Portraits croisés

Organisation, unités, hôpitaux, blessés....
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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

bonjour à tous,

j'ai souhaité ouvrir ce sujet afin d'y mettre,un peu pêle-mêle,sans lien entre eux,des petits témoignages révélateurs de l'univers des services de santé pendant la Grande guerre;
ce sont des situations,des portraits,des comportements rencontrés au hasard de mes lectures,et que j'ai trouvé très typiques de l'ambiance et du regard de l'époque.
ça serait comme pour un tableau,une multitude d'impressions pour mieux saisir une certaine réalité.

Journaux de tranchées
extraits du livre de Jean-Pierre Tubergue,"1914-1918,les journaux de tranchées",éditions Italiques 1999

Le brancardier
Parmi tous les êtres étranges qui composent la faune du front,le brancardier mérite d'arrêter quelques instants notre attention.C'est un mammifère de l'ordre des Poilus;extérieurement il se distingue du Poilu ordinaire par le signe rouge,en forme de croix,qui orne son membre antérieur gauche;il se caractérise,surtout par ses moeurs toutes spéciales et son genre de vie très différent de celui de son proche parent,le Poilu des tranchées.
De même qu'on a personnifié le travail dans la fourmi,l'astuce dans le renard,la malpropreté dans le porc et la fourberie dans le Boche,le brancardier semble l'incarnation du dévouement.
Peu belliqueux de sa nature,il se borne à suivre au combat les autres Poilus,ses frères,afin de les panser,et,au besoin,de les emporter s'ils sont blessés.Rien ne le rebute,dans l'accomplissement de ce travail de sauvetage,et l'on a vu des brancardiers se faire tuer en essayant d'aller chercher un de leurs congénères tombé au cours de la bataille.
Pendant les périodes calmes,les brancardiers poursuivent leur oeuvre bienfaisante:ils se rassemblent en groupe et soufflent de leur mieux dans des instruments de formes variées dont ils tirent des sons assez agréables pour la plus grande joie des Poilus qui les écoutent.
Ils sont généralement dans cette tâche plutôt les clairons,et l'ensemble forme ce qu'on appelle une "fanfare".Une chose curieuse à étudier,c'est la façon dont procèdent les clairons et leurs partenaires pour arriver à produire leurs sons en mesure : tandis que le brancardier-fanfariste,animal méthodique et de tempérament classique,déchiffre méticuleusement,sur un carton gribouillé,les notes et les mesures,le clairon,plus fantaisiste et d'allures plutôt romantiques,joue de mémoire en scandant simplement les temps avec le pied.
Le brancardier,être bizarre et à transformations multiples,sera sans doute,pour les générations futures,un sujet d'étonnement et d'admiration.Nos arrières-petits-enfants se représenteront avec stupéfaction cet étrange phénomène : aujourd'hui,terre-neuve sauveteur,versant au jour de la bataille la teinture d'iode réglementaire,et obligatoire sur les plaies des Poilus,et demain,rossignol charmeur,faisant couler dans leurs oreilles des torrents d'harmonie.

"le diable au cor,n°11-22 août 1915"


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L'aumônier missionnaire
Ce n'est pas seulement à Rome que mènent tous les chemins,pour lui...C'est aussi aux tranchées de 1ère ligne.
Au-dessus de tous les déblais de boyaux du secteur,on voit son casque,gainé de kaki,avancer par bonds,au rythme de ses infatigables guiboles.Il file,sur le caillebotis,comme si c'était le chemin du Paradis.
Il surgit partout,à toute heure,bruyant,boueux et cordial sauf,toutefois,quand il a pris rendez-vous.
Il apporte toujours avec lui des nouvelles de joyeuses histoires toulousaines et de multiples paquets de cigarettes.Le tout est abondamment distribué aux Poilus,assaisonné d'une bonne philosophie à la " faut pas s'en faire " que soulignent le timbre méridional de la voix et le geste énergique,rendu plus ample encore par les évolutions de la canne ferrée.
Quand " ça barde ",voix et gestes s'adoucissent pour devenir ceux du prêtre,de la maman ou de l'infirmier.
Son aspect est terrible de loin,et l'on dirait parfois un vieux routier de missions étrangères qui a évangélisé les cinq parties du monde.Il est douceur,bonté et joie....une âme d'enfant de coeur.
(....)
-Moussu Lassalo? Lous caldrio toutis coumo aquel!
Signe particulier:n'a jamais pu se tenir debout dans aucune cagna.

"L'écho du boyau,n°14-décembre 1916"

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L'infirmière
L'infirmière n'est pas,comme on pourrait le croire,la femelle de l'infirmier.Elle paraît en avoir même une certaine horreur.Il n'y a d'ailleurs qu'à considérer l'un et l'autre pour s'en convaincre qu'ils ne sont pas de la même espèce.Elle lui parle sur un ton plutôt aigre-doux: " Ôtez-vous de là,vous sentez la pharmacie ! Allons,du coton! vite! ",etc.Sa tendresse,ses sourires,ses paroles affectueuses sont exclusivement réservés aux malades et aux blessés.On constate d'ailleurs qu'ils produisent des effets surprenants!

