Les sources

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jbraze
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Re: Les sources

Message par jbraze »

Bonsoir à tous,

Ces derniers temps sur le forum, les disputes (dans tous les sens du terme d’ailleurs ;) ) tournent souvent autour du thème de la représentativité des sources.

Dans l'espoir d'apporter un petit quelque chose au débat, et aussi parce que cela me fait toujours plaisir d’en parler, je voudrais vous faire part de ma propre expérience de recherche.

Son objet est, comme beaucoup d’entre vous, le parcours d’un arrière-grand-père pendant la Grande guerre. Je ne vais pas rentrer dans le détail de mes investigations, ce qui finirait peut-être par lasser, mais simplement exposer, à partir de quelques thèmes de recherche, les contradictions et parfois les difficultés d’interprétation auxquelles j’ai été confronté.

1°) Date de naissance

1883 dans tous les documents officiels.
1885 sur la pierre tombale.

2°) Prénom(s)

Je poursuis mon tour d'horizon par un grand classique : le prénom usuel de mon arrière-grand-père, Charles, n’était que son deuxième prénom à l’état-civil. Il est donc appelé Charles par sa famille, mais lui-même, au dos de ses correspondances, note « Bonnet Paul » ou « Bonnet Paul Charles » à côté de la mention du secteur postal, sans doute pour éviter toute erreur de transmission du courrier, le patronyme Bonnet étant courant.
Dans la liste des blessés de son régiment (275e R.I.) pour la journée du 26 août 1914, on le voit apparaître sous le nom « Bonnet Paul ».
C’est l’occasion de rappeler ici, si nécessaire, l’intérêt de cocher la case « contient » à côté de la zone « Prénom » du formulaire de recherche de morts pour la France sur le site Mémoire des hommes.

3°) Séjours au front

Blessé le 26 août 1914 au 275e R.I., mon AGP ne rejoignit le front qu’en octobre 1915. Les quelques lettres conservées de cette période, ainsi que son carnet de route, ne laissent aucun doute là-dessus.
Et pourtant, voici ce qu’indique sa fiche matricule : "Reparti aux armées du Nord Nord-Est le 28 février 1915"
Imaginons que je ne dispose que de cette fiche matricule pour reconstituer son parcours. J’affirmerais péremptoirement que mon AGP, reparti pour le front en février 1915, a combattu à Hébuterne en juin, avant de participer avec son régiment à l’offensive de Champagne devant Perthes-lès-Hurlus en septembre 1915. Pourtant, en l’occurrence (mais ce n’est évidemment pas toujours le cas), ce sont les archives personnelles qui font foi et non le document administratif. Ce fut pour moi une réelle surprise.

4°) Unité

Sur le régiment, pas de problème, c’est clair : mon AGP, né en 1883, a été mobilisé dans la réserve en août 1914 et il est parti aux armées avec le 275e R.I. Après sa convalescence, il fut reversé au 75e, le régiment d’active, avec lequel il remonta au front pour être tué en août 1916.
En revanche, il est intéressant de noter que l’acte de décès de mon AGP indique qu’il faisait partie de la 1e compagnie, alors qu’il s’agissait en fait de la 1e compagnie… de mitrailleuses !
Le plus troublant est que cette erreur semble récurrente : je la retrouve en effet dans les actes de décès de deux des camarades de Charles. S’agit-il d’une erreur de l’officier d’état-civil ? Du transcripteur de l’acte ? Je n’en sais rien, mais c’est tout de même étonnant.
Là encore, le document administratif est pris en défaut. Il est heureux que je sois en mesure de le contredire (de le critiquer, pour parler comme les diplomatistes) grâce à d’autres sources.

