Bonjour à tous,
Le sauvetage du torpilleur grec Nea-Genea
par le torpilleur d'escadre Enseigne-Henri (17 janvier 1917)
• Torpilleur d’escadre Enseigne-Henry — alors commandé par le lieutenant de vaisseau Marcel Édouard François TRAUB —, Registre historique de la correspondance intéressant le personnel et le matériel du bâtiment — 4 janvier 1916 ~ 3 janvier 1919 —, Service historique de la Défense, Cote SS Y 185, p. num. 612 à 614.
Le Lieutenant de Vaisseau Traub (M. E. F.),commandant le torpilleur d’escadre Enseigne-Henry,
à
Monsieur le Contre-amiral, commandant la 2e division de la 2e escadre, Commandant supérieur.
Amiral,
Le mercredi 17 janvier 1917, à 12 h. 28 orientale, me trouvant à 13 milles dans le N. 25 Est du cap Spada, en croisière sur le secteur Ouest, je reçus le télégramme n° 243 de l’Hélène m’ordonnant de me porter au secours du Nea-Genea à 20 milles dans le S. 45 E. de Sapienza.
Je mis à 18 nœuds, fis prendre toutes les dispositions de remorquage et informai par signaux émis en l’air le Nea-Genea que je serais près de lui vers 19 h.
A 16 h., je franchissais le canal entre Odo et Cerigo ; je rencontrai à partir de ce moment une brise de S.S.-E. déjà fraîche et de la mer.
A 18 h. 15, j’atteignis le point indiqué et fis route au Nord ; la nuit était déjà faite. A 18 h. 42, j’aperçus le Néa-Genea, à qui j’avais signalé d’allumer un feu pour faciliter la prise de contact, et à 19 h. 05, je stoppai près de lui. Il était alors à environ 5 milles dans l’Est de Pétra Karavi. Mer d’environ 4 m. ; le Néa-Genea, en travers, roulant bord sur bord ; je passai sous le vent à lui et lui filai ma remorque sur une bouée. Le premier essai fut infructueux, le Nea-Genea ne l’ayant pas aperçu ; le second réussit après que j’eus pris la précaution de compléter mon dispositif d’une boîte de phosphure.
A 20 h., remorque prise et tournée, j’étais en route, tournant pour 5,5 nœuds et marchant 2 nœuds sur le gouv.
Le commandant du Nea-Genea m’ayant exprimé le désir d’aller à Navarin, je gouvernai de façon à faire route au Sud sur le gouv., afin de m’élever, avant toute autre chose, le plus possible au vent. La brise était toujours au S.S-.E., augmentant de force ; la mer grossissait. Je demandai l’envoi d’un remorqueur.
A 20 h. 53, le Richelieu me rallia ; je lui donnai l’ordre de rester près de moi.
Le 18, à 1 h 15, étant à 20 milles dans le S. 45 E. de Sapienza, estimant m’être suffisamment éloigné de la côte, et ayant pris confiance dans la solidité de ma remorque qui avait résisté jusque là, je vins sur la droite par abattées successives jusqu’au N. 70 Ouest pour doubler Sapienza.
A 1 h. 52, dans un grain violent, la remorque cassa sur l’étrave du Nea-Genea ; mer de 6 m. environ, brise toujours au S.S.-E.
Je donnai ordre au Richelieu de prendre le Nea-Genea à la remorque et à la disposer à nouveau ; mes opérations ne furent terminées qu’à 3 h. 45. J’étais moi-même tombé en travers ; j’avais en effet, pour rentrer ma remorque, dû stopper la machine tribord et mettre l’autre en avant à petite vitesse ; dans ces conditions, malgré la barre toute, je ne gouvernai plus.
A 4 h. 52, la mer ayant un peu molli au cours d’un orage d’une extrême violence, le Richelieu réussit à donner la remorque au Nea-Genea. Je lui signalai de s’élever le plus possible au vent pour doubler Sapienza.
Le Nea-Genea était en grand danger ; la brise était toujours au S.S.-E., malgré une légère tendance à tourner au S.S.-O. ; il risquait, en cas de nouvelle rupture de la remorque, de dériver de nouveau sur la côte ; il était urgent de lui faire doubler aussitôt que possible Sapienza ; ce cap franchi, étant donné le vent régnant, il était hors de danger.
Je signalai à nouveau la situation au Commandant en chef et renouvelai ma demande d’envoi d’un remorqueur. J’estimais en effet que seul un bâtiment disposé à cet effet, muni de remorques à l’abri de toute rupture, pourrait tirer le Nea-Genea de sa position critique et j’espérais, malgré les nouvelles ruptures de remorque que je prévoyais et les pertes de temps qui s’ensuivraient, pouvoir empêcher le torpilleur d’aller à la côte jusqu’au moment où le remorqueur demandé arriverait.
A 7 h. 10, je fus rallié par la Gracieuse, mais le bâtiment, étant donné l’état du temps, et malgré l’entrain et l’allant de son commandant, ne pouvait m’être d’aucun secours ; il ne pouvait que remplir une mission de protection.
A 8 h., le convoi se trouvait à 7 milles dans le S. 13 E. de Petra Karavi, route au S. 75 Ouest.