" Le diable au cor,n°33-15 janvier 1917"

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Les infirmiers
Il y a,au point de vue médical,deux sortes d'infirmiers : celui qui n'y connait rien et celui qui n'y connait pas grand chose.L'un et l'autre sont suffisamment dangereux pour qu'on les isole dans un cabanon appelé poste de secours.
Ils vivent là,en famille,sous la surveillance d'un médecin qui les tient à l'oeil.De temps en temps pour les calmer,le docteur leur jette un malade à panser.Alors les infirmiers se précipitent sur le malheureux,lui entourent les membres de coton et de gaze en l'engueulant et en lui recommandant,avec une joie féroce,de "revenir le soir même".Le pauvre revient le soir,confiant,et il entend à la porte des voix dire: "Je coupe....."Il frémit épouvanté,et s'en va,croyant à une opération chirurgicale.Mais s'il entrait,il verrait que les infirmiers jouent simplement à la manille.

André Dahl--"le Pépère"

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"nos chers blessés-une infirmière dans la Grande Guerre-
journal de Claudine Bourcier (édition Alan Sutton-octobre 2002-collection évocations)---page 127

Claudine Bourcier 58 ans au moment de la guerre,mère de cinq enfants,un fils mobilisé,était depuis longtemps infirmière diplômée de la Croix-Rouge;elle demanda à reprendre du service en tant qu'infirmière bénévole dès août 14 dans les hôpitaux de Biarritz;son énergie et son dynamisme infatigable l'amènera à devenir infirmière militaire et elle sera envoyée dans un hôpital tout près du front à Amiens en 1918 au moment de l'offensive allemande;son journal s'adresse à son petit-fils âgé de 6 ans

(...)
Au bout d'un mois,je dus aller à Bayonne pour suivre un cours "de Caducée".Toutes les infirmières militaires y étaient obligées afin de remplacer les infirmiers partant au front qui tenaient auparavant cet emploi.Cela m'ennuya beaucoup car je ne m'étais pas faite infirmière,dans mon idée,pour faire des écritures.Enfin,j'étais militaire,j'avais signé,il me fallait obéir.
Je fus donc pendant un mois à l'hôpital militaire de Bayonne et je rentrais le soir à la maison.Un sergent nous dictait ce que nous devions apprendre: les fonctions attribuées à chacun dans un hôpital depuis l'infirmier jusqu'au chef;comment inscrire sur le cahier de visite les aliments et médicaments décernés à chaque malade à la visite du matin;comment préparer les feuilles de sorties et de rentrées des malades;copier leur diagnostics,remplir feuilles d'observation,faire l'inventaire de leurs effets;apprendre les démarches à suivre en cas de décès,évasion,mutation ou réforme.Il fallait aussi savoir par coeur les attributions de l'officier gestionnaire et comment on gère un hôpital;savoir chercher dans la nomenclature ce qui permettait au docteur de chaque service de donner tel ou tel médicament,tel ou tel régime,tel ou tel supplément d'alimentation;enfin,tous les rouages de fonctionnement d'un hôpital.
Ensuite ce fut la pharmacie qui fut pasée en revue:il fallait savoir discerner par le goût,le toucher ou l'odorat tel ou tel médicament.Je me rappelle un fait qui nous fit bien rire.Le pharmacien, très correct mais voulant adoucir tout ce qui pouvait nous sembler ennuyeux dans ces études un peu ardues,mettait de temps en temps une note de gaîté dans les questions qu'il nous posait.Si bien qu'il me montra un gros morceau de savon que je pris pour du cacao.Je pensais en moi-même que dans un hôpital on n'allait pas cherche du savon à la pharmacie,mais bien à la dépense,et je répondis que c'était du cacao.
Explosion de rire de mes collègues lorsque le pharmacien me répondit:"c'est du savon.En effet,madame,ce morceau de savon a la couleur du cacao.c'est pour cela que je vous ai posé la question,escomptant d'avance votre méprise"
Moi qui ai élévé cinq enfants et fait des savonnages (et combien),ma réponse était bien comique.
Un autre jour,il nous présenta de l'eau pure dans une bouteille pour nous attraper.Ensuite,nous suivîmes des cours de médecine,de chirurgie,de pansements,etc,bref,tout ce que nous avions appris pour obtenir nos diplômes.
Tout cela me fatiguait.Il me fallait prendre le premier train tous les matins et le soir je revenais à 8 heures à la maison.En plus,ce mois-là fut très froid,et il y eut même de la neige!
Enfi,au bout de cinq semaines nous passâmes les examens,et j'étais,malgré mon âge,tout aussi émue qu'un enfant pour son certificat d'études.La nuit,je me réveillais,et vite je prenais mes livres et cahiers et j'étudiais.Heureusement que ton grand-père était à Viarmes,car il n'aurait pas été content de me voir travailler ainsi.Je réussit.Il fallait 90 pour cent pour être reçue et j'obtins 99.
(...)