5°) Lieu du décès

Charles Bonnet est mort le 8 août 1916 :
- au bois du Chênois, selon deux de ses camarades.
- au nord du bois Contant, selon l’aumônier du régiment, le site Mémoire des hommes et l’acte de décès.
Qui dit vrai ? Personne.
En effet, le JMO du 75e R.I. ne laisse aucun doute possible sur le lieu de décès, dans la mesure où il précise au mètre près le périmètre d’attaque du 75e dans la journée du 8 août 1916. Le régiment est en ligne à la lisière nord du bois Contant, à gauche de la route du fort de Vaux, ce qui exclut de fait le bois du Chênois qui se trouve à sa droite et qui est le secteur d’attaque du 43e R.I.C. En outre, mon AGP ne peut avoir été tué au bois Contant puisqu’il est tombé après le début de l’attaque, que sa section avait alors quitté depuis longtemps sa position de départ et qu’elle occupait la pointe extrême de l’avancée du régiment. Cette zone se situait selon le JMO aux alentours du point 359, au beau milieu du bois de Retegnebois, objectif de l’attaque (ci-dessous, carte extraite du Verdun de Jacques Péricard)
Image
J’ajoute que la tradition familiale veut que Charles soit mort « à la troisième reprise du fort de Vaux ». Je ne me moque pas de mes aînés, par contre je dois bien avouer que je ne trouve rien qui puisse corroborer leur affirmation. À ma connaissance, le fort de Vaux a été perdu le 7 juin 1916 et repris, une fois pour toutes, le 2 novembre. Vos commentaires sont toutefois les bienvenus sur ce point, car cette tradition doit bien avoir un fondement.

6°) Heure du décès

15 heures selon l’acte de décès, mais le coup de la 1e Cie au lieu de 1e C.M. me rend méfiant ! D’autant que des souvenirs de lettres aujourd’hui perdues relatant la mort de mon AGP me laissent penser qu’il serait plutôt mort à 11 heures, soit une heure après le déclenchement de l’attaque.
Comment vais-je faire lorsque j’écrirai mon livre ? Vais-je me fier à mon intime conviction, et à ma mémoire, qui m’a déjà rendu de grands services dans cette affaire, ou bien à l’authenticité présumée de l’acte écrit ? Dans le doute, j’accorderai certainement plus de crédit à l’acte de décès, mais je vous l’avoue, ce point continuera toujours de me titiller…
J’ajoute que le récit d’un blessé du 75e R.I. indique que l’attaque principale déclenchée à 10 heures a été précédée d’une première attaque et d'une première avancée d’environ 300 mètres « le matin, vers 3 heures ». Je ne trouve aucune mention de cette attaque préliminaire dans le JMO : étonnant, non ? Là-dessus, aucun élément ne me permet de trancher. Un oubli est toujours possible, mais en même temps, le récit de ce blessé a eu un intermédiaire et donc pu subir une légère altération : qu’il se soit passé quelque chose à 3 heures, on ne peut guère en douter, par contre, s’agissait-il d’une véritable attaque ou d’un mouvement stratégique préliminaire à l’assaut ?

7°) Circonstances du décès

Souvenirs d’un témoignage perdu : Charles a été frappé d’une balle à la tempe gauche, qui est ressortie par l’oreille droite.
Inscription manuscrite au dos d’une lettre conservée par son fils : « Dernière lettre de mon père avant son départ pour Verdun où il fut tué par un obus »…
Pour le coup, je me fie entièrement à ma mémoire sur ce point.

8°) Inhumation ?

Tombé à 20 mètres des tranchées allemandes, mon AGP n’a pu être rejoint par ses hommes qu’à la faveur de la nuit. Un de ses hommes, en rampant, parvint jusqu’à lui, préleva ses effets personnels qui furent renvoyés à sa veuve.
Mes souvenirs de la lettre qu’il écrivit à sa famille me disent qu’il l’enterra. L’acte de décès semble confirmer cette impression en précisant que l’officier d’état-civil n’a pu constater le décès, « l’inhumation ayant déjà eu lieu ».
Et pourtant…
Le témoignage (conservé, celui-ci) d’un blessé qui se trouvait dans la section voisine de celle de mon AGP précise que le bombardement allemand obligea les troupes françaises à reculer de près de 60 mètres à cet endroit du front, et que les corps de ses camarades tués ne purent être ramenés.
Certains auraient-ils été inhumés sur place ? Je ne le crois pas, vu les circonstances du combat : balles passant au ras du sol, bombardement, et surtout, quel sens cela a-t-il d’enterrer même sommairement un camarade à quelques mètres de l’ennemi, sur un terrain très difficilement tenu et qu’on s’apprête d’ailleurs à évacuer ? Ramené à l’arrière, en un lieu plus sûr et plus à l’intérieur des lignes, cela aurait été plus vraisemblable mais ce ne fut pas le cas.
J’achève de me convaincre de la non-inhumation de mon AGP en constatant que le lieutenant Curtoz, qui rédige les actes de décès des soldats du 75e, indique systématiquement que l’inhumation a déjà eu lieu, ce qui pour certains cas est plus que douteux. Ne serait-ce pas là une manière non avouée de dire que les circonstances du combat ont alors empêché tout déplacement auprès des soldats tués ? Je renvoie là-dessus à cet intéressant fil ouvert par Achache : pages1418/forum-pages-histoire/Generali ... 9174_1.htm


