Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose aujourd’hui un nouvel opus de ma chronique romancée autour de Louis Pergaud. L’épisode se déroule en mars 1915, à l’ambulance de Haudiomont, et met en scène un moment de fraternité entre Pergaud et l’un de ses compagnons d’armes blessé au front.

Ce compagnon n’est autre que le sergent Vincent de Moro-Giafferi, grand avocat et figure marquante du barreau français, alors simple sergent-téléphoniste au 166e RI.

Merci à celles et ceux qui prendront le temps de le lire.

Bonne lecture, et très bonne soirée à toutes et à tous.

L’Ambulance de Haudiomont, mars 1915.

Il marcha d’un pas ferme, mais l’âme brouillée comme un ciel de giboulées. Depuis le matin, les nouvelles avaient circulé dans le cantonnement comme des murmures de feuilles sèches : « Le sergent-téléphoniste, Vincent… Vincent de Moro-Giafferi, blessé hier en première ligne… évacué sur l’ambulance divisionnaire… »

Pergaud avait reçu la nouvelle sans mot dire, le regard planté dans la terre, les poings crispés. Vincent, ce Corse passionné, brillant, fougueux, ce frère de tranchée au verbe haut et au courage fou, était quelque part, étendu, brisé peut-être. Il ne pouvait pas rester là, bras croisés, à imaginer le pire. Il demanda une permission d’une demi-journée, s’équipa sobrement, puis partit à pied, seul, vers l’ambulance de Haudiomont.

Le chemin jusqu’à l’ambulance serpentait entre les labours détrempés et les hameaux balayés par le vent. Le sol, spongieux, dégageait une odeur lourde de boue fermentée, de poudre et de sang séché. Au loin, l’artillerie martelait la crête des Éparges. Chaque grondement venait cogner dans la poitrine de Louis comme une résonance intime, un rappel de cette mécanique de destruction dont Vincent venait de faire les frais.

Devant l’entrée de l’ambulance — une ferme réquisitionnée, transformée en un lieu de souffrance —, deux brancards maculés attendaient d’être transportés. Dans la cour, un cheval hennissait faiblement, un pansement sur la hanche. Un aumônier passait lentement entre les blessés allongés à même la paille. L’odeur était celle de l’éther, du pus, de Dakin versé pour désinfecter, de la fièvre. Une volée de corbeaux tournoyait plus haut dans le ciel bas.

Pergaud franchit le seuil, salua brièvement un infirmier — un prêtre aux yeux cernés —, et demanda d’une voix calme mais tendue :

« Le sergent de Moro-Giafferi, 166e de ligne… on m’a dit qu’il était arrivé hier. »

« Salle deux, troisième lit à gauche. Blessures multiples, mais conscient. Il a eu chaud… »

La salle était étroite, et la lumière pâle qui tombait par les vitres sales baignait les blessés d’un voile irréel. Louis le vit aussitôt. Vincent était là, demi-assis, soutenu par des oreillers tachés. Sa joue était entaillée d’une plaie propre. Son bras gauche était bandé jusqu’à l’épaule. Et sous la chemise entrouverte, on devinait l’enflure d’une autre blessure, plus grave.

« Louis… par tous les saints, tu es venu… » dit-il dans un souffle.

« Évidemment que je suis venu, vieux frère… T’as encore trouvé le moyen d’aller te faire trouer la peau avant tout le monde. »

« T’as toujours cette gueule d’instituteur mal rasé, ajouta-t-il dans un murmure rieur. »

Pergaud éclata d’un rire court, brisé.

« Et toi, celle d’un mauvais élève pris la main dans le sac. »

Ils restèrent un moment en silence, leurs mains nouées comme un pont au-dessus de la douleur. Dans la pièce, le prêtre continuait ses prières à voix basse, et au loin, dans la rue, le roulement lointain d’une charrette de ravitaillement se mêlait aux aboiements d’un chien invisible.

Puis les mots vinrent, doux, douloureux. Et son regard brillait, têtu.

Vincent raconta l’assaut du 10 mars. Comment, avec trois volontaires, ils avaient réduit au silence une mitrailleuse allemande que même l’artillerie n’avait pu faire taire. Comment un éclat d’obus l’avait fendu à la tempe. Puis un autre dans le bras. Et enfin un projectile, logé dans l’épaule.

« On m’a opéré sans chloroforme, ici, hier soir. Tu aurais ri, Louis : j’ai crié comme un goret et après, j’ai remercié le Major comme un enfant. »

« Rire, non… murmura Pergaud. T’as juste prouvé que t’es un dur. Encore un peu et tu nous claquais dans les doigts. »

« Tu me connais… J’ai déjà eu l’honneur d’une blessure. Et la chance de la vie sauve. »

Ils parlèrent des copains du 166e, des nouvelles du régiment, des lettres qu’ils n’avaient pas le temps d’écrire.

« Tu te souviens… de la nuit de gel, à Vaux-lès-Palameix ? » souffla Vincent, les paupières mi-closes.

Pergaud acquiesça d’un lent mouvement de tête. Il voyait encore ce paysage figé, la tranchée prise dans le givre comme un fossile, leurs doigts raidis, leurs bottes collées à la boue durcie. Ils avaient grignoté une conserve de singe à la lueur d’une bougie tremblotante, riant comme deux gosses d’un rien.

« Tu chantais, Vincent. Une romance de Béranger, je crois. Pour qu’on oublie que les fusils grelottaient plus que nous. »

« Le vieux vagabond »… souffla-t-il dans un sourire.

Un silence s’installa. Un de ces silences doux où les âmes communiquent mieux que les mots. Les yeux de Vincent se perdirent un instant au plafond noirci, comme s’il y revoyait la voûte étoilée d’alors.

« Et cette fois où on a joué aux dés dans l’abri effondré, tu t’souviens ? On pariait nos rations de sucre… »

« Et j’ai gagné trois morceaux de pain moisi, grogna Pergaud dans un éclat léger. »

« J’te les aurais donnés de toute façon. »

Louis sourit, mais ce sourire s’effaça vite. Le contraste entre ces instants de camaraderie, presque tendres, et l’état dans lequel il retrouvait Vincent, était insoutenable. Il baissa la tête, serra un peu plus la main qui reposait dans la sienne.

« On était heureux, au fond, murmura-t-il. »

« Oui… Parce qu’on était ensemble. C’est ça qui compte. »

Pergaud ferma un instant les yeux. Il aurait voulu pouvoir suspendre le temps. Le protéger, le retenir, le garder là. Mais les minutes passaient, et l’odeur âcre de l’éther et de la sueur lui rappelait cruellement qu’il faudrait partir.

Puis Pergaud se leva, le regard fixe.

« Tu vas être évacué ? »

« Oui. Hôpital n°11 à Verdun pour deux, trois jours. Et puis Dijon, à l’arrière. On me retire le projectile… mais je reviendrai, Louis. Je te le promets. »

« Reviens vivant, c’est tout. L’ennemi, on s’en charge à deux. »

Ils s’étreignirent sans mot. Louis s’éloigna lentement de la civière. Il ne se retourna pas. Il savait que croiser encore le regard de Vincent suffirait à faire céder ses larmes. Et il ne voulait pas que son ami voie cela.

En sortant de l’ambulance, laissant derrière lui les relents de fièvre, d’éther, et de douleur, Pergaud marcha plus lentement. Quelque chose s’était brisé en lui, une écorce qu’il croyait endurcie par la guerre. Mais le regard de Vincent, ses mots de feu, ses doigts tremblants, l’avaient transpercé plus sûrement que les éclats.

Dehors, l’air frais de fin d’après-midi mordit ses joues. Un vent discret faisait danser les feuilles mortes dans la cour de la ferme. Au loin, le canon grondait comme un orage distant, jamais tout à fait éteint.

Il marcha lentement, redescendant le sentier en pente douce qui menait vers le repli des troupes. La lumière dorée du soir filtrait entre les branches. Il n’entendait plus les cris, ni les gémissements — seulement le crissement régulier de ses pas sur le sol détrempé et le battement sourd de son propre cœur.

Sur le chemin du retour, il croisa un soldat à bicyclette, un caporal de liaison qui le salua d’un geste las. Plus bas, deux chevaux fatigués tiraient un caisson de munitions, l’un des deux boitait. Une vie de campagne, dans un monde brisé.

Louis s’arrêta un instant à un carrefour. Il leva les yeux vers le ciel, déjà teinté de rose et de gris. Un vol de corbeaux passa au-dessus de sa tête. Il pensa à Vincent.

Il reprit sa marche.

Il n’était plus tout à fait le même qu’en montant ce matin. Quelque chose s’était fissuré en lui, mais autre chose s’était aussi renforcé : une force muette, intérieure, celle qui lie les vivants à ceux qui restent couchés.

Il regagna sa compagnie à la tombée du jour, salua ses hommes d’un signe de tête. Il ne dit rien. Ce soir, il écrirait. Peut-être. Ou il resterait silencieux, à regarder la flamme d’une bougie trembler sur un carnet encore vierge.

Mais il savait qu’au fond de lui, quelque chose venait de s’écrire pour toujours.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

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Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus intitulé « Le mot est tombé ».

Il inaugure un nouveau cycle : « La montée vers la ligne », qui suivra pas à pas, surtout de nuit, la vie d’une compagnie dans une tranchée de seconde ligne à Marchéville.

Un moment particulier dans la vie des hommes : l’annonce de la remontée. L’attente prend fin. Le silence tombe. Et les gestes reviennent — préparer, replier, plaisanter, pour tenir debout.
Louis est encore là. Les chiens aussi. Tout le monde sent que quelque chose bascule, sans pouvoir encore le nommer.

Ce nouveau cycle m’a été inspiré et ébauché devant la stèle de Louis Pergaud, à Marchéville, le week-end dernier. L’émotion de ce moment m’accompagne encore.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire, ou simplement de passer par ici.

Bonne lecture, et bonne soirée à chacune et chacun.

Le mot est tombé
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 19 mars 1915

Il y a des matins où le silence pèse autrement. Où le vent, en glissant sous la porte mal jointe, n’a plus la même haleine. Ce matin-là, ce fut d’abord une odeur. Rien de précis, mais quelque chose d’inhabituel dans le cantonnement. Une senteur mêlée de cire sèche, de toile froissée, et de cette légère acidité qu’ont les enveloppes humides de consigne.

C’est un caporal qui ouvre la marche, godillots en traînée sur les dalles. Il frotte ses yeux encore pleins de nuit, cherche du nez l’origine de ce malaise suspendu dans l’air. Pas de tabac, pas de café — la bouilloire dort encore. Et pourtant… quelque chose.

Sur la longue table de bois, à moitié tachée de soupe séchée et d’encre bavée, repose un feuillet blanc. Le coin est recourbé. Il a été lu. Maintenu au coin par une miette de pain sec, lesté pour ne pas s’envoler. L’en-tête est familier : la division. En dessous, des lignes imprimées, raides, et quelques mots manuscrits, plus nerveux. Le timbre officiel, couleur sang.

— « Tiens… » murmure un second, en s’approchant. Il ne lit pas. Pas encore. Il fixe le papier comme on regarde une lettre posée sur un cercueil.

Les autres arrivent par grappes, un à un, ou en silence, ou sifflotant à moitié. Mais tous s’arrêtent, à la même distance, comme aimantés. Comme si leurs bottes savaient avant eux. L’odeur se précise : celle des ordres. De ceux qu’on ne peut pas discuter.

La remise, d’ordinaire pleine de clameurs de réveil, reste muette. Même Gustave, roulé en escargot dans un coin, lève la tête et reste coi. Ce n’est pas un matin ordinaire. L’air ne ment jamais.

Les bottes du Capitaine claquent deux fois devant la remise. Puis plus rien. Comme s’il s’arrêtait pour écouter, lui aussi. Puis la poignée grince et la porte s’ouvre doucement. Il entre. Son képi humide d’une goutte de brume. Les épaules larges, le col relevé, et ce regard qui cherche les yeux avant les bouches.

