

Télégramme du 20 Juin 1917 LV Daguerre à Marine Paris
D’après renseignements de Gallipoli, EDOUARD CORBIERE et KERKYRA coulés à 30 milles du cap Santa Maria di Leuca.
Equipage KERKYRA (31 hommes) entièrement sauvé.
Equipage EDOUARD CORBIERE 2 blessés graves, 10 blessés légers, 11 indemnes et 22 disparus.
Rapport d’enquête du LV Boullié. 23 Juin 1917
CORBIERE et KERKYRA ont appareillé de Tarente le 19 Juin à destination de Corfou ayant à bord un chargement de bœufs et de marchandises diverses.
CORBIERE était muni de TSF et de 2 canons, 1 de 90 mm à l’avant et 1 de 47 mm à l’arrière. Il tenait la tête du convoi et KERKYRA le suivait à une distance de 500 à 600 m. A la sortie du chenal de sécurité, la route suivie fut S45E à la vitesse de 8 nœuds. Cette vitesse ne put être maintenue, car à 11h00 CORBIERE dut ralentir de 80 à 75 tours pour permettre à KERKYRA de conserver la distance. Pendant le décrassage des fourneaux, ce dernier ne pouvait maintenir la pression et la vitesse est tombée à 7 nœuds. Route directe sans zigzags. Beau temps, mer belle, légère brise.
A 12h20, CORBIERE aperçoit le périscope d’un sous-marin un peu sur l’avant du travers à bâbord à 200 m. Barre mise toute à gauche, donné l’alarme et chacun se rend à son poste de combat. Le commandant Gatto, qui était sur la passerelle, donne ses ordres au chef de pièce avant et fait lancer un allo.
La torpille est lancée par le sous-marin et vient exploser sur l’avant de la passerelle. Le navire est coupé en deux et la partie avant disparaît immédiatement tandis que la partie arrière reste à flot, inclinée de telle façon que l’hélice est hors de l’eau et continue à tourner. Le SOS commencé par le TSF dès qu’il aperçut le sillage ne put être terminé avant l’explosion.
L’équipage du CORBIERE qui était sur la château central et sur la dunette mit les radeaux et la baleinière à la mer dès le torpillage et embarqua aussitôt. Quelques hommes se jetèrent à la mer et d’autres y furent projetés par l’explosion. Ils furent recueillis et baleinière et radeaux s’écartèrent de l’épave.
Le commandant Gatto fut aperçu renversé sur une rambarde de la passerelle haute, couvert par les débris des ailes de la passerelle et les cloisons de la chambre de veille, et paraissant avoir les reins brisés. Le QM fourrier Potier, qui était à l’arrière au moment de l’alarme est monté sur la passerelle pour porter une ceinture de sauvetage au TSF. Il a aperçu le commandant Gatto et lui a adressé la parole, mais sans obtenir de réponse. Voyant les radeaux et la baleinière s’éloigner, il s’est jeté à l’eau et les a rejoint à la nage.
KERKYRA était à 1500 m sur l’arrière de CORBIERE et s’est rendu compte de l’explosion. Il est venu immédiatement sur la gauche. Le commandant, aussitôt prévenu, ne voyant pas de périscope, supposa que CORBIERE avait sauté sur une mine et revint sur la droite pour sauver les rescapés. Arrivé à 800 m, il aperçut alors le kiosque du sous-marin près du CORBIERE et revint à gauche toute donnant l’ordre de monter à l’allure maximum et de se rapprocher de terre pour échapper au sous-marin. Le sous-marin plongea, conservant son périscope hors de l’eau et donna la chasse au KERKYRA.
Voyant qu’il était rattrapé, le commandant du KERKYRA stoppa et fit mettre les canots à la mer dès que le navire n’eut plus d’erre. L’équipage évacua en bon ordre et s’éloigna à 50 m.
Le sous-marin vint à 100 m par le travers tribord du KERKYRA et lança une torpille qui en explosant coupa le navire en deux. Il disparut en 30 secondes. Il était 12h40.
