GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Mais voici qu'un homme nous est amené, le torse nu sous les lambeaux du maillot, la face et les bras couverts de sang. Il titube et pourtant sourit en racontant comment il vient d'être blessé. Un gros projectile turc a explosé sur la plage arrière, près de la tourelle de 305, et ses éclats, s'engouffrant par l'embrasure des pièces, sont allés frapper les pointeurs et les servants. Arrivent les autres blessés, tous criblés, sur divers points du corps, d'éclats d'obus qui ont fait des plaies profondes et douloureuses. Les téguments, tout autour, se sont rapidement violacés, puis gonflés, engourdissant le membre. Il faut étancher en hâte le sang, exprimer les caillots, nettoyer et panser la plaie. Étrange salle d'opérations que celle-ci ! Du sang, certes, comme toujours, des linges, des instruments luisants dans des plateaux émaillés, les murs même stérilisés par l'insoutenable chaleur. Mais quel vacarme assourdissant, au lieu du silence accoutumé, presque religieux !...
Parfois, en explorant les abords de la blessure, une vive douleur : quelque fragment d'obus, sans doute, qui est venu s'encastrer là, et qu'il faut extraire en débridant la plaie.
Ici, c’est un éclat dans la joue, là dans le genou, où s'épanche aussitôt une abondante synovie, ailleurs dans les parties basses de la poitrine, avec, probablement, pénétration oblique dans le ventre. Mais ce qui frappe chez tous, c'est le masque des traumatismes violents : teint cireux, lèvres décolorées et trémulantes, yeux hagards que ferme un invincible sommeil. Il y a aussi, chez certains, ces immuables symptômes d'asphyxie heureusement atténués ici et que nous autres, praticiens des navires et des hôpitaux, connaissons bien depuis les accidents de la Couronne, du Jules Michelet, de la Gloire : l'intoxication des globules rouges du sang par les gaz de combustion de la poudre.
Tandis que nous couchons sur des matelas les plus atteints de nos blessés, les obus continuent à tomber près du bord, à quelques mètres de cette ceinture d'acier, qui, pour nous protéger, descend à plusieurs pieds au-dessous du niveau de la mer. Tiens ! On dirait qu’un choc plus violent et plus prolongé que les autres vient de heurter notre paroi extérieure, à bâbord. Mais presque en même temps, dominant l'infernal tapage, un formidable ébranlement secoue notre plafond, le pont cuirassé, en l'espèce. Rien de particulier, après ce bruit. Quelques têtes sont rentrées dans leurs épaules...
(à suivre..)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Un peu de remue-ménage, maintenant, du côté de la porte qui donne dans la chambre des dynamos, et d'où l'on accède, en descendant, dans le compartiment du pivot de la tourelle et dans les soutes à munitions. Quelqu'un, à la cantonade, crie qu’une soute à gargousses est noyée, et ce quelqu'un - un second-maître que je reconnais plus à sa physionomie qu'à son costume - vient, l'air soucieux, de se diriger vers le poste central. Sur le moment, l’esprit occupé, je n'attache aucune importance à cette agitation. Un commencement d'incendie, peut-être, s'est déclaré près de cette soute, et, par prudence, on a ouvert les prises d'eau. En ce cas, la chose est simple et l'incident est clos. Retournons à notre besogne. Mais que vois-je ici, quel maladroit a répandu de l'eau sur le parquet, près de nos matelas ? La flaque augmente, ma parole ! Et c’est qu’elle a l’air, tout simplement, de venir du compartiment voisin, filtrant sous la cloison des auxiliaires, qui ferme mal. Il n'y a pas de doute : ce compartiment, qui est situé juste sur notre avant, doit commencer à être inondé. Assurément, après ce que j'ai entendu, nous avons une brèche à notre coque, et probablement à bâbord, car c'est de ce côté – nous le sentons bien à présent - que le navire s'incline. Voici un mince filet liquide qui sort en jet par un trou de la cloison, au-dessous de la porte étanche. Derrière cette porte, l'eau continue à monter, et la pression, naturellement, augmente. Avec un fausset de bois rapidement taillé, un peu d'étoupe introduit dans la fissure de la porte, on arrête, un instant, l’inondation. Les matelas de nos blessés sont trempés ; il faut les rapprocher de l'axe du bâtiment, contre le moteur de la tourelle. La brèche est-elle importante ? S'agit-il d’un simple trou par un obus ou d’une large déchirure ? Si c’est un trou, la voie d’eau pourra être aveuglée, mais si c’est une large brèche, comme celles que font les mines ou les torpilles, alors la chose est impossible, et, un des deux bords s’emplissant, le bâtiment est en sérieux péril. L’impression que nous donnons de la bande, nous ne l’avons plus en ce moment, mais plutôt celle que nous nous enfonçons par l’avant.
