La mort d' un compagnon d'armes.

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Jean RIOTTE
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par Jean RIOTTE »

Bonjour à toutes et à tous,
Lu récemment dans 1914-1918,Quatre années sur le front,Carnets d'un combattant, de Paul Tuffrau, chez Imago, des lignes qui rendent bien la grande fraternité du front et le désarroi des combattants lorsque l'un d'eux
était tué.
Le sous-lieutenant Tuffrau, mobilisé dès le 2 août 1914 au 246ème RI de Fontainebleau, où il commande une section de mitrailleuses, participe à la bataille des frontières, en Lorraine, connaît la retraite, se bat dans la Somme fin août, puis participe en septembre 1914, sur l'Ourcq, à la bataille de la Marne.En 1915, il se bat près de Soissons.
C'est à Crouy, au nord-est de Soissons que se passe la scène:
" Je n'ai pu écrire ces deux jours-ci. Nérot a été tué, et cela m'a déchiré. C'était mon meilleur soldat, l'entraîneur de toute la section; je comptais plus sur lui que sur mes gradés. Intelligent, énergique, endurant: un vrai soldat.
J'étais allé reconnaître un nouvel emplacement......Vers les 11 heures, comme je redescendais...., j'entends dire qu'un mitrailleur était blessé. J' ai immédiatement pensé à Nérot, le seul qui s'exposât journellement, malgré mes défenses. J'ai espéré aussi que, comme souvent, ce n'était là qu'un faux bruit.
Mais en revenant.....j'ai vu un groupe de brancardiers qui s'agitait autour d'une civière, et s'apprêtait à descendre....Ils se sont arrêtés en m'apercevant; je cherchais à voir la tête pâle de l'homme étendu, avec l'espoir que ce ne fût pas lui;mais je l'ai reconnu, au milieu de ses couvertures. " Nérot? " Quand il m'a entendu, il a tourné vers moi son pauvre visage déjà creusé, pâle, et ses yeux déjà éteints par la souffrance:" C'est vous, mon lieutenant? J'ai été touché...Devant la tranchée, on était sorti avec Desmazières....pour nettoyer devant le créneau....ç'allait être fini. Quand ils m'ont blessé....ça m'a touché aux reins. Oh! je souffre.... mon lieutenant, vous ne pouvez pas me donner à boire? Oh! j'ai soif." Tout cela en phrases hachées, sur le ton monotone d'une plainte. J'ai demandé à un brancardier:" Le docteur l'a vu?....Oui; il a fait un billet." Je lis:Balle dans les reins, déchirures probables de l'intestin et lésion de la moëlle. Piqûre de cocaïne et morphine. Il a rouvert les yeux:" Qu'est-ce qu'il a écrit, le docteur?.... Ce que vous m'avez dit. Il vous a piqué?....ça vous a fait du bien?....Oui..Oh, j'ai soif!" Toujours cette plainte.
Les brancardiers commencent à le descendre.A la hauteur du poste de commandement, Vicente s'approche:" C' est grave?....Oh, il est perdu. Il ne passera pas la nuit." Et Dufraissex, qui me voit bouleversé, dit tout haut:" Je l'avais bien dit, que ça ferait à Tuffrau une peine affreuse." C'est vrai, j'ai le visage contracté, besoin de pleurer; ils me laissent seul, et j'accompagne de loin le petit cortège qui descend entre les pommiers. Je n'ai pu le suivre jusqu'à Crouy. Je m'arrête à mi-pente, et c'est là que j'ai pu pleurer.
Mais je sentais qu'on me regardait. Je suis revenu au poste de commandement. J'ai dû faire un état de blessé....
j'ai demandé télégraphiquement la médaille militaire pour lui..." ( à suivre)

Cordialement.
Jean RIOTTE.
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mounette_girl
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par mounette_girl »

Bouleversant !
Merci Jean Riotte.
Mounette.
"Tes yeux brillaient moins aujourd'hui /Dis-moi, dis-moi pourquoi chère âme /Dis-moi quel chagrin, quel ennui /Mettait un voile sur leur flamme." - Sergent Ducloux Désiré, dit Gaston - 146° RI
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Jean RIOTTE
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par Jean RIOTTE »