Il ne dit rien tout de suite. S’approche de la table. Jette un œil au papier, qu’il connaît déjà par cœur. Il s’humecte les lèvres. Pas pour le théâtre. Juste parce qu’elles sont sèches.

Il s’éclaircit la gorge. Puis, sans pathos, sans roulement de tambour, il lâche :

— « On remonte au front ce soir. Relève du 167e. »

Voilà. C’est dit. Il ne regarde pas s’ils réagissent. Il connaît l’effet de ces mots. Les a déjà lâchés, ailleurs, dans d’autres matins. Plusieurs fois. Il retire ses gants à gestes lents, les laisse tomber dans sa musette, puis s’assoit sur une chaise boiteuse. Il sait qu’il faut laisser le silence couler après l’annonce. Le silence, c’est le plus fort des tambours.

Personne ne répond. Pas un mot. Quelques yeux baissent, d’autres restent en l’air, comme à fixer un point au mur. Un moment suspendu, mais sans solennité.

Puis, tout doucement, le bruit revient. Une cuillère racle un bol, un briquet craque, un soupir rase la table. Mais tout est plus lent, comme alourdi. Chacun sait ce que cela signifie. Le barda, la boue, les boyaux, les heures sans montre.

Dans un coin, Louis referme son carnet. Il n’a pas besoin d’écrire ce qu’il vient d’entendre. C’est déjà gravé quelque part, entre ses tempes.

Pas d’ordre formel. C’est une mécanique inscrite dans la chair. Chacun s’y met, comme mû par une horloge intérieure qui connaît la musique.

On replie la toile de tente, en chassant d’un revers les miettes de pain et les brins de paille. Les gestes sont lents, sans empressement, mais sûrs. On trie les effets, on enroule les bandes molletières, on glisse les chaussettes sèches dans une poche qu’on ne retrouvera jamais au bon moment.

Les fusils passent sous un chiffon rêche. La culasse claque, se referme. On ouvre la cartouchière, on recompte. Les baïonnettes sont astiquées. On vérifie que la gamelle ne claque pas trop fort contre la gourde.

Louis plie sa couverture avec soin. Il connaît ces heures-là. Celles d’avant. Il ne parle pas. Pas encore.

Quelques phrases s’échangent, comme des restes de chaleur humaine, plus pour occuper l’air que pour informer.

— « Garde ta laine sèche, surtout. »
— « Mets la photo dans la poche intérieure, c’est mieux. »

On se donne des conseils inutiles. Pour garder le ton, sans doute. Pour éviter que le silence ne s’installe trop solidement.

Gustave, lui, a compris. Il tourne, cherche une main, un regard. Sa queue bat sans conviction. Il vient se poser près de la cantine de Louis, pose son museau sur le cuir du havresac, et soupire. Ce soir, il ne jouera pas.

Dans un coin, un gars récite à voix basse l’inventaire de son sac comme une prière. Un autre renonce à refermer le sien, le laisse entrouvert, comme s’il pouvait encore changer d’avis.

L’air est devenu plus lourd. Et pourtant rien n’a encore changé.

Ils sortent un à un du cantonnement, comme s’ils cherchaient à respirer une dernière fois l’air d’ici, celui qui n’a pas encore l’odeur du métal chaud ni celle du sang séché.

Le ciel est pâle, éteint comme un drap trop lavé. Un souffle tiède descend du plateau, inattendu pour la saison. On s’y attendait froid et mordant ; il est presque doux, aujourd’hui — ironie cruelle. Comme si le jour voulait tromper les hommes sur ce qui les attend.

Ils forment de petits groupes devant les baraques, sans se regarder vraiment. On s’assoit sur une souche, sur un bidon vide, sur un coin de caisse. On ne parle pas beaucoup.

Un quignon de pain circule, dur, mâché lentement, comme un viatique. On boit à même les quarts, on racle le fond d’une boîte de singe. Chacun sait qu’il faudra attendre un moment avant de retrouver ce luxe simple : mâcher au calme, sans se presser.

Les cigarettes s’allument l’une à l’autre. Les flammes passent de main en main comme de vieux secrets.

— « Tiens, celle-là vient de Verdun, elle pique. »

Un sourire bref, un clin d’œil, mais pas de rires. Juste un peu de chaleur dans le creux de la paume. On en garde une pour le chemin. Une autre est écrasée trop vite, les doigts nerveux.

Louis observe la scène. Il ne prend pas part, ou du moins pas tout de suite. Il note dans son carnet, quelques mots peut-être, ou un dessin hâtif de Gustave, qui s’est couché sur la botte de son maître, les yeux levés vers lui, sans comprendre pourquoi le monde a changé ce matin.

Au loin, on entend un train. Les gars lèvent la tête. Ce n’est pas le leur.

Les ordres sont tombés, les sacs sont prêts, les fusils graissés. Reste l’indicible : cette mécanique intérieure que chacun répète pour se convaincre qu’il a encore prise sur le sort.

Alors les gestes s’enchaînent, toujours les mêmes. On lace les godillots en commençant par le pied gauche — ou le droit, mais toujours le même, surtout ne pas changer. L’un glisse une médaille de la Vierge dans sa cartouchière, un autre, un bouton de nacre cousu dans la doublure de sa capote. On tâte la poche : le talisman est là, un éclat de bois, une lettre pliée, un fil rouge.

Dans un coin, un poilu fait trois fois le signe de croix. Il s’interrompt, recommence. Le regard des autres ne le gêne pas. Ici, chacun a son rite, et personne ne raille. Au front, même les esprits forts deviennent un peu sorciers.

Un silence à peine percé par les cliquetis de l’équipement et le frottement des semelles sur le sol dur. On ne s’adresse plus vraiment la parole. C’est un moment intérieur. Une prière sans mots, un appel sans adresse.

Louis, lui, ne dit rien. Il s’est assis un instant sur un ballot de paille. Il lisse lentement les pages de son carnet. Une tache d’encre y dessine une fleur floue. Il tourne la page. Reprend sa plume. Écrit trois lignes, les rature, recommence.

Gustave vient poser sa tête sur son genou. Louis sourit, mais sans le regarder. Il lui gratte distraitement l’oreille.

L’adjudant de compagnie passe, jette un coup d’œil à sa montre.

— « Dans dix minutes. »

On ajuste les bretelles, on refait le nœud d’un mouchoir, on toussote pour se donner une contenance.

Tout est prêt. Tout semble fragile.

Ils sont là, alignés comme pour une revue, les uns calant leur barda, les autres tapotant nerveusement leur bidon ou ajustant leur ceinturon. L’attente est suspendue, et les secondes s’allongent, se diluent dans l’humidité du matin.

Alors, comme souvent, c’est une voix qui fend le silence :

— « Vous croyez qu’ils vont nous remettre la même tranchée qu’en janvier ? Parce que j’ai oublié mon savon là-bas… »

Les premiers rires fusent, un peu secs, mais sincères. L’effet est immédiat : les visages se dérident, les épaules se détendent, on respire à nouveau.

— « J’ai laissé ma bonne humeur aussi. Elle doit moisir dans un trou d’obus… »

Un éclat plus franc, presque joyeux. Même l’adjudant de compagnie, de dos, a un coin des lèvres qui tressaille.

On y va toujours comme ça, le cœur un peu plus léger sur une plaisanterie. Comme un masque, ou une armure. Les mots drapent la peur, la rendent supportable. Ce n’est pas de l’humour, c’est de l’instinct.

Gustave, lui, trottine entre les jambes, flairant l’un, bousculant l’autre. Il s’arrête devant Louis, qui s’est relevé. L’écrivain sourit à son tour, un sourire fin, presque triste. Il regarde les autres, un à un, comme s’il cherchait à les graver dans sa mémoire.

Le tambour d’un canon lointain rappelle que la farce ne durera pas. Mais pour quelques instants encore, l’illusion tient bon. Elle est tout ce qu’ils ont.

La section s’ébranle à la tombée du jour. Pas de clairon, pas de fanfare : juste l’ordre bref du Capitaine, et les silhouettes qui se mettent en branle, une à une, comme poussées par une mécanique lente.

Un dernier regard se tourne vers le cantonnement — cette grange trop petite, ces murs lézardés, cette table bancale où l’on a tant râlé, ri, écrit. Là-bas, une gamelle oubliée fume encore, posée sur une pierre. La chaleur d’un feu éteint dans la cendre.

Les chiens suivent, comme s’ils comprenaient. Gustave marche au milieu, entre les jambes, queue basse mais regard attentif. Un autre bâtard leur emboîte le pas, sans bruit. Pas d’aboiement, pas de jeu ce matin. L’heure est grave, et même eux le sentent.

Une poussière pâle se lève au rythme de la marche — irrégulière, obstinée — insaisissable comme l’angoisse. Le cuir crisse, les sangles grincent. Chacun porte son monde sur son dos. Les haleines montent dans l’air doux, se mêlent, se dissipent.

Personne ne parle. Il y a dans ce silence un respect, une gravité. Une peur aussi, tapie au fond du ventre. Mais plus forte encore : l’acceptation.

On ne sait pas ce qui nous attend là-haut, dans le noir des boyaux, dans les premières lignes rongées par la boue et la guerre.

Mais on y va.

Ils avancent, tassés sous la charge, les visages fermés, les pensées repliées.

Chacun marche avec ses fantômes, ses silences, ses petits pactes intimes. L’un compte ses pas — comme pour conjurer le sort. L’autre pense à sa sœur, à ce qu’elle lui a dit la veille de son départ. Un troisième revoit une porte entrouverte, un bol fumant, une voix qu’il n’entendra plus. C’est flou, mais ça tient chaud.

Louis, lui, ne parle pas. Il marche un peu en retrait, les yeux sur les talons de sa section. Dans la poche intérieure de sa capote, le carnet repose, bien à l’abri. Il y a couché quelques lignes avant le départ. Il y retournera dès qu’il le pourra. Comme une digue.

On entend, de loin, un roulement grave. Peut-être un canon. Peut-être un chariot sur les pavés. Dans ce doute-là aussi, il faut tenir.

Sous le ciel gris, ils sont des dizaines, pareils à tant d’autres. Des hommes en uniforme, tirés de leur sommeil pour aller retrouver la guerre. Ils ne pensent pas à la gloire. Pas à la victoire. Ils pensent au soir prochain, à ce qu’ils mangeront, à ce qui pourrait tomber.

Et ils marchent.

Extrait du carnet — 19 mars, à la nuit tombée

Les ordres sont tombés sans fracas. Comme une pierre qu’on laisse choir dans un seau vide.
Demain, nous remontons — à la nuit, comme toujours.

J’ai vu l’ombre passer sur les visages. Personne n’a protesté. C’est comme ça.
On a préparé, on a replié, on a fait les gestes mille fois répétés.

Chacun à sa manière a tenté d’endiguer le silence.
Moi, j’écris — c’est ma ficelle à moi, nouée autour du cou pour ne pas tomber.

Je crois que Gustave l’a compris avant nous.

Il s’est couché près de moi.

Je lui ai promis qu’on redescendrait ensemble. Je ne sais pas si j’ai bien fait.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici la suite de notre cycle “La montée vers la ligne”, avec ce deuxième opus : Le boyau.

Toujours cette volonté de faire ressentir, par petites touches, le réel d’alors : la nuit, la pluie, l’étroitesse, les pas lents, les relèves muettes, l’odeur du front qui approche.

Merci de vos lectures.

Très bonne soirée à chacune et à chacun.

Le boyau
Boyau en direction du front de Marchéville, 19 mars 1915.

La pluie tombait sans fin, tiède et lente, comme épuisée d’avoir tant pleuré. À la lueur des fusées éclairantes qui zébraient le ciel par à-coups, les silhouettes s’ébranlèrent, une à une, en silence, dans la gueule béante du boyau.

Ils avançaient à la file, le dos voûté, les épaules chargées, le cou rentré dans le col ruisselant des capotes. Leurs sacs battaient les reins, les brodequins clapotaient dans la boue, aspirés à chaque pas comme par un marécage jaloux. Le vent rabattait par rafales les nappes d’eau dans le cou. On ne voyait pas à deux mètres.

