Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous propose ce soir une nouvelle évocation autour de Louis Pergaud et de ses compagnons du 166e R.I.
Un cantonnement, une nuit froide de mars 1915. Un vieux sergent râleur, toujours impeccablement chaussé. Et, derrière l’écorce, un geste. Une discrétion. Une fraternité muette.
Parfois, ce sont les silences qui parlent le plus fort.
Merci pour votre lecture, et bonne soirée à vous.
Les bottines du sergent Bonnard
Cantonnement du 166e R.I., secteur de Mont-Villers, 19 mars 1915
Le sergent Bonnard n’était pas un tendre.
La voix râpeuse, le regard dur, la moustache grise comme un ciel de neige, il avait la colère facile et le compliment rare. On l’entendait pester du matin au soir contre les bleus trop lents, les quarts mal nettoyés, les corvées bâclées.
Il marchait droit, toujours droit, les bras derrière le dos, et ses bottines luisaient comme à la revue. Même crottées, elles gardaient un éclat qu’on ne s’expliquait pas. Certains disaient qu’il les cirait encore à la graisse de bougie, à la lumière d’un feu de tranchée.
— Bonnard, c’est le genre à engueuler un mort pour pas s’être excusé avant de tomber, plaisantait Gaspard.
Mais les hommes le respectaient. Peut-être même plus que leurs officiers. Car s’il gueulait, il ne dénonçait jamais. Il engueulait comme on corrige un gosse qu’on veut sauver. Et dans la tranchée, il savait dire « baisse la tête » une seconde avant l’obus.
Un soir, au retour d’une corvée de soupe, ils s’étaient retrouvés autour d’un feu. Une pluie fine tombait, timide. Bonnard, assis sur une caisse, faisait sécher ses chaussettes à bout de bras. Elles étaient trouées aux talons.
— Mon père disait toujours que les bottines, c’est l’âme du bonhomme, dit-il en soufflant sur la braise. Une paire foutue, et t’as l’homme qui se perd.
Personne ne répondit. Mais les regards se levèrent. Et c’était rare, un mot d’enfance dans la bouche de Bonnard.
Louis le regardait souvent, sans chercher à comprendre. Bonnard appartenait à cette race de sous-officiers forgée par dix années d’active, trois casernes et une génération de bleus partis sans retour. Il n’écrivait pas. Il n’expliquait pas. Il faisait.
Ce soir-là, dans le recoin sombre du cantonnement, Louis s’était glissé dans la remise pour chercher une couverture oubliée. Le vent sifflait dans les fentes de bois, la lanterne grésillait. Il allait repartir quand un mouvement attira son attention.
Là, roulé dans une toile de tente, un homme dormait. Pieds nus.
Louis s’approcha sans bruit. Il reconnut Dutilleul, un gars de Vesoul, jeune et frêle, les lèvres bleues, le souffle court. À ses côtés, soigneusement posées, des bottines — cirées, impeccables.
C’étaient celles du sergent Bonnard.
Le lendemain matin, Louis vit le vieux sous-officier passer l’appel, les bottines aux pieds, comme si de rien n’était. Il boitait légèrement. Ses chaussettes étaient mouillées, et sous la capote, on devinait une fatigue nouvelle.
— Manque de sommeil, grommela-t-il à un caporal.
Plus tard, en distribuant les consignes du jour, un jeune soldat — un bleu, encore rosé d’insolence — hasarda :
— Sergent, comment ça se fait que vos bottines brillent toujours, même en pleine gadoue ?
Bonnard s’arrêta, planta ses yeux d’acier dans ceux du gamin.
— Parce que je marche où il faut.
Puis il tourna les talons.
À quelques pas, Louis l’attendait pour un message à porter. Le sergent le regarda, sans un mot.
Un clin d’œil. Presque imperceptible. Comme un soupir du cœur.
Louis n’en parla jamais.
Mais dans son carnet, ce soir-là, il écrivit :
« Le sergent Bonnard n’a pas de mots tendres. Il a des bottines. Et parfois, la fraternité, c’est juste ça : un homme qui marche pieds nus pour que l’autre garde ses orteils. »
Carnet – 19 mars 1915, au soir
À la lueur d’une chandelle, dans l’ombre du cantonnement.
Je l’ai vu, cette nuit-là, pieds nus. Le vieux Bonnard. Il avait glissé ses bottines à un gamin qui grelottait. Et lui, roulé dans sa toile, supportait le froid comme un secret. Il n’a rien dit. Rien réclamé. Rien laissé paraître.
Le lendemain, ses pieds claquaient un peu dans la gadoue, mais ses bottines luisaient, comme chaque matin. Il a gueulé comme d’habitude, distribué les corvées, grondé deux gars.
Et à moi, juste ce clin d’œil. Un simple battement de paupière. Mais c’était toute une phrase, toute une histoire, tout un homme.
Il y a des gestes qui ne s’écrivent qu’en silence.
Et des grandeurs qui ne laissent aucune trace… si ce n’est dans la boue où l’on apprend à marcher comme à aimer : sans bruit.
Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous propose ce soir un nouvel épisode autour de Louis Pergaud et de ses compagnons du 166e R.I.
Un camarade disparu, un sachet de graines, un abri de fortune… Et cette idée tenace, que même dans la boue, la vie cherche à repousser.
Merci pour votre lecture, et bonne soirée à vous.
Les graines de la paix
Cantonnement du 166e R.I., secteur de Manheulles, 17 mars 1915
Le jour se levait paresseusement sur le cantonnement, un de ces matins de printemps qui sentaient l’étable tiède et la terre mouillée. La brume rampait encore entre les bâtisses effondrées, accrochée aux pierres comme une fatigue persistante. Un coq, quelque part, osait un chant rauque. Un survivant, lui aussi.
Dans l’abri qu’il partageait avec Lemaitre, Louis rallumait une chandelle au bout d’une ficelle goudronnée. L’odeur de suif se mêlait à celle du cuir humide, des chaussettes crues, du feu éteint depuis l’aube.
Lemaitre, lui, était déjà debout. Il pliait sa capote comme à la caserne. Geste net. Soigné. Il portait toujours cette drôle d’élégance, presque déplacée ici, comme un veston dans un charnier. Ni vanité ni affectation — une manière d’exister sans se salir plus que nécessaire.
Ils ne parlaient pas beaucoup. Une parole par repas, un grognement le soir. Et parfois un regard échangé, dans les silences de pluie.
Ce jour-là, Lemaitre sortit quelque chose de son havresac : un petit sachet de toile, noué d’une ficelle.
— T’es jardinier ? demanda Louis.
— Mon père l’était. Moi, j’aidais. J’ai pas eu le temps d’apprendre vraiment. Mais j’aimais ça.
Il posa le sachet sur ses genoux. Il était jauni, râpé. À l’intérieur, des graines mélangées. Certaines s’étaient échappées dans un coin du sac : minuscules, rondes, ridées. On aurait dit des morceaux de passé.
— Capucines. Coquelicots. Du persil, je crois. J’sais même plus. J’les ai prises en partant. C’est idiot. Mais j’pouvais pas les laisser là-bas, dans la cabane au fond du potager.
Il haussa les épaules. Louis le regarda un instant, puis dit doucement :
— C’est pas idiot.
Ils ne dirent plus rien.
Le soir tomba dans le silence. On entendait au loin les bruits d’un convoi, des voix de gradés, le hennissement d’un cheval qu’on battait. Puis la nuit reprit ses droits.
Le lendemain, Lemaitre partit pour une liaison. On ne le revit plus. Ni blessé, ni mort, ni vivant. Un de ces fantômes que la guerre engloutissait sans explication. Sans tombe. Sans adieu.
Dans l’abri, il restait son quart cabossé, une chaussette roulée… et le sachet de graines.
Louis le prit. Lentement. Il le glissa dans la poche intérieure de sa capote, juste là, contre la poitrine.
Il ne dit rien à personne.
Deux jours passèrent. Un matin de brume, alors qu’il faisait une corvée de ravitaillement près de l’arrière, il s’arrêta dans un repli du terrain. Un vieux muret effondré, deux pierres grises, un carré de terre sombre.
Là, entre les gravats, une touffe de mousse s’était installée, grasse et verte.
Il s’agenouilla.
Sortit le sachet.
Choisit trois graines, presque au hasard. Avec la pointe de son couteau, il gratta un sillon. Un tout petit.
Il y déposa les graines. Il Reboucha. Puis, du bout des doigts, il laissa tomber quelques gouttes d’eau. Pas de quoi faire germer un monde, mais assez pour dire je n’ai pas oublié.
Il resta un moment accroupi, les mains sur les genoux, à écouter le silence. Le vent, très léger, soulevait la poussière sèche. Un merle s’envola d’un buisson.
Il se redressa, remit sa capote, et repartit vers la ligne.
Il avait semé.
Carnet de Louis – 20 mars 1915, au soir
« Lemaitre n’est pas revenu. Mais il m’a laissé ses graines. Ce soir, je les ai plantées. Là, entre deux pierres, dans un recoin que la guerre avait oublié.
Ce n’est pas pour voir pousser. Ni pour espérer. C’est pour qu’il y ait quelque chose après. Une trace. Une douceur. Une mémoire verte. Peut-être que la paix commence comme ça : par un geste qui n’attend rien.