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voilà,c'est tout pour aujourd'hui
si vous avez envie de participer,n'hésitez-pas :hello:

amicalement,
Mireille

Nathalie C.
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Re: Portraits croisés

Message par Nathalie C. »

Bonjour Mireille
Bonjour à tous
Elle me plait bien votre petite rubrique !
Ma contribution prend la forme d'un voyage vers l'arriere, dans le Cantal ; c'est un tout petit temoignage, trouvé dans "Le moniteur du Puy de Dome ", premier semestre 1915..touchant de simplicité et de sincerité .
"En quittant avec regrets et souvenirs ineffacables ce joli petit coin d'Auvergne, nous tenions à remercier la population murataise du si grand acceuil qu'elle nous fit. Comment oublier cette petite ambulance si grande cependant par le devouement! Il nous est impossible de trouver d'expression assez vive pour en remercier toutes les personnes si nombreuses qui, animées d'un devouement constant, ont preté leur concours à nous donner de si bons soins. Qu'il est reconfortant pour des guerriers appelés à retourner au feu , d'avoir été l'objet de tant de bienveillance de la part d'une telle famille francaise .
Vous tous, Muratais et Murataises, qui participaient à cette grande oeuvre ( soins aux blesses de guerre ), permettez-nous de vous adresser nos biens sinceres remerciements , et comme recompense, ayez la certitude de notre devouement à la Patrie "
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Jean RIOTTE
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Re: Portraits croisés

Message par Jean RIOTTE »

Bonjour à toutes et à tous,
Très bonne idée, Mireille, aussi je viens apporter ma pierre !

Souvenirs d'un médecin.
extraits du livre de Léon Jouhaud, "Souvenirs de la Grande Guerre", Presses Universitaires de Limoges, 2005.

Les infirmières bénévoles.
"A côté des dames visiteuses, sortes de patronnesses, en général d'un certain âge, qui venaient voir les blessés, leur porter médailles et douceurs et qui s'occupaient surtout de leur moral, d'autres femmes s'attachèrent à leurs personnes physiques et s'improvisèrent infirmières.
Celles-ci étaient fort nombreuses; recrutées d'abord dans l'aristocratie ou la riche bourgeoisie, elles furent bientôt imitées par des collègues provenant de toutes les classes de la société. Le costume fut de mode et fit beaucoup pour l'engouement dont firent preuve nombre de femmes frivoles et coquettes; on le trouvait seyant dans sa simplicité, tout ce blanc qui cachait le corps de ses plis raides et encadrait la tête d'un voile élégant plut par son aspect austère, candide et virginal. La grande mante bleu foncé donnait en ville une allure monastique et attirait les regards volontiers respectueux et admiratifs.
Je ne veux pas dire, cependant, que le costume fut le seul prétexte aux nombreuses vocations de circonstance qui se manifestaient; mais les femmes n'auraient pas été femmes si, sciemment ou inconsciemment elles n'avaient mordu à cet appas. Un grand nombre se firent infirmières par dévouement; beaucoup par curiosité, quelques unes par intérêt, mais ces dernières se révélèrent plus tard.
Celles qui donnaient leurs soins par dévouement apportaient toute leur bonne volonté, toute leur charité. Il y en eut d'admirables qui se maintinrent telles durant toute la guerre; elles furent plus nombreuses que le prétend la malignité de certains et je m'empresse de leur rendre un juste hommage.
Bravement, elles triomphèrent de leurs répugnances du début, s'attachèrent à apprendre leur métier, à ne pas se froisser du langage un peu cru des poilus. Au début ce fut dur...
Il fallut bien que les femmes en prennent leur parti et que leurs oreilles s'habituâssent aux termes crus et à l'argot du soldat. Quelques mères de famille interdirent l'entrée des salles à leurs filles; celles-ci trouvèrent à s'occuper dans des services moins scabreux, à la lingerie par exemple."

Cordialement.
Jean RIOTTE.
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Jean RIOTTE
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Re: Portraits croisés

Message par Jean RIOTTE »

Bonjour à toutes et à tous,

Souvenirs d'un médecin.
Mêmes sources que plus haut.

