Bonjour,
un essai sur le soldat insoumis Pierre Nasica, disciplinaire au fort de l’île Madame, fusillé en octobre 1914 à Bordeaux...
Pierre Nasica était un petit garçon Corse bien costaud mais turbulent qui était loin de s’imaginer qu’un jour, quand il serait grand, il mettrait les pieds sur une île de Charente-Inférieure, l’île Madame… !
Il naquit le 7 janvier 1885, à Prato-di-Giovellina, "Pratu di Ghjuvellina", petit village perché dans les montagnes à l’est des aiguilles de Popolasca, au climat rude et froid l’hiver mais chaud l’été. Son père, au prénom d’objet transitionnel donnant l’envie d’un câlin, "Ours", était cultivateur, sa maman Angèle était ménagère, une petite famille modeste mais qui ne manquait de rien et Pierre, Petru, comme l’appelaient ses parents, était un bon et solide garçon qui aimait beaucoup sa maman et aidait son papa dans les champs, puis traversait le maquis le dimanche jusqu’au Torra di Monte-Albanu pour chasser avec ses cousins avant d’aller au bal où il aimait se bagarrer avec les gars des autres bleds.
Las, le caractère de ce garçon batailleur, rebelle à l’esprit révolté n’allait pas s’améliorer avec l’âge. S’il avait consulté un psychiatre, nul doute que celui-ci aurait posé sur le garnement le diagnostic d’un trouble de la personnalité de type psychopathique, caractérisé par une impulsivité qui très souvent conduit la personne à connaître des problèmes avec la justice puisque la transgression des règles sociales est leur règle. Alors l’aliéniste aurait peut-être pu lui prescrire quelques petites pilules tranquillisantes pour calmer ses ardeurs querelleuses, mais bon, de psy aux aiguilles de Popolasca, popopo mon lascar, y’en avait point ! De toute façon on sait que les psychopathes ne peuvent pas être réellement guéris de leurs tourments, au mieux se calment-ils avec l’âge, mais Pierre Nasica n’eut pas le temps de beaucoup vieillir…
En effet, en 1905, pour ses vingt printemps, Petru, qui avait envie de voir du pays, s’engagea volontaire à la Coloniale et malgré de bons services lors des campagnes auxquelles il participa entre 1907 et 1908 notamment en Cochinchine où il fut blessé et cité pour ses actions courageuses, à l’opposé, se fit souvent mal remarquer par son caractère peu compatible avec l’esprit militaire. L’année suivante, ses conduites frondeuses, son comportement rétif, l’envoyèrent dans les corps spéciaux. De nombreux délits lui étaient reprochés : outrages par paroles et menaces envers des supérieurs pendant le service, refus d’obéissance jusqu’à des voies de fait, bref, il semblait que la vie militaire ne correspondait pas vraiment au tempérament indiscipliné de ce garçon dont l’un de ses chefs disait qu’il était "en rébellion ouverte et constante contre la loi et les règlements, animé des plus mauvais sentiments à l’égard de l’armée, et qu’il faisait profession d’anarchie".
Nous étions maintenant en 1912 et le soldat Nasica fut condamné à deux ans de prison, transféré en Section de répression du 6ème d’infanterie dans le fort de l’île Madame en attente d’un jugement qui sera, on va s’en apercevoir, sans appel. C’était mal barré comme on dit de nos jours, et un pas supplémentaire et fatal fut franchi lorsque le garçon, qui pourtant allait bientôt terminer sa peine, finissait par blesser sérieusement un sergent qui voulait le fouiller.
Il avait fait le faux-pas de trop : le Conseil de Guerre de la 18ème région le condamna le 10 septembre 1914 à la peine de mort, poursuivi pour rébellion, outrages et coups à un supérieur. En effet, il avait, le 15 juillet, frappé violemment et blessé à la tempe ce sergent chargé de le fouiller et les hommes de garde étant intervenus, il leur avait opposé une résistance acharnée, portant coups et blessures. Supportant mal la frustration, Nasica était fou-furieux de n’avoir pu bénéficier d’une réduction de peine à l’occasion de la Fête nationale et avait décidé de régler ça "à sa façon"...