Une graine confiée à la terre, comme on confie une vie à l’oubli.
Une couleur contre le gris. »
Je vous propose ce soir un nouvel épisode autour de Louis Pergaud et de ses compagnons du 166e R.I.
Un camarade disparu, un sachet de graines, un abri de fortune… Et cette idée tenace, que même dans la boue, la vie cherche à repousser.
Merci pour votre lecture, et bonne soirée à vous.
Les graines de la paix
Cantonnement du 166e R.I., secteur de Manheulles, 17 mars 1915
Le jour se levait paresseusement sur le cantonnement, un de ces matins de printemps qui sentaient l’étable tiède et la terre mouillée. La brume rampait encore entre les bâtisses effondrées, accrochée aux pierres comme une fatigue persistante. Un coq, quelque part, osait un chant rauque. Un survivant, lui aussi.
Dans l’abri qu’il partageait avec Lemaitre, Louis rallumait une chandelle au bout d’une ficelle goudronnée. L’odeur de suif se mêlait à celle du cuir humide, des chaussettes crues, du feu éteint depuis l’aube.
Lemaitre, lui, était déjà debout. Il pliait sa capote comme à la caserne. Geste net. Soigné. Il portait toujours cette drôle d’élégance, presque déplacée ici, comme un veston dans un charnier. Ni vanité ni affectation — une manière d’exister sans se salir plus que nécessaire.
Ils ne parlaient pas beaucoup. Une parole par repas, un grognement le soir. Et parfois un regard échangé, dans les silences de pluie.
Ce jour-là, Lemaitre sortit quelque chose de son havresac : un petit sachet de toile, noué d’une ficelle.
— T’es jardinier ? demanda Louis.
— Mon père l’était. Moi, j’aidais. J’ai pas eu le temps d’apprendre vraiment. Mais j’aimais ça.
Il posa le sachet sur ses genoux. Il était jauni, râpé. À l’intérieur, des graines mélangées. Certaines s’étaient échappées dans un coin du sac : minuscules, rondes, ridées. On aurait dit des morceaux de passé.
— Capucines. Coquelicots. Du persil, je crois. J’sais même plus. J’les ai prises en partant. C’est idiot. Mais j’pouvais pas les laisser là-bas, dans la cabane au fond du potager.
Il haussa les épaules. Louis le regarda un instant, puis dit doucement :
— C’est pas idiot.
Ils ne dirent plus rien.
Le soir tomba dans le silence. On entendait au loin les bruits d’un convoi, des voix de gradés, le hennissement d’un cheval qu’on battait. Puis la nuit reprit ses droits.
Le lendemain, Lemaitre partit pour une liaison. On ne le revit plus. Ni blessé, ni mort, ni vivant. Un de ces fantômes que la guerre engloutissait sans explication. Sans tombe. Sans adieu.
Dans l’abri, il restait son quart cabossé, une chaussette roulée… et le sachet de graines.
Louis le prit. Lentement. Il le glissa dans la poche intérieure de sa capote, juste là, contre la poitrine.
Il ne dit rien à personne.
Deux jours passèrent. Un matin de brume, alors qu’il faisait une corvée de ravitaillement près de l’arrière, il s’arrêta dans un repli du terrain. Un vieux muret effondré, deux pierres grises, un carré de terre sombre.
Là, entre les gravats, une touffe de mousse s’était installée, grasse et verte.
Il s’agenouilla.
Sortit le sachet.
Choisit trois graines, presque au hasard. Avec la pointe de son couteau, il gratta un sillon. Un tout petit.
Il y déposa les graines. Il Reboucha. Puis, du bout des doigts, il laissa tomber quelques gouttes d’eau. Pas de quoi faire germer un monde, mais assez pour dire je n’ai pas oublié.
Il resta un moment accroupi, les mains sur les genoux, à écouter le silence. Le vent, très léger, soulevait la poussière sèche. Un merle s’envola d’un buisson.
Il se redressa, remit sa capote, et repartit vers la ligne.
Il avait semé.
Carnet de Louis – 20 mars 1915, au soir
« Lemaitre n’est pas revenu. Mais il m’a laissé ses graines. Ce soir, je les ai plantées. Là, entre deux pierres, dans un recoin que la guerre avait oublié.
Ce n’est pas pour voir pousser. Ni pour espérer. C’est pour qu’il y ait quelque chose après. Une trace. Une douceur. Une mémoire verte. Peut-être que la paix commence comme ça : par un geste qui n’attend rien.
Une graine confiée à la terre, comme on confie une vie à l’oubli.
Une couleur contre le gris. »
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et tous,
Je vous propose ce soir un nouvel Opus dans la suite romancée et inspirée des derniers jours de Louis Pergaud et de ceux qui l’entouraient.
À travers une lettre oubliée, un nom presque effacé, un geste simple — celui d’un homme qui écrit pour un autre — cet opus évoque l’écho intime de l’absence, du deuil, et des mots qu’on ose dire à la place d’un mort.
Merci à celles et ceux qui suivent cette chronique au fil des jours.
Je vous souhaite une bonne lecture, et une paisible soirée.
Le dernier courrier
Poste de commandement du 166e R.I., ancien presbytère de Trésauvaux, 28 mars 1915
Le vent passait entre les murs éventrés, pareil à un soupir obstiné. L’ancien presbytère n’était plus qu’un squelette de pierres et de poutres noircies, mais l’endroit avait été réquisitionné. On y avait installé une table de campagne, un vieux poêle cabossé, et des chaises dépareillées qui grinçaient comme des souvenirs.
Louis s’était installé là, seul, en fin d’après-midi. Il notait quelques lignes dans son carnet, profitant d’un rare instant de calme. On entendait au loin les coups sourds de l’artillerie, réguliers, presque rythmés — comme le battement d’un cœur malade.
Un caporal d’intendance entra sans frapper, tenant une sacoche de cuir fatigué.
— Du courrier, mon Lieutenant. Tout un tas qu’on a retrouvé dans une malle à l’arrière. Ça traînait depuis novembre, on fait ce qu’on peut. Il faudra le renvoyer au dépôt.
Louis le remercia d’un signe de tête. Une fois seul, il ouvrit la sacoche. Lettres froissées, parfois ouvertes, certaines tachées d’humidité ou de boue séchée. Certaines enveloppes portaient des noms familiers, d’autres, étrangers. Il les parcourut comme on feuillette les pierres tombales d’un cimetière abandonné.
Et puis, l’une d’elles attira son regard.
Caporal Lucien Verly – 166e R.I. – Secteur postal 55
Louis s’immobilisa. Verly. Tombé à Riaville en décembre. Il s’en souvenait bien : un coup de shrapnel en pleine poitrine. Mort dans la neige, sans un mot.
Il retourna la lettre. Écriture fine, penchée, un peu tremblante.
De Jeanne M. – 21 novembre 1914 – Montceau-les-Mines
Il hésita. Puis, doucement, comme on entrouvre un souvenir, il la décacheta. Et lut.
« Mon Lucien,
Ici, l’hiver arrive doucement. Les feuilles mortes tapissent les marches de l’église et le jardin s’endort. Je suis allée voir ta mère, elle va bien. Elle te tricote une nouvelle écharpe, elle dit qu’elle y mettra plus de laine cette fois.
Le soir, je mets un peu de bois dans le poêle, je m’assois dans ton fauteuil, et je ferme les yeux. Je t’imagine rentrer, poser ta musette, sourire comme tu savais le faire, et me dire “c’est fini”.
Tu me manques, mon cœur. Je dors encore avec ton dernier mot sous l’oreiller. Parfois, je me réveille en croyant t’entendre descendre les escaliers. Il y a des jours où j’ai froid, même sous deux couvertures, juste parce que tu n’es pas là.
Je t’écris pour te dire que j’ai planté les tulipes. Celles que tu aimais, les rouges. J’espère qu’elles seront écloses à ton retour. Elles t’attendront, comme moi.
Je t’embrasse comme on embrasse une promesse. Reviens-moi. Je t’aime.
Jeanne »
Louis resta longtemps figé, la lettre posée sur ses genoux. L’écho des mots, leur douceur, leur attente ignorante de l’irréparable… Tout cela le frappait comme une rafale silencieuse.
Alors il fit ce qu’aucune règle militaire ne prévoyait.
Il prit une feuille vierge. Et une plume. Et dans la lumière mourante, il écrivit :
« Ma Jeanne,
Le temps m’échappe. Chaque jour est un pas de plus dans un monde sans couleurs. Mais ce matin, j’ai vu une tulipe. Une seule. Rouge. Debout dans la boue. Elle m’a fait penser à toi.
Je vais bien. Je pense à la chaleur du fourneau, à la soupe que tu faisais les dimanches, à ta voix. Ne t’inquiète pas pour moi. Ici, on tient bon.
Si un jour je ne réponds plus, ne m’en veux pas. C’est que je suis parti marcher dans la neige.
Je t’embrasse comme au premier jour.
Lucien »
Il replia la lettre. Y glissa celle de Jeanne. Noua le tout avec un morceau de ficelle.
Et le lendemain, à l’aube, en partant pour une tournée de liaison, il s’arrêta près d’un vieux pommier éclaté par un obus. Dans un creux de son tronc, il déposa le petit paquet.
