement. Les lignes s’effaçaient.

Mais dans les cœurs, il restait l’empreinte d’une nuit étrange.

Pas de feu, pas de cris. Pas même un tir de barrage.

Juste dix ombres que l’on avait vu s’éloigner… en paix.

Carnet de Louis – Mars 1915 — Tranchée de Marchéville

Quelque chose s’est passé cette nuit. Quelque chose d’inexplicable, d’indéfinissable.

Ils sont venus. Dix. À la file, comme des bœufs harassés qu’on mène à l’étable après la pluie.

Ils avaient des visages de fièvre et des mains qui demandaient grâce sans oser s’ouvrir.

Ils sont venus, sans armes, sans cris.

Juste des “Kamarade !” lancés dans l’obscurité, des mots usés, mille fois criés, mais qui ce soir avaient le goût de la vérité.

On a hésité, bien sûr. Et si c’était une ruse ? Et si derrière eux, l’attaque sournoise ?
Mais rien. Que leurs pas. Que leurs regards. Que cette fatigue déchirante qui n’a pas de camp.

On les a fait entrer. On les a fait s’asseoir.

Et je les ai regardés.

L’un s’appelait Jakob Genser, Alsacien. Il parlait notre langue avec une musique étranglée, comme s’il se souvenait d’un pays d’avant la guerre.

Un autre avait les joues creusées comme des tranchées. Un troisième m’a confié, dans un souffle rauque : “On voulait juste manger et dormir… et ne plus tirer.”

Je crois que je les ai compris. Mieux que certains de mes supérieurs, que beaucoup de nos officiers, et même mieux que moi-même hier encore.

Ce ne sont plus des ennemis, ce sont des frères tombés dans l’erreur du siècle.
Ils voulaient vivre. Juste cela. Et cette nuit, dans le froid, au lieu de tirer, on leur a tendu la main.

Peut-être que c’est cela, le vrai miracle de cette guerre absurde :
une poignée d’hommes perdus qui se rendent sans se haïr.

J’ai regardé leurs ombres s’éloigner dans le boyau.

Et dans le ciel, je jure… la fusée suivante n’a même pas éclaté.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous partage ce soir le septième opus de la série En première ligne : « Le bombardement boche »

Mars 1915, à l’aube. Marchéville. Une heure de feu ininterrompu. Les abris cèdent, la tranchée se referme sur les hommes.

Un ordre absurde venu de l’arrière. Et au milieu de tout cela… un nom s’éteint : Képlart.

Un texte dur, oui. Inspiré de témoignages, d’archives, et de cette volonté de ne pas oublier.

Merci pour vos lectures fidèles et votre bienveillance.

Bonne soirée à toutes et à tous.

Polux.

Le bombardement boche
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915

C’était encore la nuit, ou déjà l’aube — on ne savait plus.
Un de ces entre-deux où le ciel hésite, et où l’homme, lui, n’a plus le luxe d’hésiter.

Dans la tranchée, les poilus grelottaient en silence. Le ciel, noir d’encre, se fendait parfois d’un frisson violet, lointain. Pas encore l’éclair, mais déjà la menace.

Piquemal, debout dans la tranchée, scrutait l’Est. Il reniflait l’air comme un chien de garenne. Puis, il cracha dans la boue.

— Ça pue l’artillerie… J’le sens. Et c’est pas pour nous envoyer des dragées.

Louis sortit à son tour. Il boutonna sa capote jusqu’en haut. Dans l’air froid, une tension étrange vibrait. Le genre de silence qui tire l’oreille, comme un archet invisible sur la corde raide des nerfs.

Couché, le museau collé à la paroi de glaise, Gustave fixait l’Est. Ses oreilles frémirent, puis se dressèrent lentement. Un gémissement court, râpeux, lui échappa — un son venu d’avant les mots, quand la peur ne savait pas encore parler.

Et puis, soudain…
Un sifflement. Aigu. Bref.
Fschiiiiiii…

Un premier obus fendit l’air, passa haut, bien haut. Puis un second, plus grave. Puis trois. Puis dix.
— Abritez-vous ! hurla Louis. À couvert !

C’était le prélude, rien que ça. Mais déjà, le sol tremblait. Et dans le lointain, les feux montaient :
le 77, le 105, et le gros 150. Les trois voix du diable.

Piquemal jura entre ses dents. Il pointa le doigt vers le ciel déjà gribouillé d’éclats :
— C’est pour hier… Pour les Boches qu’on a laissés passer. Ils nous font payer Genser et les autres.

Le Braconnier, accroupi derrière un pan de paroi, grogna :
— Venger dix types à coups de tonneaux d’acier… C’est qu’ils ont de la rancune pleine les obus.

