Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

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Bonsoir à toutes et à tous,

Je poursuis ici notre fil romancé autour de Louis Pergaud, toujours ancré dans ce mois de mars 1915, dans un cantonnement encore plein de bruit et de vie.

Mais la guerre, même au repos, n’est jamais très loin. Parfois, c’est une rumeur dans les bois, un cri qu’on croit rêvé — et qui pourtant glace les sangs. Ce nouvel opus évoque l’un de ces moments où le fracas s’infiltre jusque dans les replis du silence.

Merci, comme toujours, pour vos lectures attentives et bienveillantes.

Bonne soirée à toutes et à tous,

Le râle au fond du bois

Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 14 Mars 1915

La fin d’après-midi tirait à l’ocre. On entendait encore, par éclats, les dernières notes de la valse jouée un peu plus tôt par Léon. Des bribes flottaient, obstinées, dans l’air tremblant, mêlées au frémissement des ramures et au claquement humide d’une bâche.

Louis venait à peine de refermer son carnet lorsqu’un cavalier surgit dans la cour de la ferme, trempé, l’œil brûlant, le manteau en drapeau.

— Un blessé au bois du Renard ! souffla-t-il d’une voix rauque. Un chasseur à pied… seul, on croit… ça râle, là-bas !

Pas besoin d’un ordre formel. Trois hommes partirent sans un mot, les jambes engluées, la capote entravée dans la boue. Louis les suivit aussitôt, entraîné par l’urgence, poussé par cette phrase : « ça râle ». Elle était sans appel. Il la connaissait, ce râle — entre cri et soupir, ce souffle qui lutte contre l’effacement. Il ne trompait jamais.

Le chemin vers le bois s’enfonçait dans un silence d’entre-deux. Le crépuscule descendait par nappes. À mesure qu’ils s’approchaient, les sons du monde semblaient se figer. Le vent même retenait son souffle.

Et puis… ils l’entendirent.

Un râle. Long. Humide. Comme étranglé dans la gorge d’un mourant. Puis plus rien. Puis encore un râle, plus court, fendu d’un gargouillis. Une aile battit dans le feuillage. Une branche se brisa.

Ils avancèrent, les fusils en travers de la poitrine, sans y penser. Non par peur — mais par habitude, par instinct. Le canon grondait loin, vers les lignes, mais ici, il n’y avait que la tension, que cette angoisse muette qui plombe la poitrine.

Et soudain, entre deux troncs, ils le virent.

Un chasseur à pied. Étendu contre une souche. Un éclat l’avait ouvert au flanc, ou une balle. Le sang avait détrempé sa capote, détrempant jusqu’aux plis du pantalon. Il tenait encore son Lebel, sans force. Son regard fouillait les branchages, vacillant entre deux mondes.

Louis s’agenouilla. Il lui prit la main.

— Vous êtes des nôtres, mon lieutenant ? souffla le Chasseur, les yeux brillants d’un reste de fièvre. Je croyais… que c’était la fin.

— Vous tenez bon, mon garçon. On est là. On vous ramène, souffla Louis, calme, même s’il sentait déjà le froid qui gagnait les doigts.

Le jeune homme eut un rictus qui voulait être un sourire. Une larme traça une ligne sale sur sa tempe.

— Dites-lui… Dites à ma mère… que je suis pas mort comme un lâche… Hein, mon lieutenant ?… Que j’ai fait mon devoir… Et que j’ai pensé à elle… À mon chien aussi… Je l’entendais, tout à l’heure… j’suis sûr… il aboyait.

— Vous lui direz vous-même, murmura Louis. Vous avez tout votre temps. On est avec vous. Restez là. Tenez-moi la main.

Mais le chasseur, déjà, semblait n’être plus tout à fait là. Ses paupières frémirent.

— Mon lieutenant… J’ai peur que ce soit… fini, tout ça… Vous me tiendrez la main, jusqu’au bout ?

Louis hocha la tête. Sa gorge se nouait, mais il serra plus fort cette main qui faiblissait.

— Jusqu’au bout, oui. Je vous le promets.

Et le râle, alors, se fit plus doux. Il s’éteignit dans un soupir. Puis plus rien.

Un geai s’envola d’un fourré. Le vent frissonna dans les cimes, comme pour emporter quelque chose. Louis ferma doucement les yeux du soldat. Il n’avait même pas vingt ans.

Ils le ramenèrent à quatre, lentement, dans une vieille toile de tente roulée à la hâte. Le retour se fit à pas lourds, dans le même silence d’enterrement.

Mais à mesure qu’ils s’approchaient du cantonnement, les bruits reprenaient. D’abord des voix, des sabots, une cloche qui sonnait. Puis les rires, les couverts raclant les gamelles, un accordéon éraillé qu’on tirait à la volée, et même un poilu qui chantait faux une rengaine d’avant-guerre.

Un chien aboyait, justement. Enfantin, joyeux. Peut-être celui du lieutenant. Ou un autre. Louis n’en savait rien.

Il se détourna. L’envie lui manquait de parler, de manger, de vivre même un peu.

Devant la grange, un groupe riait à gorge déployée : un cuistot contait une histoire salace d’un village voisin. Des poilus improvisaient une belote. Le sergent Morin jouait de la clarinette, la même mélodie — peut-être celle de Léon, un peu plus tôt.

Et pendant qu’on apportait le corps dans le silence d’une écurie, on entendit, au loin, quelqu’un qui chantonnait.

Le monde continuait.

Et Louis, debout dans l’ombre, gardait encore dans la paume la tiédeur de la main qui venait de s’éteindre.

Carnet de Louis – 14 mars 1915, à la nuit tombée

Un râle dans les bois, et l’univers entier se fige.

Je ne connais pas son nom. Il m’a tenu la main. Il m’a parlé de sa mère, de son chien. Il m’a confié sa dernière pensée comme on dépose un oiseau blessé entre deux paumes.

Je suis revenu couvert de son silence.

Ils jouaient de la clarinette au retour, et j’ai entendu un rire. Un chien a aboyé. Le même peut-être, ou un autre. Je n’ai pas regardé.

Je n’ai pas faim ce soir.

Je pense à Delphine. Je pense à ceux qui n’ont plus personne à qui écrire.

Et je garde, dans ma main fermée, ce qu’il m’a laissé : le droit de témoigner.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

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Bonsoir à toutes et à tous,

Je poursuis ici notre fil romancé autour de Louis Pergaud, toujours dans ce mois de mars 1915, quelque part entre silence et tumulte.

Ce nouvel opus, La lettre restée dans la poche, évoque ces instants suspendus, au retour d’un accrochage. Lorsque l’on trie les effets d’un camarade tombé, et que l’on tombe, parfois, sur des mots qu’on ne pourra jamais lire tout à fait sans trahir.

Merci, comme toujours, pour vos lectures attentives, bienveillantes, et pour vos retours qui me touchent beaucoup.

Bonne soirée à toutes et à tous,

La lettre restée dans la poche
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 15 mars 1915

Il avait mal dormi, cette nuit-là. Un sommeil d’averse, mouillé de visions : une main qui se tendait, un chien qui aboyait, une mère qui appelait. Le matin avait blanchi sans douceur.

Louis s’était levé tôt, sans bruit, et avait traversé la cour vers l’écurie. Dans un coin, sur une paillasse posée à même le sol, reposait encore le corps du jeune chasseur, ramené la veille au soir après l’incident dans le bois. Une couverture grise tirée jusqu’au menton, comme un enfant qu’on ne voulait pas réveiller.

Il s’agenouilla. La mort, déjà, avait passé son vernis. Le visage était paisible, les traits détendus, mais la peau avait pris cette teinte de cire, entre ivoire et plomb, que l’on reconnaît dès qu’on l’a vue une fois. Ce n’était plus une fixité de sommeil.

Il ôta doucement les gants du défunt, puis fouilla avec soin les poches de sa capote. Non par curiosité, mais pour l’identifier. C’était son devoir. Il trouverait ainsi peut-être de quoi prévenir la famille.

Dans la poche intérieure gauche, il trouva un mouchoir brodé, maculé de terre. Dans la droite, un briquet cassé. Et, glissé contre la poitrine, pliée en quatre, une lettre. Le nom figurait encore sur le revers du col : Chasseur de 2e classe Aimé V. – 26e BCP – classe 1914 – Meurthe-et-Moselle.

Louis sortit son carnet. Il nota :

Chasseur Aimé V.,
26e BCP – classe 14
Tué à l’ennemi, le 14 mars 1915, bois du Renard - Haudiomont
Livret militaire et objets personnels transmis à l’adjudant de compagnie Matras, 26e BCP.