Il resta là un instant, la main sur l’écorce, comme on touche une épaule avant de partir.
— Voilà, mon vieux. C’est posté.
Puis il reprit la route, le pas lent, le cœur plus léger.
Carnet de Louis – 29 mars 1915, au soir
« J’ai lu une lettre aujourd’hui. L’une de celles qu’on n’ouvre qu’avec les doigts tremblants. Elle n’était pas pour moi, mais j’ai eu l’impression qu’elle parlait un peu à chacun de nous. À ce qui nous reste d’humain.
J’ai répondu pour lui. Peut-être que ce n’était pas bien. Peut-être que c’était nécessaire.
Je ne sais pas ce que deviennent les lettres qu’on dépose dans les arbres. Mais je sais ce qu’elles déposent en nous.
Un peu d’amour, même volé.
Un peu de vie, même brisée.
Et cette idée folle qu’écrire, c’est refuser que tout s’éteigne. »
Je vous propose ce soir un nouvel Opus dans la suite romancée et inspirée des derniers jours de Louis Pergaud et de ceux qui l’entouraient.
À travers une lettre oubliée, un nom presque effacé, un geste simple — celui d’un homme qui écrit pour un autre — cet opus évoque l’écho intime de l’absence, du deuil, et des mots qu’on ose dire à la place d’un mort.
Merci à celles et ceux qui suivent cette chronique au fil des jours.
Je vous souhaite une bonne lecture, et une paisible soirée.
Le dernier courrier
Poste de commandement du 166e R.I., ancien presbytère de Trésauvaux, 28 mars 1915
Le vent passait entre les murs éventrés, pareil à un soupir obstiné. L’ancien presbytère n’était plus qu’un squelette de pierres et de poutres noircies, mais l’endroit avait été réquisitionné. On y avait installé une table de campagne, un vieux poêle cabossé, et des chaises dépareillées qui grinçaient comme des souvenirs.
Louis s’était installé là, seul, en fin d’après-midi. Il notait quelques lignes dans son carnet, profitant d’un rare instant de calme. On entendait au loin les coups sourds de l’artillerie, réguliers, presque rythmés — comme le battement d’un cœur malade.
Un caporal d’intendance entra sans frapper, tenant une sacoche de cuir fatigué.
— Du courrier, mon Lieutenant. Tout un tas qu’on a retrouvé dans une malle à l’arrière. Ça traînait depuis novembre, on fait ce qu’on peut. Il faudra le renvoyer au dépôt.
Louis le remercia d’un signe de tête. Une fois seul, il ouvrit la sacoche. Lettres froissées, parfois ouvertes, certaines tachées d’humidité ou de boue séchée. Certaines enveloppes portaient des noms familiers, d’autres, étrangers. Il les parcourut comme on feuillette les pierres tombales d’un cimetière abandonné.
Et puis, l’une d’elles attira son regard.
Caporal Lucien Verly – 166e R.I. – Secteur postal 55
Louis s’immobilisa. Verly. Tombé à Riaville en décembre. Il s’en souvenait bien : un coup de shrapnel en pleine poitrine. Mort dans la neige, sans un mot.
Il retourna la lettre. Écriture fine, penchée, un peu tremblante.
De Jeanne M. – 21 novembre 1914 – Montceau-les-Mines
Il hésita. Puis, doucement, comme on entrouvre un souvenir, il la décacheta. Et lut.
« Mon Lucien,
Ici, l’hiver arrive doucement. Les feuilles mortes tapissent les marches de l’église et le jardin s’endort. Je suis allée voir ta mère, elle va bien. Elle te tricote une nouvelle écharpe, elle dit qu’elle y mettra plus de laine cette fois.
Le soir, je mets un peu de bois dans le poêle, je m’assois dans ton fauteuil, et je ferme les yeux. Je t’imagine rentrer, poser ta musette, sourire comme tu savais le faire, et me dire “c’est fini”.
Tu me manques, mon cœur. Je dors encore avec ton dernier mot sous l’oreiller. Parfois, je me réveille en croyant t’entendre descendre les escaliers. Il y a des jours où j’ai froid, même sous deux couvertures, juste parce que tu n’es pas là.
Je t’écris pour te dire que j’ai planté les tulipes. Celles que tu aimais, les rouges. J’espère qu’elles seront écloses à ton retour. Elles t’attendront, comme moi.
Je t’embrasse comme on embrasse une promesse. Reviens-moi. Je t’aime.
Jeanne »
Louis resta longtemps figé, la lettre posée sur ses genoux. L’écho des mots, leur douceur, leur attente ignorante de l’irréparable… Tout cela le frappait comme une rafale silencieuse.
Alors il fit ce qu’aucune règle militaire ne prévoyait.
Il prit une feuille vierge. Et une plume. Et dans la lumière mourante, il écrivit :
« Ma Jeanne,
Le temps m’échappe. Chaque jour est un pas de plus dans un monde sans couleurs. Mais ce matin, j’ai vu une tulipe. Une seule. Rouge. Debout dans la boue. Elle m’a fait penser à toi.
Je vais bien. Je pense à la chaleur du fourneau, à la soupe que tu faisais les dimanches, à ta voix. Ne t’inquiète pas pour moi. Ici, on tient bon.
Si un jour je ne réponds plus, ne m’en veux pas. C’est que je suis parti marcher dans la neige.
Je t’embrasse comme au premier jour.
Lucien »
Il replia la lettre. Y glissa celle de Jeanne. Noua le tout avec un morceau de ficelle.
Et le lendemain, à l’aube, en partant pour une tournée de liaison, il s’arrêta près d’un vieux pommier éclaté par un obus. Dans un creux de son tronc, il déposa le petit paquet.
Il resta là un instant, la main sur l’écorce, comme on touche une épaule avant de partir.
— Voilà, mon vieux. C’est posté.
Puis il reprit la route, le pas lent, le cœur plus léger.
Carnet de Louis – 29 mars 1915, au soir
« J’ai lu une lettre aujourd’hui. L’une de celles qu’on n’ouvre qu’avec les doigts tremblants. Elle n’était pas pour moi, mais j’ai eu l’impression qu’elle parlait un peu à chacun de nous. À ce qui nous reste d’humain.
J’ai répondu pour lui. Peut-être que ce n’était pas bien. Peut-être que c’était nécessaire.
Je ne sais pas ce que deviennent les lettres qu’on dépose dans les arbres. Mais je sais ce qu’elles déposent en nous.
Un peu d’amour, même volé.
Un peu de vie, même brisée.
Et cette idée folle qu’écrire, c’est refuser que tout s’éteigne. »
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous propose ce soir un nouvel opus : “Les mains d’Alcide”, dans la continuité des précédents textes consacrés à Louis Pergaud.
Mars 1915. Un court moment de repos, un cantonnement animé, une rencontre. Quelques pages pour évoquer, à hauteur d’homme, ce que la guerre laisse encore passer d’humanité.
Merci à celles et ceux qui prendront le temps de lire.
Bonne soirée à vous,
Ce récit s’inscrit dans le prolongement des précédents. Louis Pergaud, avec son unité, a été relevé quelques jours auparavant des premières lignes dans le secteur de la Woëvre. Il est désormais cantonné dans une ferme réquisitionnée non loin d’Haudiomont, pour un repos relatif. Mais ici, l’arrière-front est un nid grouillant d’hommes et de fatigue, de bêtes, d’outils, d’armes, de fumées… où l’ombre du canon, toujours, dessine le fond sonore de chaque silence.
Les Mains d’Alcide
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – Meuse, 23 mars 1915
Le village n’était qu’un entrelacs de ruelles boueuses, de hangars calfeutrés et d’écuries trop pleines. À chaque pas, les semelles s’enfonçaient dans une terre grasse, lourde, que la pluie de la veille avait rendue collante comme du levain. Une rumeur permanente montait de la cour centrale : claquements de bottes, hennissements, cris brefs, coups de marteau, rires nerveux, jurons.
Dans ce cantonnement de fortune, toutes les armes semblaient s’être donné rendez-vous : Chasseurs, artilleurs, hommes du génie, cyclistes, téléphonistes, et même quelques territoriaux, aux barbes grisonnantes, affectés à des tâches obscures. On réparait, on raccommodait, on se lavait maladroitement dans des cuvettes ébréchées. Les cuisines improvisées fumaient de promesses tièdes, tandis que les ateliers du génie forgeaient bruyamment des pièces de rechange sous des toiles tendues.
Dans un coin plus calme, à l’arrière d’une grange qui sentait le foin humide, les chevaux mâchaient lentement leur ration du soir. Et là, au milieu de ces silhouettes équines, une autre forme s’affairait : un jeune homme trapu, à la vareuse maculée de crottin et aux bottes affaissées. Alcide.
Il était là depuis quelques semaines, affecté au soin des bêtes et aux basses besognes. Il ne parlait presque pas, hochant la tête quand on lui demandait quelque chose. Il semblait ne vivre que pour ses chevaux et ce vieux chien d’attelage, Borgne, qui le suivait partout, comme un bout de conscience sur quatre pattes.
C’est ce soir-là que Louis l’aperçut pour la première fois, tenant dans ses mains calleuses la patte blessée du chien, qu’il nettoyait avec un soin qui contrastait violemment avec la brutalité du lieu.
Louis s’arrêta.