Conclusion : aucune source n’est exempte d’erreur ou d’approximation. Lorsque l’on cherche à coller au plus près à la vérité, la question n’est donc pas de savoir quelle est la source la plus crédible a priori (exemple : le document administratif par rapport au témoignage, voire à un simple souvenir) mais plutôt de confronter les versions, de les critiquer, pour finalement choisir celle qui, à défaut peut-être d’offrir 100 % de garantie, offre le moins de risques d’erreur.

J’espère que ce récit un peu long suscitera quelques commentaires et partages d’expériences de votre part, ce qui m’intéresserait beaucoup. Je n’ai pris que l’exemple de mon AGP, mais ces remarques que j’ai pu faire pourraient également s’appliquer au parcours de plusieurs de ses camarades auxquels je me suis intéressé aussi.

Bien cordialement,

Jean-Baptiste.
"D'autres heures naîtront, plus belles et meilleures / La victoire luira sur le dernier combat / Seigneur, faites que ceux qui connaîtront ces heures / Se souviennent de ceux qui ne reviendront pas"
Sylvain Royé, disparu à Douaumont le 24 mai 1916
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Charraud Jerome
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Re: Les sources

Message par Charraud Jerome »

Bonsoir
Merci de ce bel exemple de recherche méthodique. A épingler et à montrer en exemple.
C'est en confrontant les différentes hypothèses, sources que l'on s'approche de la vérité.

Par principe et expérience personnelle, je me méfie de la légende familiale. Je me plais à raconter cette anecdote:
Quand j'ai commencé mes recherches, je faisais de la généalogie. Personne n'avait de nouvelles de mon arrière grand oncle. Mon père et sa soeur (mes grands parents étant décédés) m'affirmaient qu'il était disparu à Verdun.
Habitant Paris à l'époque où tout n'était pas sur internet, je me rendis donc aux archives nationales pour visualiser le microfilm des MPF. Après quelques tours de manivelles, quelle ne fut pas ma surprise: Lucien Bessonneau était porté disparu en décembre 1914 à Zonnebeke (Belgique), bien loin donc de Verdun.
Comment le souvenir avait il pu être modifié à ce point en à peine 3 générations?

Cordialement
Jérôme Charraud
Les 68, 90, 268 et 290e RI dans la GG
Les soldats de l'Indre tombés pendant la GG
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MP 92
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Re: Les sources

Message par MP 92 »

Bonsoir à tous,

Ces derniers temps sur le forum, les disputes (dans tous les sens du terme d’ailleurs ;) ) tournent souvent autour du thème de la représentativité des sources.

Dans l'espoir d'apporter un petit quelque chose au débat, et aussi parce que cela me fait toujours plaisir d’en parler, je voudrais vous faire part de ma propre expérience de recherche.

Son objet est, comme beaucoup d’entre vous, le parcours d’un arrière-grand-père pendant la Grande guerre. Je ne vais pas rentrer dans le détail de mes investigations, ce qui finirait peut-être par lasser, mais simplement exposer, à partir de quelques thèmes de recherche, les contradictions et parfois les difficultés d’interprétation auxquelles j’ai été confronté.

1°) Date de naissance

1883 dans tous les documents officiels.
1885 sur la pierre tombale.

2°) Prénom(s)

Je poursuis mon tour d'horizon par un grand classique : le prénom usuel de mon arrière-grand-père, Charles, n’était que son deuxième prénom à l’état-civil. Il est donc appelé Charles par sa famille, mais lui-même, au dos de ses correspondances, note « Bonnet Paul » ou « Bonnet Paul Charles » à côté de la mention du secteur postal, sans doute pour éviter toute erreur de transmission du courrier, le patronyme Bonnet étant courant.
Dans la liste des blessés de son régiment (275e R.I.) pour la journée du 26 août 1914, on le voit apparaître sous le nom « Bonnet Paul ».
C’est l’occasion de rappeler ici, si nécessaire, l’intérêt de cocher la case « contient » à côté de la zone « Prénom » du formulaire de recherche de morts pour la France sur le site Mémoire des hommes.