Il resta là un moment, la lettre dans les doigts, le dos courbé comme par le poids d’un aveu. Puis il se releva, salua le corps d’un geste bref et digne, et sortit sans mot.

Dehors, l’aube léchait les toits d’ardoise. Un cheval hennit, quelque part, et la buée des hommes se mêlait à la vapeur des marmites de soupe. Louis alla s’asseoir à l’arrière de la grange, là où les copeaux de bois sentaient encore l’écurie. Il déplia lentement la lettre.

L’écriture était fine, penchée, tremblante par endroits. L’encre d’un violet presque noir.

Et aussitôt, ce fut une voix de femme, douce et présente, qui parla en lui :

« Mon Aimé,

Le vent a soufflé si fort cette nuit que j’ai cru entendre ton pas au portail. J’ai fait un rêve étrange : tu revenais, mais tu ne parlais pas. Tu me regardais, et je comprenais tout.

Tu me manques plus que je ne sais l’écrire. Chaque jour s’allonge sans toi. Je fais semblant, tu sais, pour que Maman ne s’inquiète pas trop. Mais je n’ai goût à rien. Les heures ne comptent plus. Il n’y a que les minutes passées à penser à toi qui aient un sens.

Le vieux cerisier a commencé à fleurir. Il est le seul à me parler du printemps. Je l’ai regardé longtemps hier, et j’ai pleuré. Tu te souviens ? Tu disais que ses fleurs sentaient le sucre et les souvenirs.

J’ai retrouvé dans ton tiroir ta pipe, ton mouchoir et un billet de train que tu avais gardé. Je les touche, comme si tu étais là. Le petit chien dort toujours devant la porte. Parfois, il sursaute dans son sommeil, et je me demande s’il rêve de toi.

Je t’attends. Reviens-moi. Je t’en prie, mon Aimé. Je ne veux pas d’un monde sans toi. Pas si jeune, pas si loin.

Ta Delphine, qui t’aime. »

Louis replia la lettre, très lentement, et resta là, le regard perdu dans le flou du matin. Le monde s’était arrêté un instant. Comme suspendu entre deux battements de cœur.

Cette lettre n’était pas pour lui. Et pourtant, chaque mot avait frappé son propre silence. Ce qu’écrivait cette Delphine, l’autre, c’était peut-être ce que la sienne aurait pu écrire. Ou avait écrit. Ou n’écrirait jamais.

Il rentra dans sa chambre. Il ouvrit son carnet, et laissa couler sa main :

Carnet de Louis – 15 mars 1915

Je n’oublierai pas le visage du jeune Aimé. Ni la douceur dans la voix absente de sa Delphine.

C’est une lettre qui ne sera jamais lue par celui qui l’attendait. Mais elle m’a touché. Viscéralement. Comme si l’ombre de ta main, Delphine, avait effleuré la mienne.

Tu me manques aussi, même si je n’ose plus te l’écrire.

Je garde cette lettre, non par indiscrétion. Par respect. Par fraternité. Pour que quelqu’un l’ait lue. Pour qu’elle ait existé.

Pour qu’au moins un cœur batte encore au rythme de ses mots.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus, dans la continuité du précédent, La lettre restée dans la poche.

Nous restons en mars 1915, au cantonnement, dans ces moments suspendus entre deux jours de front.

Il y est question de courrier, de ces lettres qu’on attend, qu’on lit à voix basse, et de celles qu’on garde contre soi comme des talismans.

Et derrière les mots, toujours, l’ombre d’un visage aimé.

Merci pour vos lectures fidèles.

Bonne soirée à toutes et à très bientôt.

L’éclat d’un instant

Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 15 mars 1915 – Après-midi

Le jour s’était installé doucement, sans bruit. Un de ces après-midis suspendus, comme un souffle replié sur lui-même.

Louis marchait dans la cour du cantonnement, les yeux perdus entre les pavés et les souvenirs. Il revenait d’un recoin de silence, où il avait lu la lettre de Delphine à Aimé. Elle avait remué des choses anciennes et tendres, et maintenant le monde lui paraissait feutré, flou, comme vu à travers une vitre embuée.

À l’ombre du vieux porche, un attroupement s’était formé. Discret, respectueux, presque religieux. Le sergent-fourrier, impassible, égrenait les noms avec cette voix monocorde qui faisait battre les cœurs. À ses côtés, l’adjudant notait distraitement dans un carnet déjà trop usé.

Les soldats s’approchaient un à un. Pas un mot, ou presque. Leurs bottes crissaient à peine sur les gravillons humides.

Un caporal reçut une enveloppe, la serra contre ses lèvres avant même d’y lire un mot.
Un autre la décacheta d’un geste hâtif, lut deux lignes, et son visage, d’ordinaire fermé, s’éclaira d’un sourire furtif — une éclaircie dans la brume.

Mais un troisième tendit la main. Le fourrier la secoua doucement. Rien pour lui. Il resta une seconde figé, puis recula, les doigts crispés, et disparut sans un bruit.

Louis observait, à distance, comme si tout cela appartenait à un autre monde. Puis un nom tomba dans l’air tiède :
— Lieutenant Pergaud !

Il s’avança. Une lettre. Peut-être un colis. Mais non — c’était bien une lettre, mince, à l’enveloppe souple, l’écriture familière. Celle de Delphine.

Il la prit, salua d’un hochement de tête, et s’éloigna, lentement, vers le bout de la cour. Une vieille écurie abandonnée lui offrit l’ombre et la solitude. Il s’y glissa sans bruit, comme on entre dans une chapelle.

Il ne l’ouvrit pas tout de suite. Il la tint dans ses mains, longtemps. Il caressa l’encre, reconnut la courbe des lettres, cette façon qu’elle avait d’écrire le L de Louis — une arabesque timide, presque pudique. Le cachet de Landresse, la date. Il était là, mais une part de lui s’élevait déjà — vers le poêle de la cuisine, vers la table de bois, vers le chat roulé en boule sous la fenêtre.

Enfin, il rompit le silence du papier :

 « Mon Louis,

Il a neigé hier soir, une neige fine, silencieuse, qui a recouvert la cour et les champs derrière la maison. Ce matin, tout était blanc, mais le ciel était clair et j’ai cru un instant que le printemps voulait se montrer malgré tout. Le chat est resté près du poêle, roulé en boule, comme s’il attendait que tu franchisses la porte. Il t’attend, lui aussi, je crois. Il se dresse dès qu’un pas crisse dans la neige du chemin.

Papa a préparé un colis pour toi. Il y a glissé un saucisson, deux terrines, un peu de chocolat (du bon, celui de la grand-route), et j’ai ajouté mes madeleines, celles que tu aimais avec le café du dimanche. Elles ont un peu séché, mais elles auront encore ton goût. Il dit qu’on enverra le tout demain, si la poste veut bien.

J’ai relu hier un de tes poèmes — celui que tu avais écrit l’hiver dernier, sur l’école vide sous la neige. J’ai pleuré, tu vois. Non pas parce qu’il était triste, mais parce que j’y ai retrouvé ta voix, comme un murmure au creux de mon oreille. Tu me manques à chaque instant. La maison est droite, propre, mais vide. Tes livres prennent la poussière, et ta veste est toujours accrochée au clou, derrière la porte.

Dis-moi si tu as froid, si tu dors au sec, si tu as besoin de laine. J’ai tricoté une paire de chaussettes, elles sont prêtes, elles attendent avec le colis.

Je ne sais pas quoi écrire d’autre. Les mots viennent, puis se figent. Tu es si loin, et pourtant partout ici. J’aimerais tant que cette lettre t’arrive vite. Qu’elle te réchauffe un peu.

Je t’embrasse comme on le fait dans les rêves, quand on n’a plus que ça pour tenir debout. Reviens-moi, Louis. Reviens-moi tout entier.

Ta Delphine. »

Louis sourit doucement. Il resta longtemps ainsi, replié sur la lettre, avant de regagner sa chambre.

La lumière du dehors commençait à décliner. Assis à son bureau, il prit son carnet. Et d’une écriture plus lente qu’à l’ordinaire, il écrivit :

« Je ne sais plus qui je suis, entre ces deux lettres.
Celle que j’ai lue ce matin, celle que je viens de lire.
Deux femmes, deux Delphine. Deux amours, deux douleurs.
Et moi, là, au milieu, comme un homme pris dans un rêve d’autres vies. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus de notre fil romancé autour de Louis Pergaud, toujours au cantonnement, quelque part entre fatigue, silence et humanité.

