Ces derniers temps sur le forum, les disputes (dans tous les sens du terme d’ailleurs

Dans l'espoir d'apporter un petit quelque chose au débat, et aussi parce que cela me fait toujours plaisir d’en parler, je voudrais vous faire part de ma propre expérience de recherche.
Son objet est, comme beaucoup d’entre vous, le parcours d’un arrière-grand-père pendant la Grande guerre. Je ne vais pas rentrer dans le détail de mes investigations, ce qui finirait peut-être par lasser, mais simplement exposer, à partir de quelques thèmes de recherche, les contradictions et parfois les difficultés d’interprétation auxquelles j’ai été confronté.
1°) Date de naissance
1883 dans tous les documents officiels.
1885 sur la pierre tombale.
2°) Prénom(s)
Je poursuis mon tour d'horizon par un grand classique : le prénom usuel de mon arrière-grand-père, Charles, n’était que son deuxième prénom à l’état-civil. Il est donc appelé Charles par sa famille, mais lui-même, au dos de ses correspondances, note « Bonnet Paul » ou « Bonnet Paul Charles » à côté de la mention du secteur postal, sans doute pour éviter toute erreur de transmission du courrier, le patronyme Bonnet étant courant.
Dans la liste des blessés de son régiment (275e R.I.) pour la journée du 26 août 1914, on le voit apparaître sous le nom « Bonnet Paul ».
C’est l’occasion de rappeler ici, si nécessaire, l’intérêt de cocher la case « contient » à côté de la zone « Prénom » du formulaire de recherche de morts pour la France sur le site Mémoire des hommes.
3°) Séjours au front
Blessé le 26 août 1914 au 275e R.I., mon AGP ne rejoignit le front qu’en octobre 1915. Les quelques lettres conservées de cette période, ainsi que son carnet de route, ne laissent aucun doute là-dessus.
Et pourtant, voici ce qu’indique sa fiche matricule : "Reparti aux armées du Nord Nord-Est le 28 février 1915"
Imaginons que je ne dispose que de cette fiche matricule pour reconstituer son parcours. J’affirmerais péremptoirement que mon AGP, reparti pour le front en février 1915, a combattu à Hébuterne en juin, avant de participer avec son régiment à l’offensive de Champagne devant Perthes-lès-Hurlus en septembre 1915. Pourtant, en l’occurrence (mais ce n’est évidemment pas toujours le cas), ce sont les archives personnelles qui font foi et non le document administratif. Ce fut pour moi une réelle surprise.
4°) Unité
Sur le régiment, pas de problème, c’est clair : mon AGP, né en 1883, a été mobilisé dans la réserve en août 1914 et il est parti aux armées avec le 275e R.I. Après sa convalescence, il fut reversé au 75e, le régiment d’active, avec lequel il remonta au front pour être tué en août 1916.
En revanche, il est intéressant de noter que l’acte de décès de mon AGP indique qu’il faisait partie de la 1e compagnie, alors qu’il s’agissait en fait de la 1e compagnie… de mitrailleuses !
Le plus troublant est que cette erreur semble récurrente : je la retrouve en effet dans les actes de décès de deux des camarades de Charles. S’agit-il d’une erreur de l’officier d’état-civil ? Du transcripteur de l’acte ? Je n’en sais rien, mais c’est tout de même étonnant.
Là encore, le document administratif est pris en défaut. Il est heureux que je sois en mesure de le contredire (de le critiquer, pour parler comme les diplomatistes) grâce à d’autres sources.
5°) Lieu du décès
Charles Bonnet est mort le 8 août 1916 :
- au bois du Chênois, selon deux de ses camarades.
- au nord du bois Contant, selon l’aumônier du régiment, le site Mémoire des hommes et l’acte de décès.
Qui dit vrai ? Personne.
En effet, le JMO du 75e R.I. ne laisse aucun doute possible sur le lieu de décès, dans la mesure où il précise au mètre près le périmètre d’attaque du 75e dans la journée du 8 août 1916. Le régiment est en ligne à la lisière nord du bois Contant, à gauche de la route du fort de Vaux, ce qui exclut de fait le bois du Chênois qui se trouve à sa droite et qui est le secteur d’attaque du 43e R.I.C. En outre, mon AGP ne peut avoir été tué au bois Contant puisqu’il est tombé après le début de l’attaque, que sa section avait alors quitté depuis longtemps sa position de départ et qu’elle occupait la pointe extrême de l’avancée du régiment. Cette zone se situait selon le JMO aux alentours du point 359, au beau milieu du bois de Retegnebois, objectif de l’attaque (ci-dessous, carte extraite du Verdun de Jacques Péricard)

J’ajoute que la tradition familiale veut que Charles soit mort « à la troisième reprise du fort de Vaux ». Je ne me moque pas de mes aînés, par contre je dois bien avouer que je ne trouve rien qui puisse corroborer leur affirmation. À ma connaissance, le fort de Vaux a été perdu le 7 juin 1916 et repris, une fois pour toutes, le 2 novembre. Vos commentaires sont toutefois les bienvenus sur ce point, car cette tradition doit bien avoir un fondement.