3°) Séjours au front

Blessé le 26 août 1914 au 275e R.I., mon AGP ne rejoignit le front qu’en octobre 1915. Les quelques lettres conservées de cette période, ainsi que son carnet de route, ne laissent aucun doute là-dessus.
Et pourtant, voici ce qu’indique sa fiche matricule : "Reparti aux armées du Nord Nord-Est le 28 février 1915"
Imaginons que je ne dispose que de cette fiche matricule pour reconstituer son parcours. J’affirmerais péremptoirement que mon AGP, reparti pour le front en février 1915, a combattu à Hébuterne en juin, avant de participer avec son régiment à l’offensive de Champagne devant Perthes-lès-Hurlus en septembre 1915. Pourtant, en l’occurrence (mais ce n’est évidemment pas toujours le cas), ce sont les archives personnelles qui font foi et non le document administratif. Ce fut pour moi une réelle surprise.

4°) Unité

Sur le régiment, pas de problème, c’est clair : mon AGP, né en 1883, a été mobilisé dans la réserve en août 1914 et il est parti aux armées avec le 275e R.I. Après sa convalescence, il fut reversé au 75e, le régiment d’active, avec lequel il remonta au front pour être tué en août 1916.
En revanche, il est intéressant de noter que l’acte de décès de mon AGP indique qu’il faisait partie de la 1e compagnie, alors qu’il s’agissait en fait de la 1e compagnie… de mitrailleuses !
Le plus troublant est que cette erreur semble récurrente : je la retrouve en effet dans les actes de décès de deux des camarades de Charles. S’agit-il d’une erreur de l’officier d’état-civil ? Du transcripteur de l’acte ? Je n’en sais rien, mais c’est tout de même étonnant.
Là encore, le document administratif est pris en défaut. Il est heureux que je sois en mesure de le contredire (de le critiquer, pour parler comme les diplomatistes) grâce à d’autres sources.

5°) Lieu du décès

Charles Bonnet est mort le 8 août 1916 :
- au bois du Chênois, selon deux de ses camarades.
- au nord du bois Contant, selon l’aumônier du régiment, le site Mémoire des hommes et l’acte de décès.
Qui dit vrai ? Personne.
En effet, le JMO du 75e R.I. ne laisse aucun doute possible sur le lieu de décès, dans la mesure où il précise au mètre près le périmètre d’attaque du 75e dans la journée du 8 août 1916. Le régiment est en ligne à la lisière nord du bois Contant, à gauche de la route du fort de Vaux, ce qui exclut de fait le bois du Chênois qui se trouve à sa droite et qui est le secteur d’attaque du 43e R.I.C. En outre, mon AGP ne peut avoir été tué au bois Contant puisqu’il est tombé après le début de l’attaque, que sa section avait alors quitté depuis longtemps sa position de départ et qu’elle occupait la pointe extrême de l’avancée du régiment. Cette zone se situait selon le JMO aux alentours du point 359, au beau milieu du bois de Retegnebois, objectif de l’attaque (ci-dessous, carte extraite du Verdun de Jacques Péricard)
mesimages/2550/Position 1e CM 8 aout 1916.jpg
J’ajoute que la tradition familiale veut que Charles soit mort « à la troisième reprise du fort de Vaux ». Je ne me moque pas de mes aînés, par contre je dois bien avouer que je ne trouve rien qui puisse corroborer leur affirmation. À ma connaissance, le fort de Vaux a été perdu le 7 juin 1916 et repris, une fois pour toutes, le 2 novembre. Vos commentaires sont toutefois les bienvenus sur ce point, car cette tradition doit bien avoir un fondement.