L' Ambulance 1/12 en Lorraine (avril 1915).
".... notre division subit des pertes douloureuses, en particulier le 63ème RI qui avait donné l'assaut. Les blessés affluaient sans cesse, et dans quel état !... Une véritable carapace de boue ocreuse les recouvrait de la tête aux pieds, confondant tout, les vêtements, l'équipement, les armes et la peau. Seuls les yeux mettaient deux tâches d'émail blanc dans ces statues d'argile. Pour les panser, pour les nettoyer, il y avait fort à faire; nous étions obligés de sculpter la glaise avec une spatule pour dégager la plaie. Il était impossible de retirer leurs vêtements, véritables chapes lourdes et rigides. Le travail était très long et fatalement mauvais; les liquides antiseptiques que nous étions obligés d'économiser n'étaient plus qu'une boue délayée.
Deux porte-brancards assuraient un débit insuffisant aux pansements; nous étions trop de médecins. Les blessés s'accumulaient, il en arrivait à chaque instant de plus en plus.
Je vis qu'il fallait mettre de l'ordre dans ce désarroi et, avec l'assentiment du médecin-chef, je fis transporter les deux porte-brancards dans une tente, et réservai l'autre pour servir de salle d'attente et de salle de triage. J'en fis mon quartier général; C... et B... (2 médecins de l'Ambulance) se chargèrent de surveiller le débarquement et l'embarquement des blessés, en faisant la navette de la tente à la route. D..., T..., et M... (les 3 autres médecins) s'occupèrent des pansements.
Dès lors le fonctionnement de notre ambulance, quoique très pénible et fort malaisé, put s'opérer méthodiquement. B... et C... guidaient d'abord les voitures de blessés de la route à nos tentes. Mais bientôt les conducteurs refusèrent de s'engager dans le mastic terriblement adhérent qui collait aux roues, aux sabots des chevaux qui glissaient, s'affolaient et ne pouvaient démarrer. Il fallait faire descendre les blessés à pied; nos infirmiers durent sans arrêt, à deux seulement, brancarder les blessés couchés de la route aux tentes et vice-versa; travail exténuant sous la pluie incessante, dans la nuit opaque, sur un terrain gluant, collant, glissant, défoncé par les obus.
Tant bien que mal pourtant les blessés arrivaient jusqu'à moi; je regardais leurs fiches; je les interrogeais; je me décidais à les faire panser sur place ou non. Bientôt ma tente fut trop petite; le débit de l'évacuation était fort au-dessous du débit de l'arrivage; je dus laisser les blessés légers dehors, debout, dans l'eau qui, maintenant, baignait tout le pourtour des tentes et formait un lac à peu près incontournable, et réserver mon pauvre abri aux grands blessés étendus sur des brancards. Ceux-ci se touchaient tous; il fallait y regarder de près pour ne pas marcher dessus. Je faisais distribuer du thé ou du café chauds pour leur faire prendre patience; j'activais le plus possible pansements et surtout évacuations."

(à suivre)

Cordialement.
Jean RIOTTE.
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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

bonjour à tous,

voici un écrit de Maurice Genevoix qui retrace avec une précision extraordinaire son itinéraire de grand blessé en avril 1915.
la qualité de son écriture fait que l'on suit pas à pas le cheminement du blessé,tant sur le plan pratique de sa prise en charge depuis le lieu de combat jusqu'à son lit d'hôpital (c'est édifiant),que sur le plan psychologique et même médical.

bref,c'est un récit à connaître absolument;
à cause de sa longueur,je l'ai partagé en 6 parties qui correspondent chacune à une étape de cet itinéraire: depuis la sidération devant les balles reçues jusqu'au sentiment de culpabilité du survivant.....tout y est.


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Extrait de La mort de près de Maurice Genevoix (écrit 57 ans après les faits,en 1972)


La balle m'atteignit à la face interne du bras gauche.Avec une telle brutalité que je crus mon bras arraché.Je dis tout de suite que c'était une balle explosive,qu'elle déchiqueta en éclatant tout le faisceau vasculo-nerveux.Je tombai sur la place même,non de mon long,mais sur un genou.J'étais en plein dans la trouée.L'homme qui venait de m'abattre continuait de me tenir sous le guidon de son mauser.Le temps pour lui d'en manoeuvrer la culasse,il tira de nouveau sur moi.Sa seconde balle m'atteignit au même bras.A peine si je la sentis,mais je vis mon bras tressauter au choc.Si étonnant que cela fût,j'en éprouvai comme un soulagement.Cette sensation d'arrachement brutal n'avait laissé d'abord dans le champ clair de ma conscience qu'une inquiétude,une idée fixe: où est mon bras ? Je ne pensais pas encore,absolument pas au danger.Quand la seconde balle m'atteignit,je m'étais retourné d'une demi-torsion du buste,et je cherchais mon bras des yeux.C'est ce tressaut qui m'en rendit la présence.
Cette seconde balle avait frappé à une dizaine de centimètres au-dessous de la première et coupé,elle aussi,les mêmes vaisseaux et les mêmes nerfs.Cependant le même tireur,une fois encore,avait manoeuvré la culasse de son fusil,et tirait.Sa troisième balle me toucha au corps.Heureusement pour moi,je ne faisais pas face.Ce mouvement latéral,cette torsion involontaire avait " refusé " ma poitrine.La balle trancha mon muscle pectoral gauche,passa entre deux côtes en éraflant la plèvre et ressortit sous mon aisselle.
C'était la plus anodine et c'est elle qui me sauva.Je l'avais entendue quand elle avait frappé ma vareuse,et mon regard avait répondu : de sorte que je vis nettement un flocon de drap bleu s'envoler,et à la place un accroc écarlate.Ma réaction fut instantanée.Je me laissai aller sur le côté,à plat dos,sentis que des mains me touchaient,que des bras me tiraient doucement hors de la trouée mortelle.Quelques instants apès,j'étais couché sur un bat-flanc dans la pénombre d'un abri.
On l'entend bien.Cette minutie ne saurait rendre compte d'une réalité si fulgurante,de son passage sidérant.Elle est néanmoins nécessaire.Si je m'y tiens,c'est,je le sais,comme à un compromis,mais faute duquel j'en arriverais sûrement à trahir la vérité.
Pas un instant,sauf dans l'hébétude du choc et la stupidité qui l'avait accompagnée,je n'avais perdu conscience.Au moment même où cet accroc rouge avait appelé mon regard,la notion du réel m'était revenue,intégrale.Avec ma sensibilité.Je souffrais beaucoup.La sensation du danger fondait sur moi,m'envahissait,s'exacerbait.C'était cette commune réaction des blessés,élémentaire et si complexe,où le sentiment de la vie désormais promise,sauvée,renverse d'un seul coup les barrières qui contenaient la peur; le passage dans un monde autre,celui d'avant,quitté depuis des mois éternels,et dont on se souvient soudain qu'il a continué d'exister,qu'il vous attend,que ce retour inespéré va être dorénavant possible.....