— Il t’a mordu ?
Alcide releva la tête, un peu surpris. Il secoua la tête.
— Non mon Lieutenant. Lui, y m’mord’ra jamais. Il sait que j’suis d’son côté.
Louis sourit. Il s’approcha. Il y avait là, dans l’air de cette étable, un mélange d’odeurs presque enivrant : sueur de cheval, fumée du brasero de fortune, graisse d’attelage, et un relent d’herbe mouillée.
— Tu t’en occupes bien, de ce chien.
Alcide haussa les épaules.
— il s’est enfoncé une écharde, pas grand-chose. Mais ça s’infecte vite, ces trucs-là. Puis j’aime pas voir les bêtes souffrir.
Louis ne répondit pas tout de suite. Il regardait ses gestes. Précis, doux. Il y avait dans ses mains une sorte de langage muet, une prière maladroite, un reste d’innocence.
Ils ne savaient pas encore qu’une fraternité était en train de naître. Une de celles qu’on ne raconte pas souvent dans les livres. Une amitié silencieuse, de celles qui passent par les regards et les silences partagés.
Louis était resté là, à regarder ce garçon aux bras solides, au visage buriné bien qu’encore jeune. Dans la poche de sa vareuse pendait un petit morceau de tissu noué : un ruban bleu passé, élimé, qu’il avait vu caresser du bout des doigts, presque distraitement, au moment de panser la bête.
— C’est pour elle mon Lieutenant, murmura Alcide, en devinant ce regard posé sur le ruban.
— Elle ?
— Ma sœur. Eugénie. Dix-sept ans. C’est elle qui m’l’a donné quand j’suis monté à Épinal avant qu’on parte au dépôt. Elle m’a dit : « Tu penseras à moi quand tu liras les noms des morts dans le journal ». Alors j’le garde là, toujours sur moi.
Louis, touché, hocha doucement la tête. Le silence retomba, mais pas de celui qui gêne — un silence complice, presque nécessaire.
Puis il dit, avec cette chaleur simple qu’il savait distiller quand il laissait tomber l’uniforme :
— Tu lui écris souvent ?
Alcide hésita. Un froncement de sourcils. Une gêne.
— J’voudrais bien, mais… j’suis pas foutu d’aligner trois lignes sans faire une rature. L’instituteur du village disait toujours que j’étais bon qu’à pousser la charrue ou ferrer les sabots. Eugénie, elle aimait ça, lire. Elle m’demande d’lui dire comment ça va, si j’ai chaud, si j’ai froid, si je mange. Mais j’trouve jamais les mots. Alors j’réponds pas. Et j’crois qu’ça lui fait plus mal encore.
Louis le regarda longtemps, puis sortit doucement de sa poche un carnet à la couverture noire.
— Tu veux que je t’aide ? On pourrait l’écrire ensemble, ta lettre. Tu me dis, je note. Et tu signes.
Alcide hésita. Puis il hocha la tête, une lumière nouvelle dans le regard.
Ils allèrent s’asseoir sur une vieille souche, près de la remise. La lueur du soir dessinait des ombres longues sur les murs de torchis. Le vacarme du cantonnement s’était un peu assourdi. Au loin, on entendait encore gronder les pièces de 75 qui tiraient sur les lisières boisées.
Louis ouvrit le carnet. Il fit jouer son crayon, puis leva les yeux.
— Alors… « Ma chère Eugénie », ça te va ?
Alcide eut un petit rire. Il regarda ses mains encore salies par la boue des sabots, puis répondit :
— Oui, c’est bien mon Lieutenant. « Ma chère Eugénie. » Dites-lui… que j’pense à elle tous les jours. Que j’ai gardé son ruban. Que Borgne est toujours là, qu’il m’lèche les mains le soir. Dis-lui que j’ai pas froid… enfin, pas tout l’temps. Que la soupe est dégueulasse mais qu’on la bouffe quand même. Et que les copains sont pas tous mauvais. Dis-lui que je suis pas un héros… mais que j’tiens bon. Et que j’l’embrasse fort, fort.
Louis écrivait en silence, avec application. À un moment, il leva les yeux, presque ému.
— Et si on ajoutait : « Ne t’en fais pas, Eugénie. Le monde est devenu bien laid, mais j’ai encore en moi ton ruban, comme un printemps qu’on ne m’a pas volé. » Tu permets ?
Alcide souffla du nez. Il ne répondit pas, mais il hocha la tête plus lentement.
Quand ce fut terminé, Louis replia soigneusement la lettre et la tendit au garçon.
— Tu veux qu’on la poste ensemble demain matin ?
Alcide serra l’enveloppe contre sa poitrine.
— Non mon Lieutenant. Je la posterai moi-même. J’veux lui écrire encore deux lignes. À ma façon. Pour dire merci.
Le jour s’était levé sans grande ambition. Une clarté pâle avait glissé sur les toits en tôle, repoussant doucement les brumes accrochées aux pâturages détrempés. Les hommes, déjà debout, avaient repris leur ballet de gestes usés : bottes chaussées à coups de jurons, barbes rasées à l’eau froide dans des éclats de miroir, baïonnettes essuyées d’un revers de manche.
Dans l’angle de la cour, sous une bâche tendue entre un chariot renversé et le mur d’un ancien pressoir, un petit attroupement se formait. C’était là qu’on déposait les lettres, les billets, les paquets ficelés à la diable. Une caisse de munitions faisait office de guichet. Le vaguemestre – un sergent du 156e, lunettes rondes sur le nez et crayon glissé dans la vareuse – recevait, tamponnait, notait. Il reniflait sans cesse.
Alcide tenait son enveloppe entre deux doigts, comme on porterait une offrande. Il avançait par à-coups, bousculé par les autres, gêné par le poids du geste. Louis marchait à ses côtés, silencieux. Il respectait ce moment. La lettre était soigneusement repliée dans une autre, plus épaisse, récupérée d’un vieux colis. Sur le devant, d’une écriture appliquée mais incertaine, on pouvait lire :
Mademoiselle Eugénie Lalande
Vroville – Par Mirecourt (Vosges)
Lorsque ce fut son tour, Alcide tendit l’enveloppe comme s’il tendait sa main. Le sergent la prit sans le regarder, tamponna, jeta un œil rapide à l’adresse, puis la glissa dans une boîte en métal cabossée.
— C’est bon. Prochaine levée à dix heures. Si la route est pas coupée, ça part ce midi vers Commercy, dit-il sans lever la tête.
Alcide hocha lentement la tête. Il resta là encore un instant, les yeux rivés sur la boîte.
Louis posa une main sur son épaule.
— Elle va la recevoir. Et elle saura.
Le soldat fit un signe imperceptible, puis tourna les talons.
Ils revinrent vers la cour. Un peloton de chasseurs passait en chantant, bottes crottées, sacs bringuebalants, le regard déjà ailleurs. Un officier d’artillerie hurlait des ordres au fond de la cour, pendant qu’un brancardier réajustait les pansements d’un mulet blessé. Tout autour, la guerre continuait à respirer, à sa manière chaotique, mécanique, obstinée.
Alcide s’arrêta un moment près du brasero. Il tendit les mains vers les flammes, ses paumes noircies ouvertes comme deux livres.
— Vous croyez, mon Lieutenant… qu’un jour, j’pourrai lui raconter tout ça… sans pleurer ?
Louis hésita, puis répondit doucement :
— Peut-être pas. Mais tu pourras lui dire que tu as tenu. Que tu as aimé. Que tu n’as jamais cessé d’être un homme. Et ça, Alcide, c’est déjà beaucoup.
Il resta là un moment à ses côtés. Puis, alors que le jour montait vraiment, il ajouta :
— Allez viens. J’ai entendu dire qu’il y avait du café noir chez les sapeurs. Du vrai, avec du marc. On va aller voler ça comme des gosses.
Et ils s’éloignèrent ensemble, deux ombres complices entre les bâches, les brouettes, les fusils, les gamelles fumantes… et les lettres qui filaient vers l’arrière comme des oiseaux aux ailes trouées.
Carnet – Haudiomont, 24 mars 1915
(page non numérotée, plume tremblée – tâche d’encre en haut à gauche)
Le courrier fait toujours trembler les mains des hommes. Qu’ils le reçoivent ou qu’ils l’envoient.
À chaque pli, une attente, une peur, un nom. Parfois une odeur de linge propre, parfois une larme séchée dans le papier.
Alcide a écrit. Je l’ai vu chercher les mots comme on cherche un fusil dans la nuit.
Il a signé d’un J presque enfantin. Puis il a confié son amour à la guerre, comme on jette une bouteille à la mer.
Le cantonnement bruisse de mille vies superposées : artillerie, infanterie, génie, cuisiniers, infirmiers… Un peuple en bottes, à l’âme en veille.
Et toujours cette même rumeur au loin : la batterie lourde, là-bas, vers Manheulles ou Ronvaux.
On vit, ici. Un peu. Mal. Mais on vit.
Ce matin, j’ai noté un mot de Alcide :
« Quand je lui tiendrai la main, un jour, faudra pas qu’elle sente mes tremblements. »
Je le garde. Pour moi. Pour plus tard.
S’il en revient, il écrira peut-être.
Sinon, j’écrirai pour deux.