La porte du poste central vient de s'ouvrir, et l'on commence à aller et venir dans mon compartiment. Des hommes disent, en passant, qu’on va probablement évacuer, et ils descendent, eux, plus bas encore dans les fonds, pour se rendre compte de la voie d'eau.
(à suivre...)
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
De porte-voix en porte-voix l'ordre est transmis par le poste central de vider les lieux : ordre venu du blockhaus, du poste de commandement, où la capitaine de vaisseau, instruit minute par minute, seconde par seconde, de tout ce qui se passe à bord, vient de prendre cette grave décision. Dans le plus grand ordre, chacun se prépare à évacuer. Mais il y a des blessés, et c'est d'eux d'abord qu'il convient qu'on s'occupe.
Le service médical, d'ailleurs, devient difficile, les coffres à pansements baignant déjà dans une mare que le roulis fait clapoter. Par l'intermédiaire du poste central, nous demandons si nous pouvons de suite diriger nos blessés sur l'infirmerie, car nous ignorons si là ne sont pas tombés quelques obus, et si, les forts tirant encore, nos malades seront en sécurité. Aucune avarie dans ce local pourtant très exposé ; les batteries ne tirent plus qu'à de faibles intervalles : nous pouvons y abriter nos hommes…
- Par ici, mes garçons ! Que les plus fatigués se couchent.
Mais quel est, dans la salle de visite, affaissé plutôt qu'assis sur la toile cirée du lit d’examens, ce premier-maître que je ne connais pas, et que, d'ailleurs, je remettrais avec peine, si étrange, si défigurante est la pâleur de son visage : prunelles fixes et dilatées, une écume blanche à la bouche, une coulée vermeille sur la joue. Je l’interroge. Il ne répond pas à mes questions. Je m'étonne.
- C'est un homme du Bouvet, me souffle quelqu'un.
- Du Bouvet ? Pourquoi du Bouvet ?
- Le Bouvet vient de chavirer et de couler !...
Je reste stupide. Le Bouvet coulé ! Après tout, c'est possible. Et je constate alors que les vêtements de mon homme sont mouillés et que c'est presque à un noyé que j'ai affaire. Il a dû se sauver à la nage, et on l'a repêché, alors qu'il commençait à perdre ses forces. Le Bouvet ! Mais alors, tous ces bons camarades, cet équipage de 700 hommes, perdus, engloutis avec le navire ?
Je me précipite au sabord. Je ne vois rien que la mer bleue, le ciel bleu, les montagnes roses.
Vite, qu'on déshabille cet homme, qu'on le réchauffe, qu'on le frictionne avec vigueur !