Re-,
Voici la suite des souvenirs du sous-lieutenant Tuffrau,jeune Normalien, sortant de la rue d'Ulm ( promotion 1908), agrégé des lettres. Il avait 27 ans au moment des faits.
" L'après-midi, après un tour vers les nouveaux emplacements, je descends à Crouy: il ( Nérot) est à l'infirmerie.... étendu sur une chaise longue, avec un infirmier en permanence.....Pauvre garçon! le visage s'est creusé, la figure est devenue horriblement maigre; il reconnaît pourtant ma voix:" C'est vous, mon lieutenant?" Les yeux sont ternis déjà. Et toujours la même prière:" Mon lieutenant, vous ne pouvez pas me donner à boire, vous?" On le lui promet pour le calmer. Toujours des gémissements assourdis, coupés de " Oh! j'ai soif!" Je lui demande s'il désire que j'écrive:" Oui; ..... écrivez à mon père.....que je suis légèrement blessé.....Et à mes soeurs aussi..... Elles devaient m'envoyer deux paquets.....un pour Noël.....un autre pour le 1er.....Vous leur direz que j'ai reçu le premier.....mais qu'elle garde le second.....Et vous attacherez mes deux sacs sur le train de combat....pour que je les trouve.....quand je reviendrai." Tout cela sur un ton monotone, avec des épuisements de souffle qui font des silences. Au bout d'un moment:" Alors , mon lieutenant,vous changez d'emplacement?"...."Oui, mais il va me manquer mon meilleur travailleur"......"Il vous reste Vilain."
Je lui ai dit:" Nérot, vous avez la médaille miltaire." Il m'a répondu, sans ouvrir les yeux:" Merci, mon lieutenant." Là dessus je l'ai embrassé...
A 9 heures, aux tranchées, j'ai reçu un coup de téléphone: il venait d'expirer. Et cela m'a été une délivrance. Mais comme il est dur de les perdre maintenant! En septembre on se connaissait à peine, chacun était encore engagé dans la famille qu'il venait de quitter... Mais à présent, tout est fondu, et cinq mois de souffrances et de dangers vécus en commun lient fortement." (à siuvre)

Cordialement.
Jean RIOTTE.


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Ar Brav
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par Ar Brav »

Bonjour Jean,
Merci pour ce beau témoignage.
Sans commentaire.
Amicalement,
Franck
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LABARBE Bernard
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par LABARBE Bernard »

Bonsoir à tous,
J'avais enregistré sur Gallica des pages intitulées "un conteur de guerre bordelais". Il s'agit de commentaires (élogieux) sur le livre de Tuffrau.
13 pages pdf (550 ko). Si cela intéresse quelqu'un, vous connaissez mon adresse.
:hello:
bernard
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Jean RIOTTE
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par Jean RIOTTE »

Bonsoir à toutes et à tous,
Voici la fin du témoignage du lieutenant Tuffrau.
" Le lendemain, je suis descendu pour la mise en bière. En passant près du cimetière, j'ai vu dans la maisonnette des morts un cadavre étendu sur un brancard et couvert d'une couverture. Je n'ai su que dans Crouy que c'était lui, apporté là pour hâter la chose.J'ai commandé une croix, acheté une couronne qui avait échappé aux bombardements du magasin funéraire, et je suis revenu au cimetière. Les fossoyeurs, impatients, avaient porté le corps près du cercueil. Je découvre un peu le visage: il est absolument calme,les yeux clos, à peine une raie blanche et vitreuse entre les deux paupières de l'oeil gauche. Je l'embrasse sur le front, de la part des siens. Tout le jour, j'ai gardé aux lèvres, comme une brûlure, la sensation de ce front glacé. Puis ils ramènent la couverture,, le soulèvent, le déposent dans la bière. Sur le brancard, à l'endroit où reposaient les reins, il y a une grande souillure brune; et une goutte de sang frais reste figée au bord du cercueil."

Cordialement.
Jean RIOTTE.
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alain chaupin
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par alain chaupin »

Bonjour à tous
Merci Jean pour ce témoignage, qui nous rapproche un peu plus de ces soldats héroïquement ordinaires.
Cordialement
Alain Chaupin
Ceux qui reviendront de cette guerre et qui auront comme moi passés par toutes les misères qu'un homme peut endurer avant de mourir, devra s'en souvenir, car chaque jour qu'il vivra sera pour lui un bonheur."
Gaston Olivier - mon Grand-Père
http://www.
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mireille salvini
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par mireille salvini »

bonjour Jean

merci d'avoir mis en lumière ce témoignage qui serre le coeur
derrière les mots..." mort des suites de ses blessures"...combien de scènes et de souffrances semblables...hélàs?

tristement,
Mireille
" Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c'est la présence des absents dans la mémoire des vivants." (Jean d'Ormesson)
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Jean RIOTTE
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par Jean RIOTTE »