Je vous propose ce soir un nouvel opus : “Les mains d’Alcide”, dans la continuité des précédents textes consacrés à Louis Pergaud.
Mars 1915. Un court moment de repos, un cantonnement animé, une rencontre. Quelques pages pour évoquer, à hauteur d’homme, ce que la guerre laisse encore passer d’humanité.
Merci à celles et ceux qui prendront le temps de lire.
Bonne soirée à vous,
Ce récit s’inscrit dans le prolongement des précédents. Louis Pergaud, avec son unité, a été relevé quelques jours auparavant des premières lignes dans le secteur de la Woëvre. Il est désormais cantonné dans une ferme réquisitionnée non loin d’Haudiomont, pour un repos relatif. Mais ici, l’arrière-front est un nid grouillant d’hommes et de fatigue, de bêtes, d’outils, d’armes, de fumées… où l’ombre du canon, toujours, dessine le fond sonore de chaque silence.
Les Mains d’Alcide
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – Meuse, 23 mars 1915
Le village n’était qu’un entrelacs de ruelles boueuses, de hangars calfeutrés et d’écuries trop pleines. À chaque pas, les semelles s’enfonçaient dans une terre grasse, lourde, que la pluie de la veille avait rendue collante comme du levain. Une rumeur permanente montait de la cour centrale : claquements de bottes, hennissements, cris brefs, coups de marteau, rires nerveux, jurons.
Dans ce cantonnement de fortune, toutes les armes semblaient s’être donné rendez-vous : Chasseurs, artilleurs, hommes du génie, cyclistes, téléphonistes, et même quelques territoriaux, aux barbes grisonnantes, affectés à des tâches obscures. On réparait, on raccommodait, on se lavait maladroitement dans des cuvettes ébréchées. Les cuisines improvisées fumaient de promesses tièdes, tandis que les ateliers du génie forgeaient bruyamment des pièces de rechange sous des toiles tendues.
Dans un coin plus calme, à l’arrière d’une grange qui sentait le foin humide, les chevaux mâchaient lentement leur ration du soir. Et là, au milieu de ces silhouettes équines, une autre forme s’affairait : un jeune homme trapu, à la vareuse maculée de crottin et aux bottes affaissées. Alcide.
Il était là depuis quelques semaines, affecté au soin des bêtes et aux basses besognes. Il ne parlait presque pas, hochant la tête quand on lui demandait quelque chose. Il semblait ne vivre que pour ses chevaux et ce vieux chien d’attelage, Borgne, qui le suivait partout, comme un bout de conscience sur quatre pattes.
C’est ce soir-là que Louis l’aperçut pour la première fois, tenant dans ses mains calleuses la patte blessée du chien, qu’il nettoyait avec un soin qui contrastait violemment avec la brutalité du lieu.
Louis s’arrêta.
— Il t’a mordu ?
Alcide releva la tête, un peu surpris. Il secoua la tête.
— Non mon Lieutenant. Lui, y m’mord’ra jamais. Il sait que j’suis d’son côté.
Louis sourit. Il s’approcha. Il y avait là, dans l’air de cette étable, un mélange d’odeurs presque enivrant : sueur de cheval, fumée du brasero de fortune, graisse d’attelage, et un relent d’herbe mouillée.
— Tu t’en occupes bien, de ce chien.
Alcide haussa les épaules.
— il s’est enfoncé une écharde, pas grand-chose. Mais ça s’infecte vite, ces trucs-là. Puis j’aime pas voir les bêtes souffrir.
Louis ne répondit pas tout de suite. Il regardait ses gestes. Précis, doux. Il y avait dans ses mains une sorte de langage muet, une prière maladroite, un reste d’innocence.
Ils ne savaient pas encore qu’une fraternité était en train de naître. Une de celles qu’on ne raconte pas souvent dans les livres. Une amitié silencieuse, de celles qui passent par les regards et les silences partagés.
Louis était resté là, à regarder ce garçon aux bras solides, au visage buriné bien qu’encore jeune. Dans la poche de sa vareuse pendait un petit morceau de tissu noué : un ruban bleu passé, élimé, qu’il avait vu caresser du bout des doigts, presque distraitement, au moment de panser la bête.
— C’est pour elle mon Lieutenant, murmura Alcide, en devinant ce regard posé sur le ruban.
— Elle ?
— Ma sœur. Eugénie. Dix-sept ans. C’est elle qui m’l’a donné quand j’suis monté à Épinal avant qu’on parte au dépôt. Elle m’a dit : « Tu penseras à moi quand tu liras les noms des morts dans le journal ». Alors j’le garde là, toujours sur moi.
Louis, touché, hocha doucement la tête. Le silence retomba, mais pas de celui qui gêne — un silence complice, presque nécessaire.
Puis il dit, avec cette chaleur simple qu’il savait distiller quand il laissait tomber l’uniforme :
— Tu lui écris souvent ?
Alcide hésita. Un froncement de sourcils. Une gêne.
— J’voudrais bien, mais… j’suis pas foutu d’aligner trois lignes sans faire une rature. L’instituteur du village disait toujours que j’étais bon qu’à pousser la charrue ou ferrer les sabots. Eugénie, elle aimait ça, lire. Elle m’demande d’lui dire comment ça va, si j’ai chaud, si j’ai froid, si je mange. Mais j’trouve jamais les mots. Alors j’réponds pas. Et j’crois qu’ça lui fait plus mal encore.
Louis le regarda longtemps, puis sortit doucement de sa poche un carnet à la couverture noire.
— Tu veux que je t’aide ? On pourrait l’écrire ensemble, ta lettre. Tu me dis, je note. Et tu signes.
Alcide hésita. Puis il hocha la tête, une lumière nouvelle dans le regard.
Ils allèrent s’asseoir sur une vieille souche, près de la remise. La lueur du soir dessinait des ombres longues sur les murs de torchis. Le vacarme du cantonnement s’était un peu assourdi. Au loin, on entendait encore gronder les pièces de 75 qui tiraient sur les lisières boisées.
Louis ouvrit le carnet. Il fit jouer son crayon, puis leva les yeux.
— Alors… « Ma chère Eugénie », ça te va ?
Alcide eut un petit rire. Il regarda ses mains encore salies par la boue des sabots, puis répondit :
— Oui, c’est bien mon Lieutenant. « Ma chère Eugénie. » Dites-lui… que j’pense à elle tous les jours. Que j’ai gardé son ruban. Que Borgne est toujours là, qu’il m’lèche les mains le soir. Dis-lui que j’ai pas froid… enfin, pas tout l’temps. Que la soupe est dégueulasse mais qu’on la bouffe quand même. Et que les copains sont pas tous mauvais. Dis-lui que je suis pas un héros… mais que j’tiens bon. Et que j’l’embrasse fort, fort.
Louis écrivait en silence, avec application. À un moment, il leva les yeux, presque ému.
— Et si on ajoutait : « Ne t’en fais pas, Eugénie. Le monde est devenu bien laid, mais j’ai encore en moi ton ruban, comme un printemps qu’on ne m’a pas volé. » Tu permets ?
Alcide souffla du nez. Il ne répondit pas, mais il hocha la tête plus lentement.
Quand ce fut terminé, Louis replia soigneusement la lettre et la tendit au garçon.
— Tu veux qu’on la poste ensemble demain matin ?
Alcide serra l’enveloppe contre sa poitrine.
— Non mon Lieutenant. Je la posterai moi-même. J’veux lui écrire encore deux lignes. À ma façon. Pour dire merci.
Le jour s’était levé sans grande ambition. Une clarté pâle avait glissé sur les toits en tôle, repoussant doucement les brumes accrochées aux pâturages détrempés. Les hommes, déjà debout, avaient repris leur ballet de gestes usés : bottes chaussées à coups de jurons, barbes rasées à l’eau froide dans des éclats de miroir, baïonnettes essuyées d’un revers de manche.
Dans l’angle de la cour, sous une bâche tendue entre un chariot renversé et le mur d’un ancien pressoir, un petit attroupement se formait. C’était là qu’on déposait les lettres, les billets, les paquets ficelés à la diable. Une caisse de munitions faisait office de guichet. Le vaguemestre – un sergent du 156e, lunettes rondes sur le nez et crayon glissé dans la vareuse – recevait, tamponnait, notait. Il reniflait sans cesse.
Alcide tenait son enveloppe entre deux doigts, comme on porterait une offrande. Il avançait par à-coups, bousculé par les autres, gêné par le poids du geste. Louis marchait à ses côtés, silencieux. Il respectait ce moment. La lettre était soigneusement repliée dans une autre, plus épaisse, récupérée d’un vieux colis. Sur le devant, d’une écriture appliquée mais incertaine, on pouvait lire :
Mademoiselle Eugénie Lalande
Vroville – Par Mirecourt (Vosges)
Lorsque ce fut son tour, Alcide tendit l’enveloppe comme s’il tendait sa main. Le sergent la prit sans le regarder, tamponna, jeta un œil rapide à l’adresse, puis la glissa dans une boîte en métal cabossée.
— C’est bon. Prochaine levée à dix heures. Si la route est pas coupée, ça part ce midi vers Commercy, dit-il sans lever la tête.
Alcide hocha lentement la tête. Il resta là encore un instant, les yeux rivés sur la boîte.
Louis posa une main sur son épaule.