6°) Heure du décès

15 heures selon l’acte de décès, mais le coup de la 1e Cie au lieu de 1e C.M. me rend méfiant ! D’autant que des souvenirs de lettres aujourd’hui perdues relatant la mort de mon AGP me laissent penser qu’il serait plutôt mort à 11 heures, soit une heure après le déclenchement de l’attaque.
Comment vais-je faire lorsque j’écrirai mon livre ? Vais-je me fier à mon intime conviction, et à ma mémoire, qui m’a déjà rendu de grands services dans cette affaire, ou bien à l’authenticité présumée de l’acte écrit ? Dans le doute, j’accorderai certainement plus de crédit à l’acte de décès, mais je vous l’avoue, ce point continuera toujours de me titiller…
J’ajoute que le récit d’un blessé du 75e R.I. indique que l’attaque principale déclenchée à 10 heures a été précédée d’une première attaque et d'une première avancée d’environ 300 mètres « le matin, vers 3 heures ». Je ne trouve aucune mention de cette attaque préliminaire dans le JMO : étonnant, non ? Là-dessus, aucun élément ne me permet de trancher. Un oubli est toujours possible, mais en même temps, le récit de ce blessé a eu un intermédiaire et donc pu subir une légère altération : qu’il se soit passé quelque chose à 3 heures, on ne peut guère en douter, par contre, s’agissait-il d’une véritable attaque ou d’un mouvement stratégique préliminaire à l’assaut ?

7°) Circonstances du décès

Souvenirs d’un témoignage perdu : Charles a été frappé d’une balle à la tempe gauche, qui est ressortie par l’oreille droite.
Inscription manuscrite au dos d’une lettre conservée par son fils : « Dernière lettre de mon père avant son départ pour Verdun où il fut tué par un obus »…
Pour le coup, je me fie entièrement à ma mémoire sur ce point.

8°) Inhumation ?

Tombé à 20 mètres des tranchées allemandes, mon AGP n’a pu être rejoint par ses hommes qu’à la faveur de la nuit. Un de ses hommes, en rampant, parvint jusqu’à lui, préleva ses effets personnels qui furent renvoyés à sa veuve.
Mes souvenirs de la lettre qu’il écrivit à sa famille me disent qu’il l’enterra. L’acte de décès semble confirmer cette impression en précisant que l’officier d’état-civil n’a pu constater le décès, « l’inhumation ayant déjà eu lieu ».
Et pourtant…
Le témoignage (conservé, celui-ci) d’un blessé qui se trouvait dans la section voisine de celle de mon AGP précise que le bombardement allemand obligea les troupes françaises à reculer de près de 60 mètres à cet endroit du front, et que les corps de ses camarades tués ne purent être ramenés.
Certains auraient-ils été inhumés sur place ? Je ne le crois pas, vu les circonstances du combat : balles passant au ras du sol, bombardement, et surtout, quel sens cela a-t-il d’enterrer même sommairement un camarade à quelques mètres de l’ennemi, sur un terrain très difficilement tenu et qu’on s’apprête d’ailleurs à évacuer ? Ramené à l’arrière, en un lieu plus sûr et plus à l’intérieur des lignes, cela aurait été plus vraisemblable mais ce ne fut pas le cas.
J’achève de me convaincre de la non-inhumation de mon AGP en constatant que le lieutenant Curtoz, qui rédige les actes de décès des soldats du 75e, indique systématiquement que l’inhumation a déjà eu lieu, ce qui pour certains cas est plus que douteux. Ne serait-ce pas là une manière non avouée de dire que les circonstances du combat ont alors empêché tout déplacement auprès des soldats tués ? Je renvoie là-dessus à cet intéressant fil ouvert par Achache : pages1418/forum-pages-histoire/Generali ... 9174_1.htm


Conclusion : aucune source n’est exempte d’erreur ou d’approximation. Lorsque l’on cherche à coller au plus près à la vérité, la question n’est donc pas de savoir quelle est la source la plus crédible a priori (exemple : le document administratif par rapport au témoignage, voire à un simple souvenir) mais plutôt de confronter les versions, de les critiquer, pour finalement choisir celle qui, à défaut peut-être d’offrir 100 % de garantie, offre le moins de risques d’erreur.

J’espère que ce récit un peu long suscitera quelques commentaires et partages d’expériences de votre part, ce qui m’intéresserait beaucoup. Je n’ai pris que l’exemple de mon AGP, mais ces remarques que j’ai pu faire pourraient également s’appliquer au parcours de plusieurs de ses camarades auxquels je me suis intéressé aussi.

Bien cordialement,


Jean-Baptiste.
bonjour Jbraze, bonjour à tous,

Bravo pour cette analyse froide et détaillée qui montre bien que nous sommes dans le domaine du relatif et non de l'absolu !
Je suis pleinement d'accord sur tous les points et depuis longtemps je me suis rendu compte de la fragilité des éléments dont nous disposons ... D'où la nécessité de croiser nos sources, ce que je répète à l'envi.