Je ne puis le questionner, et l'on ne sait pas grand'chose autour de moi, car bien rares sont ceux qui ont vu. Et puis, voilà d'autres rescapés qui arrivent, un peu plus vivants ceux-là, mais grelottants, obnubilés, incapables d'expliquer ce qui s'est passé. Même visage hagard, qui s'efforce de sourire, les membres froids, le pouls fléchissant, la respiration stertoreuse, et, de suite, une fois assis ou allongés, le ressort qui se détend, la grande faiblesse envahissante, la syncope près de se déclancher. Les uns sont complètement nus, d'autres ont conservé leurs vêtements, d'autres ont été habillés, après avoir été hissés à notre bord, d'effets pris au hasard. Un premier-maitre a fait endosser son veston à un matelot, l'enseigne de la N… s’extasie sur la grosse couverture qu’on lui a jetée, et dont il s’emmitoufle comme d’une cape. Un homme, qui soutient son bras droit, s'est luxé l'épaule en nageant, mais il est impossible, à cause de la douleur, de remettre l'articulation en place. Il nous faut aller de l'un à l'autre, installer tout ce monde ici et là dans les quelques lits disponibles. Et cependant nous sommes, nous aussi, en train de couler, notre avant de plus en plus s'enfonce. Par le hublot de l'infirmerie, on voit que la ligne de flottaison a monté et que l'on est très bas sur l’eau…
(à suivre...)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
En hâte on m'appelle sur l'arrière. L'enseigne B…, miraculeusement rescapé, est dans une chambre, très malade. L'enseigne B…, c'est un de nos bons camarades du Gaulois, qui, huit jours auparavant, avait, sur un ordre de l'amiral, débarqué de notre bateau pour embarquer sur le Bouvet. De suite, nous avions pensé à lui, et c'est une joie pour nous de le revoir ici, sauvé au juste on ne sait comment. Comment a-t-il pu s'échapper de la tourelle où il était enfermé, se dégager des tourbillons et du remous, nager, perdre connaissance, et se retrouver enfin parmi des visages connus? Longtemps, tant qu'il a pu tenir, il est resté accroché avec un quartier-maître à une baille renversée, puis, ses forces le trahissant, lorsqu'il allait couler, il fut péché par les marins d'une vedette anglaise. Il dort, quand j'arrive auprès de lui. Sa poitrine est oppressée, avec, par instants, de grands soubresauts. Il se réveille et demande à boire. Un cuisinier, qui passe par là, s'offre à aller chercher à l'infirmerie un flacon d'alcool, mais, dans son trouble, il rapporte de l'alcool camphré...
On a sonné aux postes de compagnie pour évacuer le bâtiment. La première bordée doit se tenir prête à embarquer dans les canots de sauvetage. Sur le pont, où je monte quelques minutes, deux officiers causent tranquillement : le lieutenant de vaisseau T..., qui a revêtu une tenue d'aspirant, et l'enseigne S..., deux rescapés encore, mais qui, bons nageurs, ont pu aller à la rencontre des embarcations. Nous sommes à l'entrée du Détroit, et péniblement, à faible allure, l'hélice battant à 25 tours, nous essayons d'en sortir. Le commandant, à qui on proposait de s'échouer au plus près, a déclaré qu'il préférait couler son navire en pleine mer que l'échouer sur la côte turque. Et c'est pourquoi, malgré le feu des batteries de campagne qui, nous voyant hors de combat, s'acharnent sur nous, nous continuons notre route comme si rien ne s'était passé, sans aucun changement qu'une réduction de vitesse.
(à suivre...)
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Entre nous et la côte d'Asie, le Charlemagne est venu s'interposer, et peu à peu son artillerie fait taire les canons ennemis.
A tribord défilent en sens inverse des cuirassés anglais, la relève de la division britannique : la Vengeance, l'Ocean, l'Irresistible, le Swiftsure et le Majestic, qui, conformément au programme, vont remplacer les six unités engagées. Sans doute savent-ils que le Bouvet vient de couler, que le Gaulois est mortellement blessé. N'importe ! Ils avancent en impeccable ligne de bataille, ils vont droit à leur poste de combat, là-bas à l'endroit où nous étions tout à l'heure, là où le Bouvet a sombré, où dérivent en ce moment les mines flottantes. Car c'est une mine qu'a rencontrée notre Bouvet, et qui l'a fait, en moins d'une minute, chavirer sur tribord. A peine la secousse ressentie, le bateau a commencé à s'incliner : du blockhaus où il était, le lieutenant de vaisseau T... s'est tout à coup trouvé sur la coque, puis dans l'eau, et la quille, une fois disparues les cheminées, émergea seule, un instant, du remous...