Déjà, la tranchée s’écrasait sur elle-même. Les gars plongeaient dans les cagnas, se plaquaient contre les flancs, les képis vissés dans la ceinture ou enroulés dans un mouchoir, comme si un bout de tissu pouvait arrêter le ciel.

Le Silencieux attrapa Képlart par le bras :
— À l’abri, nom de Dieu ! Et bien au fond !

Mais Képlart hésita, le visage tourné vers le ciel où les étoiles fuyaient. Une gerbe éclata à une dizaine de mètres. Et puis un sifflement, plus court. Un 105. En plein parapet.

Képlart se jeta dans l’abri.

Une pluie de glaise, de planches… et de chair.

Le bombardement venait de commencer.

La terre, d’abord, a grogné. Un grondement sourd, guttural, comme un estomac vide qui rugit de haine.

Puis elle s’est cabrée.

Un obus de 150 tomba sur le flanc droit du boyau. Un instant, il n’y eut que lumière. Blanche, crue, déchirante. Puis le sol s’ouvrit, vomissant des planches, des mottes, des bottes, des cris.

Le boyau de la Croix Grise se disloqua comme une corde d’argile. Une cagna s’écrasa, puis une autre. Un cri. Puis plus rien.

On aurait dit que la terre elle-même saignait.

Louis, plaqué contre la paroi, la bouche pleine de glaise, sentait le souffle chaud de Gustave, recroquevillé contre lui. Chaque explosion rapprochait un peu plus l’idée de mourir en miettes. On ne pensait plus à rien. Même pas à courir. On attendait. On comptait les secondes entre les coups. Et les secondes ne passaient plus.

Le Braconnier, recroquevillé dans une niche à flanc de tranchée, gueula :
— C’est pas un tir de préparation, ça ! C’est l’enfer qu’a perdu sa bride !

Un obus de 77 frappa tout près, arrachant une poutre qui vola en éclats. Un éclat d’obus long comme un couteau vint se ficher dans la cuisse de Griton. Il hurla, mais resta conscient.

Le Silencieux l’attrapa au col, le tira en arrière. Le sang pissait. Mais il respirait. Le Silencieux prit son paquet individuel de pansement et commença à lui bander sa cuisse.

Piquemal, dans une niche creusée à la baïonnette, serrait le manche de son fusil comme un pieu de bois. Il gueula, pour se donner contenance :
— Même les marmottes ont jamais creusé si profond, bordel de Dieu !

À chaque obus, un homme priait, ou râlait, ou gémissait.

Le sol vibrait, le ciel tombait en miettes. L’aube, derrière cette crasse d’acier et de feu, n’existait plus. Plus de lumière naturelle : seulement la lueur pâle des éclatements, le jaune maladif des lampes, le blanc cassé de la peur.

Louis pensa, un instant fugitif, à Genser. À ses dix gars partis la veille, le cœur sec, les mains en l’air. Ce déluge… c’était pour eux. Un cadeau des états-majors. La vengeance des orgueilleux.

Et, dans tout cela, les hommes abrités et courbés n’étaient que des copeaux dans la forge.

Un abri, c’est souvent une promesse. Une promesse de tenir, de durer, de survivre au moins un peu plus longtemps que le voisin. Mais ce matin-là, à l’aube, les promesses tenaient aussi bien que les madriers.

Le bombardement cognait comme un cœur en furie, sans rythme, sans pitié. Les obus de 105 et 150 se succédaient sans ordre, sans logique. Ils tombaient à l’aveugle, mais chaque fois un peu plus juste.

Et soudain, ce fut l’abri de Képlart.

Un craquement de poutre, une détonation mat, un souffle sec… Puis un râle. Un de ceux qui vous glacent. Le genre de son qui ne ment pas. Pas besoin de mots : on sait qu’un homme vient de partir.

Le Braconnier, arrivé le premier, beugla :
— Il est dessous ! Merde ! Képlart est dessous !

Ils furent deux, trois, à s’acharner à creuser, à dégager la glaise collante, les poutres éclatées, les sacs de terre éventrés.

Mais c’était trop tard.

Le visage de Képlart, maculé de terre et de sang, les yeux ouverts vers un ciel qu’il ne voyait plus, émergea entre deux planches. Un mince filet rouge — sang mêlé de cervelle — lui coulait de l’oreille, comme une larme trouble. Le souffle s’était tu, net.

Le Braconnier ne dit rien. Il ne put même pas fermer les yeux du mort : une autre explosion fit trembler les parois. La terre s’effondra par endroits. Fuir ou mourir ensemble.