À chaque éclat de lumière venu du ciel, le monde se figeait un instant : des fusils plein de boue, des baïonnettes ballantes, un visage blême tourné vers l’arrière, puis la nuit refermait son couvercle. Devant, la ligne s’étirait lentement. Derrière, d’autres attendaient. Il fallait suivre, coller, ne pas perdre le pas du camarade devant soi, ne pas s’arrêter.

Personne ne parlait. On n’avait plus rien à dire. Tout avait été dit au cantonnement : la blague pour faire croire qu’on n’a pas peur, les murmures sur ce qu’on allait trouver là-haut, la poignée de main peut-être. Maintenant, c’était fini.

Seuls les bruits rythmaient la marche : les gouttes sur la tôle abandonnée, le bruit de succion des pas, et plus loin, là-haut, le canon — le grondement sourd et régulier des batteries, comme un train invisible qui ne passe jamais mais ne cesse de gronder.

Un obus éclata quelque part vers Fresnes : on entendit d’abord ce “woup” déchiré dans l’air, puis la chute, et enfin, cette effroyable clameur métallique — comme si une charrette de ferraille se renversait sur les pavés. Personne ne s’arrêta.

Le boyau s’ouvrait sur la nuit, mais c’était une nuit sans ciel. Les parois de terre, hautes d’un homme, se refermaient autour d’eux comme des mâchoires. Il fallait se plier, parfois se pencher, les pieds dans l’eau, la main sur la crosse, et marcher. Juste marcher.

C’était le début de la montée.

Ils s’enfonçaient dans la terre comme dans un ventre hostile.

Le boyau, d’abord large et hésitant, se resserrait peu à peu, devenait tunnel sans plafond. Le ciel avait disparu, avalé par les parois de glaise qui se rapprochaient, de plus en plus hautes, de plus en plus grasses, jusqu’à les faire disparaître eux-mêmes. Les fusées n’éclairaient plus rien. Il n’y avait plus de lumière, plus de lune, plus d’horizon.

On avançait plié en deux, parfois à genoux, parfois même à plat ventre sur quelques coudées effondrées. La boue vous happait les bras, engluait les doigts, collait aux genoux. Le Lebel pendait lourdement sous l’épaule, la sangle du havresac sciait le col. Chaque pas était un effort, chaque geste une lutte contre la matière visqueuse.

Le boyau suintait. Ça dégoulinait des parapets, ça giclait sous les pas. Il fallait tâter les parois d’une main gantée, chercher les appuis, éviter les racines dénudées qui pendaient comme des veines tranchées. Par endroits, des pans entiers du boyau s’étaient effondrés sous la pluie, et l’on devait grimper sur les déblais, redescendre, glisser, retomber.

Un grognement monta à mi-voix, suivi d’un “Put*** d’merdier…” — juron étouffé aussitôt, avalé par la peur de se faire repérer. Il y avait parfois un choc contre le fusil du voisin, un genou dans les côtes, un sac qui dérape. Mais jamais un cri.

Le silence était devenu un réflexe de survie.

La file avançait, lente, comme un ver de terre dans un sillon. L’homme de tête, le guide, posait ses pieds dans l’eau noire, les autres suivaient, aveugles, guidés par le rythme régulier des pas, par l’odeur de sueur et de tabac froid du camarade juste devant. Il ne fallait pas s’arrêter, jamais.

Sous la pluie, dans le boyau, chaque pas vous rappelait que la terre pouvait vous prendre.

Puis, dans ce boyau devenu boyau du monde, apparurent les premiers revenants. Ceux qu’on venait relever.

On les devinait d’abord à l’odeur — âcre, lourde, mêlée de boue, de tabac mouillé, de fatigue et de crasse. Puis on distinguait des formes qui descendaient, à contresens, torves, pliées en deux, la tête rentrée dans les épaules, les mains agrippées au mur de glaise.

Des silhouettes fantomatiques, engoncées dans des capotes rigides de boue, les brodequins ventrus d’argile. Leurs visages étaient indistincts, mais les yeux, eux, fixaient le sol, vides, éteints.

Ils passaient près, très près. Parfois une épaule heurtait une autre, parfois il fallait se coller contre la paroi et laisser passer.

On s’effleurait, on se frôlait, mais on ne se regardait pas.

C’était un lent échange de fatigue, une passation d’épuisement.

Une relève silencieuse.

Quelques-uns marmonnaient un mot, à peine :
— Bon courage…
— C’est calme ce soir, pourvu que ça dure…
— Faites gaffe au bout, y’a un trou d’obus…

Mais la plupart ne disaient rien. Ils ne parlaient plus. Ils marchaient, un point c’est tout.
Les plus jeunes avaient le menton tremblant. Les anciens, eux, baissaient la tête et passaient.
Certains traînaient la jambe, d’autres portaient leur fusil comme un fagot. On croisait même un homme sans képi, le front barré d’un pansement sombre. Il marchait droit, sans un mot. Il sentait le sang.

On n’échangeait rien, sauf parfois une poignée de main brève, sans regard, comme on se transmet une charge. Puis ils poursuivaient leur descente, avalés par le boyau, happés par la nuit.

Au détour d’un coude, dans une poche de nuit plus noire encore, un sergent les attendait, courbé, les mains gainées de glaise.
Sa voix ne monta pas. Elle glissa, grave et rapide, à hauteur d’épaule :

— Là, faut pas se lever. Une balle ricoche au ras du bord.
Il montra du doigt une éraflure sinistre dans la paroi.
— Là-bas, quand ça siffle court, faut plonger. Long, ça passe. Court, ça tombe.
Il enchaîna, sans pause :
— Y’a un éboulis juste avant la traverse, faudra l’enjamber en vitesse. Et le muret, évitez d’y coller la main, y’a eu un coup de shrapnel dedans hier.

Les mots se répandirent dans la file, de bouche à oreille, dans un murmure de plus en plus bas.
Chaque homme répétait à celui qui suivait. Les mêmes phrases, les mêmes gestes, transmis comme un savoir ancien, vital.

Pas de place à l’hésitation.

Les consignes coulaient avec l’eau, s’enroulaient autour des bottes, s’infiltraient entre les plis des capotes. Elles faisaient partie du boyau, elles en étaient le code muet. On hochait la tête, on murmurait un “reçu” qu’on n’entendait pas, mais que l’on comprenait.

Il ne s’agissait pas de comprendre, d’ailleurs. Il s’agissait de survivre.

Un repli dans le boyau, un renflement dans l’étreinte de glaise.

Deux silhouettes surgirent, comme jetées par la nuit..

Leurs visages sont des masques. Boue séchée sur les pommettes, yeux caves. Ils descendent, eux. Ils sortent.

L’un d’eux lève la main. Un geste à peine, dans la pénombre. Son bras tremble, mais la main est ferme. L’autre serre, sans un mot. Pas besoin de parler. Tout est là, dans la pression brève des doigts, dans ce silence qui pèse plus que les obus.

Un clignement d’œil. Un soupir. Le soldat de la relève baisse les yeux, l’autre s’éloigne, happés par la nuit qui les engloutit.

Ils se croisent sans bruit, se remplacent sans cérémonie. L’un va dormir, peut-être. L’autre va veiller, sûrement.

Et le boyau, impassible, continue de dérouler son intestin humide vers la ligne.

Un moment, ils croyaient que c’était la pluie.

Mais non. Ce n’est plus la même humidité. Ce n’est plus la même terre. Ça colle aux narines, ça gratte la gorge, ça descend jusque dans le ventre. L’odeur a changé.

Les premières senteurs étaient celles des labours détrempés, du bois pourri, de la laine mouillée.
Mais maintenant… c’est autre chose. Ça sent la poudre rance, la sueur sèche, les latrines débordées, le linge qui n’a plus séché depuis des semaines. Et ce fond… ce fond fétide, qui monte en arrière-plan, qu’on n’ose pas nommer. C’est âcre et sucré tout à la fois. Et ça reste, même bouche fermée.

Un soldat serre les dents, une grimace passe. L’autre respire par la bouche.
Personne ne dit rien.

Mais tous savent. On approche.

On entre dans l’ombre. L’ombre qui saigne.

Un geste brusque devant. Puis plus rien. Tout s’arrête. Les corps figés dans la boue, les souffles suspendus, les pensées en berne.

Quelque chose. Un éboulement, peut-être. Ou bien une consigne transmise par signe.
Nul ne sait. Nul ne demande.

Le boyau devient tombe. On n’entend plus que la pluie, cette pluie continue, obsessionnelle, qui frappe les capotes et tambourine tout ce qui est métallique. Elle ruisselle sur les visages, s’égoutte des nez, s’insinue dans les cols.

Un bruit de succion. Là, juste derrière.
Un godillot qu’on arrache à la glaise avec effort.
Une semelle qui fait floc dans une flaque.
Un soupir trop fort, aussitôt retenu.

Devant, ça ne bouge pas. Derrière, on n’ose presser.
Alors on attend, entre deux pas, entre deux souffles.

La guerre, c’est aussi ça : tenir debout, dans un boyau, au milieu de rien.

Un frémissement parcourt la file. Un léger balancement d’épaules. Un pied qui glisse en avant. La marche reprend, sans mot, sans élan. Comme un train se remettrait en branle dans une gare obscure.

Le boyau s’ouvre à peine. Une pâleur au loin. Une fissure de lumière sale. C’est la fin. La tranchée, là-bas. Ils ne la voient pas encore, mais ils la sentent. Une odeur plus âcre. Un silence plus dense.

Les fusées éclairantes griffent le ciel derrière les monticules. Une lueur blanche tombe, verticale, sans chaleur. Le sol brille d’un éclat d’argent maladif.

Ils avancent. Le cœur bat — pas trop fort, surtout. Les doigts se crispent sur la sangle du Lebel, sur les sangles des cartouchières en cuir. Encore un virage, deux peut-être. Ils y seront. Cinq minutes.

Cinq minutes de plus à être vivants.

Carnet de Louis – 19 mars, vers 23h, quelque part dans le boyau vers Marchéville

On avance à tâtons, courbés comme des bêtes de somme. À un moment, un gars devant moi s’est retourné et m’a soufflé, à voix basse, comme une vieille blague :

— Tirez pas sur la chouette. C’est pas un oiseau, c’est le sifflet des obus.

J’ai pas compris tout de suite. Puis l’air a chuiné.

Et j’ai compris.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir le troisième opus du cycle La montée vers la ligne : La seconde ligne.

Après la marche dans les boyaux, voici l’arrivée dans les abris de fortune, misérables et suintants, où l’on tente malgré tout de s’installer, de tenir, de respirer.

On répartit les veilles, on partage le quart du soir. Un trait de gniole. Gustave fait sa tournée.
Louis, lui, creuse un coin sec pour son carnet.

Merci à toutes celles et tous ceux qui suivent cette petite série de fragments.

Très bonne soirée à chacune et à chacun.

La seconde ligne.
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915.

La nuit s’épaissit comme un linge mouillé. Pas un ciel, pas une étoile — juste cette brume noire que percent, par instants, les éclairs blafards des fusées. Là-haut, un 77 siffle. Il est suivi d’un autre, plus grave, plus lent : une marmite de 105 qui s’écrase quelque part derrière le boyau. La terre frémit sous leurs semelles.

Ils sont arrivés. À la seconde ligne.

Devant eux, les cagnas : trous de taupes mal rebouchés, abris disloqués, puants, suintants. Quelques planches pourries, une tôle arrachée, un madrier de guingois qu’on dirait prêt à rompre. On y devine des lambeaux de toile, des copeaux de paille mêlés à la boue.

Un silence passe. Puis une voix rauque, à peine un souffle :
— Ben mon vieux…

L’un des gars se baisse, éclaire d’un bout de bougie. La flamme vacille, dévoile un sol noir, collant, où l’eau croupit entre deux baïonnettes rouillées. On entre à quatre, parfois cinq. On s’assoit sur les musettes. On se fait petit.