6°) Heure du décès
15 heures selon l’acte de décès, mais le coup de la 1e Cie au lieu de 1e C.M. me rend méfiant ! D’autant que des souvenirs de lettres aujourd’hui perdues relatant la mort de mon AGP me laissent penser qu’il serait plutôt mort à 11 heures, soit une heure après le déclenchement de l’attaque.
Comment vais-je faire lorsque j’écrirai mon livre ? Vais-je me fier à mon intime conviction, et à ma mémoire, qui m’a déjà rendu de grands services dans cette affaire, ou bien à l’authenticité présumée de l’acte écrit ? Dans le doute, j’accorderai certainement plus de crédit à l’acte de décès, mais je vous l’avoue, ce point continuera toujours de me titiller…
J’ajoute que le récit d’un blessé du 75e R.I. indique que l’attaque principale déclenchée à 10 heures a été précédée d’une première attaque et d'une première avancée d’environ 300 mètres « le matin, vers 3 heures ». Je ne trouve aucune mention de cette attaque préliminaire dans le JMO : étonnant, non ? Là-dessus, aucun élément ne me permet de trancher. Un oubli est toujours possible, mais en même temps, le récit de ce blessé a eu un intermédiaire et donc pu subir une légère altération : qu’il se soit passé quelque chose à 3 heures, on ne peut guère en douter, par contre, s’agissait-il d’une véritable attaque ou d’un mouvement stratégique préliminaire à l’assaut ?
7°) Circonstances du décès
Souvenirs d’un témoignage perdu : Charles a été frappé d’une balle à la tempe gauche, qui est ressortie par l’oreille droite.
Inscription manuscrite au dos d’une lettre conservée par son fils : « Dernière lettre de mon père avant son départ pour Verdun où il fut tué par un obus »…
Pour le coup, je me fie entièrement à ma mémoire sur ce point.
8°) Inhumation ?
Tombé à 20 mètres des tranchées allemandes, mon AGP n’a pu être rejoint par ses hommes qu’à la faveur de la nuit. Un de ses hommes, en rampant, parvint jusqu’à lui, préleva ses effets personnels qui furent renvoyés à sa veuve.
Mes souvenirs de la lettre qu’il écrivit à sa famille me disent qu’il l’enterra. L’acte de décès semble confirmer cette impression en précisant que l’officier d’état-civil n’a pu constater le décès, « l’inhumation ayant déjà eu lieu ».
Et pourtant…
Le témoignage (conservé, celui-ci) d’un blessé qui se trouvait dans la section voisine de celle de mon AGP précise que le bombardement allemand obligea les troupes françaises à reculer de près de 60 mètres à cet endroit du front, et que les corps de ses camarades tués ne purent être ramenés.
Certains auraient-ils été inhumés sur place ? Je ne le crois pas, vu les circonstances du combat : balles passant au ras du sol, bombardement, et surtout, quel sens cela a-t-il d’enterrer même sommairement un camarade à quelques mètres de l’ennemi, sur un terrain très difficilement tenu et qu’on s’apprête d’ailleurs à évacuer ? Ramené à l’arrière, en un lieu plus sûr et plus à l’intérieur des lignes, cela aurait été plus vraisemblable mais ce ne fut pas le cas.
J’achève de me convaincre de la non-inhumation de mon AGP en constatant que le lieutenant Curtoz, qui rédige les actes de décès des soldats du 75e, indique systématiquement que l’inhumation a déjà eu lieu, ce qui pour certains cas est plus que douteux. Ne serait-ce pas là une manière non avouée de dire que les circonstances du combat ont alors empêché tout déplacement auprès des soldats tués ? Je renvoie là-dessus à cet intéressant fil ouvert par Achache : pages1418/forum-pages-histoire/Generali ... 9174_1.htm
Conclusion : aucune source n’est exempte d’erreur ou d’approximation. Lorsque l’on cherche à coller au plus près à la vérité, la question n’est donc pas de savoir quelle est la source la plus crédible a priori (exemple : le document administratif par rapport au témoignage, voire à un simple souvenir) mais plutôt de confronter les versions, de les critiquer, pour finalement choisir celle qui, à défaut peut-être d’offrir 100 % de garantie, offre le moins de risques d’erreur.
J’espère que ce récit un peu long suscitera quelques commentaires et partages d’expériences de votre part, ce qui m’intéresserait beaucoup. Je n’ai pris que l’exemple de mon AGP, mais ces remarques que j’ai pu faire pourraient également s’appliquer au parcours de plusieurs de ses camarades auxquels je me suis intéressé aussi.
Bien cordialement,
Jean-Baptiste.