Rien ne sert aujourd'hui de s'étonner, de vouloir batailler contre je ne sais qui, c'est comme ça ... Nous étions en guerre ne l'oublions pas.
Alors qu'il y ait eu des erreurs matérielles, des fautes d'orthographe, des omissions d'un mot, etc, il faut faire avec et c'est à chacun de se forger son intime conviction.

Si les grands manitous de ce forum en sont d'accord, je propose que ce point de vue de JB soit ventilé dans d'autres chapitres de ce forum, particulièrement celui du Service de Santé où beaucoup de demandes de recherche familiales ont lieu ...

Encore merci JB,
Michel PINEAU

Il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Diderot
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mireille salvini
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Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Les sources

Message par mireille salvini »

bonjour à tous,bonjour Jean-Baptiste,


merci de nous avoir fait partager vos recherches sur votre AGP :jap:
en plus de la méthode -exemplaire de rigueur et de clarté- , le récit est passionnant :love:

c'est effectivement un sujet à conserver à titre d'exemple,il ne peut qu'encourager à toujours continuer dans ses recherches,
même si ce travail de détective peut connaître des passages à vide

au fait,combien de temps (grosso modo) vous a-t'il fallu pour aboutir à la conclusion de ce travail ?


amicalement,
Mireille

chanteloube
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Inscription : mer. nov. 10, 2004 1:00 am

Re: Les sources

Message par chanteloube »

Bonjour matinal,
Puisque nous voici rendu au début du travail de l’historien, amateur ou professionnel, universitaire ou autodidacte, nous voici confronté aux problèmes des sources et de leur exploitation.
Qui dit sources, si nous parlons des sources écrites, ( je vais beaucoup simplifier et j’en suis conscient), dit rédaction des archives, puis conservation de ces archives, puis consultation de ces archives, puis questionnement de ces archives, puis choix de ce que l’historien va considérer comme ayant du sens, puis une opération longue et difficile: la phase de la critique de la « validité » de ce que l’on a entre les mains. Fiable ou pas ?, significative ou pas ?, le rédacteur de ce que l’on a entre les mains avait-il, une idée derrière la tête ?, sa rédaction rend-elle compte de ce qu’il voulait dire ?, ce rédacteur est-il inconnu ? puis-je accéder à d’autres écrits de lui pour me livrer à une confrontation ?, le choix de la syntaxe est-il innocent ? Bref le travail est long. Enfin si l’historien passe à la phase écrite de son travail, il doit faire le choix du type de rédaction, narrative ou autre, et dans cette opération, choisir ses mots, ses verbes, ses connecteurs, la ponctuation, décider s’il va introduire les « documents » dans le fil du récit, j’entends ici que l’on peut noyer le document dans « le récit » ou renvoyer en notes.
Lorsque je dis questionnement j’entends que l’on ne se « rend pas aux archives » sans une idée de ce que l’on y cherche et que cette idée guide forcément (avec plus ou moins de prégnance je veux bien en convenir) le choix. Pour faire simple : on garde ou on laisse passer.

Dans cette état d’esprit je vous propose un petit exemple de ce à quoi on peut être confronté en parcourant certaines des fiches communicables de MDH
Voici ce que l’on peut trouver à causes de la mort :
Noyé
Trouvé noyé en dehors du service
Noyé par submersion
Noyé par immersion
Asphyxié par noyade
Asphyxié par submersion
Asphyxié par immersion
Noyé par accident
Noyé volontairement
Noyé par submersion volontaire
Noyé par immersion volontaire
Corps trouvé dans….
Trouvé noyé à….
Trouvé noyé dans (marre, puits, étang, rivière, etc…)
Trouvé noyé dans un lieu interdit à la troupe
Suicide par noyade
Suicide par immersion
Suicide par submersion
Suicide par noyade volontaire (là, c’est une comble)

Toutes ses informations sont à croiser avec les lieux
Donc :
Au corps, ailleurs qu’au corps, à domicile, sur les lieux de combat, sur les lieux de repos, à l’hôpital, en prison, pendant une détention.
Que vous allez aussi trouver des suicides considérés comme de suite de maladie......