— Elle va la recevoir. Et elle saura.
Le soldat fit un signe imperceptible, puis tourna les talons.
Ils revinrent vers la cour. Un peloton de chasseurs passait en chantant, bottes crottées, sacs bringuebalants, le regard déjà ailleurs. Un officier d’artillerie hurlait des ordres au fond de la cour, pendant qu’un brancardier réajustait les pansements d’un mulet blessé. Tout autour, la guerre continuait à respirer, à sa manière chaotique, mécanique, obstinée.
Alcide s’arrêta un moment près du brasero. Il tendit les mains vers les flammes, ses paumes noircies ouvertes comme deux livres.
— Vous croyez, mon Lieutenant… qu’un jour, j’pourrai lui raconter tout ça… sans pleurer ?
Louis hésita, puis répondit doucement :
— Peut-être pas. Mais tu pourras lui dire que tu as tenu. Que tu as aimé. Que tu n’as jamais cessé d’être un homme. Et ça, Alcide, c’est déjà beaucoup.
Il resta là un moment à ses côtés. Puis, alors que le jour montait vraiment, il ajouta :
— Allez viens. J’ai entendu dire qu’il y avait du café noir chez les sapeurs. Du vrai, avec du marc. On va aller voler ça comme des gosses.
Et ils s’éloignèrent ensemble, deux ombres complices entre les bâches, les brouettes, les fusils, les gamelles fumantes… et les lettres qui filaient vers l’arrière comme des oiseaux aux ailes trouées.
Carnet – Haudiomont, 24 mars 1915
(page non numérotée, plume tremblée – tâche d’encre en haut à gauche)
Le courrier fait toujours trembler les mains des hommes. Qu’ils le reçoivent ou qu’ils l’envoient.
À chaque pli, une attente, une peur, un nom. Parfois une odeur de linge propre, parfois une larme séchée dans le papier.
Alcide a écrit. Je l’ai vu chercher les mots comme on cherche un fusil dans la nuit.
Il a signé d’un J presque enfantin. Puis il a confié son amour à la guerre, comme on jette une bouteille à la mer.
Le cantonnement bruisse de mille vies superposées : artillerie, infanterie, génie, cuisiniers, infirmiers… Un peuple en bottes, à l’âme en veille.
Et toujours cette même rumeur au loin : la batterie lourde, là-bas, vers Manheulles ou Ronvaux.
On vit, ici. Un peu. Mal. Mais on vit.
Ce matin, j’ai noté un mot de Alcide :
« Quand je lui tiendrai la main, un jour, faudra pas qu’elle sente mes tremblements. »
Je le garde. Pour moi. Pour plus tard.
S’il en revient, il écrira peut-être.
Sinon, j’écrirai pour deux.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonjour,
Votre appropriation personnelle des écrits de Louis Pergaud , tout en en respectant l'esprit, est brillante et continue à susciter l'émotion.
Cordialement,
Elise
Votre appropriation personnelle des écrits de Louis Pergaud , tout en en respectant l'esprit, est brillante et continue à susciter l'émotion.
Cordialement,
Elise
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à tous
Voilà plusieurs jours que je lis "mon Pergaud" du soir. Phrases simples qui te font vivre le temps jadis en compagnon. L'humain est ressenti très très fort. MERCI
Voilà plusieurs jours que je lis "mon Pergaud" du soir. Phrases simples qui te font vivre le temps jadis en compagnon. L'humain est ressenti très très fort. MERCI
Uschen du 67
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir Élise,
Votre message me touche beaucoup.
J’essaie humblement de prolonger une voix interrompue trop tôt, en marchant à pas feutrés dans les traces laissées par Louis Pergaud. Si mes mots parviennent à raviver ne serait-ce qu’un peu de son éclat, alors l’effort n’est pas vain.
Merci pour votre bienveillance et votre fidélité à sa mémoire.
Bonne soirée,
Votre message me touche beaucoup.
J’essaie humblement de prolonger une voix interrompue trop tôt, en marchant à pas feutrés dans les traces laissées par Louis Pergaud. Si mes mots parviennent à raviver ne serait-ce qu’un peu de son éclat, alors l’effort n’est pas vain.
Merci pour votre bienveillance et votre fidélité à sa mémoire.
Bonne soirée,
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir Uschen,
Votre message me va droit au cœur.
Si mes mots parviennent à faire ressentir l’humain derrière le soldat, à vous faire entrer dans ce “temps jadis” en tant que compagnon, alors je n’aurais pas écrit en vain.
Merci à vous pour cette lecture fidèle et pour votre très touchant retour.
Bonne soirée,
Votre message me va droit au cœur.
Si mes mots parviennent à faire ressentir l’humain derrière le soldat, à vous faire entrer dans ce “temps jadis” en tant que compagnon, alors je n’aurais pas écrit en vain.
Merci à vous pour cette lecture fidèle et pour votre très touchant retour.
Bonne soirée,
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Dans la lumière tremblante d’un cantonnement de Meuse, au cœur de ce mois de mars 1915, j’ai voulu faire entendre un autre écho : celui d’un souffle mêlé de boue, de papier froissé, et de souvenirs.
Cet opus s’inscrit dans la continuité de l’évocation autour de Louis Pergaud — mais en filigrane, quelque chose de Paul Lintier s’est glissé là, comme une fraternité d’encre et d’obus, entre deux vies interrompues.
Merci à ceux qui me lisent.
Bonne soirée à vous.
Le Testament du 1233
Cantonnement d’artillerie – autour de Haudiomont, mars 1915
Le petit bois dormait sous une brume grise, effilée comme un vieux drap sur un lit de fortune. Quelques sapins tordus, des branchages calcinés, des abris taillés à même la terre. C’était là que battait le cœur d’une batterie du 3e groupe. Quatre pièces, des 75, alignées dans un repli de terrain, camouflées sous des filets de fortune et des branches mortes. L’odeur d’huile rance, de toile humide, de tabac froid, traînait entre les silhouettes hâves des servants.
Louis arriva vers la fin d’après-midi. Il s’annonça au poste de garde, où grelottait un canonnier en silence. Le planton le guida jusqu’à un abri renforcé de rondins, près de la ligne des pièces. Il y avait là un poêle à charbon, une table, une cantine métallique posée à même le sol.
Jean s’y trouvait, calé sur un tabouret de campagne, les mains noircies, une pipe aux lèvres. Il leva les yeux. Son regard fatigué se fendit d’un sourire discret.
— Louis.
— Jean.
Ils se serrèrent la main comme on le fait au front : fort, court, avec une pensée pour les absents.
Louis ôta son manteau, s’assit. Ils parlèrent peu. Le feu cliquetait, dehors on entendait les roues d’un caisson qu’on ramenait de la ligne de tir. Une volée d’obus s’abattit plus loin, vers les hauteurs. Pas un sursaut dans le bois. Les hommes étaient devenus sourds aux cieux.
Jean montra la table, sur laquelle une boîte de sardines ouverte trônait comme un festin d’ambassade.
— C’est tout ce que j’ai. On a reçu du pain ce matin. Il a un goût de cuir, mais il est sec. C’est déjà ça.
Louis sourit. Ils burent un quart d’alcool clair, en silence. Jean se leva.
— Viens. Je veux te présenter quelqu’un.
Ils sortirent. Le soir tombait. Les arbres semblaient faits de cendre. Jean marcha jusqu’à la troisième pièce, à demi enterrée dans un renfoncement. Une silhouette massive, crasseuse, aux roues disjointes, au tube noirci de suie et marqué d’impacts.
Sur le flanc, presque invisible, on devinait un marquage à la craie, repassé à la mine de plomb : 1233.
— C’est elle, dit Jean. Depuis août. Elle a tiré à Nancy, elle a tenu à Gerbéviller, elle était là quand on a reculé sur la Woëvre. On l’a rafistolée je ne sais combien de fois. À la dernière relève, elle a pris un éclat sur la culasse. On pensait la remplacer. Mais j’ai dit non.
Il posa la main sur le tube, doucement, comme on caresse l’encolure d’un vieux cheval.
— C’est une bête fière. Elle a vu mourir trois bons gars. Je lui dois bien qu’elle tienne encore debout.
Louis hocha lentement la tête.
— Elle a un bruit à elle. Une sorte de chant rauque quand elle crache. Un roulement sourd, puis le coup part comme un sanglot.
Jean sourit.
— On dirait que tu l’écoutes parler.
— Je l’écoute. Ce canon, c’est un vieux qui raconte. Il parle des vivants et des morts. Et de ceux qui attendent.
Ils restèrent un moment là, à écouter le silence autour d’eux, seulement troublé par quelques éclats d’artifice au loin, comme des feux d’un monde qui s’écroule.
Puis Jean sortit une enveloppe de sa vareuse. Froissée, mais scellée avec soin.
— Tiens. Si un jour je reste ici… Si le 1233 s’arrête pour de bon… Alors je veux que quelqu’un sache. Tu l’ouvriras si tu le dois. Pas avant.
Louis prit l’enveloppe sans rien dire. Il la glissa dans sa poche intérieure. C’était lourd, comme un bout de testament. Il savait qu’il ne poserait aucune question.
Le canon numéro 4 de la batterie cracha un coup d’essai. Le sol trembla légèrement sous leurs bottes. Un frisson dans l’air. Le 1233 chantait encore.