Il faut bien dire que le garçon était vraiment très mal noté par ses supérieurs : "forte tête incorrigible, ayant organisé une sorte de "mafia" dont le but était d'exercer des "vendetta" contre certains officiers ou sous-officiers qui faisaient respecter scrupuleusement la discipline". D’ailleurs on le voit bien sur la photo devant le fort de l’île Madame où il était incarcéré : "Le célèbre Nasica qu’a été fusillé à Bordeaux cet été", est-il écrit sur la carte postale. On ne voit que lui au premier plan en chef de bande bravache au milieu des autres détenus, bien posé sur des jambes courtes et solides, large d’épaules, ses mains de boxeur posées sur la taille prêt à en découdre comme lorsqu’il était petit à l’école de Prato-di-Giovellina où il rendait folle son institutrice :
_ Monsieur et madame Nasica, mais que va-t-on faire de votre fils ? clamait la pauvre femme tandis qu’Ours et Angèle regardaient tristement leurs chaussures en se demandant bien de quelle engeance était faite ce fiston si turbulent. Pauvres parents qui avaient même marché jusqu’à l’Oratoire San Cervone, prier et faire des offrandes à la Vierge-Marie afin qu’elle remette Petru dans le droit chemin, ce fils dont ils pressentaient un destin tragique.
Mais nous étions désormais début août 1914 et la Première guerre mondiale éclatait en France. Tandis que Pierre Nasica croupissait dans le fort de l’île Madame, plusieurs de ses cousins de Prato-di-Giovellina, pourtant bons chasseurs de sangliers, allaient y laisser leur peau. Eh oui, la guerre c’était pas tout à fait pareil que la chasse et les soldats allemands étaient mieux armés que les sangliers ! Cette guerre de 14/18, Pierre Nasica lui, n’en serait pas qui pourtant aurait, par sa fougue et sa ténacité, pu faire un sacré combattant mais qui, par son entêtement et sa brutalité, allait périr également lors de cette guerre mais d’une autre façon puisque le Conseil de guerre l’avait condamné à la peine capitale.
Sentant l’affaire mal embouchée, quelques jours avant son exécution, son avocat l’aida à formuler une lettre au général de la Région militaire de Bordeaux : "Au moment où la Patrie est en danger et qu’elle a besoin de tous ses enfants pour défendre son sol sacré, je vous demande de prendre les armes et d’être sans retard envoyé au feu. Je me sens des dispositions pour le combat et suis certain que devant l’ennemi j’aurai encore plus de bravoure. Je vous jure mon Général que si vous m’envoyez combattre je serai le soldat le plus obéissant et le plus discipliné et j’ajouterai le plus courageux".
Nul doute que l’agressivité et l’énergie de Nasica auraient été mieux employées sur le front les armes à la main qu’au fond d’une prison, mais son amendement arrivait trop tard et il ne fut pas entendu. Trop c’était trop et si l’on ne doutait pas de sa bravoure on pouvait également craindre que ce soldat indiscipliné ne fomente quelque rébellion dans les tranchées ou ne tire une balle dans la tête d’un de ses chefs de bataillon. On n’avait pas besoin de mutineries supplémentaires et le disciplinaire de la Section de répression du 6ème d’Infanterie serait passé par les armes à Bordeaux, ça ferait un exemple !
Ras le bol de ce dingue de Nasica à l’État-major !
Le jugement du Conseil de guerre reçut son exécution en matin du 3 octobre 1914. Tôt, dès cinq heures, des détachements de toutes les troupes de garnison venaient se ranger au lieu de l’exécution. A six heures, le condamné fut amené en voiture cellulaire et l’on procéda immédiatement à la lecture du jugement que notre homme, guère impressionné, écouta l’air de rien en fumant tranquillement une cigarette. Puis le condamné serra la main de l’aumônier et dans un rare élan d’affection embrassa son avocat pas rassuré de le voir se tourner vers lui, sûrement la trouille de s’en prendre une. Enfin, d’un pas assuré il alla se placer contre le poteau d’exécution, bras croisés, yeux non bandés. Jusqu’au bout il défierait l’armée.
Un commandement, et une salve de fusils Lebel allait régler le problème : Nasica s’affaissa sur les genoux, le corps renversé en arrière, la tête retombant sur le côté gauche. Les troupes défilèrent ensuite devant le corps du supplicié qu’on transporta sur un camion au cimetière de La Chartreuse.
Tel le spahi de Loti, a-t-il eu avant de rendre son dernier souffle des visions de sa Corse natale, ces sites familiers d’autrefois qu’il parcourait à Prato-di-Giovellina, de la chaumière de ses parents dans la montagne ? Peut-être a-t-il entendu une dernière fois, avant de rendre son âme à Dieu ou au Diable, ces vieilles chansons du pays, ces "lamenti" avec lesquels jadis sa maman l’endormait, tout petit enfant dans son berceau et dont l’un d’eux exprimait la plainte des prisonniers… ?
Ainsi finit la triste vie du Corse insoumis Pierre Nasica…
BB

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Bruno BAVEREL - Romans: "La voiture de Vandier" - "Les aventures du lieutenant Maréchal" - "Le manuscrit de Magerøya ou le Tombeau des quatre ours" (Éditions des Indes Savantes)