Le 26 novembre 1917 au réveil, un éclaireur monté au bataillon vient au PC m'amener mon cheval. Je suis convoqué pour assister à une séance du conseil de guerre qui se tient à Coxyde-Bains à quelques kilomètres de l'arrière. Une heure et quart de bon trot et de pas alternés. Il s'agit d'un de mes chasseurs dénommé Frémaut. Mais pour comprendre la suite, je suis obligé d'ouvrir une parenthèse.
Frémaut est un de mes gars du Nord et Dieu sait si j'en ai compté à mon effectif de ces "chtimis", fortes têtes, grands buveurs et grands rouspéteurs à l'arrière, mais au feu merveilleux soldats, durs au mal, grands donneurs de coups, ne ménageant ni le boche, ni leur peine. Avec eux, j'aurais tenté l'impossible. En pensant à eux, je les revois tous, mais mon souvenir s'arrête volontiers sur les plus expressifs.
Il y avait Paumier dit "Dudule". Celui-là avec sa face ronde et plate, grêlée de son, ses cheveux blonds ras, sa large bouche édentée, ses grands yeux bleus, avait l'aspect d'une brute, mais d'une brute sympathique. Sa carrure épaisse en faisait, quand il avait bu, et - misère humaine cela lui arrivait à chaque retour des tranchées, un lion déchaîné.
À Coxyde-Bains, un soir, au repos, on vint me trouver à la popote où je dînais: "C'est Dudule qui fait des siennes". En pénétrant dans le baraquement de ma 4e section je vis un spectacle peu banal. Au milieu des chasseurs qui faisaient cercle, la lutte battait son plein. Elle mettait aux prises, Dudule bien entendu, un Dudule aviné aux yeux révulsés et son chef de section Moreau, l'adjudant, un chtimi lui aussi et non moins costaud.
Il faut dire que Moreau qui, depuis 1914, avait gagné successivement blessures, galons, citations et médaille n'avait pas dans la vie courante serviteur plus dévoué que Dudule. Mais ce soir-là. l'atmosphère était orageuse : " Mon...ad... ju.. .dant... j'vous... au… rai ! " hoquetait Dudule. " Vas-tu fermer ta gueule... !" criait Moreau qui, pour illustrer cette parole, appliquait un swing magistral sur la bouche de son antagoniste. Dudule déjà bien sonné faiblissait. Mon arrivée clôtura la séance et l'irascible chtimi dûment maîtrisé fut porté sur sa couchette où on le ficela comme une momie.
Le lendemain dans mon bureau, il pleurait comme un enfant et d'une voix blanche me disait: "Mi, min lieutenant, j'vous jure que je r'commenchro pus. Hier j'avo bu pus qu'habitude. A ch't'l'heure que j'n'ai pus bus, ech sus erdevn'u faraud comme avin !" Hélas... la "bistoulle" était son péché mignon.
Mais à côté de Dudule, franc comme l'or et dont on faisait vite le tour, une autre figure se dressait plus énigmatique. Celle du chasseur Frémaut. Il était sombre, réservé, taciturne. Par ailleurs excellent chasseur, n'encourant jamais la moindre réprimande. Irréprochable au feu, je dirai même impassible en face du danger qu'il semblait ne pas comprendre, les yeux ailleurs. Il n'avait lui aussi qu'un défaut, mais plus discret. A la descente des lignes, il disparaissait. Il s'absentait pendant plusieurs jours jusqu'au moment où le bataillon remontant en secteur, Frémaut se retrouvait comme par enchantement, à sa place, sac au dos.
Sa première fugue avait eu lieu à la descente de Merckem, lorsque nous cantonnions à Steene. Aussitôt les rouages de la discipline militaire se mirent en marche automatiquement. "Plainte en conseil de guerre, pour désertion à l'intérieur, en temps de guerre". Et quand notre homme revint après quatre jours d'absence, avant de monter à Nieuport, je le fis comparaître pour la semonce traditionnelle et l'avertissement de la plainte en cours... Mais pour connaître le motif de son départ, peine perdue, Frémaut resta muet.
Le 26 novembre, je suis, bien entendu, appelé à la barre du conseil de guerre comme témoin. Je dépeins un Frémaut toujours exemplaire, toujours brave. Le lieutenant Evrard, officier d'approvisionnement du bataillon, orateur excellent, plaide la défense et son émouvante éloquence ne peut obtenir que l'atténuation de la peine qui est portée à deux mois de prison. (il faut noter qu'à cette époque, la prison était plutôt fictive ). Frémaut pleure, promet, jure, et vingt jours après, un beau soir de relève, le 4 décembre, au retour de Nieuport, de nouveau il s'éclipse.
