Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à tous,

Je partage ce soir l’Opus 5 – L’escouade du silence, un nouvel épisode de la chronique autour de Louis Pergaud et de ses camarades.

Mars 1915, Marchéville. Une patrouille dans le no man’s land, menée dans le silence, la boue et l’angoisse, par une poignée d’hommes résolus.

Six hommes. Un chien.

Une mission en apparence simple… mais reviendront-ils tous ?

Merci à vous pour votre fidélité et vos lectures.

Bonne soirée à toutes et tous.

Polux.

L’escouade du silence
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915

Une pluie fine tombait sans répit depuis la veille, rendant le sol spongieux, perfide, prêt à happer la semelle du moindre pas hésitant. L’air était chargé d’odeurs de moisissure, de linge sale et de fer rouillé, mâtinées par instants d’un relent sucré et écœurant qu’on n’osait plus identifier.

Dans l’abri du boyau de première ligne, Pergaud, blême sous la lueur fumeuse d’une bougie, pliait une feuille qu’il venait d’écrire à Delphine. Le sergent Desprez arriva, la capote ruisselante, et glissa quelques mots à voix basse. Ordre du commandement : envoyer une patrouille de reconnaissance dans le no man’s land, vérifier si les Boches tenaient toujours leurs postes d’écoute avancés.

Il hocha simplement la tête. Puis il se leva.

Il rejoignit la tranchée. Sous la pluie, les hommes, engourdis et silencieux, semblaient être des pierres humaines. Il observa les visages. Il choisit cinq hommes. Les plus sûrs.

Piquemal, raidi, leva à peine les yeux. Il prit son Lebel sans un mot, glissa le revolver d’ordonnance MAS 1892 à sa ceinture, comme on boucle un silence.

Léonard, qui avait encore les doigts noircis par le cambouis du tube oublié, remit son képi.

Le Braconnier hocha la tête — il savait où poser le pied, même dans les recoins les plus noirs du no man’s land.

Le Silencieux caressa Gustave sans mot dire, puis attrapa et caressa son Lebel.

Et Lambin, l’ordonnance, se leva sans rien demander. Il alla chercher son Lebel, l’attrapa d’un geste sûr, ouvrit la culasse, vérifia la chambre, puis le referma doucement.

Aucun ne protesta. Il n’y eut pas de discours. Juste ce silence entêtant qui remplaçait depuis longtemps les prières.

Gustave s’était approché en silence, truffe basse et yeux brillants.
Louis posa une main sur son encolure. « Pas cette fois, vieux frère… »
Le chien ne gémit pas. Il s’assit simplement, la tête penchée, comme s’il gardait déjà leur absence.

À vingt-deux heures, ils quittèrent la tranchée. Un à un, lentement, ils se hissèrent sur le parapet détrempé, enjambant les sacs de terre, foulant les planches glissantes. L’eau s’infiltrait dans les guêtres et coulait dans le dos. Un rat détala près du talon de Lambin. Pas un cri. Il serra les dents.

Dans la nuit opaque, les formes s’effaçaient. La lune jouait avec les ombres, mais le vent rabattait par instants les nuages, plongeant le monde dans une noirceur d’encre. L’escouade progressait à pas comptés, presque à quatre pattes.

Le no man’s land s’étendait devant eux comme un cimetière sans croix. Un morceau de capote ballottait au fil d’un fil de fer, claquant par à-coups comme une mise en garde. Partout, des entonnoirs pleins d’une eau visqueuse, des madriers brisés, des boîtes de conserve rouillées ouvertes comme des plaies, des lambeaux de toile de tente mêlés à des bouts de chair durcie. On distinguait à peine les silhouettes de deux chevaux morts, effondrés l’un contre l’autre, têtes boursouflées, les yeux, deux lunes mortes. L’odeur, épaisse, mêlait le cuir mouillé, la terre retournée, et la pourriture tenace des restes humains que la pluie faisait remonter.

Ils s’arrêtèrent derrière un monticule, à plat ventre. Un craquement à droite. Tous figés. Rien. Un cri de chouette. Puis le silence.

Pergaud leva la main. Le poste d’écoute ennemi était à une cinquantaine de pas, derrière une levée de pierres et de sacs. Ils avancèrent encore. Chaque mouvement semblait ébranler le monde. L’eau giclait à peine sous les coudes. Lambin faillit glisser, mais Le Silencieux lui saisit le bras sans mot. Dans la brume basse, les bretelles de fusil ruisselaient. Puis, une ombre se dessina. Immobile. Un casque à pointe brillant faiblement, penché en avant.