Louis s’est accroupi dans un coin. Il regarde sans mot dire, sa capote gouttant sur ses genoux. Sa main, par habitude, va à la poche intérieure. Il sent le carnet, au sec. Pour l’instant.

Un autre dit :
— Au moins, y a un toit.

Et quelqu’un répond, sans conviction :
— Pour ce qu’y vaut…

Puis plus rien. Rien que les respirations. Et les rats qui, déjà, trottent tout près.

Le ciel reste noir, sans fond. Une fusée éclate au loin, blanchissant le rebord d’un parapet avant de s’éteindre en bruine froide.

Ils sont alignés, tassés contre le boyau. Le sergent a tiré de sa poche un carnet tout gondolé, les coins frangés, le crayon à mine rongée jusqu’au bois. Il s’adosse à une clayonnade, cale sa lampe de poche contre son genou.

— Toi ici, toi là. Vous autres, vous allez me suivre.

Il parle sans lever les yeux, en rayant les noms d’un geste dur.
— Les veilles : deux heures chacun. On tourne.
Un silence, puis :
— Les corvées, c’est pour la brune, comme d’hab’. Fera encore nuit, mais faudra ravitailler.

Pas un mot ne répond. Personne ne discute. Ce n’est pas le moment.

Un gars s’éloigne vers une cagna, tenant son barda sous un bras. Un autre s’accroupit déjà dans une flaque, contre une paroi. Louis regarde le sergent comme on regarde un chef de gare, sans haine, juste avec cette docilité morne qu’on prend en entrant en guerre.

Quelqu’un éternue. Un autre tousse.

On s’installe. On dépose le fusil. On défait la capote trempée, mais pas trop, pour pouvoir la remettre vite. On fourre la gamelle dans un coin. On se résigne. Comme d’habitude.

Un vieux seau cabossé, sans anse, fait l’affaire. On l’essuie d’un revers de manche, on le retourne, et voilà : un tabouret.

Un gars tire une planche déglinguée du fond d’un éboulis, la cale sur deux cailloux, et dit, presque en souriant :
— Notre salle à manger, messieurs.

Louis a trouvé un bout de toile de jute dans une sape à moitié comblée. Il l’accroche avec deux petits clous rouillés, dénichés dans une traverse éclatée. Un rideau, pour se croire un peu chez soi, pour masquer l’eau qui perle et l’angoisse de l’obus qui rôde.

À l’intérieur de la cagna, la lumière d’une bougie découpe les ombres. On devine des gestes lents. On gratte la terre pour faire une rigole, une niche à gamelle, un coin à carnet. Un petit trou pour y fourrer l’espoir.

Ça sent le bois pourri, la laine mouillée, le cuir qui moisit.

Mais c’est chez eux. Pour deux jours, trois peut-être. Une tanière sous la boue. Ça suffit.

Il a attendu que les autres détournent les yeux. Que le sergent s’éloigne, que les bottes s’enfoncent ailleurs. Alors Louis s’est accroupi dans un coin de la cagna, là où la paroi suinte un peu moins.

Sa vieille cuillère en fer battu a servi à tout : manger, creuser, défendre parfois. Ce soir, elle est pelle d’argile.

Il gratte, doucement. L’argile est collante, mêlée de paille et de gravier. Il creuse une petite niche, pas plus grande qu’un quart. Il y glisse son carnet, enveloppé dans un morceau de toile cirée.

Deux cailloux plats pour caler le tout. L’un contre l’autre, comme deux mains jointes.

Il reste un instant là, le regard dans le vide, puis soupire. Pas un mot. Pas une plainte. Rien que le souffle du front, épais comme une chape.

Le carnet est là, à l’abri. Comme s’il fallait protéger quelque chose de soi, dans ce monde effondré.

Dans la nuit sans ciel, un museau se faufile.

Gustave renifle une caisse renversée, gratte le bord d’une gamelle oubliée. Il va d’un homme à l’autre, comme s’il faisait l’appel, sans un aboiement, sans un bruit. Il sait.

Un vieux soldat lui tend un quignon de pain, un reste dur comme le bois. Gustave le prend du bout des crocs, presque gêné. Il mâchonne sans hâte, sans joie.

Puis il s’installe, museau sur les pattes, au centre de la cagna. Il regarde les hommes, un à un. Pas comme un chien. Comme un frère d’armes.

Les hommes ne parlent pas. Lui non plus.

Dans ses yeux, la fatigue du monde.

Un quart passe de main en main, tiède, cabossé, noirci par le feu et les jours.

Dedans, un fond de café. Une chose trouble, un peu sucrée, vaguement amère. On le tient à deux mains, avec précaution, comme une chose rare. On se le prête comme un talisman. Il réchauffe les doigts, pas le cœur.

Un mot fuse. Une remarque à mi-voix. Puis un ricanement bref, presque secoué de fatigue. Et puis plus rien. Le silence revient, avec son pas lourd.

Alors, sans un mot, un vieux tire une petite bouteille de sa capote. Du tord-boyaux, clair comme l’eau trouble des fossés. Il en verse une gorgée dans le quart. Un autre ajoute la sienne. Le café se mêle à l’alcool, ça fume un peu dans le froid.

On boit à petites lampées. On grimace, on souffle par le nez. Mais ça réchauffe. Ça tient debout. Ça fait dire qu’on est encore là.

Au loin, une fusée monte. Un souffle court. Puis le canon reprend, comme une bête qui tousse dans le noir.

Le canon frappe au loin, comme une porte qu’on claque, lourde, régulière. Chaque coup roule longuement dans le ventre de la terre, et s’éteint derrière la colline.

Plus proche, un bruit de succion. Quelqu’un a bougé une botte. Une coulée de boue dévale, paresseuse, visqueuse. Puis plus rien.

Un grattement. Puis un autre.

Un rat sort d’un trou dans la paroi. Il passe sans se presser, longe une manche, renifle une gamelle. Un deuxième suit. Ils vont et viennent, comme s’ils étaient chez eux. Et ils le sont.

Personne ne bouge. On ne les chasse plus. Même eux, on les tolère.

La tranchée somnole debout, les yeux mi-clos. À peine vivante. En apnée.

Un souffle, un frisson. Le froid se glisse sous les capotes, dans les replis, jusqu’au creux des reins. On se couche sans se déshabiller, l’un contre l’autre, dans la boue et l’ombre. Les fusées éclairantes blanchissent un instant la toile déchirée de la cagna, puis retombent en pluie de silence.

Un homme prie. On devine ses lèvres qui bougent. Un autre remue, pris dans un rêve qu’on n’a pas envie de connaître.

Louis rouvre les yeux.

Il sort son carnet, le tire lentement de la niche d’argile où il l’avait calé. Il note une phrase, vite, d’un crayon, les doigts gourds :

« Le soir, le silence est lourd comme la terre mouillée. Même les rats se faufilent à pas de loup. »

Il referme. Range. Referme les yeux.

La nuit est là. Elle ne dit rien. Elle attend.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir l’Opus 4 du cycle La montée vers la ligne : Ceux de devant.

L’aube se lève. La première ligne prend tout. Les obus tombent, les boyaux tremblent, et nous, plus en arrière, nous ne pouvons rien. Rien que d’attendre. Rien que de trembler.

Quand les blessés reviennent, noircis de suie et de sang, il n’y a plus un mot. Même Gustave baisse les yeux.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire.

Très bonne soirée à chacune et à chacun.

Ceux de devant
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

Quelque part, entre la cagna et le ciel, la nuit cède. Mais pas comme les autres fois. Ce matin, c’est une lumière trouble, ferrugineuse, qui s’étale sur les crêtes. Rouge comme un linge oublié dans l’eau sale.

Un premier sifflement fend l’air, aigu. Puis vient l’impact : sec, lointain. La terre soupire. L’aube est là. Et elle n’annonce rien de bon.

Un poilu murmure :
— Ils ont commencé.

Personne ne répond. Mais tout le monde l’a compris.

Tout a commencé par un feu roulant de 77. Des obus nerveux, secs, tranchants, qui lacèrent l’air comme des rasoirs fous. Puis sont venues les grosses pièces. Les marmites de 105, puis les 150. Celles-là, on les entend venir comme des colères. Un long grondement qui enfle, gonfle, puis s’abat. Un coup de poing dans les tripes. La terre bondit.

La première ligne encaisse. Ils le savent. Ils l’entendent. Chaque impact est une gifle sur le cœur. Les parois vibrent. La boue suinte. Des éclats rebondissent jusque dans leurs abris.

Un cri, loin devant. Ou est-ce un hurlement ? On ne sait plus.

Eux ne peuvent qu’attendre. Rester là. Coincés. À chaque souffle, à chaque feulement d’acier, les reins se tendent. Certains tremblent. D’autres serrent les dents. Personne ne dit mot. Mais chacun prie, au fond, que ce ne soit pas leur tour.

Et le vacarme continue. Sans répit. Sans pitié.

Pas d’ordre. Rien. Ni coup de sifflet, ni messager. Même les pigeons semblent morts. Les caporaux haussent les épaules, esquivent les regards. Ils n’en savent pas plus. Ou ne veulent pas le dire.

Le sol bat par vagues. On sent les battements sourds des explosions, là-bas, à peine à deux cent mètres. Une pluie fine de poussière s’infiltre, couvrant les visages d’un masque gris.

À chaque souffle, un silence plus profond. Presque religieux. Comme si le moindre mot pouvait attirer un obus. Alors on se tait.

Et dans ce silence, on comprend. L’absence d’ordre est l’ordre. Ne pas bouger. Ne pas penser. Attendre. Survivre.

On ne parle plus. Les corps parlent à la place.

Des doigts qui triturent un bouton, qui tordent un bout de fil. Un soldat serre sa gamelle vide contre lui comme un enfant son doudou. Un autre ajuste son képi dix fois, sans raison.

Au fond d’une cagna, une flamme jaillit. Une cigarette. Elle s’éteint aussitôt. L’homme recommence, le briquet tremble. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il grogne, puis jette le tout contre la paroi. La flamme ne veut pas naître ici.

Un autre se frotte les mains. Elles sont propres depuis hier, mais il frotte encore. Pour rester debout. Pour faire quelque chose.

La terre vibre. Le canon commande. Les hommes obéissent… à leurs nerfs.

Un souffle venu du nord — sec, sourd, terrible — fait vibrer les parois. Tout frémit, du ciel aux boyaux.

Les planches gémissent. Un madrier, vermoulu, penche davantage, comme un vieillard qui renonce. Lentement, il glisse, tord un clou, laisse tomber un pan de terre humide.

Un nuage de poussière retombe dans la lumière crue d’une veilleuse. On étouffe une toux. L’air a le goût du charbon mouillé, de l’argile brûlée. Une odeur âcre, de suie et de crasse, colle aux lèvres.

On se regarde. On ne dit rien. L’abri a parlé. Et c’est déjà trop.

Le vacarme s’éloigne enfin, comme une bête repue qui s’évanouit dans la brume. Plus de 77, plus de marmites. Juste un roulement sourd, lointain.

Dans l’abri, l’air reste poisseux, chargé de poussière et d’odeur de poudre. La sueur froide colle aux nuques. On n’ose encore y croire.

Un boyau crache un brancard, puis deux, puis encore d’autres. Des silhouettes courbées, les yeux creusés, les mains nouées à la civière. Les brancardiers glissent, trébuchent, se rattrapent d’un grognement. Pas un mot.

Les blessés de la première ligne sont méconnaissables. Visages charbonnés, plaies béantes, uniformes en loques. L’un d’eux gémit. Un autre, yeux ouverts, ne dit rien.

On s’écarte sans un mot pour les laisser passer. Un soldat se colle au clayonnage, le regard fuyant. D’autres fixent le sol comme s’ils pouvaient s’y fondre. Personne ne bouge. Même Gustave ne lève pas la tête.

Les brancardiers peinent dans la boue, les godillots aspirés à chaque pas. Un pansement se détache. Le sang tache la boue. Une tache de plus. Ils passent. Et la tranchée reste figée.