Ajoutez à cela que vous ne travaillez pas sur quelques noms mais sur deux mille.
Comment allez-vous exploiter ce corpus ?
Si vous avez en tête que les soldats ne savaient pas nager, vous allez l’aborder sous cet angle et écarter les suicides formulés et poursuivre votre analyse…
si vous avez en tête de voir du côté des suicides, vous allez probablement vous dire que certaines formulations de noyade cachent des suicides et dans ce cas pour quelles raisons ? Il va vous falloir alors établir un typologie des écritures et tenter de voir si les « scribes » n’ont pas quelques manies, tenter de comprendre lesquelles et vous poser aussi la question de savoir s’il n’y avait pas des consignes de rédaction…( par exemple une inégalité de traitement entre soldats du rang, sous-officiers et officiers, entre membre du corps médical et les autres, entre troupes venues des colonies (là attention le sujet devient sensible) et les métropolitains, et même entre Algérie et Tunisie, entre soldats et travailleurs indigènes) et si vous approchez de cette idée (consignes de rédaction) tenter d’en apporter la preuve écrite ou la probabilité statistique en gardant à l'esprit que cette inégalité peut ne pas être consciente ( par exemple un rédacteur militaire peut respecter inconsciemment la hiérarchie....un civil avoir une revanche à prendre...)
Bref, c’est une façon de parler, que faire ?
Cordialement.
CC
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le begue
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Inscription : ven. juin 13, 2008 2:00 am

Re: Les sources

Message par le begue »

Bonjour à tous,
Je ne pense pas qu'il existe une réponse précise, l'Histoire n'est pas une science dichotomique vrai-faux.
Il reste ce qu'on appelle le discernement.
Nous savons tous ici que de nombreux ouvrages ne sont, au mieux, que des compilations de moines copistes.
Certains ne sont que du pillage, pour ne pas dire plagiat. D'autres enfin ne sont destinés qu'à être des portes-voix, comprendre faire entendre sa voix, d'autres sont polémiques, etc.
C'est là que citer la source devient intéressant.
Je ne citerais pas de nom d'auteur pour éviter toute polémique, mais nous en connaissons tous qui, pour d'honorables questions alimentaires, surfent opportunément sur telle ou telle vague mutineries, fusillés, pathos en tout genre, médiocrité des généraux-bouchers etc.), d'autres qui se contentent de 3 témoignages et 2 notes, d'autres enfin qui sont d'excellents conteurs, mais qui ne nous apprennent rien.
Il existe enfin une dernière race, celle des auteurs qui "signent" leurs documents en incluant des erreurs imperceptibles mais significatives devant un tribunal (décalage dans la date ou l'horaire, "erreur" patronymique, localisation ou toponymie vérolée).
Dites moi qui a écrit, je vous dirais si je dois le lire...
Pour le reste...
J'ai en tête un exemple précis d'un historique régimentaire. Celui-ci, mis à jour et édité dans les années 90, cite toute une série de points d'histoire assez farfelus, mais rapportés là avec beaucoup d'aplomb, sources SHD à l'appui. J'ai repris les dites sources. J'ai trouvé les documents... Mais, car il y a un mais.
La pièce originale a été rédigée en septembre 1940, en AFN. C'est un historique succinct (4 pages dactylographiées). En effet, les faits rapportés plus haut y sont évoqués. Sauf que la source ne comprend que des erreurs. Alors ?
1°) Il est fort à parier que le chef de bataillon rédacteur en aout et septembre 1940 n'a pas pu se rendre au SHD pour consulter les cartons...
2°) l'armistice a laissé des blessures morales qui sont encore très vives,

Alors ? peut-on repprocher à ce chef de bataillon quelques libertés avec l'histoire si cela peut participer au moral des troupes, faits qui lui sont matériellement impossible de croiser ? sur le fond et sur la forme, je ne pense pas.
Alors ? peut-on reprocher au rédacteur de l'historique de 1990 de prendre stricto sensus la source sans la croiser ? oui, sur la forme et sur le fond.
Le rédacteur de l'historique de 1990, sans doute un bien brave homme, est grillé... Seule m'intéresse désormais la bibliographie de ses écrits.

Il en est de même des traditions et légendes. Ainsi, dans le Génie, tout le monde affirme que des Cies étaient entièrement formées de Marocains et qu'on peut les différencier, elles portent la lettre M, 17/1M par exemple. Sauf que, il suffit de lire la note 896-3/4 du 8 avril 1914 expliquant le M, pour s'apercevoir que c'est faux. Mais, c'est repris en cœur dans tous les historiques récents... qui citent pour sources les autres historiques. Le chat se mord la queue, et la légende est devenue réalité. Dire le contraire attire foudre et malédictions en tout genre...