— On laisse… cria-t-il à contre-cœur.

— On reviendra. Plus tard.

Ils reculèrent, repoussés par la fureur des 150.

La boue entra ensuite. Non plus seulement par les bottes, mais par les murs, par les sacs crevés, par le haut et par en dessous. Une boue vivante, sournoise, qui s’infiltrait dans les cols, dans les manches, dans les narines, et bientôt dans le cœur.

Les cagnas n’étaient plus des abris. C’étaient des pièges mous, des cercueils pâteux où l’on étouffait à petit feu.

Dans une sape, Arnoult et Lambin tentaient de caler une planche contre une paroi suintante.
L’eau entrait. La terre tombait. Griton, la cuisse toujours bandée, suait à grosses gouttes, les regardait.

— Elle tient pas, cette saloperie… marmonna-t-il entre les dents.

— On est foutus si ça pète encore là-dessus !

Un obus éclata non loin. L’air lui-même sembla se figer de peur.

Arnoult laissa tomber la planche. Il s’appuya contre la paroi, haletant, couvert de gadoue.

— J’ai peur, Lambin. J’te jure… j’me fous de l’avouer. J’ai peur comme un chien.

Lambin, sans rire, hocha la tête. Il répondit tout bas :
— Moi aussi.

La tranchée n’est plus qu’une gorge éclatée, saignée par le pilonnage. Les 77 sifflent, les 105 déchiquètent, les 150 anéantissent. Les obus tombent comme s’ils voulaient viser la pensée elle-même, et c’est parfois réussi.

Un pan entier du boyau s’effondre. On n’y voit plus rien. Juste des gerbes de terre, des éclats de bois, des morceaux d’hommes. Un Lebel vole, puis un bras — on ne sait pas d’où.

Les impacts sont si proches qu’on croit que la terre va se retourner comme une table renversée.
Chaque explosion vous plaque contre la paroi.
Chaque souffle cherche votre cœur.

Lambin, plaqué au sol, les oreilles pleines de boue, remue les lèvres : on dirait qu’il prie, mais aucun son ne sort.

Piquemal, lui, fixe le ciel, comme s’il attendait qu’on vienne lui rendre une réponse.

À dix pas de là, un homme cherche son fusil à quatre pattes, les mains fouillant dans la glaise, aveugle de peur, sourd aux cris. Il fouille, gratte, halète… Comme s’il cherchait son nom, sa place, le sens d’être encore là.

Le Braconnier, prostré dans un recoin, serre ses genoux, ses yeux fixes.

Le Silencieux, debout, tête baissée, ne cligne plus. Il est ailleurs, ou dedans. C’est difficile à dire.

Et partout… cette odeur. Poudre, sang, sueur, crottin, chair, tripes. Mélange ancestral. Mélange de fin du monde.

Un râle s’élève. Quelqu’un appelle sa mère — ou peut-être la Vierge. Ou rien.

La peur animale n’a pas de mots. Elle coule, suinte, ronge. Elle fait de vous un ver sous la pluie. Et dans ce maelström de glaise, de fer, d’acier et de tripes, le silence du ciel reste intact.

Depuis là-bas. Là où le café est chaud. Où les bottes ne collent pas à la glaise. Là où les cartes sont propres et les consciences aussi. Un agent de liaison surgit dans le boyau, titubant, le visage noirci, les oreilles encore sifflantes. Il porte un brassard, un souffle court, et un papier froissé qu’il brandit comme une croix dérisoire.

— Ordre du colonel ! Faut tenir la position ! Et préparer une section pour contre-attaque à la fin du pilonnage !

Il hurle pour couvrir le tonnerre — mais on n’entend que l’absurdité.

Louis ne répond pas tout de suite. Il le regarde. Non, il regarde au travers de lui.
Ses yeux sont vides. Ses joues couvertes de poussière, de suie, d’un peu de sang aussi.

Il fait un geste. Lent. Lascif presque. Comme s’il chassait une mouche invisible.

— Contre-attaque ? Qu’ils viennent ici, eux.

Il a dit cela sans crier. Et pourtant, tous ont entendu. Même la terre.

Autour, des hommes pansent les blessés à la hâte, entre tremblements et jurons. Le pansement individuel sert une fois. Après, on arrache les chemises, on noue des chiffons imbibés. Et plus loin, on gratte la terre, on fouille à genoux pour retrouver Képlart. Il en manque une moitié… et même ça, c’est pas certain.

Piquemal souffle, sans ironie :
— Ils doivent être bien installés, au PC, pour savoir ce qu’il faut faire ici.