Carnet de Louis – 18 mars 1915 – Bois de Haudiomont
« Je l’ai vu, ce soir, le vieux 1233. Il n’a plus le panache d’août, ni le vernis d’un défilé du 14 juillet. Mais il tient. Il tonne encore. Et Jean le sert comme un frère.
J’ai vu dans ses yeux ce que les miens ne veulent plus dire. De la fatigue, mais surtout de la fidélité. Il ne défend plus des positions : il défend une mémoire.
Il m’a confié une enveloppe. Peut-être une lettre. Peut-être rien. Mais je la garde. Comme un dernier roulement dans le lointain.
Comme un chant que seuls les morts entendent encore. »
Dans la lumière tremblante d’un cantonnement de Meuse, au cœur de ce mois de mars 1915, j’ai voulu faire entendre un autre écho : celui d’un souffle mêlé de boue, de papier froissé, et de souvenirs.
Cet opus s’inscrit dans la continuité de l’évocation autour de Louis Pergaud — mais en filigrane, quelque chose de Paul Lintier s’est glissé là, comme une fraternité d’encre et d’obus, entre deux vies interrompues.
Merci à ceux qui me lisent.
Bonne soirée à vous.
Le Testament du 1233
Cantonnement d’artillerie – autour de Haudiomont, mars 1915
Le petit bois dormait sous une brume grise, effilée comme un vieux drap sur un lit de fortune. Quelques sapins tordus, des branchages calcinés, des abris taillés à même la terre. C’était là que battait le cœur d’une batterie du 3e groupe. Quatre pièces, des 75, alignées dans un repli de terrain, camouflées sous des filets de fortune et des branches mortes. L’odeur d’huile rance, de toile humide, de tabac froid, traînait entre les silhouettes hâves des servants.
Louis arriva vers la fin d’après-midi. Il s’annonça au poste de garde, où grelottait un canonnier en silence. Le planton le guida jusqu’à un abri renforcé de rondins, près de la ligne des pièces. Il y avait là un poêle à charbon, une table, une cantine métallique posée à même le sol.
Jean s’y trouvait, calé sur un tabouret de campagne, les mains noircies, une pipe aux lèvres. Il leva les yeux. Son regard fatigué se fendit d’un sourire discret.
— Louis.
— Jean.
Ils se serrèrent la main comme on le fait au front : fort, court, avec une pensée pour les absents.
Louis ôta son manteau, s’assit. Ils parlèrent peu. Le feu cliquetait, dehors on entendait les roues d’un caisson qu’on ramenait de la ligne de tir. Une volée d’obus s’abattit plus loin, vers les hauteurs. Pas un sursaut dans le bois. Les hommes étaient devenus sourds aux cieux.
Jean montra la table, sur laquelle une boîte de sardines ouverte trônait comme un festin d’ambassade.
— C’est tout ce que j’ai. On a reçu du pain ce matin. Il a un goût de cuir, mais il est sec. C’est déjà ça.
Louis sourit. Ils burent un quart d’alcool clair, en silence. Jean se leva.
— Viens. Je veux te présenter quelqu’un.
Ils sortirent. Le soir tombait. Les arbres semblaient faits de cendre. Jean marcha jusqu’à la troisième pièce, à demi enterrée dans un renfoncement. Une silhouette massive, crasseuse, aux roues disjointes, au tube noirci de suie et marqué d’impacts.
Sur le flanc, presque invisible, on devinait un marquage à la craie, repassé à la mine de plomb : 1233.
— C’est elle, dit Jean. Depuis août. Elle a tiré à Nancy, elle a tenu à Gerbéviller, elle était là quand on a reculé sur la Woëvre. On l’a rafistolée je ne sais combien de fois. À la dernière relève, elle a pris un éclat sur la culasse. On pensait la remplacer. Mais j’ai dit non.
Il posa la main sur le tube, doucement, comme on caresse l’encolure d’un vieux cheval.
— C’est une bête fière. Elle a vu mourir trois bons gars. Je lui dois bien qu’elle tienne encore debout.
Louis hocha lentement la tête.
— Elle a un bruit à elle. Une sorte de chant rauque quand elle crache. Un roulement sourd, puis le coup part comme un sanglot.
Jean sourit.
— On dirait que tu l’écoutes parler.
— Je l’écoute. Ce canon, c’est un vieux qui raconte. Il parle des vivants et des morts. Et de ceux qui attendent.
Ils restèrent un moment là, à écouter le silence autour d’eux, seulement troublé par quelques éclats d’artifice au loin, comme des feux d’un monde qui s’écroule.
Puis Jean sortit une enveloppe de sa vareuse. Froissée, mais scellée avec soin.
— Tiens. Si un jour je reste ici… Si le 1233 s’arrête pour de bon… Alors je veux que quelqu’un sache. Tu l’ouvriras si tu le dois. Pas avant.
Louis prit l’enveloppe sans rien dire. Il la glissa dans sa poche intérieure. C’était lourd, comme un bout de testament. Il savait qu’il ne poserait aucune question.
Le canon numéro 4 de la batterie cracha un coup d’essai. Le sol trembla légèrement sous leurs bottes. Un frisson dans l’air. Le 1233 chantait encore.
Carnet de Louis – 18 mars 1915 – Bois de Haudiomont
« Je l’ai vu, ce soir, le vieux 1233. Il n’a plus le panache d’août, ni le vernis d’un défilé du 14 juillet. Mais il tient. Il tonne encore. Et Jean le sert comme un frère.
J’ai vu dans ses yeux ce que les miens ne veulent plus dire. De la fatigue, mais surtout de la fidélité. Il ne défend plus des positions : il défend une mémoire.
Il m’a confié une enveloppe. Peut-être une lettre. Peut-être rien. Mais je la garde. Comme un dernier roulement dans le lointain.
Comme un chant que seuls les morts entendent encore. »
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous propose ce nouvel Opus, toujours dans le prolongement du fil romancé autour de Louis Pergaud.
Nous sommes encore en mars 1915, dans un cantonnement qui bruisse d’activité et de vie, au milieu des hommes et du matériel, avec en toile de fond le grondement sourd du front. C’est un moment suspendu, une respiration… mais la guerre, elle, ne s’éloigne jamais vraiment.
Merci, comme toujours, pour vos lectures bienveillantes.
Bonne soirée à toutes et à tous,
L’archet et le 75
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – Meuse, mars 1915
Le cantonnement bruissait comme une ruche ivre d’hommes et de bruits. Ce n’était pas le calme des arrière-lignes, mais un répit nerveux, tendu de cris, de rires rauques, d’ordres lancés à la cantonade et de jurons égrenés comme des prières impies lancées au ciel gris. Dans l’air flottaient des relents mêlés : fumée de charbon, cuir mouillé, soupe tiède, sueur sèche et crottin. On aurait pu croire, à certaines heures, que la guerre y avait abdiqué. Mais il suffisait d’un frisson, d’un sursaut, pour se souvenir qu’à quelques kilomètres à peine, l’enfer ne désarmait pas.
Dans la cour de ferme où il avait trouvé refuge depuis deux jours, Louis Pergaud observait ce théâtre sans rideaux ni coulisses. À droite, un détachement du génie colmatait une charrette à demi éventrée ; à gauche, deux artilleurs s’échangeaient un quignon de pain en scrutant le ciel, par habitude. Un peu plus loin, un caporal mitrailleur aiguisait son couteau contre une pierre, comme s’il préparait une chasse au sanglier dans les bois de son enfance. Le sol était battu de pas, de roues, d’hommes affairés à ne rien oublier, même l’ennui.
Le grondement du canon, sourd et régulier, n’avait pas cessé depuis l’aube. Il roulait comme une mer contre une digue invisible, lointaine et pourtant toute proche. Il ponctuait les gestes, dictait les silences, imposait son rythme à la respiration collective du cantonnement.
Et c’est là, dans cet entrelacs de bruits, qu’un son inattendu s’éleva.
Un son pur, d’abord timide, presque trop fragile pour percer le brouhaha : un sol tenu, filé, comme suspendu entre ciel et boue. Puis un la, puis un arpège hésitant, qui glissa comme une goutte d’eau sur le cuir d’une capote. Louis se redressa. D’autres aussi. L’un des Chasseurs leva la tête, un poilu tressaillit en silence, et le silence relatif se fit plus dense.
Dans l’angle d’une grange, sous un pan de mur effondré, un soldat — un artilleur, à en juger par le passepoil rouge de son col — tenait entre les bras un violon brun, poli par les ans. Il jouait sans fierté, sans adresse non plus, mais avec une pudeur telle qu’aucun des hommes n’osa d’abord l’interrompre.
Louis s’approcha lentement. L’archet glissait à présent sur les cordes comme un oiseau fatigué sur les derniers souffles du vent. Le morceau était ancien, peut-être appris dans une salle de danse de village, ou dans une cuisine d’Alsace. Une valse lente, triste, venue de loin.
Le ciel s’était couvert. Un flocon, puis deux, vinrent se poser sur le pavé détrempé.
Le violon ne criait pas, il murmurait. Il ne chantait pas la guerre, il chantait l’avant, les foins coupés au mois d’août, les veillées aux chandelles, les mains calleuses sur la vaisselle du soir. Il parlait à chacun, à leur manière, sans distinction d’uniforme ni de galon.