Dans l’ombre d’un réchaud bricolé, quelques voix s’élèvent à peine, entre un fond de café, une rasade de gniole et les souvenirs qui tiennent chaud.

Merci infiniment pour vos lectures fidèles.

Bonne soirée à toutes et à tous,

Le réchaud
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 16 mars 1915

La nuit tombait sans vergogne. Une nuit lourde, saturée de cette humidité qui colle aux os. L’air sentait la laine mouillée, le bois noirci et la suie grasse. Le vent, parfois, charriait l’écho étouffé d’une détonation lointaine, venue du nord. Ça grondait, comme un tonnerre mal éteint. Mais ici, sous le hangar, les hommes s’étaient accroupis autour du petit réchaud fabriqué avec un vieux bidon d’huile et trois briques disjointes. Une flamme bleue, maigre et hésitante, s’élevait, pareille à une veilleuse de fortune.

Les gestes devenaient rituels. Un quart cabossé posé dessus et on y jetait une poignée de café noir, celui du paquet militaire, au goût de la terre et l’amertume. Une boîte de singe raclée avec la lame d’un couteau. Le cliquetis du métal se mêlait au souffle du feu. On ne parlait pas. On attendait que l’eau frémisse. Il y avait là Arnoult, le Vosgien à la barbe rousse, Bellerive, qui portait toujours un foulard rouge autour du cou, et le petit Léonard, pas plus haut que le fusil de son père, qui grelottait malgré deux vestes.

Louis s’était joint à eux sans bruit. Il s’était assis sur une caisse de munitions vide, le dos voûté, les mains tendues vers la chaleur précaire. Ses doigts, tachés d’encre et de boue, s’étaient déliés au contact de la flamme. Il ne disait rien. Il écoutait. Autour de lui, les visages s’illuminaient par instants, dessinés en clair-obscur. L’un d’eux — un nouveau, à la voix fêlée — avait les yeux humides.

Un murmure. Une histoire. C’est Arnoult qui avait commencé. Il parlait doucement, comme pour ne pas réveiller la nuit. Il racontait un souvenir d’enfance, un Noël à Cornimont, où son père avait fait cuire des marrons sur le poêle à bois, pendant que la neige tapissait le rebord des fenêtres. Il avait dix ans. Il se souvenait de l’odeur des châtaignes éclatées, du feu de sapin, du vin chaud. Un temps suspendu. Un instant sans guerre.

Bellerive, qui ne disait jamais rien, se mit à rire, d’un rire sec, presque nerveux. Il sortit de sa poche une petite cuillère tordue. « C’est tout ce qu’il me reste du restaurant de mon père, à Reims. Les Allemands ont tout pris. Tout brûlé. Mais j’ai gardé ça. » Il la fit tourner entre ses doigts, comme un talisman. Et son rire s’éteignit doucement.

Léonard somnolait. La tête contre le bras d’Arnoult, les paupières mi-closes, il rêvait à voix haute. Des bribes de phrases s’échappaient : « …le jardin de Maman… les poules… » Le réchaud faisait crépiter l’eau. Une odeur de café amer s’éleva. Un des hommes éternua. Personne ne rit.

Un moment, sans un mot, un vieux poilu tira de sa musette une fiole opaque, tachée de boue séchée. Il fit sauter le bouchon d’un geste sec, puis tendit le col du flacon à son voisin, dans un silence entendu. C’était de la gniole, de la vraie, celle qui vous racle l’intérieur comme une pelletée de charbon ardent. Un à un, les hommes portèrent le goulot à leurs lèvres. Ça brûlait, ça piquait les yeux, mais ça réchauffait l’âme, là où l’humidité et le canon n’avaient laissé que du vide.

— On dirait que c’est coupé à l’essence de lampe, souffla Le Braconnier après sa gorgée, en toussant comme un moteur gelé.

— Tu veux que je t’verse un peu de cambouis pour adoucir ? lui lança Piquemal, la moustache en bataille et le rire discret.

Un gloussement discret monta autour du réchaud. C’était ça, aussi, l’art de survivre : faire flamber la peur sous une couche de blague idiote. Louis, en dernier, avala sa rasade sans grimace. Il sentit la morsure du rhum tracer sa route jusqu’au ventre, puis cette chaleur vive, comme une main fraternelle posée sur l’estomac. On se passa la bouteille avec lenteur, presque avec respect, comme si chaque gorgée, ce soir-là, les tenait encore un peu debout.

Louis regardait les flammes danser. Il pensa à Delphine. À la lampe de chevet. Aux dimanches d’hiver à lire près du poêle. Il pensa que cette chaleur-là, celle du bidon de tôle, c’était tout ce qu’ils avaient. Et qu’elle suffisait à faire tenir debout encore un soir. Ce feu dérisoire devenait un rempart contre la nuit, contre l’oubli.

Carnet de Louis — 16 mars 1915, nuit

Un réchaud cabossé, une flamme maigre, et autour, des hommes.
Le café grésille, la gniole chauffe les cœurs. On gratte les fonds de boîte, on partage la fumée.
Les mots sont rares, mais les regards suffisent.
Ce soir, la guerre s’est tenue un peu plus loin.
Frères d’un instant. Vivants encore. Nous étions encore des hommes.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

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Bonsoir à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus, intitulé Les godillots.

Il s’inscrit dans la continuité de mes textes précédents, dans ce même fil, toujours du point de vue de ceux qui ont marché, peiné, supporté. Ceux dont les pas, dans la boue et la fatigue, ont écrit une autre forme de journal — à la semelle.

Merci à celles et ceux qui continuent à suivre ces fragments de mémoire, à les lire et parfois à les commenter.

Bonne lecture, et bonne soirée à tous.

Les godillots
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 17 mars 1915

Louis ouvrait la marche, silhouette voûtée à la tête de son peloton. Ils rentraient en file, courbés sous la lumière blafarde du soir, alourdis de glaise et d’un silence râpeux. Toute la journée, ils avaient creusé à flanc de coteau, pioches contre les racines, pelles dans la glèbe, les reins courbés sur une terre lourde, trempée par les pluies de la veille. Il avait fallu tirer, haler, empiler des rondins suintants pour renforcer un abri qui tiendrait peut-être la prochaine salve. Le sol collait aux jambes comme une sangsue, les happait à chaque pas.

Le grondement sourd de l’artillerie roulait au loin, continu, comme une fièvre en fond d’air. La guerre ne s’arrêtait jamais tout à fait : elle vibrait dans le sol, dans les os, dans le cœur même de cette boue collante.

Les godillots, lourds de vase et pleins d’eau comme des outres éventrées, clapotaient à chaque pas. Une succion humide les arrachait au sol, un bruit visqueux les y recollait. Dans ces souliers de misère, c’était un monde : une mare de fatigue, un cloaque de chaussettes détrempées et d’orteils engourdis. Des godillots sans joie. Mais fidèles.

À l’arrière d’une baraque en planches, un appentis abrite le petit groupe. Le crachin, têtu, tambourine sur les tôles. Les hommes s’assoient sur des caisses, dos voûtés, gestes lents. Les baïonnettes deviennent grattoirs, les couteaux raclent les semelles. On gratte, on pèle, on écorche. La boue se détache par plaques, gluante comme de la poix. Ça pue le cuir pourri, le moisi, la chaussette oubliée au fond d’un sac. Un relent de marais malade.

— « Dis donc, ton pied, il a pas été déclaré arme toxique, celui-là ? »
C’est Dautry qui lâche ça, en coin. Quelques rires s’échappent, timides, comme une vapeur de légèreté dans ce coin détrempé. Une chaussette tombe : rigide, cartonnée, presque sculptée par la crasse.
— « Même le Boche, il recule si on lui balance ça dans les lignes ! »
Les rires s’épaississent, soulagent un instant la tension qui colle aux épaules.

Louis les regarde, tous, les godillots en ligne comme une garnison fantôme. Il pense aux routes. Aux départs au matin, au froid, au poids. Aux marches de douze heures. À la retraite de l’été dernier. À l’élan dans les labours. Ses souliers sont là, informes, meurtris, porteurs d’histoire. Des kilomètres de résignation à la semelle. Chaque pli du cuir a la mémoire d’un sursaut de vie ou d’un fracas d’obus.