Personne ne bouge.

Un homme parle, à mi-voix, sans s’adresser à personne. Sa bouche bouge à peine, comme s’il craignait d’interrompre les morts.

— On les entendait crier. On pouvait rien faire.

Il fixe le vide, droit devant, les yeux secs, les traits figés. Sa mâchoire bat lentement, comme un ressort détendu.

Personne ne répond. Un autre hoche la tête, imperceptiblement. Un troisième ferme les yeux. Ce n’est pas du silence. C’est une absence de voix. Les pensées font trop de bruit.

Autour d’eux, la fumée se délite lentement, comme une nappe de suie sur l’argile. Elle colle à la gorge, pique les yeux. Ça sent la poudre, la terre retournée, et le sang chaud. Un vent léger ramène l’aube. Rien n’efface l’odeur.

Un cri bref, étouffé. Puis un râle. Deux brancardiers peinent à hisser le blessé dans le boyau en pente.

Louis s’avance, sans un mot. Il saisit le madrier glissant, cale le pied, donne l’impulsion. Le brancard s’enfonce lentement dans le boyau, avec ce bruit mou des toiles souillées, du cuir qui frotte, des sangles poisseuses.

Le blessé a les yeux ouverts, mais ne dit rien. Il respire en hoquets. Une joue noircie de suie, l’autre éclaboussée de chair.

Louis reste un instant à les regarder s’éloigner. Puis il s’essuie les mains sur le bas de sa capote. Lentement.

Dans sa poche, le carnet reste fermé. Ce matin-là, il n’y avait rien à écrire. Rien qu’il n’ait déjà vu. Rien qu’on puisse dire.

Carnet de Louis — griffonné plus tard, en marge d’un feuillet :

« Mars 1915. Le monde est devenu gris. Même Gustave ne remue plus la queue. »

L’écriture est plus serrée que d’habitude, comme retenue. Une rature à peine visible sur la date.

Le feuillet est taché, un repli d’ongle a marqué le bord.

On devine qu’il a attendu le soir, ou peut-être le lendemain, pour oser poser ces mots-là.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je poursuis ce nouveau cycle amorcé avec « Le mot est tombé », consacré à ces instants suspendus entre deux lignes, entre deux souffles, entre la vie et ce qu’il en reste.

Voici l’Opus 5 : Les renforts, où les remplaçants désignés quittent le cantonnement de réserve pour rejoindre la première ligne. Ils passent, le temps d’un silence, par la seconde ligne tenue par Louis et les siens.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire.

Bonne lecture, et bonne soirée à chacun.

Les renforts
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

Ils sont arrivés au crépuscule, dans ce moment trouble où l’on ne distingue plus l’ombre du corps. À pas lourds, glissants, les désignés du cantonnement de réserve s’engouffraient dans le boyau qui menait à la deuxième ligne. Ce soir-là, c’était leur tour.

La boue collait à leurs mollets, les sacs ballottaient dans leur dos trop raide. Ils ne parlaient pas. Certains avaient encore les joues rosies par le vin de l’intendance. D’autres serraient déjà les mâchoires, comme s’ils savaient.

Ils ne venaient pas relever une garde. Ils venaient remplacer. Ce mot-là, personne ne le dit, mais chacun l’a compris. Ceux de devant ne reviendront pas tous.

À l’entrée de l’abri, les anciens les ont regardés passer sans un mot. Pas de bonjour, pas de main tendue. Juste des regards posés, sans chaleur. Comme on observe un chien qui monte dans la charrette de l’équarisseur.

Un claquement sec, quelque part sur le parapet — une balle perdue. Personne ne bronche. Les nouveaux sursautent à peine. C’est déjà ça.

Un peu plus loin, un obus s’écrase en bout de ligne. Un autre les attendra certainement demain.

Le Braconnier, le dos noué par les nuits humides, tend une gamelle cabossée. Un quignon de pain y glisse, mouillé de boue et de jus de viande froide. L’autre tend la main, prend sans un mot. Le contact dure une seconde, pas plus.

Les yeux ne se croisent pas.

Pas besoin de mots. Il y en a trop entre eux. Trop de ce qu’on ne peut pas dire.

Ils se connaissent sans s’être jamais vus : l’un sait ce que l’autre ignore encore. Et l’autre devine, à la tension du geste, ce qu’il faudra encaisser. C’est une passation muette, usée, pareille à cent autres.

Derrière, un soldat de Louis frotte doucement son arme. Le cuir du brelage craque à peine. On entend, plus loin, le roulement d’un obus qui s’égare.

Un souffle passe, chargé d’humidité et de poivre brûlé. Une goutte tombe du clayonnage, s’écrase dans une flaque. Rien d’autre ne bouge.

Demain, ils n’auront plus besoin de se regarder.

Louis et les siens ne disent pas grand-chose. Juste un signe, un mot, une chose laissée du bout des doigts.

Piquemal tend une boîte de singe à moitié entamée, l’air de rien. Un autre glisse une couverture roulée sous un banc de terre, là où l’humidité prend moins. On ne fait pas de cadeau, on allège son sac. Mais ça dit quelque chose.

Un chuchotement passe :
— Fais gaffe au pinard du caporal…
Un autre, plus grave :
— Évite le créneau 17. Y a un nid à marmites.

Des mots comme des copeaux. Rien de plus. Mais les nouveaux les serrent au creux de la mémoire. Ils savent que ce n’est pas de la politesse.

C’est ce qu’on peut encore transmettre, quand les renforts passent, quand le ciel gronde.

Arnoult défait la courroie de son bidon, le passe sans un regard. L’eau a le goût de fer et de bois humide. Un jeune hoche la tête. Ce sera peut-être tout ce qu’on lui laissera.

Derrière eux, la nuit monte. Le canon, au loin, continue de ronger l’horizon.

Gustave s’approche, museau bas, pattes lourdes. Il a vu passer tant de remplaçants qu’il ne dresse plus l’oreille.

Un à un, il les flaire. Un pantalon boueux, une capote trop neuve, un sac encore propre. Il hume, renifle, s’arrête à peine. Pas un jappement. Pas un regard.

Le chien s’ébroue doucement, comme pour chasser une odeur trop vive. Puis il repart, la queue basse, vers le fond de l’abri.

Les nouveaux le suivent du regard, sans oser le toucher. On leur a dit que ce chien-là en savait plus que les caporaux. Qu’il devinait.

Il s’assoit près du feu éteint, pose sa tête sur ses pattes, et ferme les yeux. Comme s’il savait. Comme s’il ne voulait pas trop s’attacher.

Ils ne font qu’un court arrêt. Ce sont les remplaçants.
Ceux que le cantonnement a désignés pour monter en ligne, à la place des absents.
Ils s’adossent un instant sous une bâche tendue entre deux parois.

L’un d’eux sort une cigarette, un autre frotte une allumette contre sa gamelle.
La flamme vacille, se cale, embrase le bout. Deux visages s’éclairent, jeunes, tirés.

— « Elle pique, ta sèche. »
— « C’est la boue. »

Ils partagent, à deux. Une bouffée chacun. Sans hâte. Pas pour se calmer — juste parce que c’est la dernière avant d’y aller.
Derrière, une voix râpeuse lance :
— « Éteignez-moi ça. Ça se voit jusqu’en Alsace. »

Ils écrasent le mégot dans la terre noire.
Un silence. Puis un soupir.

Le canon continue. Une rumeur sourde, régulière, comme un cœur malade.
Mais entre deux détonations, le silence. Un vrai. Épais.

Ceux qui montent dans une heure sont assis, accroupis, immobiles.
Ils n’écoutent pas vraiment, mais ils entendent tout.
Chaque craquement du bois mouillé. Chaque bruit de godillot dans la glaise. Chaque souffle.

Personne ne parle. Ce n’est pas le moment.
Il y a des mots dans le silence.
Des adieux sans formule. Des peurs sans grimace. Des souvenirs sans passé.

Un gars referme son manteau. Un autre ajuste son brelage.
Ils attendent, comme on attend que la pluie cesse.
Mais la pluie ne cesse pas.

L’adjudant à la tête des renforts s’avance, manteau ruisselant, visière basse du képi sous la pluie.
Il ne crie pas. Il dit seulement, d’une voix étouffée :
« C’est l’heure. »
Alors les hommes se lèvent sans mot dire. Un à un. Tous.

Certains remettent la main sur la sangle du sac, d’autres sur le col d’un voisin.
Un geste bref, comme un serrement.

Un jeune s’échine. Genoux dans la boue, sac de travers, sangle rétive.
Il tire, grogne, s’y reprend. Rien n’y fait.

Le Silencieux le regarde. S’avance. Sans un mot.
Ses doigts tannés prennent la sangle, la passent, ajustent le brelage, tassent la couverture.
Le jeune ne dit rien. Hoche la tête, un peu trop vite.

L’autre répond du menton. Et s’éloigne.
Comme si c’était normal. Comme si ça ne comptait pas.

Le sac tient.
Mais ce n’est pas ce poids-là qu’il redoute.

Gustave grogne, sans insister. Il regarde partir, puis retourne sous le banc.

Le boyau avale les silhouettes une à une, sans empressement.
Là-haut, un coup de canon. Puis un autre.
Mais c’est le bruit des pas dans la boue que l’on retient.

Ils montent.
Et ce n’est plus l’attente.

Carnet de Louis, Marchéville, Mars 1915.

Mars 1915. Les vivants montent en silence. Les morts n’ont pas crié non plus.

C’est une relève comme les autres, dit-on. Mais ce soir, tout est un peu plus lent, un peu plus lourd.
Ils arrivent par petits paquets, le dos cassé par les sacs, les godillots pleins de terre étrangère.
On ne dit rien. On les regarde. On se pousse un peu. On leur laisse la place, celle des absents.

Un sergent passe la gniole. Pas pour trinquer. Pour tenir debout. Sans mot, sans regard.
On ne se parle plus beaucoup, ici. On écoute les silences. On apprend à deviner.

Un des jeunes n’arrivait pas à fermer son barda. J’ai vu Le Braconnier l’aider. Juste un geste. Pas un mot.
Plus tard, je l’ai vu fumer à côté du même gars. Ils partageaient une fin de cigarette comme une aube possible.

L’ordre de l’adjudant est tombé.
Ils ont suivi. Une ligne qui s’efface dans la boue.

Je les ai regardés passer.
Je n’ai pas pu leur dire bonne chance. Je ne sais pas dire ça, moi.

Je crois que je suis resté longtemps là, à regarder le noir du boyau.
On aurait dit que même le canon, un instant, avait retenu son souffle.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici ce soir la première partie du sixième opus du cycle « La montée vers la ligne » : Le créneau 17

L’escouade de Pergaud est envoyée en veille avancée sur un poste exposé, pour une nuit de tension et de veille sous les étoiles.

Merci à tous ceux qui suivent ces récits avec fidélité.

Bonne lecture, et bonne soirée à chacune et chacun.

Le créneau 17 (première partie)
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

Dans l’abri de la tranchée de seconde ligne, devant Marchéville, l’air était lourd, saturé d’odeurs de terre humide et de fumée rance. Une lampe à pétrole vacillait, sa flamme jetant des ombres tremblantes sur les parois où s’accrochaient des toiles d’araignée et des éclats de silex. Fin d’après-midi, mars 1915. Les hommes du peloton de Louis Pergaud, 2e compagnie du 166e RI, s’entassaient dans cet espace étroit, entre silences et murmures.

Le capitaine Legouy poussa la bâche qui servait de porte, son képi luisant de brume. Sans un mot, il tendit un pli à Louis, son regard dur comme une racine gelée. « Créneau 17, cette nuit. Poste avancé, près de la première ligne. On craint une approche boche. Prenez une escouade, tenez jusqu’à l’aube. » Louis saisit le papier, ses doigts frôlant l’encre fraîche. Il lut les lignes sèches – coordonnées, mot de passe, consigne – et hocha la tête. Son calme, celui d’un instituteur dressant des pupitres à Landresse, ne vacillait pas, même face à ce nom maudit : créneau 17, un bout de talus exposé, où les marmites pleuvaient, et où le silence devenait un piège.