Bonjour à toutes et à tous,
Toujours par le lieutenant Tuffrau, tiré de ses Carnets d'un combattant, le témoignage sur le " tué à l'ennemi" de son compagnon d'armes, le capitaine de Saint-Germain commandant la 20ème Compagnie du 276ème R.I.
" Pak! Pak! Pak! Trois balles claquent autour de nous. Je me baisse vivement, et je le ( capitaine de Saint-Germain ) vois disparaître comme si on l'avait tiré par les pieds. Puis il ne reparaît plus. Je lui crie:" Touché? " mais les hommes qui m'entourent m'affirment que non, qu'il s'est seulement baissé. De sorte que je pense à autre chose.
Un quart d'heure après, je me trouvais dans le boyau de Givenchy, d'où se détahait la sape où je l'avais vu. Un homme arrive, effaré. " Notre capitaine est tué."....."Où?"....." Là-bas, au bout de la sape. Mais on ne peut pas y aller." J'y cours, je me déséquipe, je rampe à plat ventre jusqu' à lui, suivi de Schlosse, son adjudant.
Au bout de la sape, à peine creusée, il est étendu sur le dos, les jambes pliées, un bras sur la poitrine, l'autre étendu. La tête, qui repose dans une flaque de sang, est déjà blanche et froide. Les yeux sont clos. la bouche entrouverte, avec un peu de salive... Il a été foudroyé: une balle dans le cervelet. Je prends le pouls, la respiraion. Rien.
A plat ventre, je lui retire tout ce que je peux retirer. Je dois même savonner le doigt pour avoir l'alliance et la bague. Je retire tout, chapelet, scapulaire, etc.....pour sa jeune veuve. Et je couvre le visage avec son mouchoir. On ne pourra aller chercher le corps qu'à la nuit. Je me retire en rampant avec Schloss. Pendant un instant j'assure le commandement de la 20ème, que je passe ensuite à Pesnel.
Pauvre 20ème, elle a perdu tous ses commandants de compagnie: Michel, Oulman, de Poncheville, de Saint Germain...
Et Doumer arrive là-dessus, puis le général de Laporte, Chardigny... Il y a une ironie dans les choses: ils venaient annoncer à de Saint-Germain qu'il allait avoir la Croix de la Légion d'Honneur..... On le plaint un instant , puis on parle d'autre chose:.......
Pauvre jeune femme, qui vient de recevoir, qui va recevoir encore des lettres de son mari qui n'est plus, jusqu'au jour où brusquement elle apprendra l'horrible nouvelle! Je trouve quelque chose de poignant à cette illusion du bonheur qui ne repose plus ici-bas sur rien, et qui continue, pour quelques jours encore, à la rendre heureuse. "

Cordialement.
Jean RIOTTE.
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Jean RIOTTE
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Re: La mort d' un compagnon d'armes.

Message par Jean RIOTTE »

Bonjour à toutes et à tous,

J'ai trouvé dans le livre de Marie Escholier, Les saisons du vent. Journal Août 1914-Mai 1915., ce qui suit. Il ne s'agit pas de la mort d'un compagnon d'armes à proprement parler, mais de la relation du désespoir et du chagrin d'une famille venant d'apprendre la mort de leur fils au front.

" Abel a été tué, le Caillou ( ami d'enfance d'Abel ) écrit qu'il l'a vu tomber pour ne plus se relever. Oh! quelle horreur que cette guerre. Nous montons à la métairie et dans la cuisine noire, obscure, qui est aussi la chambre nous les ( la famille ) trouvons tous écroulés, sanglotant. Le dîner se trouve encore sur la table, une table ajoutée aux deux bouts à cause des enfants qui venaient toujours plus nombreux y prendre place. Abel était le huitième, le dernier, le plus petit, aussi malgré leur rude écorce ils sont touchés au coeur. Léon ( frère d'Abel ) n'a pas quitté la table où il mangeait, Garrik ( le père ) s'est réfugié au coin du feu, Louise ( soeur d'Abel ) marche. Léonie ( mère d'Abel ) rencoignée entre le lit et la pendule improvise pour son petit une sorte d'oraison funèbre farouche, violente, éloquente dans sa rudesse.
Par moments, elle lève ses deux bras solides et maudit l'empereur d'Allemagne, ses fils, tous les siens à travers les générations. Nous pleurons tous dans cette chambre où la douleur de ces pauvres gens se mêle si humblement aux plus simples choses de leur vie. Ils regardent les gros pains rangés sur une planche, les choses pendues au plafond et ils les prennent à témoin de la cruauté de la guerre. Après avoir pleuré sans rien dire, Léon se met debout et s'envoie un long jet de vin dans le gosier puis il se rassied devant cette table qu'il a fallu rallonger aux deux bouts parce que les enfants devenaient trop nombreux et où il se trouve seul maintenant en face de la grosse bouteille à moitié pleine de vin.
Ce soir, nous écoutons tout le temps parce que de loin en loin un cri lugubre passe à travers les murs, c'est Léonie qui pleure le sien ." ( à suivre ).

Cordialement.
Jean RIOTTE.
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