— « Regarde ça… »
Un jeune montre ses orteils, violacés, boursouflés, comme bouillis. Un autre talon est crevassé, à vif. Plus de pansement. Juste un chiffon enroulé. Les pieds souffrent, comme les cœurs en silence. On parle peu, mais les regards en disent long. On endure. On attend. On serre les dents. Le silence dit : on tient.

Devant le vieux poêle, une carcasse tordue qui souffle plus qu’il ne chauffe, les godillots sèchent. On les a retournés, suspendus par les lacets. Une odeur infecte monte, un mélange de cuir brûlé et de champignon. Personne ne bronche. Chacun a connu pire. On évoque des godasses disparues dans les trous d’obus, des semelles rafistolées avec du fil de fer, des clous volés dans les fermes. Le bricolage du pauvre.

Alors que les godillots suintent devant le poêle, Piquemal sort une petite fiole cabossée de sa capote. Un clin d’œil, et le bouchon saute.
— « Du vrai rhum, qu’un sapeur m’a refilé… »
La bouteille fait le tour, les gorges s’éclaircissent, les visages aussi. Un soupir collectif accompagne chaque rasade. On ne parle pas — on savoure. Une chaleur brute descend dans les ventres.
L’odeur de cuir moisi, de vase collée aux godasses, de sueur sèche, flotte dans l’air, mais se mêle maintenant à celle du feu de bois, ce feu obstiné qui lèche les vestes ruisselantes sans vraiment les sécher.
Et dans cette vapeur d’homme, de tissu, de cuir et de gnôle, il y a un semblant de fraternité, fragile, tenace comme les braises.

Un raclement sur le plancher de l’appentis, et la truffe humide de Gustave surgit entre deux paires de godillots. Le chien de la compagnie, bâtard aux poils charbonnés et aux yeux d’ambre clair, trottine vers les hommes. Il remue la queue avec l’entrain d’un vieux camarade revenu de patrouille. D’un coup de museau, il fait tomber une chaussette raide, la renifle, éternue bruyamment et s’ébroue, comme pour chasser un cauchemar.
— « Même lui, il se rend ! » ricane Dautry.
Mais Gustave, stoïque, vient poser sa tête sur les genoux de Louis, le souffle chaud et confiant. Une main se tend, caresse l’oreille rugueuse. L’animal ferme les yeux, vaincu par cette paix fragile. Un merle, posé sur une poutre vermoulue, observe la scène, muet, témoin à plume de ce théâtre de fatigue. Le feu crépite doucement. Pendant un instant, tout semble tenir dans ce souffle partagé.

Piquemal se redresse un peu, les paupières mi-closes.
— « J’vous jure, si j’ressors vivant d’ici, j’les fais bronzer et j’les mets sur la cheminée. »
Un silence, puis un éclat rauque :
— « Et moi, j’me fais enterrer avec. Pour que les vers aient du boulot ! »
C’est Le Braconnier, avec sa voix d’écorce. Un dernier rire glisse dans la nuit. Puis les corps s’affaissent. Et le silence reprend ses droits, juste troublé par le soufflement du poêle et l’averse qui n’en finit pas.

Louis s’est isolé dans un coin. Il sort son carnet, le tourne, le caresse. Sa plume gratte doucement. Des mots pour dire la fatigue, l’absurde, l’usure. Pour ces godillots qui l’ont mené ici. Ce sont eux qui parlent à sa place. Il écrit pour ne pas oublier. Pour témoigner. Les autres somnolent, assis, la tête contre la planche. La flamme du poêle danse comme un souvenir.

Carnet de Louis — 17 mars 1915

« Mes godillots tiennent debout sans moi. Ils suintent le cuir rance, la glaise, le chien crevé. J’ai beau les gratter, la boue revient, collante comme l’angoisse.

Dedans, il y a des kilomètres, des haltes, des nuits à grelotter, des charges et des replis. C’est là qu’elle est, ma guerre. Pas dans les discours.

Je les hais, et je les chéris. Ils me tiennent debout, à leur manière. Un jour, je les poserai pour de bon. Je ne sais pas si ce sera pour la paix ou pour la fin. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus, L’Horloge cassée.

On reste près du cantonnement, dans ces instants simples où le silence, les regards, les gestes prennent toute la place.

C’est une suite, à sa manière, aux godillots, au réchaud, à ces petits riens qui disent beaucoup — la fatigue, l’attente, la fraternité.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire.

Bonne lecture, et très bonne soirée à chacun.

L’horloge cassée

Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 18 mars 1915

Elle était là, clouée de travers sur une poutre, à hauteur d’homme, comme oubliée. Une horloge à réveil, de celles qu’on trouvait jadis dans les cuisines de campagne. Boîtier de métal cabossé, émail du cadran piqué de rouille, verre fêlé. Les aiguilles figées à 4h20, impassibles. On n’y prêtait pas toujours attention, mais elle finissait toujours par attirer le regard, comme un vieux chien pelé qui garde la porte sans qu’on lui demande.

Piquemal, en tassant sa pipe du pouce, leva les yeux vers elle :
— « 4h20… L’heure du dernier monde. »

Le Braconnier, qui coupait un œuf dur à coups de canif, répliqua :
— « Ou l’heure du premier obus. »

Dautry, l’éternel sceptique, eut un ricanement :
— « Moi j’dis que c’est l’heure du pinard… faut pas chercher plus loin. »

Et ça rigola un peu. Mais l’horloge, elle, ne broncha pas. Depuis, chacun y alla de sa prope version. Elle devint notre oracle tordu, un talisman boiteux. On la regardait sans y croire, mais sans jamais s’empêcher de la regarder.

Sous la lumière tremblante de la lampe à pétrole, les gestes reprenaient leur empire. Le Braconnier graissait son cuir, Dautry recousait une cartouchière, Louis limait un crayon pour écrire. Le chien Gustave ronflait contre la paillasse, museau dans la queue.

Là-haut, au-dessus des silhouettes penchées, l’horloge régnait en silence, figée comme la guerre elle-même.

Ce soir-là, Gustave s’était levé d’un coup, grognement rauque, poils hérissés. Il fixa l’horloge, jappa trois fois, sec comme un fusil qui s’enraye. Puis s’approcha, lentement, oreilles couchées, gueule entrouverte. Il renifla l’air — puis tourna les talons, queue basse, battant l’ombre.
— « Tiens, même le clebs s’y met… », souffla Le Braconnier.

Personne ne dit rien. Un frisson passa dans la grange, mince comme une lame.

Un silence traînait encore dans la grange, tendu comme un linge mouillé, quand Piquemal fit tinter une petite fiole contre la caisse.
— « Allez, une lampée pour l’horloge ! »

Le bouchon sauta avec un clac sec, et déjà le rhum passait de main en main, avec des doigts
gourds mais avides.

Une gorgée, pas plus, mais qui piquait le gosier comme un retour au pays.
L’odeur âcre du rhum se mêla au cuir fatigué, à la sueur sèche, à la paille tassée dans les coins, et au souffle obstiné du feu de bois.

On toussa, on grimaça, on rit un peu.
Un instant, le cantonnement sembla un refuge. Un vrai.
Quelque chose de chaud coulait dans les ventres, et la peur recula d’un pas.

Louis leva les yeux, longtemps. Ce cadran, il lui rappelait celui de la cuisine de sa mère. Là-bas, l’horloge battait au-dessus du buffet, rythmant les dimanches, les potages, les silences doux. Le tic-tac de l’enfance. Ici, plus rien. Une absence sonore. Un vide qui sonnait plus fort que n’importe quel canon.

Il nota ça, plus tard, dans son carnet, comme on note une ombre sur le mur.

Autour du poêle, le soir avançait. Piquemal raconta à voix basse :

— « L’autre nuit, j’ai rêvé qu’elle repartait. L’aiguille tremblait. Et puis… elle sonnait. Pas un ding normal. Non. Un cri. Comme un avertissement. Un cri de femme, peut-être. »

Personne ne rit. Pas ce soir. Louis pensa : même nos rêves sont mécaniques, même nos peurs ont des ressorts.

Soudain, un bruit monta dans le ciel, glissant au ras de la toiture comme un souffle ancien. Un vol de grues cendrées fendait les nuages en triangle irrégulier, silhouettes lointaines et somptueuses. Leurs cris rauques crevaient l’air, âpres et beaux, comme une mémoire lointaine du monde d’avant.

Les hommes levèrent les yeux, lents, le cou tendu vers la lucarne, comme des gosses en récré. Un court silence accompagna le passage, presque sacré, puis un soupir collectif, animal.