Je redescends dans la batterie : il y a le matériel médical à sauver, les coffres à médicaments et à pansements, dont nous pourrons avoir besoin, et qui sont restés dans le poste des blessés. L'eau a beaucoup gagné, mais on peut retirer les caisses, les hisser par les échelles. Quant aux instruments de chirurgie, impossible de les avoir : l'inondation progresse et le compartiment est condamné. Près de l'infirmerie, dans l'ombre de l'entrepont, je heurte quelqu'un : c'est l'aspirant P..., qui porte une blessure à la lèvre et vient se faire panser. Il était, pendant le combat, dans la tourelle arrière, près de ses canonniers. Un éclat d'obus lui a entaillé la lèvre, brisant une dent. Il n'a pas voulu quitter sa tourelle.
Nouvelle sonnerie du clairon « aux postes de compagnie ». D'après le règlement, ce sont les malades et les blessés qui doivent être évacués les premiers. Je cours à l'hôpital prévenir mes hommes, qui presque tous sont assoupis et sur lesquels veillent les infirmiers.
Je leur fais comprendre qu'ils vont aller sur un autre bateau, que le nôtre n'est pas sûr, qu'il pourrait couler.
— Comment ? Le Gaulois aussi ?
Et les survivants du Bouvet ont un moment de douloureuse surprise. Aussi couverts que possible, malades, blessés, survivants du Bouvet, sont dirigés sur le troisième pont. Le premier canot de secours est pour eux, et prestement, en bon ordre, ils embarquent l'un après l'autre dans un vapeur anglais qui vient d'accoster, et où prend place aussi le docteur L…
Je demeure sur le pont, au milieu des matelots de la première bordée, celle que le commandant a désignée pour évacuer le navire. Les hommes sont rangés le long du bord. Dix par dix, ils descendent les échelles de corde et de bois, et, sur le rebord de la cuirasse, ils attendent les embarcations. Il en vient de tous les côtés, de ces canots de secours, de tous les bateaux anglais, croiseurs, torpilleurs, qui nous convoient : vedettes rapides, petits vapeurs pontés, frêles youyous, baleinières au double banc de rameurs. Déjà commence le transbordement, parmi les cris, les appels gutturaux. Ni panique, ni hâte, ni impatience, mais simplement émulation de sauveteurs, concurrence de bateliers qui se disputent la clientèle. Un tout jeune midship, dont l'embarcation reste vide, s'époumone, d'une voix flûtée, dans le pavillon de son porte-voix :
— Je suis tout à fait prêt à vous recevoir !
Mais l'évacuation par ce procédé est trop lente, et jamais on ne pourra débarquer ainsi la moitié d'un équipage de 600 hommes.
(à suivre...)
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
La situation devient de plus en plus critique : nous basculons toujours par notre avant, et, à cet instant précis — 4 h. 15 — je note que la cuirasse est immergée jusque par le travers de la casemate de 14 arrière, c'est-à-dire dans plus de la moitié de sa longueur. Mais deux grands contre-torpilleurs anglais, qui nous ont rejoints, ont accosté notre poupe. Quelques amarres lancées, une planche jetée d'un bord à l'autre, et le débarquement continue, facile et rapide cette fois.
Les hommes s'interpellent :
— Tu viens, Kerdoncuf ?
— Non, moi, je suis de la deuxième bordée.
— Alors, tiens bon mon sac.... Bon ! Envoie maintenant.
Et, malgré la consigne, les sacs volent au-dessus des tètes. Le sac ! C'est toute la fortune du matelot. Là, dans ce prisme de toile quadrangulaire, sont tassés les effets d'habillement, les gris et les bleus, les godillots réglementaires et les fines bottines fantaisie, le coffret de bois où s'enferment, avec quel soin jaloux les précieuses correspondances. Aussi, quel air de reproche et de désespoir quand l'envoyeur calcule mal son geste ! D'un œil sec pourtant, l'homme, au sac a contemplé la lame rapace et, sans passion, mesuré son malheur. En ce jour fatal, comment ne pas se résigner au sort enviable de César ?...