Le sous-marin émergea et vint à proximité des embarcations du KERKYRA. Un officier demanda au 1er maître Calloch, commandant du KERKYRA, noms, tonnages, provenance et destination des navires coulés et chargement. Cet officier s’exprimait mal tant en français qu’en italien. Il montra aux marins français le pavillon autrichien roulé sur une hampe.
Le commandant du sous-marin leur montra la direction de Gallipoli, puis les salua de sa casquette. Il fit alors route sur la baleinière et les radeaux du CORBIERE et fit plusieurs fois le tour de l’épave pour voir s’il restait des naufragés à proximité, parmi tous les débris qui flottaient. Mais il n’y avait plus ni morts, ni vivants, les manquants ayant été engloutis avec la partie avant du navire.
Il s’approcha alors de la baleinière et posa les questions suivantes au 2e maître timonier Le Bouder :
- Où est le capitaine ?
- Le capitaine a été tué à son poste
- Où est l’officier en second ?
- Tué également
- Quel est le nom de votre bateau ?
- EDOUARD CORBIERE
- Tonnage ?
- 150 tonnes
- Quel chargement ?
- Des boeufs
- Vous allez de Tarente à Corfou ?
- Oui
- Etes-vous bâtiment de guerre ou de commerce ?
- Bâtiment de commerce
Pendant ce temps, un homme du sous-marin a pris des photographies des embarcations et de leurs occupants. Le sous-marin a fait le tour de l’épave en prenant des photographies, puis l’a canonné d’une distance de 200 m. Mais le tir était mal réglé et peu d’obus sur les 14 environ qui furent tirés sont allés au but.
Suite à la disparition du commandant et du second, le 2nd maître Le Bouder a pris la direction des opérations et les embarcations ont fait route sur la terre. Les quelques hommes légèrement blessés ont été mis sur les radeaux et remplacés par deux bons nageurs dans la baleinière.
Le sous-marin a cessé son tir et a disparu en plongée vers l’WSW. Des fumées sont apparues en direction de Santa Maria di Leuca. C’étaient des chalutiers qui se rendaient sur les lieux du sinistre avec plusieurs vedettes de la direction de Gallipoli.
Les hommes du KERKYRA ont été recueillis à 14h00 par les chalutiers anglais X3 et X5, puis transférés sur les vedettes A4 et A5 et ramenés à Gallipoli.
Les rescapés du CORBIERE ont été recueillis à 15h00 par les chalutiers anglais X2 et X1, transbordés sur les vedettes ML 172 et ML 173 et conduits également à Gallipoli.
Tous les soins nécessaires ont été donnés aux blessés sur les chalutiers et sur les vedettes. Les blessés ont été transportés en auto à l’hôpital italien et y ont reçu un accueil chaleureux de même que le reste des équipages.
Une partie de l’équipage du KERKYRA a été dirigé sur le navire italien BARLETTA mouillé dans le port de Gallipoli.
Conclusions de l’enquête
Le commandant du CORBIERE a été tué à son poste sur la passerelle, ayant fait tout ce que son sang froid et sa bravoure lui commandaient pour essayer de sauver son équipage.
Les officiers mariniers et marins du CORBIERE se sont bien conduits et ont fait tout ce qui était possible dans les circonstances où ils se sont trouvés.
Je signale en particulier le second maître Le Bouder qui a fait preuve d’initiative et de commandement dans les opérations d’abandon et de sauvetage.
Le second maître mécanicien Morvan et le second maître de manœuvre Surzur (subsistant du VERGNIAUD) qui ont conservé tout leur sang froid et ont donné l’exemple en encourageant les marins et en concourant à la mise à la mer des radeaux et de la baleinière.
Le quartier maître fourrier Potier qui, après le torpillage, est allé dans sa cabine prendre une ceinture de sauvetage et l’a portée au matelot TSF. Etant dans la baleinière, s’est jeté à la mer pour porter une bouée à un marin qui savait à peine nager. Plus tard, a cédé sa place à un blessé – le matelot sans spécialité Gens – et l’a remplacé sur un radeau.