— « Elles, au moins, elles vont vers le printemps… » murmura Le Braconnier.

— « … Et elles savent où elles vont… » ajouta Dautry, plus bas encore.

Personne ne répondit. Mais tous suivirent un moment la lente dérive des ailes dans le ciel sale de fin d’hiver. Leur regard resta suspendu, longtemps, bien après que le cri se fut éteint.

Avant d’éteindre la lampe, Dautry se leva, remit d’un geste lent l’horloge bien droite sur son clou.

— « On sait jamais. Si elle décide de repartir, qu’elle le fasse bien. »

Les autres hochèrent la tête. Elle était de la famille, à sa manière. Une veuve pendue au mur, qui veillait.

Le vent raclait les tôles. Les rats se glissaient entre les poutres. Gustave s’était roulé à nouveau. Les hommes dormaient à moitié. Et l’horloge, elle, demeurait. Présente, obsédante, souveraine dans sa défaite.

Dans ce cantonnement de fortune, elle battait l’heure sans la dire. Elle portait les jours, les veilles, les deuils.

Et peut-être, pensait Louis en fermant les yeux, portait-elle aussi nos espoirs.

Carnet de Louis — 18 mars 1915

« L’horloge ne dit plus rien.
Les grues, elles, disaient tout.
Leur cri fendait le ciel comme un coup de baïonnette.
Elles partaient vers là-bas, libres, aériennes,
Et nous, cloués ici, comme des fossiles vivants.

Je pense à Delphine. Au tic-tac dans notre salon.
Là-bas, l’horloge fonctionne encore.
Ici, non.
Ici, c’est le temps qui se casse.

Et pourtant, on a ri.
Une gorgée de rhum a suffi.
Les gars étaient beaux, dans cette chaleur fugace.
Même Gustave a souri.

Je garderai l’aiguille tombée.
Elle m’aidera à ne pas oublier. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus : Le plumet de Jaurès.

On reste dans l’arrière du front, dans ces heures flottantes où un simple objet — une bricole oubliée, un reste de parade — peut raviver les idées, les souvenirs, les silences.

Après Les godillots, Le réchaud ou encore L’horloge cassée, c’est un plumet — rouge et noir — qui passe de main en main, de rire en parole, de respect en souvenir.

Le texte étant un peu long, je vous le propose en deux parties. Voici donc la première.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire.

Très bonne soirée à chacune et à chacun.


Le plumet de Jaurès (première partie)
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 18 mars 1915

Le matin se leva lentement sur le cantonnement, comme un chat engourdi. La brume, accrochée aux poutres, descendait par nappes, rasant les bottes de paille, floutant les silhouettes encore lovées sous les couvertures. Une buée pâle filtrait par les fentes du toit, et la lumière, hésitante, dessinait sur les murs des ombres délavées.

Louis ouvrit les yeux sans vraiment s’éveiller. Un craquement de bois, quelque part, le ramena au monde. Il resta là, quelques secondes, les paupières entrouvertes, regardant danser les volutes du poêle qui tirait mal. Un souffle froid passa sous la porte, souleva légèrement la toile qui faisait office de rideau.. Il tira sur sa capote roulée en boule, s’en couvrit les épaules, puis se redressa en grommelant.

Gustave bâilla bruyamment, étirant ses pattes avant comme s’il voulait toucher le jour. Son museau humide fouilla les plis de la couverture de Louis, puis il posa sa tête contre sa cuisse, yeux mi-clos, sentinelle paresseuse.

Dans le fond, on entendait le cliquetis d’ustensiles qu’on déplaçait, un couvercle posé trop fort sur une gamelle, le grincement d’un lit de camp. Des sabots traînaient sur les lattes disjointes du plancher. Quelqu’un toussa, gras, un son qui sentait la nuit humide et la gorge encrassée.

L’odeur du matin, elle, avait son propre accent : un mélange de cuir tiède, de chaussettes mouillées, de poussière de cendre, et du pain rassis qu’on réchauffait sur une plaque de tôle.

Personne ne parlait encore. Pas par fatigue, non. Mais parce que les mots, au réveil, ont besoin de silence pour naître. On s’étirait, on râlait tout bas, on repoussait la nuit sans sans entrain.

Piquemal, déjà levé, passait un chiffon sur ses brodequins, assis sur une caisse de munitions vide. Le Braconnier dormait encore, la bouche ouverte, un brin de paille collé à la joue. Dautry, assis contre le mur, écrivait lentement dans un petit carnet noir, les yeux encore flous, un genou replié sous le menton.

Et toujours, dans le coin, le poêle crachotait son souffle tiède. Il ne chauffait presque plus, mais on faisait semblant d’y croire.

Louis posa les pieds au sol, chercha ses godillots du bout des orteils. Ils étaient glacés comme deux morceaux de fonte. Il les enfila à contre-cœur, puis murmura en grattant l’oreille de Gustave :

— « On est encore là, mon vieux… Va falloir recommencer. »

Le chien poussa un petit soupir, comme s’il comprenait tout. Et dehors, la brume attendait, patiente, immobile, à la porte.

Le grincement de la grande porte coupa net le silence. Un courant d’air plus vif s’engouffra dans la grange, soulevant un nuage de paille et d’odeurs. Un bruit sec de bottes cloutées se rapprochait, rythmique, familier. Quelques têtes se tournèrent, sans hâte.

Le vaguemestre apparut dans l’encadrement, silhouette découpée par la lumière pâle du dehors. C’était un gars fluet, le nez rougi par le froid, l’air toujours un peu perdu, comme s’il s’excusait d’être là. Il portait une sacoche en toile grise pendue de travers et sa vareuse trop grande lui donnait des allures d’enfant dans les habits de son père.

Il salua brièvement, d’un geste de tête. Personne ne répondit vraiment. Juste un froncement de sourcils, une main qui se lève à demi. Ces moments-là, on les vivait le cœur un peu suspendu.

Sans mot dire, il sortit les lettres, une à une. Quelques enveloppes écornées, une carte postale, un paquet ficelé à la hâte. Il les tendait aux hommes, doucement, comme on distribue des morceaux de vie.

— « Pour Piquemal… Le Braconnier… Dautry… »

Louis, en retrait, n’espérait rien. Pas cette fois. Et pourtant, la main du vaguemestre hésita, puis extirpa une enveloppe froissée, tachée d’un coin. Il la tendit sans un mot. Louis la reconnut tout de suite : l’écriture fine, penchée, nerveuse. Delphine. Il la prit avec lenteur, presque avec crainte.

Il ne l’ouvrit pas.

Il la glissa dans la poche intérieure de sa capote, contre le cœur, comme on range un talisman. Il voulait attendre. Attendre le bon moment, le calme, l’ombre, peut-être le soir. Il ne voulait pas la lire à la va-vite, pas là, pas sous les yeux des autres. C’était un fil avec l’arrière, un fil trop précieux pour être tiré sans soin.

Le vaguemestre repartit aussitôt, sans plus de paroles, déjà happé par la brume. Une traînée de boue sur le plancher marquait son passage.

Quelques gars souriaient en coin, d’autres restaient pensifs, les yeux posés sur l’enveloppe dans leurs mains, comme si elle allait leur parler. Dautry, lui, reniflait discrètement une carte, espérant y retrouver le parfum d’un savon de là-bas.

Louis posa sa main sur sa poitrine. Il ne lisait pas encore, non. Mais déjà, Delphine était là, dans cette poche. Présente. Vivante. À portée de battement.

Dans un coin de la grange, entre deux planches disjointes et des sacs de toile humide, Piquemal farfouillait dans une vieille caisse à patates. Il cherchait une gamelle — la sienne s’était encore fait la malle dans la paille. On entendait le frottement sourd du bois contre le bois, les râles fatigués du cuir, et le crissement d’un clou rouillé qui protestait dans un angle.

Soudain, un petit « Ha ! » triomphant, presque gamin, fendit l’air :

— « Regardez-moi ça… »

Piquemal s’était redressé, tenant dans sa main un plumet fané, rouge et noir, poussiéreux, à moitié écrasé. Le genre d’ornement qu’on voyait sur les vieux képis d’infanterie, du temps des batailles en ligne et des uniformes éclatants.

Il le secoua doucement. Quelques plumes s’éparpillèrent dans un souffle. Puis, en le brandissant avec la solennité d’un bedeau exhibant une relique, il déclama :

— « Ça, c’est pas n’importe quoi, les gars… ça, c’est le plumet de Jaurès ! »

Un silence d’abord — puis des rires, étouffés. Pas un éclat franc. Juste ces petits gloussements qui naissent au fond de la gorge, mêlés d’étonnement, d’ironie tendre, et d’un rien de respect.