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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

suite extrait de " La mort de près " de Maurice Genevoix


J'étais extraordinairement présent,tous les sens vigilants comme avant,et même avec une acuité accrue,mais autre,tout orientée vers le salut.Ainsi,à l'instant même où je voyais ce trou sur ma poitrine,j'entendais la voix de Sansois: " Mais,vous ne le voyez donc pas! " C'était de moi qu'il s'agissait,moi que soulevaient des bras précautionneux.Mon souffle faisait un bruit bizarre,rauque et doux.Le ciel,entre les branches hautes,se colorait de rose et de vert tendre.Dans l'abri où j'étais étendu,des silhouettes sombres allaient et venaient dans le cadre ensolleillé de la porte.Parfois,un coup de lumière éclairait en plein un visage,aussitôt reconnu,proche,émouvant parce que je savais que je le quitterais bientôt,que j'allais le laisser dans un monde qui n'était plus le mien et que j'en avais de la peine.
Un besoin de parler,de dire mon attachement quand même,mon regret de renoncer par force à notre camaraderie,de promettre ma fidélité me rendait étrangement volubile,incapable de réprimer ce flot de mots qui me montaient du coeur aux lèvres.Mes agents de liaison étaient là,mon ordonnance Mounot qui se penchait vers moi.Ces hommes,ces camarades me semblaient au rebours silencieux.Mon chef de bataillon venait d'entrer,s'approchait.Quelle contrainte sur son visage! Je lui parlais incoerciblement.Je lui disais:
" Vous voyez,mon commandant,c'est mon tour.Combien sommes-nous,des premiers jours ?
Vous m'aviez dit,après les Eparges: " Vous,Genevoix,vous êtes intuable...." Et vous voyez."
Il se contraignait à sourire.Je percevais cette contrainte et je m'en demandais la cause.
" Mais vous n'êtes pas tué,disait-il,Dieu merci! Ne parlez plus.On va vous emmener.Bonne chance...."
Il s'écartait un peu.Je l'entendais qui chuchotait dans le fond obscur de l'abri:
" Une toile de tente avec deux baliveaux.Il va falloir quatre porteurs...Au premier poste de secours,vite;au croisement de la route de Mouilly..."
Mais pourquoi une telle hâte ? J'aurais voulu dire tant de choses encore ! J'étais déçu,choqué,vaguement triste.Toujours cette fantasmagorie d'ombres,ces mains sur moi,qui coupaient mes vêtements,qui déchiraient des paquets de pansement,les appliquaient sur ma poitrine,les fourraient sous mon aisselle ruisselante.Je sentais très bien cette coulée,cet afflux intarissable et chaud,mais je ne les liais pas à la pensée du sang,de mon sang.Il n'était que de m'abandonner,de me remettre aux soins que l'on me prodiguerait,en prenant mon parti de ces demi-silences,de cette hâte inexplicable à m'emporter,à m' "évacuer".
On me souleva.La lumière du dehors m'éblouit.En même temps qu'elle, je retrouvais le bruit,la fusillade,les claquements des balles dans les arbres.Mes porteurs allaient à petits pas,debout,grandis,à mes yeux terriblement vulnérables.Je mesurais leur sollicitude,les efforts qu'ils faisaient pour accorder leurs pas,pour ne pas se mettre à courir.Ils me paraissaient héroïques et j'aurais voulu le leur dire,les remercier.
Mais je souffrais de plus en plus.La toile de tente,tendue par le poids de mon corps,serrait mon bras contre mon flanc et l'écrasait douloureusement.J'avais reconnu tout de suite les deux porteurs qui allaient les premiers,Mounot encore,et Charnavel.Je ne pouvais voir les deux autres,derrière moi,touchant presque ma tête,et que j'entendais respirer.Je me disais: " Je m'informerai.Il faudra que je leur écrive,à tous les quatre,que je leur dise...." J'étais trop las pour demander leurs noms.Les balles faisaient trop de bruit.Parfois l'un deux trébuchait dans le lacet d'une ronce,et j'avais un sursaut au coeur en pensant qu'il était atteint.