Ils se plaquèrent au sol. Les minutes passèrent, interminables. Le vent tourna. Une voix, allemande, chuchotée. Une autre lui répondit. Deux silhouettes se déplacèrent lentement, puis s’assirent. Le poste était bien occupé. Mission accomplie. Mais le vrai combat restait : rentrer.

Le repli fut une épreuve de chaque pas. La pluie redoubla. Le sol aspirait les jambes, les bottes. Derrière eux, un gémissement faible, lointain. Ils stoppèrent. Peut-être un blessé, un piège… un mort réveillé par la pluie. Ne pas se retourner. Ne pas se faire tuer pour un fantôme.

La tranchée française réapparut dans la nuit, trouble et tremblante, comme un mirage. À quelques mètres d’eux, la ligne de sacs de terre, le bois détrempé du parapet, et ces silhouettes qu’on distinguait à peine : les leurs.

Ils s’arrêtèrent à plat ventre, tout près, si près qu’ils auraient pu lancer une pierre jusqu’à la planche d’appui. Mais personne ne bougea.

Louis fit signe. Attendre.

Chaque minute s’étirait comme un fil prêt à casser. Une fusée éclairante monta dans le ciel, blanche et sifflante. Elle éclata dans un chuintement cruel, suspendue dans les airs, et le monde entier s’immobilisa. Le no man’s land fut inondé d’une lumière spectrale. On aurait pu croire à une aurore d’outre-tombe. Les hommes se figèrent, aplatis dans la boue, les yeux fermés, les muscles noués. Pas un souffle.

Les secondes s’écoulèrent. L’étoile mourut. Le noir revint, plus lourd encore.

Un craquement. Rien. Puis Pergaud murmura : « Un par un. »

Le Braconnier grimpa le premier, lentement, glissant sur la boue, se hissa à bout de bras. Derrière lui, Léonard suivit, souple et rapide. Piquemal prit appui sans un mot, et s’éleva à son tour. Le jeune Lambin faillit s’effondrer, mais une main sûre — celle du Silencieux — l’agrippa dans l’ombre. Restait Louis.

Il s’approcha. Son cœur battait si fort qu’il avait l’impression qu’on l’entendait depuis les lignes ennemies. À deux pas du parapet, son pied s’enfonça dans une flaque visqueuse. Il retint un juron. Il était là, à un mètre. Un mètre du salut, ou de la mort. Une balle, une seule, et tout s’arrêterait.

Il s’accroupit, s’élança, bras tendus — les doigts attrapèrent la terre gorgée d’eau, les ongles s’enfoncèrent dans les sacs. Il grimpa, haletant. Un bras l’attrapa, le tira. Et puis ce fut la chute dans le boyau. Un bruit sourd. La boue. Les épaules. Le souffle. Le retour.

Ils étaient tous là.

Le silence se rompit par des souffles rauques, quelques jurons étouffés, un rire nerveux. Léonard, adossé à la paroi, ferma les yeux un instant, les mâchoires serrées. Lambin, accroupi, vomit dans la boue sans un mot. Piquemal sortit une cigarette, l’alluma d’une main qui tremblait à peine. Le Braconnier observait les ténèbres, immobile. Le Silencieux, à genoux, vérifiait la sangle de son Lebel.

Pergaud, lui, resta un instant dehors. Il leva les yeux. Les étoiles filaient entre deux nuées. Il pensa à l’école, aux enfants, à Landresse. Une truffe humide vint frôler sa main. Gustave s’était approché sans bruit. Louis s’accroupit, glissa ses doigts dans le pelage tiède. Pas un mot. Juste cette accolade muette entre deux âmes de la même guerre. Il rentra dans l’abri, s’assit et sortit son carnet.

Carnet de Louis — Mars 1915, Marchéville, face à la côte 233

« Ronde nocturne. Les Boches sont là.
Deux voix, deux ombres. C’était une guerre de chiens, ce soir.
Pas une balle. Pas un cri. Mais chaque pas valait un siècle.
Il y avait un cheval mort. J’ai cru qu’il me regardait.
Ils sont tous revenus. Pour cette fois. »
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