— « Et pourquoi pas sa moustache, pendant qu’t’y es… » lança Dautry, en coin.

— « Ou son lorgnon… » ajouta Le Braconnier, un sourire dans la barbe.

Mais quelque chose, dans la voix de Piquemal, avait retenu l’élan des blagues. Un ton particulier. Pas de la moquerie. Plutôt une révérence maladroite. Comme si, en nommant Jaurès, il avait invoqué un monde disparu, une promesse fracassée.

Louis, accroupi près du poêle, observa le plumet. Il pendait mollement dans la main calleuse de Piquemal, dérisoire et noble à la fois. Rouge et noir. Les couleurs de la colère, du deuil, ou peut-être simplement de l’oubli.

Le chien Gustave éternua bruyamment. Puis il posa sa tête sur ses pattes, fatigué de tant de philosophie.

Dans la brume du matin encore accrochée aux poutres, l’objet semblait flotter entre deux époques — celle des discours et celle des corvées de tranchée. Et personne ne sut trop pourquoi, mais le rire se tut peu à peu.

(À suivre….)
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici la seconde partie de Le plumet de Jaurès, que je vous propose ce soir en prolongement du précédent opus.

Après les sourires, les souvenirs, les clins d’œil autour de ce plumet rouge et noir, voici que viennent les dernières lueurs du jour, le silence du soir, et ce qui reste lorsque les voix se taisent.

Merci pour vos lectures, vos retours et votre bienveillance.

Très belle soirée à chacune et à chacun.

Le plumet de Jaurès (seconde partie)
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – 18 mars 1915

Ils s’étaient tous rassemblés autour du poêle, les épaules rentrées, les mains enserrant des quignons ou des gamelles fumantes. Le plumet, posé à même la table, semblait les regarder. Rouge passé, noir éteint. Il n’en fallait pas plus pour que Piquemal se redresse un peu, le menton haut, la voix soudain grave :

— « Ce plumet, les gars… il appartenait à un soldat du 167ᵉ. Un gars de Cahors, je crois. Un costaud. Il l’a perdu dans les bois des Eparges, au tout début. On n’avait même pas encore de tranchées, juste des trous dans la glaise et des ordres absurdes. »

Personne ne l’interrompit. Même Dautry se contenta de mâchonner un croûton en silence. Piquemal poursuivit, le regard perdu quelque part derrière les poutres noircies :

— « Il s’appelait Marceau. Pas le général, non. Juste Marceau. Il était instituteur. Un de ceux qui savaient lire sans avoir l’air de vous juger. Il avait des phrases de Jaurès dans sa poche, et le cœur à gauche, bien accroché. »

Le Braconnier, adossé à une poutre, hocha lentement la tête. Il avait dû en connaître, des types comme ça. On les reconnaissait au ton quand ils disaient « camarade ».

— « Il s’est battu comme un diable, ce jour-là. Pas pour une médaille, pas pour le galon. Pour les autres. Pour le copain blessé, pour que le ravitaillement passe, pour rien et pour tout à la fois. »

La flamme du poêle crépitait doucement. Elle renvoyait sur les visages des reflets mouvants, comme si le feu dessinait un autre monde, à même la suie.

— « On l’a pas retrouvé. Juste ça : ce plumet. Planté dans la boue, comme une cocarde dans un gâteau d’argile. On l’a ramassé sans trop savoir pourquoi. Et puis… on l’a oublié. »

Il se tut. Un silence suivi. Mais ce n’était plus un silence ordinaire. C’était celui qu’on réserve aux absents, à ceux qui manquent, même quand on ne les a jamais connus.

Louis caressa Gustave entre les oreilles. Le chien leva un œil, sans bouger.

Le Braconnier murmura :

— « Y’a des histoires qu’on devrait pas oublier. Même si on les invente un peu. »

Et personne n’osa rire. Pas ce soir.

Il y eut un temps de flottement après le récit de Piquemal. Un de ces silences qui durent un peu trop, qui pèsent un peu plus lourd. Chacun regardait le plumet, comme si l’objet avait pris soudain un autre poids, une autre densité.

C’est Dautry, bien sûr, qui brisa l’envoûtement, avec son éternel demi-sourire aux lèvres :

— « Et moi j’dis que c’est un plumet de dindon volé à la popote ! »

Il accompagna sa saillie d’un petit bruit de bec, façon volatile outré, et d’un battement ridicule des coudes. Le Braconnier éclata de rire le premier, suivi d’un éclat chez Piquemal, puis chez Louis, à contretemps. Même le chien Gustave se redressa d’un coup, jappa joyeusement, remuant la queue comme s’il venait d’attraper le sens d’une blague entre deux mondes.

Le feu lui-même sembla crépiter plus fort. Les épaules se décrispèrent. Le froid recula dans les coins.

— « Si c’est du dindon, alors c’est un dindon patriote ! » lança Piquemal, en hochant le plumet comme un étendard d’opérette.

— « Je savais bien que Jaurès avait une plume, mais pas comme ça ! » ajouta le Braconnier, hilare.

L’atmosphère s’était détendue, lavée comme après une pluie chaude. On riait, sans moquerie, juste pour exister encore un peu, pour redevenir des hommes, pas seulement des ombres en uniforme.

Gustave trottait d’un soldat à l’autre, tout fou, les oreilles rabattues, langue pendante. Il sauta sur les genoux de Louis, qui l’attrapa en grognant faussement :

— « Toi, va falloir te trouver un plumet aussi, hein ? »

Et le chien se laissa faire, content de faire partie de la farce.

Alors que les rires s’éteignaient peu à peu, que Gustave retournait à sa couverture et que le feu reprenait son souffle dans le poêle, Louis glissa la main dans sa capote. Il en sortit l’enveloppe froissée, celle qu’il n’avait pas encore osé lire. Elle avait la douceur rugueuse des choses qu’on garde près du cœur.

Il resta un instant à la tenir du bout des doigts, comme si l’ouvrir allait rompre un sort fragile.

Puis il la fendit lentement, précautionneusement, comme on entrouvre une porte sur un monde lointain. Le papier trembla un peu dans ses mains, taché de suie à force d’avoir été caressé.

Il lut en silence. Quelques lignes à peine. Des phrases simples, sans fioriture, venues tout droit de Delphine. Des nouvelles du village, une histoire de volets qui grincent, la chatte qui a fait ses petits sous l’évier. Rien de grave, rien d’extraordinaire.

Mais il y avait cette phrase.

« J’ai vu des grues passer ce matin. J’ai pensé à toi. »

Louis s’arrêta. Le reste s’effaça. Ces mots résonnaient comme un écho d’autre chose, un fil lancé à travers le vide.

Il leva lentement les yeux vers la lucarne, au-dessus du poêle. Le ciel y était pâle, laiteux. Vide. Pas une aile, pas une trace. Mais le regard resta suspendu, comme si la pensée, elle, avait laissé une traînée visible entre là-bas et ici.

Il replia la lettre, sans mot. La glissa de nouveau dans sa poche, à l’abri.

Puis il se rassit près du feu, les mains posées sur les genoux, lointain sans être triste.

Autour de lui, le cantonnement reprenait sa respiration lente.

Les minutes s’égrenaient sans hâte, comme si la journée refusait de vraiment commencer. Les outils attendaient, les ordres allaient tomber, les pas s’alourdiraient bientôt dans les boyaux détrempés.

Mais avant de sortir, quelqu’un — peut-être Le Braconnier — posa la main sur le plumet, resté là, posé à même la caisse. Il le prit doucement, avec un respect inattendu. Le rouge avait passé, le noir virait au brun, mais il gardait une fierté discrète, têtue.

Un clou fut planté dans la poutre, juste à côté de l’horloge figée. Là, au-dessus du poêle, entre la rouille du temps et la chaleur du feu, ils fixèrent le plumet, comme on fixerait un regard.

Piquemal, la pipe au coin des lèvres, dit à mi-voix :

— « Qu’il nous rappelle qu’on est pas juste des ombres. »

Pas un mot de plus. Mais tous acquiescèrent, d’un hochement lent, presque imperceptible. Même Dautry resta muet, les yeux posés sur cette chose dérisoire qui, soudain, disait tout.

Puis un à un, ils prirent leurs fusils et leurs outils, ajustèrent leur barda. La corvée de consolidation d’abris les attendait. Les tranchées ne s’étaient pas évaporées.