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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

suite extrait de " La mort de près " de Maurice genevoix


Il leur fallut une demi-heure peut-être pour arriver au carrefour.Les balles y étaient moins nombreuses,moins bruyantes.Mais des obus tombaient,qui cherchaient nos arrières-lignes.De nouveau,ce fut l'ombre d'un abri enterré,le cadre illuminé de la porte et,bougeantes,les silhouettes noires
L'acuité de mes perceptions sensorielles continuait d'être extraordinaire.Vue,ouïe,odorat,rien ne leur échappait: l'odeur de terre,de suie et d'humus fermenté que nous avions respirée des mois,aujourd'hui traversée par l'odeur d'iode des pansements et celle de l'eau de Javel répandue,les sifflements de trois obus,leur éclatement cent mètres plus loin.
Dehors,accroupi sur le seuil et vaguement balancé sur la pointe de ses souliers,un sergent de la 8e compagnie me parlait en guettant les trajectoires.Lui,du moins,ne se contraignait pas.Homme d'une autre compagnie,ainsi moins lié à notre clan,il bavardait avec naturel,abondamment,m'annonçait les blessures et les morts.Je l'écoutais malgré ma lassitude,un peu rasséréné de le voir me traiter ainsi,en interlocuteur normal.Quand mes porteurs avaient quitté l'abri,j'avais eu un élan pour les retenir encore.Mais la force m'avait manqué.Tout juste ai-je pu dire au major qui venait de les renvoyer: "Pas celui-ci.J'ai besoin de lui." Et Mounot était resté.
Ce médecin m'était inconnu.Un " étranger " barbu,venu peut-être de la Division.Il m'a fait une piqûre au bras droit,a remplacé les paquets de pansement par un bourrage épais de compresses et de coton,bandé mon épaule et mon torse.
" Cette piqûre....Qu'est-ce que c'était ?
-De la caféine....On va vous conduire à Rupt,et de là,je pense, à Verdun."
(.....)
J'ai quitté le carrefour sur une poussette,un brancard balancé entre deux roues de fer.Chaque cahot me martyrisait.Rupt,Verdun,que c'était loin ! Il allait falloir être calme,me recueillir contre cette grande fatigue,contre le tenaillement de la douleur qui me broyait le bras,l'épaule,qui maintenant irradiait jusque dans mon cou,dans ma tête.
"Tu es toujours là, Mounot ?"
Il suivait,se rapprochait,touchait de la main ma main droite.L'homme qui véhiculait mon brancard était aussi un inconnu: un grand gaillard blond,placide,qui faisait de son mieux pour éviter les aspérités.Que lui dire ?
"C'est encore loin,Mouilly ? "
-On approche.
-Quelle heure est-il?
-Quatre heures moins dix. "
C'est vers une heure et demie que j'avais été blessé.La journée tenait sa promesse de l'aube.Tout le ciel était bleu,lumineux.L'ardeur du jeune soleil faisait déjà pressentir l'été.Immobile sur le dos,je ne tentais même pas d'entrevoir ceux que nous croisions sur la route.De loin en loin l'ombre d'un arbre et sa fraîcheur,le bruit d'un pas qui eût dû m'alerter.Mais à quoi bon tourner la tête ? Il n'y avait plus que Mounot,sa bonne figure aux joues saines,ardemment roses,sa moustache couleur d'épeautre,pour me ramener à une notion des choses dont je me sentais m'éloigner,m'enfuir d'un glissement de tout l'être,pareil à ces dérives douces,imperceptiblement écoeurantes,qu'il m'était arrivé de connaître,enfant malade,dans un fiévreux demi-sommeil.
Mais un cahot secouait mon corps,me rendait à la souffrance.Alors je m'efforçais de faire le point,je récapitulais,dans leur enchaînement vraisemblable,les faits de cette journée entre toutes qui venaient aboutir à cette minute,à ce brancard et à cette route,à ces maisons meusiennes qui étaient les maisons de Mouilly.
" J'ai été blessé,grièvrement.Au bras.Personne ne meurt d'une blessure au bras.A la poitrine? On en guérit aussi,et même vite si rien d'essentiel n'est touché.Chauffert,à Rembercourt,a eu la poitrine traversée,de part en part,d'un coup de baïonnette.Un mois après il était revenu...."
Autant le 24 septembre,"blessé" indemne,j'avais,pendant d'affreuses secondes,pensé,vécu ma propre mort,autant cette fois j'en étais mentalement éloigné.On m'emmenait,on allait me soigner,me rendre la santé et la force.Cela seul devait m'importer: un long sursis pendant lequel,qui savait ? ,la guerre s'achèverait peut-être.J'avais fait mon devoir,je méritais la chance qui m'arrivait,qui allait être mon viatique,m'aider à supporter l'épreuve de cette dure,dure souffrance,et cette fatigue lucide que je sentais gagner,m'envahir irrésistiblement.