Cordialement,
Louis.
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jbraze
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Inscription : mar. oct. 02, 2007 2:00 am

Re: Les sources

Message par jbraze »

Bonjour à tous,

Je suis bien content que mon post fasse réagir. Merci pour vos contributions qui sont toutes très intéressantes.

Pour répondre à votre question, Mireille : je dirais que cette recherche dure depuis plus de 15 ans, puisqu'elle trouve son origine dans la découverte des lettres relatant le vécu de mon AGP et que je me suis toujours intéressé depuis à ce personnage qui m'est cher, vous l'aurez compris.

Ma recherche s'est faite plus intensive et plus systématique il y a environ un an. Jusqu'alors, je n'avais de sources que quelques archives familiales. Depuis, grâce à différentes démarches, j'ai pu accéder à d'autres documents, j'ai travaillé sur le JMO du 75e, retrouvé des descendants de camarades de mon AGP, visité (très sommairement il est vrai) l'endroit où mon AGP est mort.

La durée de la recherche dépend bien sûr beaucoup de facteurs extérieurs : contraintes professionnelles, temps de réponse des services administratifs (mais de ce côté là, je n'ai guère à me plaindre), disponibilité pour se déplacer, etc. En comptant l'année écoulée, je pense qu'il m'aura fallu deux ans pour arriver à un travail relativement achevé.

Bien cordialement,

Jean-Baptiste.

"D'autres heures naîtront, plus belles et meilleures / La victoire luira sur le dernier combat / Seigneur, faites que ceux qui connaîtront ces heures / Se souviennent de ceux qui ne reviendront pas"
Sylvain Royé, disparu à Douaumont le 24 mai 1916
chanteloube
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Re: Les sources

Message par chanteloube »

je rajoute pour aller dans le sens de Louis, que autant que faire se peut, il faut toujours repartir de zéro ou presque, sauf à reprendre du "matériel" éprouvé (et il faut s'entendre sur cette formulation). On évite ainsi les mauvaises surprises.
Au sujet des JMO, l'étude des repentirs est toujours instructive et donne une bonne indication sur la manière dont-ils ont été rédigés et/ou corrigés. Celui du 15ca ( par exemple) est ainsi tout à fait parlant. On peut aussi évoquer avec précaution celui du 20ème Ca dont Castenaud disait : ( dixit le général Gras dans Castelnaud ou l'art de la guerre) qu'il avait été refait ( ce que je n'ai d'ailleurs pas tenté de démontrer-vérifier).

cc
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Frederic RADET
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Re: Les sources

Message par Frederic RADET »

Bonjour à tous, bonjour Jean-Baptiste,

bravo pour ce trés beau travail de mémoire. J'ai été trés touché par votre récit, ce matin je me suis donc rendu au Bois du Chênois afin de me rapprocher de Charles.
Tombé à 20 mètres des tranchées allemandes, mon AGP n’a pu être rejoint par ses hommes qu’à la faveur de la nuit. Un de ses hommes, en rampant, parvint jusqu’à lui, préleva ses effets personnels qui furent renvoyés à sa veuve.
J’achève de me convaincre de la non-inhumation de mon AGP...
Comme vous je pense qu'il est "resté" sur le terrain, comme beaucoup de ces camarades.

Le Chênois ce matin, par un froid glacial:
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Tranchée Seydlitz.

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Entrée d'une sape.

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Une gourde allemande et une gourde française, tout un symbole.

Au Bois Contant, une famille à installée une stéle à la mémoire de ses enfants.
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Cdl,
Frédéric
On ne passe pas !
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clery
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Re: Les sources

Message par clery »

Bonjour Jean Baptiste, bonjour à tous,

Bien sûr, on revoit tous les les problèmes auxquels nous avons été confrontés et que nous n'avons pas tous réussi à éclaircir. Dossier incomplet, "légende familiale", etc.
Peu être une piste concernant le parcours de votre AGP pendant l'année 15. Il est peu être remonté au front en subsistance dans un 9ème bataillon.
Voir le post d' Arnaud Carobbi à ce sujet.

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Cordialement
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