Mais dans ce vieux coin de grange, entre la montre arrêtée et le plumet retrouvé, un souffle nouveau flottait. Quelque chose de tenace. De vivant.

Un à un, ils franchirent la porte, l’échine courbée sous les musettes, les doigts déjà raidis. Le froid mordait, net et sans détour, comme une lame de silex. Le vent claquait dans les haillons accrochés à la haie, soulevait un peu de cendre sur le seuil.

Louis fut le dernier à sortir.

Il jeta un regard en arrière, rapide, comme on regarde une chambre qu’on quitte. Dans l’ombre vacillante, il vit Gustave roulé en boule, le museau frémissant. Il vit le poêle encore tiède, le plumet cloué juste au-dessus — flamme rouge et noire dressée contre l’oubli.

Il glissa la lettre de Delphine sous sa vareuse, tout contre le cœur. Un pli de papier léger, presque rien, mais qui pesait plus lourd qu’un fusil.

Dehors, le ciel s’ouvrait, vaste et dur, strié par les rafales.

Les pas crissaient dans le givre.

Mais derrière eux, dans le calme du cantonnement, il restait un peu de chaleur.

Une survivance.

Un écho.

Carnet de Louis — 19 mars 1915

« Ils sont sortis comme on entre en hiver. Pas de mot d’ordre. Pas de cri. Juste le bruit des semelles sur la glace, et l’odeur du poêle qui s’éteint.

Le plumet est resté là. Rouge et noir. Comme un défi planté dans le mur. Gustave dormait encore. Le feu, lui, ne disait plus rien.

J’ai senti la lettre battre contre moi, à chaque pas dans la boue durcie. Elle parlait d’oiseaux, de lumière. Et moi, je n’avais que ce vent dans la figure.

Mais je crois que c’est pareil. Elle m’envoie un peu de ciel, et moi, je lui réponds avec ce qu’il me reste : un souffle, un regard, un souvenir.

Le plumet, c’est rien. Un bout de tissu, un ornement oublié. Mais aujourd’hui, il nous a tenus debout.

Alors j’écris. Pour qu’on n’oublie pas ces gestes-là.

Ceux qui ne font pas de bruit, mais qui tiennent bon. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus : Le violon de l’ancien.

On reste à l’arrière, dans ces moments de pause où l’on tente d’oublier un peu la boue, le froid, le vacarme.

Un violon refait surface. Objet silencieux, presque oublié, il retrouve peu à peu sa place, et peut-être aussi son rôle.

Le texte étant un peu long, je vous le propose en deux parties. Voici la première.

Merci à celles et ceux qui prennent le temps de lire.

Bonne soirée à toutes et à tous.

Le violon de l’ancien (première partie)
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – mars 1915

La pluie, cette nuit-là, avait lessivé les tôles du cantonnement, frottant les toits comme un vieil homme frictionne ses genoux. Au matin, un crachin tenace traînait sur la cour, effaçant les formes et les sons dans un brouillard cotonneux. Les hommes marchaient en râlant, les capotes humides plaquées aux reins, les godillots alourdis de glaise.

Dans une grange mitoyenne, tout au bout du hameau déserté, deux poilus avaient été désignés pour une de ces corvées sans gloire : « Nettoyez ce foutu grenier, regardez si ça vaut la peine qu’on y fiche les pieds, et que ça saute ! » Le caporal Huret et le soldat Pujol. Le premier grincheux par tradition, le second rêveur par vocation. Ils avaient poussé la lourde porte à demi arrachée de ses gonds, pénétrant dans une odeur de paille moisie, de cuir racorni et de bouse sèche.

À l’intérieur, un silence dense, comme si la grange retenait son souffle. Un rai de lumière tombait d’un vasistas fendu, découpant une échelle branlante qui menait à l’étage. En haut, un grenier aux allures de ventre oublié : vieux sacs de toile, cageots disloqués, bocaux sans étiquette. Le plancher grinçait à chaque pas, grinçait comme s’il se plaignait d’être réveillé après tant d’années.

Huret pestait :
— T’vas voir qu’on va encore tomber sur des patates pourries ou des uniformes de Napoléon.

Pujol, lui, scrutait les poutres en silence, comme si chaque nœud de bois pouvait receler un souvenir. Il se pencha vers un coin obscur, écarta un amas de toile cirée. Sous la bâche, un coffre de bois sombre, mangé par l’humidité. Le loquet tenait à peine. D’un coup d’épaule, il fit sauter le couvercle.

Un violon.

Simple. Usé. Le bois luisait encore, à peine terni. L’archet reposait à côté, les crins tendus comme une vieille moustache.

Les deux hommes restèrent figés. Ce n’était pas l’objet qu’ils attendaient. Un instant, tout vacilla. Comme si quelque chose d’invisible avait pénétré le grenier avec eux. Un parfum d’autrefois. Une salle de bal peut-être. Ou un soir d’orage où l’on joue pour calmer les enfants.

Huret rompit le silence :
— Eh ben… Y manquait plus qu’un opéra ! On va jouer La Tosca entre deux marmites ?!

Pujol ne répondit pas. Il tenait le violon dans ses mains, comme on porte un chaton abandonné.

II. L’homme aux tempes blanches

Ils étaient encore penchés sur le violon, un peu embarrassés, comme des enfants pris en faute, lorsque l’homme entra sans bruit.

On ne l’avait pas entendu monter. Il était là, soudain, sur la dernière marche de l’échelle, droit comme une vieille haie battue par les vents, les yeux plissés par la pénombre. C’était le Silencieux, comme on l’appelait entre eux. Pas par moquerie — non. Par respect, même si personne ne l’avouait vraiment. Il parlait peu, ou pas. Mais ses mains, elles, parlaient. Aux chevaux blessés, aux chiens errants, aux hommes à bout de nerfs. Il avait cette manière d’approcher les vivants sans bruit, comme on entre dans une église ou dans l’enclos d’un animal blessé.

Ses tempes étaient blanches, presque argentées. Des rides striaient son front comme les sillons d’un champ ancien. Il portait toujours sa capote boutonnée jusqu’en haut, comme un homme qui n’aime pas dévoiler sa poitrine. On ne connaissait pas sa vie dans le civil, ni d’histoire précise. Il était là, voilà tout, comme un vieux meuble que personne n’ose déplacer.

Il s’approcha du coffre. Lentement. Très lentement. Les deux autres s’étaient tus. Même Huret n’osait plus plaisanter. Le Silencieux ne dit rien. Il tendit les mains. Il prit l’instrument avec cette lenteur grave qu’ont les hommes qui se souviennent. Il souffla dessus, doucement, pour en chasser la poussière, comme on souffle sur un nid pour en vérifier le vide.

Ses doigts glissèrent sur le manche. Il tapota les chevilles. Il examina les crins de l’archet, les effleura du pouce. Ce n’était pas de la curiosité. C’était une reconnaissance. Le violon, sous ses gestes, n’était plus un objet : il devenait un être. Presque un compagnon perdu et retrouvé.

On ne savait toujours rien. Mais on devinait. Il savait.

Pujol, à voix basse :
— Vous… vous en avez joué ?

Le Silencieux leva les yeux. Un long regard. Pas de réponse.

Mais son sourire, furtif, tremblant à peine, suffisait.

Ce soir-là, ils s’étaient rassemblés plus tôt que d’habitude, sans même s’en rendre compte. Le bois était humide, le feu peinait à s’élancer, mais les braises faisaient leur ouvrage, lentement, patiemment. On avait dressé deux bidons cabossés, posés quelques planches au-dessus : leur foyer, leur table, leur monde réduit à quelques bouts de fortune.

Le Silencieux était là, sur une caisse retournée, le violon posé sur ses genoux. Il n’avait rien dit, rien annoncé. Il avait juste sorti l’instrument de sa toile de jute, avec cette précaution qu’on n’accorde qu’aux choses sacrées ou chargées de fantômes. Il avait fait craquer son poignet, doucement, et avait commencé à tendre les cordes.

Un à un, les hommes avaient suspendu leur geste. Le raccommodage d’un brodequin, la partie de belote entrechats, même les râles d’un poilu endormi sous sa couverture — tout s’était arrêté. Pas brusquement. Mais comme un ruisseau qui gèle en silence.

Le Silencieux pinça une corde. Elle sonna, grave, un peu rauque. Il tourna une cheville. Une autre note, plus claire. Il ne cherchait pas à jouer. Il cherchait le ton, comme on cherche la juste manière de dire un adieu.