Il releva les yeux, son souffle formant un nuage dans l’air froid. « Piquemal, Arnoult, Braconnier, Silencieux. Avec moi », dit-il, sa voix posée tranchant le bourdonnement de l’abri. Piquemal, taillé pour les missions où on ne revient pas toujours , acquiesça d’un grognement. Arnoult, la grande gueule, marmonna : « Créneau 17 ? Encore un coin à se faire plumer ! » Le Braconnier, l’œil plissé comme un chasseur, vérifia, par réflexe, son briquet. Le Silencieux, ombre parmi les ombres, glissa une lame dans sa poche, insaisissable. Une escouade pour une nuit d’enfer.

Près du poêle, où une braise crépitait faiblement, Gustave était roulé en boule, sa fourrure frémissant au gré des courants d’air. Louis s’accroupit, posant une main sur la tête du chien. « Toi, vieux frère, tu restes là », murmura-t-il, ses doigts s’attardant sur les oreilles tièdes. Gustave leva des yeux humides, un gémissement discret dans la gorge, comme s’il flairait la menace tapie dans la nuit.

Dehors, le vent sifflait dans les boyaux, charriant une odeur de fer et de boue. Louis ajusta son havresac, le papier de l’ordre plié contre son carnet. Les hommes se levèrent, leurs silhouettes se découpant dans la lumière pâle du crépuscule. Le créneau 17 les attendait, griffes tendues, et la nuit, déjà, refermait son étreinte.

Ils s’étaient mis en route à la tombée du jour, quand la ligne d’horizon se fond dans l’indistinct, que le ciel et la terre semblent boire la même brume.
Le boyau partait en pente douce, serpentant comme une veine ouverte dans la glaise. Par endroits, les parois s’étaient affaissées sous les pluies récentes, et il fallait enjamber des amas de sacs effondrés, des planches disjointes, ou contourner des flaques lourdes où flottait une mousse grisâtre.

Le silence était presque total. Seuls les pas feutrés sur la boue détrempée, un soupir de vent entre les claies, un grincement de brelage.
Louis Pergaud ouvrait la marche, fusil croisé sur l’épaule, le front bas sous la capote maculée. Il gardait les yeux fixés sur l’obscurité mouvante, attentif au moindre son qui viendrait de l’avant. Dans sa poche intérieure, il sentait contre sa poitrine la présence double de l’ordre plié… et du carnet de Delphine.

Derrière lui, Piquemal marchait comme à la manœuvre, ses godillots s’enfonçant sans un mot. Arnoult soufflait par le nez, grognant tout bas en râlant contre la gadoue :
— Et dire qu’y en a qui croient qu’on bronze ici…

Le Braconnier refermait la file, sa silhouette fluette glissant avec souplesse malgré la charge. Il faisait claquer doucement sa langue, comme pour calmer des chiens invisibles. Le Silencieux, lui, avançait le dos bas, les yeux luisants, absorbé dans une vigilance animale.

Un détour plus abrupt, une sente latérale effondrée, une tranchée de première ligne en enfilade. On approchait du créneau.
Louis s’arrêta, leva une main. Tous figés. Devant, à quelques dizaines de mètres, le point noir du poste avancé, posé comme une verrue sur le flanc du talus. Deux fils de fer barbelés en croix signalaient le périmètre. Il fit un geste du menton, et reprit la marche, plus lentement encore.

Au-dessus d’eux, le ciel avait viré à l’anthracite. Pas une étoile. Une nuit à s’égarer, à se perdre dans un rien.
Louis sentit soudain le poids du temps. Il pensa à Delphine — à son écharpe rouge, à ses mains tachées d’encre lorsqu’elle corrigeait ses cahiers, à sa voix douce lorsqu’elle lui lisait des vers à mi-voix, les soirs de décembre.

Un obus lointain grogna, quelque part sur la gauche.
— Marmite, souffla Arnoult. On nous cherche pas encore…

Louis ne répondit pas. Il avait déjà le doigt sur le crochet de sûreté de son Lebel.

Le créneau 17 les attendait. Ils n’étaient plus qu’à une enjambée de l’abîme.

Ils n’étaient que cinq, et pourtant l’espace semblait trop étroit pour leurs souffles, leurs armes, et leur peur.
Le créneau 17, simple coupe dans le parapet, s’ouvrait comme une gueule noire sur la plaine. Une claie en planches disjointes, quelques sacs affaissés, et ce boyau d’accès qui suintait encore l’odeur rance de ceux qu’ils venaient relever.
Louis inspecta l’endroit sans un mot. Deux fusils Lebel, une caisse de cartouches, un périscope fêlé. Au sol, une couverture en boule, tachée d’humidité. Une bougie tremblait dans un goulot de bouteille.

Arnoult soupira :
— On va être bien, c’est Versailles, ici…

Piquemal posa son sac et déplia lentement sa pèlerine, pendant que le Braconnier installait une couverture contre le vent. Le Silencieux, lui, se coula dans l’ombre d’un renfoncement, dos au parapet, une main déjà sur la crosse de son couteau.

Louis s’agenouilla derrière la meurtrière et scruta la nuit. L’espace entre les lignes était là, à portée de fusil. Rien ne bougeait, et c’était presque pire.
Il sortit son carnet, le posa sur ses genoux, sans l’ouvrir. Il pensa à Delphine, à la cuisine tiède du soir, aux draps rêches qu’elle secouait en chantonnant, au chat qui venait se rouler sous la table. Il ferma les yeux un instant.

Puis il murmura :
— Deux heures chacun. On tourne. Le premier, c’est moi. Restez calmes, et ouvrez l’œil.
Les autres hochèrent la tête. Un souffle de vent fit frissonner les sacs. L’attente pouvait commencer.

Le vent avait tourné, glissant désormais depuis les lignes ennemies, chargé de relents âcres, de cordite sèche et de boue retournée. Il faisait froid, ce froid mordant des nuits de mars, celui qui s’infiltre par les poignets et remonte le long de l’échine malgré la laine et les pèlerines. Louis était accroupi derrière la meurtrière, les mains gantées serrées sur la crosse de son fusil, le regard fixé sur ce rien mouvant qu’était la plaine de la Woevre noyée de brume.

Il n’y avait que la nuit, pourtant tout y vibrait : un cliquetis métallique à gauche — sans doute un fil barbelé qui vibrait sous le vent —, un gémissement grave, lointain, presque humain, ou peut-être un chien… ou un mort.
Et ce silence… Ce silence tendu, ce silence vivant.

Derrière lui, les autres sommeillaient par tranches de dix minutes, roulés contre le mur de glaise, entre sac et fusil, avec ce sommeil haché des hommes qui n’attendent rien sinon l’aube. Le Silencieux, fidèle à lui-même, restait éveillé, le regard vague, perdu vers la toile sombre du parapet. À peine une respiration, juste une présence.

Louis regarda de nouveau devant lui. Par instants, la lune perçait, blafarde et insolente, et tout s’éclairait comme une scène de théâtre figée dans la craie : les cratères, les souches tordues, les pansements de neige par plaques sur les talus. Il y avait là une beauté sale, nue, qu’il aurait peut-être tenté de décrire autrefois, dans une lettre à Delphine, ou dans une fable mordante. Mais ce soir, l’encre était glacée et les mots restaient au fond de sa gorge.

Il pensa à elle. Elle revenait sans cesse, comme une lumière obstinée. Il la vit dans sa robe grise, les bras nus au-dessus du pétrin, une mèche rebelle qu’elle rejetait d’un souffle. Et dans ce souvenir, il y avait une chaleur qui repoussait le front, l’odeur du pain frais qui couvrait celle du sang.

Un bruit le tira de sa rêverie. Là, net. Un raclement bref. Quelque chose ou quelqu’un venait de bouger dans le no man’s land.

Il serra les dents, fit signe au Silencieux. Ce dernier avait déjà son Lebel en main.

Le guet n’était plus une simple veille. Il devenait soudain essentiel, vital, et dans la boue figée du créneau 17, le cœur de Louis battait comme celui d’un homme encore en vie.

A suivre …
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici la seconde et dernière partie de l’Opus 6 – Le créneau 17, qui clôt cette nuit de veille à l’avant-poste, dans la boue, l’angoisse, et les pensées lointaines.

Il s’inscrit dans le cycle « La montée vers la ligne », que nous poursuivons pas à pas.

Merci encore pour vos lectures attentives.

Bonne lecture, et bonne soirée à chacune et chacun.

Le créneaux 17 - Seconde partie

Ils étaient deux à scruter l’obscur : Louis et le Silencieux. Leurs regards fouillaient la nuit avec la précision d’un scalpel. Là, au-delà des fils barbelés tordus, quelque chose avait remué. Pas un cri. Pas un éclat. Juste un froissement. Comme une feuille sèche qu’on retourne du bout du pied.

Le froid, jusque-là stagnant, sembla soudain mordre plus fort. Un souffle d’air s’infiltra dans le créneau, glacial, chargé de cette odeur caractéristique : la laine mouillée, la poudre et l’haleine d’homme qui a peur mais se tient debout. Louis crut sentir la sueur froide de ses paumes malgré les gants rêches. Il n’aurait su dire si c’était la peur, ou ce mélange d’anticipation et de fatigue qui sculpte le cœur dans la glaise des nuits de veille.

Il fit signe aux autres. D’un mouvement de tête, juste assez. Pas un mot. Arnoult se redressa, fusil en main, les yeux écarquillés comme s’il sortait d’un cauchemar. Piquemal, déjà prêt, s’était calé contre la paroi. Le Braconnier, lui, colla un œil à la fente de tir, et souffla, plus pour lui que pour les autres :
— Y a du monde là-dehors… J’le sens. Comme dans les bois, quand les bêtes vous tournent autour sans un bruit.

Louis hocha imperceptiblement la tête. Il connaissait cette sensation. Ce frisson primitif, qui ne venait pas du froid, mais du fond des âges. L’instinct du vivant au bord de la mort.

Une balle perdue claqua quelque part au loin, isolée, peut-être une sentinelle qui avait paniqué. Elle ricocha dans le silence, résonna comme un avertissement. Louis regarda le ciel — nul obus, pas de fusée éclairante — rien. Ce n’était pas encore l’assaut. Pas encore.

Mais le frisson était là, épais comme la boue.

Il s’accroupit de nouveau, le dos appuyé au talus. Il aurait voulu écrire. Un mot. Une phrase. Pour Delphine. Une simple ligne : « Je pense à toi. Je te sens à mes côtés. » Mais il n’y avait pas de papier, ni d’encre. Juste ce froid. Et ce guet où chaque seconde valait une heure.

Le Silencieux ne bougeait plus. Statufié, comme s’il avait fait corps avec la tranchée. Arnoult avalait sa salive à intervalles réguliers. Le Braconnier, lui, fermait les yeux entre deux respirations. Tous écoutaient. Attendaient.
Un froissement encore. Plus net. Plus proche.

Et la nuit, immense, les enfermait tous dans ce frisson commun — entre chien et loup, entre terre et peur.

Ce fut d’abord un claquement sec, à peine plus fort qu’un bâillement de bois. Puis, sans avertir, un sifflement : oblique, tendu, puis un souffle bref — et la terre trembla sous leurs pieds.

L’obus s’était écrasé dix pas derrière eux, dans la déclivité du boyau. Un bruit sourd, comme si un géant frappait la glaise du monde de son poing ouvert. La terre projetée retomba en pluie sur le créneau, saluant les guetteurs d’un fracas sale et mou.

— Un seul ? grogna Arnoult en resserrant la main sur sa crosse.

— Ils nous arrosent à l’aveugle, répondit Louis. Pour tester la réponse.

