□ Lieutenant de vaisseau de réserve Alfred de LABARRE de NANTEUIL LE FLÔ : « Le nom des navires de guerre », Revue critique des idées et des livres, T. 13, n° 76, 10 juin 1911, p. 582 à 584, en rubrique « Faits et documents ».
« Les noms des navires de guerre.
Aux noms de guerre civile que, dans la logique de son principe, la République donne depuis dix ans à nos navires de guerre, on sait que M. Delcassé a résolu de faire succéder des noms qui sentent l’ancien ré-gime à plein nez, France et Paris. Ce petit fait a provoqué dans la presse des commentaires excellents, absurdes ou naïfs. Comme les boutons de guêtre du maréchal Lebœuf, et quoique ce soit bien un peu gros, la ritournelle patriotique trouve encore un public à qui faire oublier le péril national. Mais je n’ai point dessein aujourd’hui de reprendre ces honnêtes gens, et la querelle que je cherche à quelques-uns de nos confrères est seulement philologique.
Car il en est qui n’ont pas manqué une si bonne occasion d’écrire LE France, par un scrupule barbare, qui s’était déjà manifesté à l’époque des premiers dirigeables.
Les navigateurs aériens et des journalistes distraits, oubliant qu’on naviguait sur l’eau depuis le déluge, renouvelèrent alors la tradition et s’avisèrent de dire le Patrie, le Ville-de-Paris, sous prétexte que l’on sous-entend ballon, substantif masculin ; puis ils étendirent aux bateaux leur syntaxe particulière et soulevèrent ainsi une discussion dont on trouverait les traces dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, notamment, vers les années 1907 ou 1908. On y disputa d’ailleurs vainement sur un accord grammatical dont il importe peu de savoir s’il est rationnel, puisqu’il est d’usage immémorial. Bon ou mauvais — ce que je n’ai pas qualité pour décider — on commettrait, à vouloir le réformer, soit la faute que commirent les humanistes de la Renaissance lorsqu’ils refirent les mots cuisson, prêcheur et char-trier, faute de s’être expliqué les lois de la phonétique et de la morphologie, soit la faute que les mo-dernes commettraient à leur tour, s’ils rayaient de la langue coction, prédicateur et cartulaire comme doublets inutiles.
Une façon de dire qui à travers le XVIIe, le XVIIIe et le XIXe siècle demeura constante et commune aux hommes de lettres et aux hommes du métier, dans l’espèce aux historiens, aux marins et aux popu-lations de la côte, sans qu’il soit possible de citer une seule exception, est une façon de dire consacrée. Et qu’on le veuille ou non, les Français diront le cuirassé la France, comme on disait des vaisseaux de Louis XIII la Noire-Dame-de-Liesse ou la Couronne, et des vaisseaux de Louis XIV la Sophie, la Princesse, la Royale, la Navarre, la Justice, la Thérèse, la Reine, la Perle, la Sirène, comme on disait le Prince-Noir d’une frégate du maréchal de Conflans, la Vierge-de-Grâce, la Danaë, la Badine de vaisseaux de la Compagnie des Indes, la Bretagne, la Bourgogne de ceux que les provinces et les corps d’état offrirent magnifiquement au roi après les désastres de la guerre de Sept ans. Il y en eut toute une escadre, et voilà qui laisse bien loin en arrière le pavillon que vont, dit-on, nous broder les blanches mains des Parisiennes.
La guerre de l’Indépendance d’Amérique retentit des 90 canons de la Ville-de-Paris, vaisseau, elle aussi. Les gouvernements révolutionnaires n'hésitèrent pas davantage à baptiser leurs corvettes le Pos-tillon, le Robuste, le Décius, le Vésuve, l’Insolent, le Berceau et leurs avisos la Dorade, la Ligu-rienne, la Capricieuse, la Jeune Alexandrine. Le Rhin, le Président, le Rubis étaient des frégates impériales ; la Provence, la Ville-de-Marseille furent parmi les vaisseaux qui signèrent en 1830 le glorieux testament de la Restauration, et une autre Ville-de-Paris, vaisseau de 1er rang, mouilla en 1854 devant Sébastopol.