Il y a moins de monde, à présent, sur la plage arrière. Quelques hommes - de la deuxième bordée - circulent encore, mettant un peu d'ordre dans l'amoncellement des objets - caisses, bancs, tables, portes et chaises des chambres - qui, pouvant servir de flotteurs, ont été transportés ici. Mais toutes ces planches de salut, le temps favorable, les canots qui nous accompagnent, cela peut-il être d'un réel secours, quand plusieurs centaines d'hommes, précipités ensemble à la mer, ont à lutter contre la mort ?... J'ignore quel est le chiffre exact des survivants du Bouvet, mais j'imagine, en songeant aux conditions dans lesquelles il a disparu, si différentes de celles qui nous mettent à cette heure en péril, j'imagine que ce chiffre-là ne doit pas dépasser de beaucoup celui que nous connaissons...
(à suivre...)
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Le lieutenant de vaisseau R…, chargé du service de la plage arrière, avec qui j'échange quelques mots, était dans la tourelle avant - son poste de combat - quand, un des premiers, il vit couler le Bouvet.
Je le suivais, - me dit-il, - avec ma jumelle pour observer sa manœuvre, et mon attention se fixait sur lui surtout à ce moment, parce que, précisément, nous devions nous régler sur elle et l'imiter. Tout d'un coup, je le vois pencher vers tribord, comme s'il roulait fortement. Tiens ! Qu'a donc le Bouvet ? Instinctivement, j'attends qu'il se relève. Mais non !
Je vois mal sans doute. Je retire ma lorgnette, j'essuie les verres, je me frotte les yeux ; je regarde encore. Sapristi ! Aucun doute, cette fois. Le pont et les cheminées sont déjà dans l'eau, et une gerbe blanche s'élève par le travers de la tourelle de 27... L'armement de ma tourelle s'écrie : « Le Bouvet coule ! » et moi, qui regarde toujours, je ne vois plus à sa place qu'un nuage d'épaisse fumée.
J'interroge :
- Cela fut très rapide, n'est-ce pas ?
- Pas même une minute.
Je quitte la plage arrière, qui déjà forme une pente très accusée. Il est prudent que j'aille clans ma chambre faire un paquet d'effets qui pourront me servir de rechange, au cas où nous serions obligés, à notre tour, de transborder sur un autre bâtiment. D'un moment à l'autre, le Gaulois peut sombrer, sombrer en chavirant, car les compartiments avant continuent à s'emplir et nous sommes à la merci d'une cloison étanche. Je croise sur le troisième pont le commissaire. Il attend comme, nous, mais il est satisfait, car il a réussi à sauver sa caisse et les archives.
Je ficelle quelques vêtements, puis je cours au local où l'on a déposé quelques objets qui me sont chers : manuscrits amis, livres de ma studieuse adolescence. Je perds plusieurs minutes à les bouleverser, mais, dans mon choix, aucun ne me parait avoir plus de valeur que les autres. Comme il est dur, pourtant de m'en séparer, et comme, ici, j'excuse, en mon cœur indulgent, le matelot qui pense à son sac autant qu'à soi-même !
(à suivre...)
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Je traverse à nouveau la batterie. Les thirions, qui luttent contre l'envahissement de l'eau, battent leur cadence sourde et précipitée. Au fond du panneau qui descend aux chaufferies, une cascade tombe d'une manche à air avec un bruit de torrent. Un second-maître mécanicien va et vient affairé. Je l'aborde :
- Que faites-vous là ? On a sonné l'évacuation.
- Pas pour nous, me répond-il en saluant.
En effet, j'oubliais que les mécaniciens doivent rester à leur poste jusqu'au bout, en bas, dans les machines et les chaufferies, et que c'est grâce à eux peut-être que le bâtiment sera sauvé, si toutefois il peut étaler sa voie d'eau.
Le long du bord, je vois encore, de la hauteur du troisième pont, des embarcations anglaises amarrées, prêtes à nous porter secours, si l'évènement auquel nous nous attendons vient à se produire. D'une baleinière, un officier nous fait signe de descendre. Mais pourquoi ? Rien ne presse, après tout, et nous le remercions par un geste.
Sans doute, les gens qui nous suivent à distance, ceux du Charlemagne, du Suffren, des torpilleurs et des croiseurs anglais, s'imaginent-ils, à voir notre proue qui s'immerge, qu'un miracle seul pourra nous empêcher de sombrer. Déjà, tout à l'heure, avant le débarquement de la première bordée, un officier survivant du Bouvet a refusé de monter à notre bord.