Mais l’ordre est là. Sec. Mécanique. Un ordre venu d’un couloir bien propre, où l’on trace des flèches sur des cartes et où l’on mange des œufs durs pendant les briefings.

La guerre de tranchées obéit à la guerre de bureaux. La guerre de tripes plie devant la guerre de timbres humides.

Louis serre les dents. Puis il dit, tout bas :
— On obéira, oui… mais qu’ils sachent qu’on n’est plus des soldats. Juste des hommes qui tiennent… à un fil.

Un obus de 150 explose à pleine gueule sur le parapet Est. Un bruit creux, sourd, un ventre de tonnerre qui se retourne. La terre gicle. Les madriers volent. Puis, le silence. Un silence après la fracture.

La cagna n°3… celle des sapeurs… s’effondre. Un cri. Puis rien.

Le Silencieux émerge quelques secondes plus tard, le visage éclaboussé de sang, de tripes, de cervelle. Il porte un corps sur son dos, comme on porte un frère. On dirait un sac, un paquet mou, qui ne respire plus. Il vacille, s’écroule presque en arrivant devant l’abri.

Piquemal hurle, les bras en croix :
— On n’a plus d’place ! On n’a plus rien !

Derrière lui, un gars. Jeune, pas grand. Assis dans la boue, le dos calé contre la paroi.
Sa capote est ouverte par un trou noir, béant, juste au ventre.
Il serre ses tripes dans les mains, comme s’il pouvait les remettre. Ça coule entre ses doigts, tiède.
On l’a laissé là. Pas de brancard. Pas de place.
Il dit :
— Maman…

Pas un cri. Une voix fêlée, qui s’éteint à chaque syllabe.

Autour, personne ne bouge.

Piquemal baisse les yeux. Le Braconnier s’éloigne. Le Silencieux serre la crosse de son Lebel.
On n’ose pas le regarder trop longtemps. Comme si ça pouvait nous arriver dans dix minutes.

Louis, les traits figés, ne dit rien.Mais dans ses yeux, ce n’est plus l’officier qui regarde : c’est l’homme, le frère, le survivant. Et ce qu’il voit là, aucun mot ne saurait le contenir.

Et puis, la pluie. Pas celle des bombes, celle du ciel. Battante. Froide. Ironique.

Elle s’insinue dans les fissures de la tranchée, ruisselle sur les visages, s’infiltre dans les plaies. Elle lave sans pitié ce qui reste d’humain. Elle achève le travail commencé par le canon.

Le Braconnier, enfoncé jusqu’aux mollets dans la boue, crache, puis dit, tout bas :
— C’est pas une guerre. C’est une démolition…

Une heure. Soixante minutes. Trois mille six cents secondes. Et puis… plus rien.

Le dernier obus — un 105, éclaté sur une traverse — s’est tu. Un sifflement, un impact, un râle, puis le vide.

Le front, soudain, n’émet plus aucun son. Ni feu, ni vent. Pas même un cri.

Juste le silence. Mais un silence épais, saturé, rempli à ras-bord de tout ce qu’il vient de broyer. Un silence de survivance.

Dans le boyau éventré, des formes rampent, rampent encore. Les poilus sortent de leurs trous, comme des bêtes. Visages éclaboussés, yeux creux, oreilles sifflantes.

Lambin, appuyé contre un madrier tordu, pleure. Pas de sanglots. Des larmes qui coulent toutes seules, comme un trop-plein.

Le Braconnier s’est assis sur une caisse de munitions. Il ne dit rien. Il regarde ses mains, pleines de boue et de sang. Il ne les essuie pas.

Gustave, le museau noirci, s’ébroue violemment. Puis il fixe Louis, muet, attentif, comme s’il attendait un ordre… ou une caresse. Mais Louis ne dit rien non plus. Son regard flotte au-dessus du parapet, perdu dans un monde qu’on ne voit plus.

Un obus a fauché un arbre plus loin. Les branches, calcinées, fument encore. On croirait un cierge de cimetière oublié dans le matin.

Ils ne savent plus. S’ils ont tenu. S’ils ont perdu. Ou simplement survécu.

Un cliquetis métallique résonne. C’est Arnoult qui tente de réarmer son Lebel. Mais il s’arrête au milieu du geste. Il le laisse tomber doucement contre son épaule. À quoi bon.

Louis, enfin, murmure. À personne. Peut-être à lui-même. Ou à la terre.

— Y a plus rien. Même pas la guerre.

L’aube est levée depuis un moment. Un ciel blême, sans nuages, ni clémence. La lumière crue tombe sur la tranchée comme un jugement.

On ramasse. On cherche. On espère ne pas trouver.