Il n’avait pas fini qu’un deuxième obus vint percuter le sol, plus proche, cette fois, à hauteur de leur flanc gauche. Le souffle rabattit la bâche qui masquait l’entrée du créneau et un filet de fumée âcre s’insinua dans l’espace étroit. Le Silencieux, toujours en veille, ne broncha pas. Son regard restait vissé sur le no man’s land, là où l’ombre semblait plus épaisse, comme si elle dissimulait quelque chose de trop grand pour être vu.

Louis, lui, sentait la terre battre sous ses bottes, comme un second cœur — lourd, bousculé, animal. Il pensa au vieux marronnier du pré communal, à Landresse. Les jours de grand vent, il gémissait en pliant ses branches. Là, c’était la terre même qui pliait.

Une fusée éclairante creva enfin le ciel au-dessus de leurs têtes, comme un œil jaune et froid. Pendant une seconde, tout fut suspendu. L’éclat fantomatique découvrit la ligne ennemie, l’ombre des barbelés, les trous d’obus pleins d’eau, la maigre silhouette d’un cadavre accroché à un piquet comme une marionnette abandonnée. Puis l’obscurité retomba, plus lourde encore, comme si elle en voulait à la lumière.

— Pas un Boche à l’horizon, dit Piquemal, mais d’autres coups comme ça, et on finira en copeaux.

Louis ne répondit pas tout de suite. Il vérifia le verrou de son Lebel, puis tendit l’oreille. Aucun cri. Aucun son d’approche. Juste ce martèlement irrégulier, cette danse de feu et de fer qui tombait comme des gouttes d’acier.

Alors, lentement, il souffla :

— Ils préparent. Ce n’est pas pour maintenant… mais ça vient.

Il fit signe à ses hommes de se tasser contre la paroi. Le Braconnier tirait sur sa pipe éteinte, par réflexe, comme pour se donner contenance. Arnoult serrait les dents. Le Silencieux, toujours figé, tenait son poignard comme un prolongement de lui-même.

Et dans le lointain, le bruit reprit. Un troisième obus. Puis un autre. Et encore un, plus loin. Comme une conversation en langage de tonnerre.

Le silence, revenu après les dernières salves, était plus pesant que le fracas. Il collait à la peau comme la sueur froide, s’infiltrait entre les dents serrées, dans les replis des capotes, dans les crânes fatigués. Un silence de nuit vivante, parcourue d’un mille-pattes de craintes.

Louis avait ordonné de rester au plus bas, pas un mot. Les hommes s’étaient tassés dans le créneau comme des bêtes sous un rocher. Le Braconnier tirait nerveusement sur un lacet de cuir. Arnoult mâchait un bout de papier jauni, vestige de lettre qu’il n’avait jamais envoyée. Piquemal fixait un éclat de fer fiché dans le parapet, l’air ailleurs, très loin de là, peut-être chez lui, dans la chaleur d’une étable ou devant un bol de soupe. Seul Le Silencieux restait droit, le regard immobile, tel un chien d’arrêt pointé sur l’invisible.

Le froid s’était insinué entre leurs habits, par les manches, les cols, les bottes. Il n’y avait plus rien à faire qu’attendre. Et cela, c’était pire que tout : l’attente, cette lente dérive vers l’incertain, sans voix, sans geste.

Louis, adossé à un madrier, sortit son carnet. Pas pour écrire. Juste pour le tenir. C’était comme un talisman, ce petit bloc de feuilles rugueuses. Il caressa la couverture du pouce, y sentant la chaleur de toutes les lignes noircies pour Delphine. Il ferma les yeux une seconde. Il la vit, ou du moins il crut la revoir : un visage pâle sous une coiffe simple, les mains plongées dans l’eau claire d’un baquet, les yeux levés vers lui, rieurs. Le monde entier tenait dans ce regard, et rien de la guerre ne pouvait l’y atteindre.

Un bruit de pas derrière lui le tira de sa torpeur. Ce n’était rien, un mouvement de rat dans le boyau, ou peut-être le vent qui secouait un bout de toile. Il se redressa. L’instant était passé. Il referma le carnet, le glissa contre sa poitrine. Le cuir battait au rythme de son cœur.

Au-dessus d’eux, la nuit restait muette. Aucun cri, aucun grincement, ni de ligne ennemie qui se profile. Juste ce pressentiment diffus : quelque chose, quelque part, se mettait en marche.

— Tu crois qu’ils viendront ? souffla Arnoult.

Louis tourna vers lui un regard calme.

— Ce n’est pas certain. C’est ça, le pire.

Les heures s’étaient enroulées autour d’eux comme un suaire, épaisses, sourdes, haletantes. Chaque minute passée au créneau 17 avait creusé un peu plus les traits, taché les âmes d’une suie invisible. Le froid collait aux os, la fatigue se glissait comme un limier sous les capotes. Pourtant, pas un mot, pas un soupir de lassitude. L’escouade tenait, figée dans la nuit, accrochée à ce bout de front comme une griffe à la terre.

Louis, les yeux brûlés de veille, scrutait encore la trouée noire entre deux sacs de terre. La main crispée sur le Lebel, il n’espérait plus rien voir, seulement ne pas se faire surprendre. Dans sa tête, les pensées glissaient comme des ruisseaux gelés. Delphine. Sa voix. Ses cheveux. Ses lettres. L’idée d’un matin à Landresse, avec elle, dans la lumière d’une cuisine tiède. Il ferma les yeux un instant, juste un battement, et le crépitement d’un rat ramenait l’enfer à portée d’oreille.

Derrière lui, le Braconnier somnolait contre la paroi, le fusil en travers des genoux. Piquemal se frottait les bras en silence, la mâchoire serrée. Arnoult s’était assis en tailleur, dos au parapet, les paupières closes mais le doigt sur la détente. Le Silencieux, toujours debout, regardait le ciel : là-haut, quelques étoiles tenaient tête à la nuit. Chacun, à sa manière, tenait la garde du monde.

Puis, d’un coup, le vent tomba. Comme une main retirée du front. Le silence devint plus vaste, presque solennel. Une lumière pâle, indécise, glissa entre les sacs de sable. À l’est, un gris plus clair ourlait l’horizon. L’aube, lente, discrète, venait enfin rendre ses hommes à la terre.

Louis se redressa, les muscles engourdis. Il tourna la tête vers l’escouade. Un hochement de menton, rien de plus. Piquemal se leva, suivi des autres. Un à un, en file indienne, ils quittèrent le créneau comme on sort d’un tombeau.

En retrait, Louis jeta un dernier regard sur le poste, ce rectangle de boue et de peur qu’ils avaient tenu. Il sortit son carnet, griffonna quelques mots à la lueur blafarde. Pas une envolée, non : un simple constat, pour mémoire. Puis il rangea la page contre son cœur, ajusta sa capote, et rejoignit ses hommes dans le boyau qui les ramenait, vivants, vers la seconde ligne.

Carnet de Louis — mars 1915, au matin
Tranchée de seconde ligne, secteur de Marchéville

« Tenir un poste, c’est autre chose que de le construire. Là-bas, au créneau 17, j’ai mieux compris ce que c’est que veiller dans l’attente de rien, sinon d’un sursaut de mort. Le silence fait plus de bruit que la mitraille, quand il pèse trop longtemps.

Piquemal ne dit rien, mais il veillait droit comme un peuplier. Arnoult a pesté, grogné, puis s’est tu comme les autres. Le Braconnier, lui, n’a pas décroché un mot — je crois qu’il écoutait le moindre souffle, comme on guette un chevreuil dans la garrigue. Le Silencieux… il m’a rappelé ces statues antiques, calmes et dures, les yeux perdus dans une éternité absente. Même la nuit semblait s’écarter de lui.

Moi, je pensais à Delphine. Ce prénom-là m’a tenu chaud dans le dos. Je le dis sans honte. Il y a des heures où l’on serre un fusil d’une main, et l’idée d’un visage de l’autre.

Rien n’est venu, cette fois. Mais je sais que ce poste-là prendra bientôt un homme, ou plusieurs. Et ce sera peut-être un des miens. Ou moi.

J’écris ces lignes dans la lumière grise du matin. L’odeur du café brûlé monte de l’abri, comme une promesse simple. Nous avons tenu. Ce n’est pas un exploit. C’est une habitude qui commence à s’enraciner.

Je ne sais pas si c’est cela, être soldat. Mais c’est ce que nous sommes devenus. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir le septième Opus de la chronique en cours, intitulé « Le quart humide ».

Toujours dans le sillage des précédents, il s’attache à faire revivre, par petites touches sensibles et humaines, l’univers des hommes de Louis Pergaud, à Marchéville, en mars 1915.

Merci, comme toujours, à celles et ceux qui prennent le temps de lire, ou simplement de passer par ici.

Bonne soirée à vous.

Le quart humide
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

Les hommes étaient revenus sans mot dire, fourbus, trempés jusqu’à la corde. Le sol, détrempé par les pluies de la veille, collait aux godillots comme une promesse de noyade. Leurs silhouettes s’étaient faufilées dans les boyaux, suantes d’efforts, suintantes d’attente, harassées d’avoir charrié madriers, fil de fer et tôles jusqu’à l’ouvrage avancé de la tranchée de Marchéville.

Dans un angle bien abrité de la tranchée de soutien, le poste café attendait, sur un maigre feu dans un bidon cabossé, très peu de fumée, bras tendus vers la chaleur comme vers un pardon.

Piquemal, enroulé dans sa capote qu’il ne quittait plus, avait tendu son quart sans un mot. Arnoult, remuait lentement la cuillère d’un air grave, comme s’il distillait un remède. Le café était noir, lourd, mêlé de chicorée et d’un fond de boue. Il fumait. On buvait à petites lampées. Ce n’était pas le goût qui comptait — c’était la tiédeur, le lien.

Mais ce soir-là, Bellerive, avec un clin d’œil entendu, tira de la doublure de sa musette une petite bouteille à l’étiquette fanée. Il la déboucha du coin des dents et versa, sans lésiner, un doigt de gniole dans chaque quart. Un parfum de prune âcre et de bois chauffé s’éleva dans la tranchée.

Léonard toussota, souffla sur son métal brûlant. Le Silencieux, comme à son habitude, ne disait rien. Il fixait les flammèches du feu. Arnoult haussa les sourcils en hochant la tête — la gniole, c’était pas réglementaire, mais ça valait mieux que mille sermons.

Les quarts fumèrent d’un arôme nouveau. On but plus lentement encore. La gorge s’enflamma d’un trait court et franc. Une chaleur descendit dans les tripes, douce, presque fraternelle.

—  Tant qu’on a ça, murmura Piquemal, on n’est pas tout à fait morts. 

Et là, un peu en retrait, le sous-lieutenant Pergaud observait la scène, les bras croisés sur la poitrine. Il n’avait rien dit. Mais son regard, paisible et las, veillait sur ses hommes comme un grand frère. Un frémissement au coin de ses lèvres trahissait une indulgence lasse, presque tendre. Lui aussi avait bu, autrefois, à ce genre de flamme.

Une bouffée de gniole dans l’air humide, et soudain, entre deux volutes, le visage de Delphine se dessina au fond de sa mémoire. Il la revit penchée sur une lettre, les cheveux remontés en torsade, les yeux clairs comme la rivière. Cela dura une seconde. Puis il cligna des paupières, et le froid revint. Il fixait les flammes.

Un coup de canon gronda au loin, sourd comme une plainte venue de la terre.
— « C’est sur les Eparges que ça cogne ce soir, » souffla Bellerive.
Les autres hochèrent lentement la tête.

Pergaud observait ses hommes. Il buvait à part, adossé à un madrier, son quart dans les mains comme un talisman. Le métal tiède lui réchauffait les doigts, mais ce n’était pas ici qu’il était.

Il pensait à Delphine. À son regard au moment du départ. À la main qu’il n’avait pas assez serrée.

L’air était saturé d’odeurs : fumée de bois vert, transpiration séchée, graisse rance sur les vestes, le relent acide d’un feu de margarine. Gustave, roulé en boule sur un sac vide, leva un œil, bâilla, puis reposa sa truffe sur ses pattes crottées.

Un quart tomba dans la gadoue. On jura à demi-voix.