Les matelots sans spécialité Gens et Ansquer qui, bien que grièvement blessés, ont fait preuve de courage et d’abnégation en attendant qu’on puisse leur porter secours.
Le matelot sans spécialité Fourré qui, étant sur un radeau et sachant à peine nager, s’est jeté à l’eau pour aider son camarade Ansquer grièvement blessé.
Le commandant, les officiers mariniers et les marins du KERKYRA ont, dans les circonstances qui ont motivé l’abandon de leur navire, fait preuve de sang froid et de discipline.
Description du sous-marin
Le sous-marin qui a torpillé CORBIERE et KERKYRA était de nationalité autrichienne. Il avait une longueur de 45 à 50 m, les appréciations étant très variées.
Pont plat, kiosque au milieu, 1 périscope et 1 canon de 47 mm sur l’avant. Un seul témoin donne des indications assez précises et représente le sous-marin comme ci-dessous, mais avec 2 périscopes.


Le sous-marin attaquant
C'était donc l'Autrichien U4 du commandant Rudolf SINGULE
Sur cet officier voir le lien suivant http://www.uboat.net/wwi/men/commanders/536.html
Note du 27 Juin 1917 d’Etat Major Général à Commandant Marine Marseille
Reçois télégramme suivant de Monsieur Gatto 47 Esplanade de la Tourette, Marseille, père de l’Enseigne de Vaisseau disparu avec le CORBIERE :
« Ayez bonté de donner si possible nouvelles de mon fils, commandant du CORBIERE torpillé. Stop »
Faîtes moi connaître si famille a bien été prévenue comme l’indique votre télégramme du 24 Juin et informer Monsieur Gatto qu’aucune autre nouvelle concernant son fils n’est parvenue au département.
Note du capitaine du port de Gallipoli du 9 Juillet 1917
J’ai le regret de vous annoncer le décès ce matin même à 10h00 du matelot sans spécialité Edmond GENS, suite à une infection survenue après l’amputation du pied droit, à demi coupé par l’hélice du CORBIERE lors du torpillage du 19 Juin courant.
J’ai communiqué la nouvelle au Commandant Daguerre à Tarente, pour communication à sa mère, 48 rue du Collège à Dunkerque.
L’enterrement aura lieu avec les honneurs militaires cet après midi.
Lettre du CV Stranges au Commandant en Chef du Département Militaire Maritime 10 Juillet
Hier matin expirait, suite à une infection gangréneuse, le marin français Edmond Gens, hospitalisé depuis le 19 Juin à l’hôpital militaire de la Croix Rouge à Gallipoli, suite à la blessure reçue en service alors qu’il se trouvait sur le pont du vapeur français EDOUARD CORBIERE au moment de son torpillage.
Les soins empressés du Directeur de l’hôpital le Capitaine Docteur Maiorana et du professeur Laviano, l’amputation de la jambe déchiquetée par l’hélice du navire tournant dans le vide, n’ont pu l’arracher à la mort. Pendant ses derniers instants, il a conservé toute sa connaissance, assisté par le personnel de l’hôpital et par les sœurs avec un dévouement particulier. Le commandant Daguerre, plusieurs officiers et ses camarades de passage sont venus le voir, ainsi que moi-même et le commandant du port. Le commandant Daguerre a été tenu au courant de l’aggravation du mal et de la fin du pauvre Gens.
Après le décès, on a envoyé un pavillon français pour envelopper le cercueil et un bouquet de fleurs avec un ruban portant l’inscription « A Edmond GENS La Marine Italienne ». En plus des fleurs déposées par la mission française et anglaise, les Autorités communales et politiques ainsi que la mission britannique ont été invitées aux obsèques. Mgr Muller ainsi que le chapitre de l’évêché au complet intervinrent spontanément.