Après cette deuxième envolée, j'eus la sensation d'avoir été bien "joué". Frémaut avait su toucher en moi la corde du sentiment et m'avait "eu" très facilement. J'apprends alors que mon chasseur, originaire de Dunkerque se cachait à Rosendael, dans les faubourgs du grand port où il habitait. Avant de remettre en marche l'appareil judiciaire, j'envoie à son domicile un sous-officier qui me le ramène le lendemain. Je fais aussitôt "boucler" mon récidiviste. Mais avant toutes choses, je décide d'abord d'éclaircir le mystère de ses fugues répétées.
Nous étions pour quelques jours au repos à Leffrinckoucke. Montant à cheval un matin, je m'en vais au petit galop sur le sable uni, le long des vagues, par Malo-les-Bains jusqu'à Rosendael. Ce faubourg n'aligne que des maisons identiques en briques rouges de part et d'autre d'une grande rue où court un tramway. Au numéro indiqué, je trouve une maisonnette basse et sombre, d'un seul étage, dont l'aspect n'a rien d'engageant. J'attache mon cheval et monte l'escalier.
Ayant frappé au hasard à la porte du haut, j'ai, lorsqu'elle s'ouvre, un spectacle peu banal : une mansarde ornée d'un grabat, d'une table et de quelques hardes sur une corde. Devant moi, une jeune femme aux cheveux bruns épars, mal vêtue, les pieds nus. Sur son point un marmot tout jeune (7 mois). Tous deux demi-nus, mais tous deux, mère et enfant malgré leurs souillures, beaux d'une beauté sauvage qui me frappe d'étonnement.
D'un coup d'œil je comprends. Je comprends l'attrait que peut avoir pour mon chasseur ce foyer misérable peut-être, mais n'appartenant qu'à lui seul. Je comprends tout le désir que lui inspire cette créature qui est sienne. Je comprends toute la tendresse infinie que lui procure ce petit être dénué de tout. Tous les mouvements de la chair et du cœur, amour sexuel et paternel, confondus et mêlés sous ce toit. Je comprends qu'aucune force humaine ne peut interdire à cet homme la possession de son bien, à portée de sa main, quand l'envie brutale le ramène au gîte.
Mes écussons et mes galons ont immédiatement dévoilé à Madame Frémaut mon identité. Je reste immobile. Elle m'accueille sans crainte, je dirai même avec une certaine fierté, car pour cette femme de combattant, je ne suis pas "le chef"', mais bien celui qui participe comme l'homme qu'elle aime à la grande loterie de la misère et de la mort.
Elle appelle des voisins. Une grosse mémère dépoitraillée vient faire salon les poings aux hanches. Je donne des nouvelles de celui qui la veille était encore entre ces murs. Je passe sous silence le conseil de guerre. Je parle de la citation qu'il a si noblement méritée un mois auparavant et que j'ai rédigée personnellement après l'attaque du 27 octobre.
J'ai l'impression d'être, non pas dans un repaire de "clochards" de cette lie humaine dont pullulent les récits des grandes villes, mais plutôt dans un cercle de ces nomades farouches et libres que l'on croise parfois sur les routes. Je joue étrangement le rôle du cavalier des romans d'aventure, visitant les bas-fonds de la "Cour des Miracles". Aussi pour rester dans la tradition et de plus, secrètement ému, j'oublie par mégarde sur la table en me retirant le contenu de ma bourse.
De retour au cantonnement je fais comparaître le prisonnier : "Frémaut dans quatre jours nous remontons à Nieuport, d'ici là tu es libre. Retourne chez toi".
Sans autre appel, au jour dit, à l'heure prescrite, à sa place réglementaire, le chasseur Frémaut en tenue de campagne remontait en ligne.
Quand nous quittâmes définitivement les Flandres pour la Somme, Frémaut ne déserta plus. Mais son regard demeura nostalgique et voilé.
Quelques semaines plus tard… Frémaut est mort pour la France…
Extrait des mémoires de Jean Petit, alors jeune capitaine au 102è Bataillon de Chasseurs à Pied , novembre décembre 1917.
Un gars du Nord, "Mémoires de Jean Petit"
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