Louis marche lentement, Piquemal derrière lui, un carnet à la main.

Le Braconnier porte une pelle, pas pour creuser mais pour soulever ce qui reste.

Le Silencieux a les mains couvertes de sang séché. Il ne dit rien. Depuis tout à l’heure, il aide à relever les corps. Sans broncher. Un rôle. Une nécessité.

À vingt pas, on découvre la cagna de Képlart. Ou ce qu’il en reste. Un trou noir, un paquet de planches éclatées, des débris de toile.

Louis s’agenouille. Un pan de capote dépasse. La boue l’a figée, comme une algue morte dans un étang.

Le Silencieux souffle :
— C’était Képlart. Je lui ai dit de s’abriter au fond de sa cagna, que c’était plus sûr.

Louis ne répond pas tout de suite. Il tire doucement le tissu, découvre un visage gris, encore étonné. Les yeux ouverts. Pas effrayés. Juste surpris. Comme si la mort était venue en visite imprévue.

Un bruit derrière eux. C’est Gustave, qui s’est assis à côté, tête basse. Il fixe le corps, puis détourne les yeux.

Lambin arrive, les traits tirés :
— J’peux pas creuser, pas maintenant… Mais j’vais chercher une toile. Qu’on le recouvre. On ne va pas le laisser là, à la vue de tous.

Louis sort une enveloppe de sa poche. L’adresse est encore lisible : Madame Képlart, 3 rue des Augustins, Angers. Il la glisse dans le carnet de Piquemal.

— Tu feras suivre… Quand on aura un moment.

Piquemal hoche la tête. Son crayon reste suspendu un instant au-dessus de la page. Puis il note :
« Képlart, tué à l’ennemi par 150 mm. Mort sur le coup. Marchéville. Mars 1915. »

Rien d’autre. Puis, un brancard, on l’emporte.

Un grondement sourd résonne au loin. Vers l’Est. Déjà, une autre salve s’annonce, plus loin, pour d’autres tranchées.

Louis se redresse, rajuste son col. Il ne dit pas adieu. Il ne prie pas. Il sait que la prière, ici, c’est le silence.

Et dans ce silence, il entend encore la voix de Képlart — douce, nasillarde, un soir où il imitait un général pour faire rire l’escouade :
— “En avant… pour la victoire, les enfants !”

Et les gars avaient ri. Même Louis. Même le Braconnier.

Mais ils ne riront pas ce matin.

Carnet de Louis — Mars 1915, matin

Ils ont répondu.

Pas par des mots. Par de l’acier. Par du feu. Leur vengeance est tombée à l’aube, sur nous tous, à parts égales. Les dix hommes qu’on a laissés passer hier ont coûté cher à l’orgueil boche. Alors, cette nuit, ils ont frappé. Fort. Pour laver l’affront. Pour faire taire la compassion.

Des 77, des 105, des 150. La gamme complète de la haine. En une heure. Pas une minute de plus. Mais une heure dévastée, hors du temps.

J’ai vu la tranchée sauter sous mes yeux. Les planches voler, les corps basculer. J’ai vu la terre hurler, se refermer sur les hommes, les recracher en morceaux.

Képlart n’a pas eu cette chance. Il est resté dessous. Écrasé. Éteint. Je l’ai retrouvé ce matin. Les yeux ouverts. Il ne semblait pas comprendre. Et moi non plus, je crois. On ne comprend jamais qu’on a perdu un rire.

On nous a envoyé un agent de liaison, au milieu du chaos. Il hurlait des ordres. Il voulait une section prête à contre-attaquer. Contre quoi ? Contre qui ? Même les obus, parfois, semblent plus lucides que certains chefs.

Et pourtant, on a tenu. Non par bravoure. Par réflexe, par accablement, par fraternité. On se terre, on se serre. On attend que ça passe. Et quand ça passe, on compte.

Les morts. Les éclopés. Les absents. On gratte la boue à mains nues pour retrouver un fusil. Ou un visage.

Le Silencieux a porté un blessé sur ses épaules.
Piquemal gueulait qu’on n’avait plus de place pour les allonger.
Lambin a pleuré.
Le Braconnier s’est assis et a regardé l’horizon comme un homme qui ne croit plus aux lendemains.

Et moi ? J’ai regardé Gustave s’ébrouer dans un coin, trempé, les pattes sales, les yeux perdus. Il me semblait plus humain que tous les discours du GQG réunis.

Ce matin, il n’y a pas de victoire. Il n’y a que des vivants à moitié morts, et un mort qu’on n’oubliera pas.

Képlart.

Adieu, camarade. Tu nous manqueras, quand il faudra encore faire semblant d’y croire.
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