Le cortège, qui revêtit un caractère solennel ressemblant à une manifestation contre la barbarie ennemie, se déroula dans l’ordre le plus parfait au milieu d’une assistance très nombreuse. Un peloton de marins anglais sans armes ouvrait la marche sous le commandement d’un officier. Puis venait un piquet d’honneur de dix hommes de la milice territoriale et le curé et le collège épiscopal au grand complet. Derrière venait le char portant la bière, entouré des couleurs françaises, suivi du groupe des Autorités parmi lesquelles Mgr Muller, le LV anglais Fletcher représentant le commandant anglais absent de Gallipoli, le soussigné, le préfet, un assesseur communal représentant le maire, le commandant du CATANIA (stationnaire anglais), un groupe brillant d’officiers anglais, le commandant du port, les officiers de la Croix Rouge et de la garnison.
Tous les marins permissionnaires des dragueurs présents au port, du détachement du Corps Royal des équipages, des vedettes anglaises, du groupe d’artillerie de forteresse suivaient encore. Un peloton armé de marins italiens fermait la marche. Durant une courte halte sur la place Imeriani, Mgr Moss, conseiller de l’évêché, a prononcé un émouvant discours célébrant les vertus du mort, bon marin, bon patriote et bon fils et adressa un salut ému au défunt ainsi qu’à sa mère, éloignée à Dunkerque et qui ignorait encore le sacrifice suprême fait à la Patrie.
Le cortège poursuivit sa route jusqu’au cimetière où la cérémonie se termina par l’exposition de la bière dans la chambre mortuaire en présence des rescapés du CORBIERE et du détachement armé qui rendit les honneurs.
La municipalité a été sollicitée en vue de l’octroi d’une concession pour l’ensevelissement. Après accord avec la mission française, un modeste souvenir en marbre sera déposé sur la tombe.
Note du 25 Juillet 1917 du LV Boullié, chef de la police de la navigation à Corfou
EDOUARD CORBIERE est parti de Tarente le 19 Juillet 1917 à 07h00. Il a été torpillé sans préavis le même jour à 12h20 par un sous-marin autrichien à 20 milles de Gallipoli.
Le périscope du sous-marin fut aperçu trop tard pour éviter la torpille malgré la prompte manœuvre du commandant du CORBIERE. L’explosion de la torpille coupa le navire en deux sur l’avant de la passerelle. La partie avant du navire disparut immédiatement, entraînant avec elle tous les membres de l’équipage qui s’y trouvaient.
Les marins placés sur l’arrière et ceux qui se trouvaient dans la machine et la chambre de chauffe ont eu le temps de mettre une embarcation et des radeaux à la mer, d’y prendre place et de recueillir les hommes qui avaient été projetés hors du navire.
Note du 1er Juin 1918 à l’Etat Major Général 4e section
J’ai signalé au Chef d’Etat Major Général que je n’ai pu me procurer aucun dossier relatif à la perte de l’EDOUARD CORBIERE le 19 Juin 1917.
Je lui ai demandé un rapport de la 1ère Armée Navale, l’aviso dont il s’agit étant une annexe du DEMOCRATIE.
Dois-je classer définitivement cette affaire comme non susceptible d’avoir une suite. Je ne peux en effet requérir d’un tribunal la constatation judiciaire du décès des victimes lorsqu’aucun renseignement ne peut lui être fourni sur les circonstances du sinistre et sur le plus ou moins de probabilités de décès des disparus.
Réponse du 8 Juillet 1918
Le transport militarisé EDOUARD CORBIERE a été torpillé par un sous-marin ennemi le 19 Juin 1917 à 20 milles dans l’Ouest de Gallipoli alors qu’il se rendait de Tarente à Corfou. Dix neuf marins ont pu se sauver au moyen des radeaux et d’une baleinière et gagner Gallipoli. Les 21 constituant le reste de l’équipage ont disparu et doivent être considérés comme morts.
En conséquence, je prie le Ministre de décider, conformément à l’article 88 du code civil, qu’il y a disparition des officiers, officiers mariniers, quartiers maîtres et matelots figurant sur l’état dressé le 22 Septembre 1917 par le chef du service de la solde de Brest.
Cdlt