(...)
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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

suite extrait de " La mort de près " de Maurice Genevoix


(...)
Nous arrivâmes à Rupt alors que le soir approchait.Je me rappelle une grande bâtisse au bord d'un chemin qui montait.Une agitation incroyable régnait là,rumeur de voix,d'appels,de cris,de plaintes,claquements de portes,ronflements de moteurs trépidants.On avait posé mon brancard sur un carrelage qui devait être celui d'une cuisine.Sur une longue table de bois blanc,entre deux bougies vacillantes,des scribes remplissaient des paperasses.D'autres brancards touchaient le mien.Debout contre les murs,patients,dociles,des blessés légers attendaient.La tête au ras du sol,je tressaillais de loin en loin,à cause d'un cri,d'une invective trop proches,d'une plainte plus haute que les autres.Je me sentais sans force,sans recours,à la merci.J'avais appelé en vain Mounot.Il avait disparu.On l'avait certainement renvoyé.Des jambes,,des jambes qui passaient,des pans de capotes rudes qui me balayaient le front.A un moment,debout dans la pénombre,je crus reconnaître un des miens,l'adjudant Wang.
" C'est vous,Wang ?"
C'était bien lui,blessé au cou,déjà pansé.
" Et....là-bas ? lui ai-je demandé.
-Je ne sais pas,mon lieutenant.J'ai été touché presque en même temps que vous.
-Ne me quittez pas,Wang.Arrangez-vous pour qu'on nous évacue ensemble."
Quelqu'un s'approcha,se pencha: encore une piqûre au bras droit,du sérum antitétanique sans doute.Encore des jambes en cisailles,une agitation insensée,des courants d'air glacés qui passent au ras du sol,des relents d'essence brûlée.
"Le lieutenant,là...."
On m'interroge: mes nom,prénoms,mon grade,mon corps de troupe....
"Ecris! Grouille ! Et il en arrive toujours.....Quel métier!
-Circonstances de la blessure...."
Dans le cadre de la porte ouverte,c'était la nuit,une nuit sans lune,et qui serait froide.Une main palpait ma capote,y accrochait une étiquette.
" Le lieutenant,là......Embarquez ! "
Des cris montèrent.A mes côtés,des brancards qu'on soulevait.Le mien aussi,rudement.Mes pauvres chairs broyées.Je jure que je ne crierai pas...Que la nuit était froide en effet ! A travers le ciel sombre,des myriades d'étoiles scintillaient.Un à un,les montants des brancards raclaient de dures parois de bois.Une touffeur,des ténèbres opaques,des voix dolents ou révoltées:
" Attention !...Vous me faites mal....Des brutes,oui,vous êtes des brutes ! "
Les trépidations du moteur faisaient hoqueter la vieille camionnette.Le vantail relevé claqua,le pan de nuit étoilé disparut.Combien étions-nous là-dedans ? Six ? Huit ? Trois ou quatre brancards superposés de chaque côté,de grands blessés anonymes,sans visage,chacun muré dans ce noir poisseux,cette odeur fade de chairs qui saignaient.Vers l'avant,le chauffeur et le convoyeur causaient,paisiblement,comme deux veilleurs assis au coin de l'âtre:
" Tu crois qu'on f'ra un troisième voyage ?
-C'est couru.Au train qu'les amochés rappliquent,on est bons pour toute la nuit.
-Tu files tout droit,au Rattentout?
-J'aime mieux prendre par Dieue et Dugny. "
Entre eux et nous,un rideau claquait faiblement.Je vis qu'il s'entrouvrait,découvrant un pertuis allongé,triangulaire,où brillait une seule étoile.Elle avait un éclat merveilleux.Je ne la quittais plus des yeux.


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Jean RIOTTE
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Re: Portraits croisés

Message par Jean RIOTTE »


Souvenirs d'un médecin.

L'Ambulance 1/12 en Lorraine. (suite et fin)
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" Les blessés arrivaient toujours; mes infirmiers étaient exténués, s'entravaient dans les brancards; j'obtins que les tringlots, en rechignant, viennent leur donner un coup de main. Moi-même, donnant l'exemple, j'aidai à brancarder un ou deux blessés; cela donna un coup de fouet à mes hommes qui ne voulurent pas que je continuasse.
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Le moment le plus critique de cette nuit de cauchemar fut entre 4 et 5h du matin. Sur la route les convois étaient immobilisés dans un sens si bien que les voitures d'évacuation cessèrent d'arriver. Néanmoins, de plus en plus nombreuses, étaient les voitures de blessés; c'était maintenant l'heure des grands blessés. Où faire déposer les brancards? Nulle place, ma tente était archi-comble; j'en fis porter le plus que je pus dans la tente des pansements, mais c'était insuffisant. Je donnai l'ordre de laisser les nouveaux arrivants dans les voitures. Les conducteurs se plaignaient, on les attendait à Mamey et dans les postes de secours, tout aussi remplis de blessés. Je tins bon, car vraiment je ne pouvais laisser ces malheureux dans un lac de boue sous la pluie battante.
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Enfin, vers 5h, plusieurs voitures d'évacuation arrivèrent et repartirent aussitôt avec leur chargement complet; cela nous donna de la place pous débarquer les nouveaux arrivants. Ceux-ci ne parvinrent pas à occuper toutes les places vacantes, un tas de brancards s'amoncela dans un coin. C'était le seul endroit relativement sec de la tente; j'eus le malheur de m'y étendre un instant. Aussitôt, terrassé par la fatigue et l'insomnie, je m'écroulai dans un abîme de sommeil dont je ne sortis que deux heures après.
Heureusement c'était l'accalmie, les blessés étaient rares, les arrivages espacés, l'évacuation plus que suffisante.
Le jour s'était levé grisâtre, la pluie s'arrêtait."