- Merci ! Vous allez couler…
Ces vieux navires démodés, de plus de dix-sept ans d'existence, dépourvus de compartimentages sérieux, ne sauraient résister à de semblables coups.
(à suivre...)
- Que faites-vous là ? On a sonné l'évacuation.
- Pas pour nous, me répond-il en saluant.
En effet, j'oubliais que les mécaniciens doivent rester à leur poste jusqu'au bout, en bas, dans les machines et les chaufferies, et que c'est grâce à eux peut-être que le bâtiment sera sauvé, si toutefois il peut étaler sa voie d'eau.
Le long du bord, je vois encore, de la hauteur du troisième pont, des embarcations anglaises amarrées, prêtes à nous porter secours, si l'évènement auquel nous nous attendons vient à se produire. D'une baleinière, un officier nous fait signe de descendre. Mais pourquoi ? Rien ne presse, après tout, et nous le remercions par un geste.
Sans doute, les gens qui nous suivent à distance, ceux du Charlemagne, du Suffren, des torpilleurs et des croiseurs anglais, s'imaginent-ils, à voir notre proue qui s'immerge, qu'un miracle seul pourra nous empêcher de sombrer. Déjà, tout à l'heure, avant le débarquement de la première bordée, un officier survivant du Bouvet a refusé de monter à notre bord.
- Merci ! Vous allez couler…
Ces vieux navires démodés, de plus de dix-sept ans d'existence, dépourvus de compartimentages sérieux, ne sauraient résister à de semblables coups.
(à suivre...)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Insensiblement, cependant, nous avons dépassé Koum-Kaleh : nous voici par le travers de Yeni-Keui. Le commandant, qui a quitté un instant sa passerelle pour changer de tenue et épingler sa croix, va essayer de faire route sur l'île aux Lapins, où, si tout va bien, il compte nous échouer. Cet îlot est à onze milles du point où nous sommes, et, au train dont nous marchons, nous ne pourrons guère y arriver que dans une heure et demie. Pourvu que nous tenions d'ici-là ! A peine, tant est lourde notre proue, sentons-nous les trépidations de l'hélice. Pour se rendre compte qu'elle tourne, avec quelle sage lenteur, il faut se pencher sur l'extrême arrière, et suivre du regard son sillage constant.
On sait maintenant à peu près où se trouve la brèche, dans le compartiment de la cale à eau, qui a été le premier à s'emplir. De là, l'eau a envahi la soute à voiles et les compartiments voisins. Les cloisons étanches ont été solidement épontillées, retardant l'inondation. Mais si ces cloisons cèdent sous l'énorme pression, d'autres compartiments vont subir le même sort, et c'est encore une chance de salut qui nous échappe.
Ma montre marque 5 heures moins le quart. Depuis une demi-heure, nous nous sommes encore enfoncés. La cuirasse n'est plus visible qu'à la hauteur de l'échelle des officiers supérieurs, et nous donnons beaucoup plus de bande sur bâbord. Faut-il perdre espoir ? Pour notre équilibre incertain, aucun roulis comprometteur. Nul mouvement que celui de notre propre marche. Le flot bienveillant a l'air de protéger notre agonie...
(à suivre...)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Assis sur le rebord d'un panneau, je converse avec le premier-maitre de manœuvre. C'est lui qui fut chargé d'appliquer sur la brèche le paillet Makaroff, ce treillis de filin lardé dont il a la garde, vaste bandage qui se déroule et ferme, comme une compresse, les blessures des monstres d'acier. La façon dont on va s'échouer, avec quelle ardente confiance il me l'explique ! La proue qui éperonne le fond sablonneux - doucement, de peur d'éventration, - s'y creuse un lit, tandis que la poupe surnage ; les pompes essoufflées qui allègent l'avant ; l'étoupe et le ciment dont on bouche la fente ; le retour enfin dans un port de France, bien sûr ! Où l'on boulonnera sur le flanc abîmé de belles plaques de tôle neuve. Quelle chose simple qu'une remise à flot pour ce vieux maître de la bouline, et comme, après avoir bourlingué trente armées, l'optimisme et la belle humeur sont d'admirables vertus !...
(à suivre...)
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