Et la vapeur, toujours, montait. Douce et trouble. Comme un voile sur les douleurs.

Louis s’approcha lentement de Gustave, s’agenouilla dans la boue sans un mot. Le chien redressa la tête, frotta doucement son museau contre la manche râpée de son officier. Leurs regards se croisèrent. Il y avait là plus de confiance que dans bien des serments d’hommes.

La main de Pergaud, calleuse et tachée d’encre sèche, se perdit un instant dans le pelage tiède. Il respira profondément, la joue contre le flanc vivant de la bête. Ce n’était qu’un chien. Mais ce soir-là, il était un peu de la maison.

Il songea soudain à Landresse, au silence paisible des soirs d’automne, au poêle qui chantait dans la cuisine, aux jupes de Delphine qui frôlaient les carreaux usés. Elle aurait souri en voyant cette scène. Elle aurait dit : « Bien sûr qu’il t’aime, ton chien. Il sait quand tu doutes. »

Un frisson remonta le long de son dos. Il se redressa doucement, la main encore posée sur l’échine chaude. La guerre ne l’avait pas encore tout à fait volé à lui-même.

— On a croisé des coloniaux à la corvée d’eau. Ils disaient qu’un truc rôde entre les lignes.

La voix venait de Léonard, basse, éraillée.
— Quel truc ?
— Un éclaireur allemand, un chien, ou un mort qu’était pas mort. J’sais pas.

Personne ne répondit.

Le feu crépitait doucement. Des gouttes tombaient du ciel noir sur les képis, rythmaient l’attente.

Le Silencieux haussa les épaules. Le Braconnier ricana sans joie.

Pergaud sentait son quart tiédir. Il regardait ses hommes, leur fatigue nouée dans les épaules, leurs regards vides.

Il aurait voulu leur parler, mais il n’y avait rien à dire.

Il revoyait Delphine dans le jardin, un matin de mai. Elle ramassait les œufs dans le poulailler, et lui, carnet en main, cherchait un mot pour un passage de La Guerre des boutons. Il aurait voulu l’écrire ce soir. Mais ses doigts étaient noirs de terre, et ses pensées trop denses pour la plume.

Ils restèrent là, une vingtaine de minutes. À boire. À souffler. À vivre un peu, sans se parler trop.
Chacun avec son quart, son souffle, ses souvenirs.

Le vent s’était levé, tiède et malsain, charriant les relents de terre retournée. Gustave se mit à grogner. On se tendit.

Mais ce n’était rien. Une ombre. Un rat. La nuit.

— On remballe. C’est l’heure.

La voix de Pergaud était calme, ferme, sans appel.

Les hommes écrasèrent ce qu’il restait du feu, tapèrent la cendre dans la boue, glissèrent les quarts dans les musettes.
Un dernier regard entre eux. Puis la marche, le dos rond, vers le boyau obscur.

Et dans la poche de Pergaud, un petit carnet. Encore vierge. Mais peut-être pas pour longtemps.

Encart carnet – Mars 1915

« Ce quart tiède que je porte à mes lèvres contient toute l’humanité de ce soir : les mots tus, les regards, les bras qui tremblent, la présence des miens. Il est sale, il pue le fer et le feu, mais je m’y accroche.

Il y avait la main d’un frère sur l’épaule, la chaleur d’un chien contre le ventre, la buée sur les visages. Et dans ma tête, ta voix, Delphine, si claire qu’elle couvrait presque le canon.

Si je pouvais t’en faire goûter une gorgée… tu saurais ce que c’est qu’un moment vivant, un moment volé à la nuit.

Si je tombe, que ces mots restent, pour dire que nous fûmes, ensemble, sous la pluie. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici ce soir le huitième opus du cycle La montée vers la ligne, intitulé L’enthousiaste.

Dans le calme précaire d’une tranchée de seconde ligne, Louis Pergaud écrit à sa femme. Il lui confie les heures de doute, les visages qui s’effacent, et la mort d’un jeune sous-lieutenant, arrivé trop neuf, trop vaillant. Parfois, une lettre en dit plus sur la guerre qu’un rapport d’état-major. Dans le silence boueux d’une seconde ligne, Louis confie à Delphine ce qu’il ne dira jamais à voix haute. 

Ce texte m’a été inspiré le week-end dernier, devant la stèle de Louis à Marchéville. Les silhouettes de ses compagnons — Piquemal, Léonard, le Braconnier, le Silencieux — m’y ont tenu compagnie.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire, ou simplement de passer par ici.

Bonne lecture, et bonne soirée à chacune et chacun.


L’enthousiaste
Tranchée de seconde ligne, Marchéville, mars 1915

La nuit s’étire sans bruit sur la seconde ligne. Une nappe de brume s’est couchée sur les feuillées, mollement suspendue entre les souches et les sacs de terre. Le sol détrempé a figé les pas du jour en flaques grasses, où les silhouettes se reflètent en haillons. Dans la cagna, on entend seulement un jet court de cafetière, le cliquetis d’un quart, puis rien.

Louis est resté seul un moment, les coudes sur la table, son regard glissé vers l’ouverture où passe un coin de ciel sourd. Il s’est penché, a tiré vers lui son paquet de feuilles pliées, le petit crayon de charpentier qu’il taille au couteau. Il a écrit.

La lettre est longue. Une main calme y a pesé chaque mot. Pas de fioriture, ni d’apitoiement : mais un ton doux, grave, nourri par les nerfs et l’expérience. Louis y raconte ce qu’il a vu — ce jeune officier, sa foi intacte, son sabre en travers du cœur — et ce qu’il ressent : ce basculement, imperceptible, vers un autre monde.

Il n’a pas signé tout de suite. Il a gardé la feuille devant lui, la main posée dessus, comme s’il voulait encore retenir quelque chose, ou saluer en silence ce jeune homme de rien qu’on n’a pas su sauver. 

La toile de tente remue. Deux hommes entrent, les joues creusées par le froid et la marche forcée. 
— Ils ont retrouvé trois autres types, dit Pujol. Un, sans nom, juste des initiales sur une musette. Les deux autres sont à peu près en état.
Louis hoche la tête. Du sous- lieutenant De Lavergne ? On ne dit rien. On sait. 

Piquemal, dans l’ombre, a levé les yeux. Il a simplement murmuré :
— Encore un.

On partage un reste de pinard dans des godets émaillés. Le silence s’installe sans peser. Ils ont compris qu’il écrivait. Et c’est sacré, ici, d’écrire chez soi. On boit en silence.

Dans les boyaux, l’autre guerre se poursuit : celle des râleurs, des bricoleurs, des boueux. Ça se frotte au broc, ça gratte la boue, ça pousse la tôle ondulée dans des pentes impossibles.
Léonard est rentré du dépôt de munitions, le col relevé, les doigts bleuis. Il a juste lâché :
— Le gros tube, ils l’ont encore oublié.

Un sergent a crié après des galoches mal arrimées. Le Braconnier a pesté tout seul contre une musette percée. Des jurons ont claqué sous les planches.

Mais dans le regard de ceux qui ont entendu le récit du matin, quelque chose a changé. On ne plaisante pas longtemps quand un bleu s’est fait sabrer net, face au fil de fer.

Gustave est couché, museau sur les pattes. Il n’a pas bougé depuis que Louis a refermé sa lettre. L’autre bâtard, le grand bringé, tourne en rond sans aboyer.

Les chiens sentent, eux aussi. Ce n’est pas le jour qui pèse, ni même l’humidité. C’est l’attente.
Le Silencieux est venu caresser Gustave sans un mot, puis il s’est éloigné, a planté sa pelle dans la terre, et s’est assis contre le parapet. Louis l’observe, sans commentaire. Il range la lettre dans une enveloppe maculée de son nom, l’attache avec une ficelle à un petit paquet de courrier. Il la donnera au vaguemestre dès l’aube.

Un moment suspendu. Le vent s’est levé, léger. On entend de loin, très loin, le bruit sourd d’un canon perdu vers Verdun.

Louis a rabattu son manteau sur les épaules. Il s’est assis près de la sortie.

Il pense à Delphine.

Il pense aussi à ce qu’il a répondu hier, sans méchanceté, sans moquerie, à De Lavergne. Juste la vérité.
« Je vous dis au revoir, mais il est fort probable que nous ne nous reverrons pas. »

Et c’est ce qui s’est passé.

Ils sont six dans la cagna, maintenant. Ça cause à voix basse. Piquemal, le Braconnier, Léonard, le Silencieux, et deux autres.

On fume, on éteint, on se frotte les genoux. Louis ne parle pas. Il lira peut-être la lettre à voix haute demain, ou il n’en parlera pas.

Dehors, les étoiles sont revenues. Elles sont nombreuses ce soir, cruellement blanches, douloureusement lointaines.  On entend des pas qui glissent sur la boue, un claquement de portière de gourbi, un éclat de voix vite étouffé.

Le monde tient dans une étroite parenthèse.

Lettre de Louis à Delphine – Marchéville, Mars 1915

Ma chère Delphine,

Je t’écris à la lueur vacillante de ma bougie, dans un silence que les coups de canon n’interrompent plus guère — ils semblent maintenant résonner dans un autre monde, plus lointain que la ligne même. La pluie tombe avec lenteur sur le toit de tôle, et Gustave, roulé en boule contre mes mollets, pousse parfois un soupir.

Je voulais te parler ce soir d’un garçon qui n’aura pas eu le temps de vieillir. Le sous-lieutenant de Lavergne. À peine débarqué du dépôt, il avait encore l’éclat des uniformes neufs : grande capote bleue de chasseur, pans relevés et boutonnés comme on le faisait en parade, bottes brillantes, sabre au flanc et ce port altier des cavaliers. Un revolver au ceinturon, un étui à cartes en bandoulière, un bidon en sautoir, le regard clair, un peu trop fier, un peu trop sûr.

Il m’a dit hier, à propos de la côte 233, comme on parlerait d’un moulin à prendre : « On enlève ça à la baïonnette, vous verrez. » J’ai hoché la tête. Que pouvais-je dire ? Que cette guerre n’avait plus rien à voir avec les images ? Alors je lui ai simplement répondu : « Je vous souhaite de réussir. Je vous dis au revoir, mais c’est bien par habitude. Il est fort probable que nous ne nous reverrons pas. »

Ce soir, je ne l’ai pas revu.

Il a mené sa section droit vers le réseau, en tête, comme un capitaine. On a retrouvé quelques hommes, hagards, boueux, revenus d’entre les barbelés. Un tiers tout au plus. De lui, rien. Disparu. La position est restée aux boches. Aucun gain, et des vies en moins.

Tu sais, ce n’est plus la guerre, c’est l’abattoir. Ou le suicide, lentement organisé. Pourtant, on compte encore sur nous. Il ne s’agit plus d’arrêter les barbares : il faut les repousser, les chasser, les effacer.

Mais la méthode qu’on emploie ici ne nous y mènera pas.

Cela, un caporal le sent mieux qu’un capitaine, un capitaine mieux qu’un colonel, et un colonel mieux qu’un général. Et le public, lui, ne sait rien encore. Je me demande quel réveil attend la France, quand viendra l’heure de savoir.

Pour l’heure, rien ne bouge. On parle peu, on regarde souvent vers le haut de la côte 233, vers ces lueurs tremblées qu’on devine dans le ciel noir. On sent bien que ça se rapproche. Les sacs sont prêts, les gamelles rangées. Le silence s’épaissit autour de nous, comme si la terre elle-même retenait son souffle.

Je ne sais pas quand viendra le mot, mais je sens qu’il approche. En attendant, je t’écris. C’est peut-être cela qui me tient encore droit.

Prends soin de toi, ma Delphine. Ne t’inquiète pas trop pour moi — je suis encore à l’abri, en seconde ligne, avec Piquemal, Léonard, le Braconnier, le Silencieux, et tous les autres. Nous nous tenons chaud, et nous veillons les uns sur les autres.

Je t’embrasse tendrement. Que Toto sente, en ton giron, cette caresse que mes doigts ne peuvent lui porter.

Ton Louis.
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