Ils vinrent peu à peu, sans qu’on les appelle. Un adjudant de l’artillerie, l’œil humide sans qu’il s’en cache, s’adossa à un fût de 75. Deux jeunes poilus, couverts de boue, posèrent leurs sacs comme à l’église. Même un mulet, attelé là contre un mur, semblait s’être arrêté dans sa mastication, oreilles dressées vers la musique.
Louis Pergaud, lui, était resté debout, à un pas du musicien. Il détailla l’homme : visage creusé, chevelure noire collée au crâne, doigts tremblants mais obstinés. Le violon n’était pas de l’orchestre : une caisse fendue, des cordes mal tendues, l’archet usé jusqu’au fil. Et pourtant, il en sortait une émotion brute, sans apprêt.
Quand les dernières notes se perdirent dans le souffle du vent, un silence digne tomba. Pas de clameur, pas de « bravo ». Juste un acquiescement muet. L’homme abaissa son violon, comme on referme un livre qu’on n’ose plus rouvrir.
Louis s’approcha encore d’un pas. Il parla bas, pour ne pas froisser ce moment :
— Tu le tiens de chez toi ?
L’autre hocha la tête.
— De mon père mon Lieutenant. Il me l’a laissé avant de partir… en 70. Il l’avait joué dans un bal à Thionville, la veille de Wörth. Depuis, il ne sonnait plus. Et puis là… je sais pas… j’en ai eu besoin.
Il détourna les yeux, gêné peut-être de son propre élan.
Louis posa une main sur l’épaule de l’homme.
— Merci. Tu nous as tous fait rentrer un peu chez nous. Là, dans ta mélodie, j’ai revu Delphine… Je ne sais pas si tu sais ce que c’est que de revoir quelqu’un en musique. C’est un rêve qu’on n’entend qu’avec le cœur.
L’homme esquissa un sourire triste.
— On m’appelait Léon le Violon, à l’usine. Y en avait qui râlaient. Là, je crois qu’ils m’écouteraient.
Un vieux sapeur qui s’était approché, pipe en main, ajouta :
— On est tous des violons fêlés, va. On fait ce qu’on peut pour sonner encore un peu juste, avant qu’on nous brise pour de bon.
Les hommes commencèrent à se disperser, lentement, chacun reprenant son fardeau avec un pas plus doux, comme lesté d’humanité.
Louis s’éloigna lui aussi, griffonna dans son carnet :
« La musique est un souvenir qui saigne sans faire mal. Aujourd’hui, dans le vacarme du canon, un violon m’a rendu Delphine, et un artilleur m’a donné un morceau de silence. »
Il leva les yeux. Le ciel se déchirait à l’est. Un obus éclata au loin, écho de la réalité.
Mais le souvenir d’un sol, d’un la, et d’un regard d’homme restaient suspendus dans l’air, comme une paix éphémère, volée au fracas.
Je vous propose ce nouvel Opus, toujours dans le prolongement du fil romancé autour de Louis Pergaud.
Nous sommes encore en mars 1915, dans un cantonnement qui bruisse d’activité et de vie, au milieu des hommes et du matériel, avec en toile de fond le grondement sourd du front. C’est un moment suspendu, une respiration… mais la guerre, elle, ne s’éloigne jamais vraiment.
Merci, comme toujours, pour vos lectures bienveillantes.
Bonne soirée à toutes et à tous,
L’archet et le 75
Cantonnement de repos – Secteur d’Haudiomont – Meuse, mars 1915
Le cantonnement bruissait comme une ruche ivre d’hommes et de bruits. Ce n’était pas le calme des arrière-lignes, mais un répit nerveux, tendu de cris, de rires rauques, d’ordres lancés à la cantonade et de jurons égrenés comme des prières impies lancées au ciel gris. Dans l’air flottaient des relents mêlés : fumée de charbon, cuir mouillé, soupe tiède, sueur sèche et crottin. On aurait pu croire, à certaines heures, que la guerre y avait abdiqué. Mais il suffisait d’un frisson, d’un sursaut, pour se souvenir qu’à quelques kilomètres à peine, l’enfer ne désarmait pas.
Dans la cour de ferme où il avait trouvé refuge depuis deux jours, Louis Pergaud observait ce théâtre sans rideaux ni coulisses. À droite, un détachement du génie colmatait une charrette à demi éventrée ; à gauche, deux artilleurs s’échangeaient un quignon de pain en scrutant le ciel, par habitude. Un peu plus loin, un caporal mitrailleur aiguisait son couteau contre une pierre, comme s’il préparait une chasse au sanglier dans les bois de son enfance. Le sol était battu de pas, de roues, d’hommes affairés à ne rien oublier, même l’ennui.
Le grondement du canon, sourd et régulier, n’avait pas cessé depuis l’aube. Il roulait comme une mer contre une digue invisible, lointaine et pourtant toute proche. Il ponctuait les gestes, dictait les silences, imposait son rythme à la respiration collective du cantonnement.
Et c’est là, dans cet entrelacs de bruits, qu’un son inattendu s’éleva.
Un son pur, d’abord timide, presque trop fragile pour percer le brouhaha : un sol tenu, filé, comme suspendu entre ciel et boue. Puis un la, puis un arpège hésitant, qui glissa comme une goutte d’eau sur le cuir d’une capote. Louis se redressa. D’autres aussi. L’un des Chasseurs leva la tête, un poilu tressaillit en silence, et le silence relatif se fit plus dense.
Dans l’angle d’une grange, sous un pan de mur effondré, un soldat — un artilleur, à en juger par le passepoil rouge de son col — tenait entre les bras un violon brun, poli par les ans. Il jouait sans fierté, sans adresse non plus, mais avec une pudeur telle qu’aucun des hommes n’osa d’abord l’interrompre.
Louis s’approcha lentement. L’archet glissait à présent sur les cordes comme un oiseau fatigué sur les derniers souffles du vent. Le morceau était ancien, peut-être appris dans une salle de danse de village, ou dans une cuisine d’Alsace. Une valse lente, triste, venue de loin.
Le ciel s’était couvert. Un flocon, puis deux, vinrent se poser sur le pavé détrempé.
Le violon ne criait pas, il murmurait. Il ne chantait pas la guerre, il chantait l’avant, les foins coupés au mois d’août, les veillées aux chandelles, les mains calleuses sur la vaisselle du soir. Il parlait à chacun, à leur manière, sans distinction d’uniforme ni de galon.
Ils vinrent peu à peu, sans qu’on les appelle. Un adjudant de l’artillerie, l’œil humide sans qu’il s’en cache, s’adossa à un fût de 75. Deux jeunes poilus, couverts de boue, posèrent leurs sacs comme à l’église. Même un mulet, attelé là contre un mur, semblait s’être arrêté dans sa mastication, oreilles dressées vers la musique.
Louis Pergaud, lui, était resté debout, à un pas du musicien. Il détailla l’homme : visage creusé, chevelure noire collée au crâne, doigts tremblants mais obstinés. Le violon n’était pas de l’orchestre : une caisse fendue, des cordes mal tendues, l’archet usé jusqu’au fil. Et pourtant, il en sortait une émotion brute, sans apprêt.
Quand les dernières notes se perdirent dans le souffle du vent, un silence digne tomba. Pas de clameur, pas de « bravo ». Juste un acquiescement muet. L’homme abaissa son violon, comme on referme un livre qu’on n’ose plus rouvrir.
Louis s’approcha encore d’un pas. Il parla bas, pour ne pas froisser ce moment :
— Tu le tiens de chez toi ?
L’autre hocha la tête.
— De mon père mon Lieutenant. Il me l’a laissé avant de partir… en 70. Il l’avait joué dans un bal à Thionville, la veille de Wörth. Depuis, il ne sonnait plus. Et puis là… je sais pas… j’en ai eu besoin.
Il détourna les yeux, gêné peut-être de son propre élan.
Louis posa une main sur l’épaule de l’homme.
— Merci. Tu nous as tous fait rentrer un peu chez nous. Là, dans ta mélodie, j’ai revu Delphine… Je ne sais pas si tu sais ce que c’est que de revoir quelqu’un en musique. C’est un rêve qu’on n’entend qu’avec le cœur.
L’homme esquissa un sourire triste.
— On m’appelait Léon le Violon, à l’usine. Y en avait qui râlaient. Là, je crois qu’ils m’écouteraient.
Un vieux sapeur qui s’était approché, pipe en main, ajouta :
— On est tous des violons fêlés, va. On fait ce qu’on peut pour sonner encore un peu juste, avant qu’on nous brise pour de bon.
Les hommes commencèrent à se disperser, lentement, chacun reprenant son fardeau avec un pas plus doux, comme lesté d’humanité.
Louis s’éloigna lui aussi, griffonna dans son carnet :
« La musique est un souvenir qui saigne sans faire mal. Aujourd’hui, dans le vacarme du canon, un violon m’a rendu Delphine, et un artilleur m’a donné un morceau de silence. »
Il leva les yeux. Le ciel se déchirait à l’est. Un obus éclata au loin, écho de la réalité.
Mais le souvenir d’un sol, d’un la, et d’un regard d’homme restaient suspendus dans l’air, comme une paix éphémère, volée au fracas.