Depuis 6 h., la brise jouait et tendait à passer dans le quadrant S.-O. ; à 8 h. 30, elle s’établissait à l’O. ¼ S.-O. en forçant ; les grains augmentaient de violence et de fréquence ; mer de 6 m. en moyenne, atteignant souvent 7 mètres.
A 9 h., je renonçai à faire route sur Navarin et donnai l’ordre au Richelieu de faire demi-tour et de conduire le torpilleur au mouillage de Koroni. Je ne me dissimulais pas les dangers de ce demi-tour qui pouvait entraîner à nouveau une rupture de la remorque, mais il me parut que cette solution constituerait, pour le Nea-Genea, la seule chance de salut, et je me résolus à en courir les risques. J’étais en effet convaincu que les remorques casseraient toutes au bout d’un temps plus ou moins long et la situation du Nea-Genea, après que nous aurions doublé Sapienza, eût été, avec la brise et la mer désormais fixées à l’O. ¼ S.-O., presque désespérée.
A 10 h., à 6,5 milles dans le S. 12 Ouest de Petra Karavi, le demi-tour terminé et le convoi en route, la remorque cassa de nouveau sur l’étrave du Néa-Genea. Elle fut presque immédiatement reprise par le Richelieu ; mais, par mesure de sécurité, elle fut doublée, et les opérations ne furent terminées qu’à 12 h. 15.
A 16 h. 35, le Nea-Genea était mouillé à Koroni.
Je décidai de passer la nuit à ce mouillage et d’appareiller au jour pour Kalamata, si les avaries du torpilleur m’en démontraient la nécessité. La garde du mouillage fut assurée par la Gracieuse, à qui j’ordonnai de patrouiller au large.
Le 19 au matin, je rappelai la Gracieuse et lui donnai l’ordre de se rendre à Kalamata préparer l’accostage et le ravitaillement en eau du Nea-Genea. Mais, la Savoie-III m’ayant rallié avec 50 tonnes d’eau, et le torpilleur ne souffrant que d’une perte totale de son approvisionnement d’eau douce, je donnai contre-ordre à la Gracieuse et décidai de rester à Koroni, protégé par la Marie-Rose, qui m’avait rallié au jour et que j’envoyai patrouiller au large.
A 9 h., je renvoyai la Gracieuse et le Richelieu. Toute la journée du 19 fut employée à épuiser l’eau qui avait envahi les chaufferies du Nea-Genea et à lui donner 30 tonnes d’eau douce. Les chaudières furent remises en état pendant la nuit.
Je fixai l’appareillage à 6 h du matin le 20, mais des incidents successifs dans l’allumage des feux du Nea-Genea m’amenèrent à le retarder par la suite.
Le 20, à 9 h. 42, nous levâmes l’ancre pour Argostoli, comme nous en avions reçu l’ordre. J’avais, en prévision de nouvelles avaries, conservé la Marie-Rose que j’avais envoyée en avant, vers Sapienza, et gardé la Savoie-III près de moi.
A 10 h. 10, le Nea-Genea était de nouveau stoppé.
A 10 h. 17, je donnai ordre à la Savoie-III de prendre le Nea-Genea à la remorque.
A 11 h. 16, nous étions en marche à 5 n, le Nea-Genea tournant avec une turbine pour alléger le remorqueur.
A 21 h. 40, le Nea-Genea dut stopper définitivement.
A 22 h. 05, le Richelieu, que j’avais demandé à la Mauritanie, me rallia, et je renvoyai la Marie-Rose sur sa croisière.
L’état de la mer, petite houle d’Ouest, favorisa les opérations de remorquage durant toute la nuit, malgré des orages extrêmement violents. A partir de Sapienza, je fis route pour passer dans l’Est de Zante, où je comptais trouver un abri contre la mer et un mouillage en cas de besoin.
Le 21, à 9 h. du matin, étant à 4 n 5 dans le S. 60 Ouest du cap Trepito, la Savoie-III stoppa pour rafraîchir les portages de la remorque ; à la remise en marche, la chaîne que le Nea-Genea avait frappée sur le bout de la remorque en fil d’acier se rompît ; celle-ci n’avait en effet que 120 mètres, ce qui était tout à fait insuffisant, et le torpilleur avait dû filer 75 mètres de chaîne.
Je fis prendre immédiatement la remorque par le Richelieu et remis en route à 9 h. 50. La brise s’étant levée, assez fraîche du N.-E., et le Richelieu étant moins puissant que la Savoie, notre vitesse tomba de 5 à 4 nœuds.
A 17 h. 45, le convoi passait les barrages d’Argostoli et, à 18 h 30, le Nea-Genea était mouillé.
Je crois en terminant, Amiral, devoir vous signaler la ténacité, l’énergie et les remarquables qualités manœuvrières dont a fait preuve le commandant du Richelieu au cours de ces événements. C’est en grande partie à lui, au fait qu’il a réussi à donner et reprendre la remorque du Nea-Genea à plusieurs reprises, dans une mer très grosse, que je dois d’avoir pu ramener à bon port le bâtiment dont le sauvetage m’avait été confié.
A bord, Argostoli, le 22 janvier 1917, le lieutenant de vaisseau, commandant,
Signé : Marcel Traub.