Aujourd’hui enfin, il n’est pas un marin qui n’appelle la Pairie, la Gloire, la Bombarde, la Flamberge, la Truite, etc., les cuirassés, croiseurs, contre-torpilleurs et sous-marins à bord desquels j’ai promené, pendant quinze ans, mon sac.
A. B. N. »
Car il en est qui n’ont pas manqué une si bonne occasion d’écrire LE France, par un scrupule barbare, qui s’était déjà manifesté à l’époque des premiers dirigeables.
Les navigateurs aériens et des journalistes distraits, oubliant qu’on naviguait sur l’eau depuis le déluge, renouvelèrent alors la tradition et s’avisèrent de dire le Patrie, le Ville-de-Paris, sous prétexte que l’on sous-entend ballon, substantif masculin ; puis ils étendirent aux bateaux leur syntaxe particulière et soulevèrent ainsi une discussion dont on trouverait les traces dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, notamment, vers les années 1907 ou 1908. On y disputa d’ailleurs vainement sur un accord grammatical dont il importe peu de savoir s’il est rationnel, puisqu’il est d’usage immémorial. Bon ou mauvais — ce que je n’ai pas qualité pour décider — on commettrait, à vouloir le réformer, soit la faute que commirent les humanistes de la Renaissance lorsqu’ils refirent les mots cuisson, prêcheur et char-trier, faute de s’être expliqué les lois de la phonétique et de la morphologie, soit la faute que les mo-dernes commettraient à leur tour, s’ils rayaient de la langue coction, prédicateur et cartulaire comme doublets inutiles.
Une façon de dire qui à travers le XVIIe, le XVIIIe et le XIXe siècle demeura constante et commune aux hommes de lettres et aux hommes du métier, dans l’espèce aux historiens, aux marins et aux popu-lations de la côte, sans qu’il soit possible de citer une seule exception, est une façon de dire consacrée. Et qu’on le veuille ou non, les Français diront le cuirassé la France, comme on disait des vaisseaux de Louis XIII la Noire-Dame-de-Liesse ou la Couronne, et des vaisseaux de Louis XIV la Sophie, la Princesse, la Royale, la Navarre, la Justice, la Thérèse, la Reine, la Perle, la Sirène, comme on disait le Prince-Noir d’une frégate du maréchal de Conflans, la Vierge-de-Grâce, la Danaë, la Badine de vaisseaux de la Compagnie des Indes, la Bretagne, la Bourgogne de ceux que les provinces et les corps d’état offrirent magnifiquement au roi après les désastres de la guerre de Sept ans. Il y en eut toute une escadre, et voilà qui laisse bien loin en arrière le pavillon que vont, dit-on, nous broder les blanches mains des Parisiennes.
La guerre de l’Indépendance d’Amérique retentit des 90 canons de la Ville-de-Paris, vaisseau, elle aussi. Les gouvernements révolutionnaires n'hésitèrent pas davantage à baptiser leurs corvettes le Pos-tillon, le Robuste, le Décius, le Vésuve, l’Insolent, le Berceau et leurs avisos la Dorade, la Ligu-rienne, la Capricieuse, la Jeune Alexandrine. Le Rhin, le Président, le Rubis étaient des frégates impériales ; la Provence, la Ville-de-Marseille furent parmi les vaisseaux qui signèrent en 1830 le glorieux testament de la Restauration, et une autre Ville-de-Paris, vaisseau de 1er rang, mouilla en 1854 devant Sébastopol.
Aujourd’hui enfin, il n’est pas un marin qui n’appelle la Pairie, la Gloire, la Bombarde, la Flamberge, la Truite, etc., les cuirassés, croiseurs, contre-torpilleurs et sous-marins à bord desquels j’ai promené, pendant quinze ans, mon sac.
A. B. N. »