Cordialement.
Jean RIOTTE.

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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

suite extrait de " la mort de près " de Maurice Genevoix


Loin d'avoir émoussé mes sens,ma lassitude extrême les avait aiguisés davantage.Loin aussi qu'elle eût assoupi ma souffrance,elle l'avait exacerbée.Autour de moi,à chaque cahot sur la route défoncée,des cris montaient,parfois intolérables.Je regardais cette mince fente entrouverte où la nuit était la nuit,et cette étoile,si radieusement clignotante,lumière de mes yeux,de ma vie.Une immense gratitude se mêlait à mon épuisement.Il arrivait qu'un battement de rideau me la dérobât une seconde,mais aussitôt elle reparaissait,et j'avais envie de pleurer.
Peu à peu,la douleur s'estompait,refluait comme une vague se retire,d'un glissement doux,avec une lenteur solennelle.Tout mon corps devenait léger,suspendu.
(...)
Il me semblait flotter à la surface d'un lac sans bords,ou sur une nuée dense et tiède,juste sur leur surface,presque irréelle et pourtant perceptible,et tout autour de moi,grâce à cette petite lueur limpide,le monde immense et beau,son silence,son repos nocturne,en attente de l'aube qui viendrait.
Je flottais,je ne souffrais plus.Il n'était que de m'abandonner,confiant,à jamais rassuré,même si je m'enfonçais ainsi,très doucement,un peu au-dessous de cette surface,de cette frange presque caressante qui achevait de me séparer,d'abolir ces ténèbres closes,étouffantes,ce murmure de deux voix qui chuchotaient tout près,ailleurs....Plus de souvenirs,de regrets.Qui étais-je ?Une plongée lente et douce,un repos gagné,le repos......
Un cri ! j'ai entendu un cri.Terrible.Qui a crié ? Que signifie cette douleur qui m'assaille,qui me broie le bras et l'épaule ? Qui chuchote là,derrière ce rideau entrouvert ? ç'a été comme un coup de ressac,énorme,brutal.Ce voyage est trop long,trop dur.Souffrir de la sorte,c'est trop.Ces hommes qui crient dans les ténèbres souffrent-ils encore plus que moi ?A ma gauche,au-dessous de moi,il y en a un qui râle....De nouveau il faut tout sentir,que rien ne me soit épargné dans le noir de l'affreuse boîte close,balancée,dont chaque rebond déchaîne d'autres cris.
" Arrête !
-Assez !
-On n'arrivera jamais....
-Assassins ! "
Et la voix derrière le rideau,aussi tranquillement chuchotante:
"Comment veux-tu qu'on les écoute ? J'fais c'que j'peux,c'est mon boulot. "
Depuis combien de temps avons-nous quitté Rupt-en-Woëvre ? Combien d'heures ? Cette route est interminable.Que ce repos était étrange,tout à l'heure ! Indiciblement apaisant,amical.Ni insidieux,ni menaçant: le repos même.L'odeur,les cris,la douleur torturante m'en redonnaient la nostalgie.Je le sentis revenir,me reprendre,comme l'autre fois abolir toute misère,m'entraîner dans cette plongée douce,ainsi couché,ainsi flottant,encore un peu,un peu au-dessous,je vais passer....
Et ce fut de nouveau un cri,affreusement proche,celui-ci.Quelqu'un a dû se lever dans le noir.Qui s'est levé ? Qui a crié à toucher mon visage ? Tout revient instantanément.Je songe: "C'est moi qui ai crié. " Et je cherche des yeux,devant moi,la petite fente où veille toujours la nuit,la grande nuit pure,bonne à respirer,et la goutte de clarté qui tout à l'heure m'a tenu compagnie.
Peut-être,si j'avais pu formuler une pensée,traduire avec des mots ce qui montait du fond de moi,peut-être aurais-je dit à la nuit,à la toute petite étoile: " Vous savez bien que j'ai besoin de vous." J'écris cela aujourd'hui,j'essaie d'approcher sans trahir.Mais alors,j'étais au-delà.
Une fois encore,au cours du harassant voyage,mon corps a perçu tout entier cet allègement,ce flottement miséricordieux.Mais,cette fois-là,il est resté à la surface,vigilant et douloureux.L'étoile avait un peu bougé,elle allait bientôt disparaître.Mais j'étais sûr qu'une autre allait se glisser,prendre sa place,que la nuit restait pure et que le jour était en marche.



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