Gustave, le chien de la compagnie, était venu sans bruit. Il s’était couché près de lui, le museau entre les pattes, les yeux mi-clos. Comme s’il savait. Comme s’il attendait, lui aussi.

Le feu crépitait faiblement. L’odeur de résine et de laine mouillée emplissait l’abri. On n’entendait plus les voix, plus les jurons, plus rien que ce frottement d’archet contre les cordes, ces tâtonnements qui, déjà, parlaient mieux que bien des discours.

Et dans ce silence ouaté, tissé d’ombres et de braises, quelque chose, imperceptiblement, se préparait.

D’abord, ce fut une note, toute simple. Égrenée comme par erreur, comme si l’archet avait glissé par mégarde. Puis une autre, plus sûre. Et puis le violon se mit à parler.

Pas une marche, non. Ni une de ces rengaines militaires qu’on sifflote en colonne pour se donner du courage. C’était… une valse. Une valse lente. Une de celles qu’on jouait au café-concert du dimanche, quand les hommes avaient mis leur veste du dimanche et que les filles riaient sous les tilleuls.

Un air de bal d’avant, de bal villageois. On y devinait les pavés disjoints, la poussière soulevée sous les sabots, les éclats de voix dans la lumière dorée. Une musique ronde, chaude, qui vous faisait tourner la tête rien qu’à l’écouter. Et pourtant, elle avait ce quelque chose de flétri, d’ébréché, comme un tissu lavé mille fois. Mais c’était justement là qu’elle atteignait les hommes.

Le silence ne se rompit pas. Il se fit plus dense, comme s’il voulait mieux recueillir les notes.

Des paupières se fermèrent. Un menton se posa sur une main calleuse. Un regard se perdit vers la toile de tente, comme pour y voir un visage. Puis, dans un souffle, une voix s’éleva, pas plus fort qu’un soupir :

— Ma mère chantait ça, quand elle pliait le linge…

Un autre hocha la tête, imperceptiblement. Il ne disait rien, mais ses yeux brillaient, au coin du feu, sous la suie et les cernes.

Le Silencieux, lui, ne regardait personne. Il jouait, les doigts fermes, le regard ailleurs, loin. Peut-être sur un plancher de salle des fêtes, entre deux éclats de voix d’autrefois.

Louis, assis en retrait, un genou replié sous le menton, n’avait pas son carnet. Il ne notait rien. Pas encore. Mais il regardait tout. Le tremblement d’un doigt, le souffle coupé d’un jeune, le frisson d’un vieux. Il n’écrivait pas, mais chaque image s’imprimait en lui. Comme un calque sur l’âme.

Ce soir-là, la valse tourna longtemps dans la nuit. Et même quand l’archet s’arrêta, on jurerait qu’elle continuait, au loin, dans les arbres. Là où l’on danse sans bruit.

A suivre …
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Voici la seconde partie de le violon de l’ancien.

Le violon a repris sa voix, au fil des gestes et des souvenirs. Dans l’ombre du cantonnement, quelques notes ont surgi, portées par l’émotion, la mémoire, l’amitié.

Merci à toutes celles et tous ceux qui ont suivi ce petit récit.

Bonne soirée à chacune et à chacun.

le violon de l’ancien (seconde partie)
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – mars 1915

Quand l’archet s’arrêta, ce ne fut pas un arrêt. Plutôt un glissement. Comme si la musique avait trouvé la sortie d’elle-même, toute seule, et s’était éclipsée par la porte entrouverte.

Personne ne parla.

Le feu, lui aussi, sembla s’être tassé. Deux flammes, pas plus, qui dansaient à peine. Le bois n’avait plus d’élan. Il craquait doucement, comme si lui aussi repensait à la valse.

Dehors, un souffle. Le vent entre les planches mal jointes de la grange. Un frottement sec contre une tôle.

Le Silencieux garda l’instrument posé sur ses genoux, ses grandes mains noueuses dessus comme pour le réchauffer. Il ne le regardait même pas. Il fixait les flammes, mais c’était plus loin encore qu’il voyait. Bien plus loin.

Personne ne lui demanda rien. Pas un mot. C’eût été déplacé. On savait, d’instinct, que certaines choses ne s’expliquent pas. Que certains souvenirs sont faits pour rester entiers, à l’abri du langage.

Alors ils restèrent là, dans ce moment de rien. À écouter ce qu’on n’entendait plus.

Louis, lui, s’était légèrement penché en avant. Il ne bougeait pas. Pas une plume, pas un carnet. Mais dans son regard, il y avait cette lumière particulière — celle qu’il avait quand un texte naissait quelque part en lui, sans qu’il en connaisse encore les mots.

Un silence plus vaste que la nuit. Un silence qui s’inscrivait, à l’encre invisible, sur les pages blanches de demain.

Le matin s’était levé sur un ciel de brume épaisse. Les pas dans la cour étaient étouffés, les silhouettes engoncées dans les capotes, les voix rares. On aurait dit que même le jour se taisait.

Dans la grange, il faisait encore sombre. Une buée stagnait dans l’air, mêlée à l’odeur de bois pourri, de suie et de toile mouillée.

Et là, au-dessus d’une poutre fendue, sur un pan de mur sec, un vieux clou rouillé. Suspendu à lui, par une cordelette effilée, le violon.

Il ne brillait pas. Il ne posait pas. Il était juste là, simple, fragile, offert. Comme s’il avait toujours appartenu à ce mur.

Juste en dessous, gravé à la pointe du canif dans le bois usé :
« Pour après. »

Rien de plus. Pas de nom. Pas de date.

Certains passèrent sans le voir. D’autres s’arrêtèrent. Un jeune soldat lut tout haut l’inscription, une fois, tout bas pour lui seul . Il se tut aussitôt.

Le Silencieux, lui, n’était pas là. Personne ne savait où il était allé. Mais on devinait qu’il avait choisi ce mur avec soin. Ni trop en vue, ni caché. Un endroit pour la mémoire, pas pour l’apparat.

Louis s’y attarda un moment. Il effleura la gravure du doigt, très légèrement. Puis il sortit son carnet. Pas pour écrire. Juste pour l’ouvrir, et regarder la page blanche.

Le feu de la veille était mort. Mais quelque chose, en silence, continuait à brûler.

Ce soir-là, la veillée fut brève. Quelques mots échangés, une ou deux plaisanteries sans mordant, vite avalées par le sommeil. Chacun regagna son coin, son ballot, son tas de paille ou de chiffons. On entendit les capotes crisser, les corps se tourner, les soupirs s’échapper.

Puis plus rien…

Dans la nuit, pourtant, quelque chose vibre encore. Une note suspendue. Un frémissement au creux du silence.

Certains rêvent.

Le petit Leroux, celui qui n’a pas encore vingt ans, revoit un bal du 14 juillet dans son village du Tarn. Sa fiancée tourne sur elle-même, robe blanche à pois rouges, les bras levés, les joues roses. Il sent encore l’odeur de la lavande dans ses cheveux.

Plus loin, Armand, le Vosgien, revoit son frère, tombé l’année dernière à Saint-Mihiel. Il est là, en face de lui, adossé à un mur, les bras croisés, avec ce sourire mi-moqueur, mi-triste qu’il avait toujours. Armand tend la main, mais le mur recule.

Un autre, on ne sait plus lequel, pleure doucement. Des larmes lentes, sans secousses. Il dort pourtant. Ou fait semblant.

Dans l’ombre, à l’entrée de la grange, Gustave s’est roulé en boule. Son museau tressaille. Ses pattes battent doucement contre le sol battu. Et dans un souffle à peine audible, il pousse un gémissement, ténu, presque mélodieux. Comme s’il chantait. Comme s’il répondait à un air que lui seul entend encore.

Et au-dessus de tout cela, suspendu à son clou, le violon veille.

Carnet de Louis — mars 1915

« Il a joué comme on allume une chandelle dans un caveau.
Ce n’était ni fort, ni savant. C’était doux. C’était vrai.
Il n’y avait pas un mot.
Il y avait juste les souvenirs de chacun, qui dansaient autour du feu,
dans les regards baissés, dans les silences un peu mouillés.

Ce soir-là, on n’a pas fait la guerre.
Ce soir-là, on a été des hommes.
Pas des ombres, pas des matricules, pas des pantins. Des hommes.

Avec un cœur, une histoire, une musique au fond de la poitrine.

Je n’ai pas osé applaudir.
Alors j’ai noté.»
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