GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
18 février.
L'amiral Carden, que l'Indefatigable ramène dans la mer Égée, adresse l'ordre du jour suivant aux bâtiments de la flotte alliée :
La noble tâche du forcement des Dardanelles a été confiée à l'escadre alliée de la Méditerranée orientale. Il est aisé de se rendre compte de l’extrême importance de cette action de guerre, en ce qui touche la péninsule des Balkans, la Turquie et le théâtre général des hostilités.
Une puissante force navale vient d'être groupée. Le plan général des opérations consiste surtout dans la réduction des ouvrages fortifiés et dans le dragage des champs de mines.
Dans ces conditions, l’amiral considère devoir rappeler particulièrement l’attention sur l’absolue nécessité de ne point gaspiller les munitions, surtout celles des pièces de gros calibre, par des ouvertures de feu intempestives. Ce principe est si important que l'amiral se réserve de reléguer à l'arrière-garde tout bâtiment qui se rendrait coupable de quelque manquement à cette injonction.
Économie de munitions, voilà le grand principe. Ils sont pourtant prévus avec des projectiles plein leurs flancs, les ravitailleurs de nos bouches à feu. Cela signifie donc clairement qu'il y aura plus d'un coup de canon à donner avant d'arriver à Stamboul, n'en déplaise à certains optimistes souriants, qui, les pieds aux chenets, un atlas de Schrader ouvert sur les genoux, forcent, à leurs soirées perdues, les Dardanelles…
C'est le tour du Gaulois de quitter Port-Trébouki et d'aller patrouiller autour de Ténédos. Nous sommes à la veille du grand jour, et nous n'avons pu voir jusqu'ici qu'un petit nombre de vaisseaux anglais. Mais nous allons probablement rencontrer demain toute l'armée navale, si nous comprenons bien le sens de ce message sans fil : « Ordre au Gaulois de se trouver demain au sud-ouest de Ténédos et de rejoindre l'escadre. »
Chacun à bord prend ses dispositions en vue du combat. Les armoires des chambres sont vidées de leurs vêtements, les bibliothèques de leurs livres, que l'on déménage, à l'abri dans des caisses, sous le pont cuirassé. Dès les premiers jours de la guerre, elles s'étaient déjà vues dépouillées de leur superflu - tapis, rideaux, tentures - ces petites chambres d'officier, dont l'exiguïté prend, avec l'habitude, un air d'intimité et presque de confort. La mienne n'est plus aujourd'hui qu'une cellule aux parois de fer, plafonnée d'amiante, où reste intacte encore l'indispensable couchette. Sur la tôle des ponts le linoléum a été arraché ; les revêtements de peinture grise ou blanche, si inflammable, ont été grattés partout, depuis le salon du commandant jusqu'au poste de l'équipage, sur les tourelles et les canons, que la rouille a marqués de ses fauves efflorescences. Tout ce qui faisait la gaieté et l'ornement du carré, les aquarelles ensoleillées, les panneaux humoristiques de Gervèse, les coussins de plus d'un moelleux divan, tout s'est en hâte englouti dans les coquerons ou dans les soutes. Seuls les portraits du président Poincaré et du général Joffre, les cartes du front français et du front russe restent accrochés à quelque boiserie épargnée.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
19 février.
L'escadre qui nous rallie au matin à Ténédos n'est autre que notre division de complément, Suffren, Bouvet, Charlemagne, précédée du croiseur anglais Inflexible. Aussitôt monte au mât du cuirassé-amiral l'ordre d'appareiller, et les cinq bâtiments, arborant le petit pavois, doublent en ligne de file le nord de l'île Ténédos. Les moulins blancs, piqués aux crêtes des collines, qui nous ont vus quelquefois passer au temps du blocus, semblent nous reconnaître et nous saluent, joyeux, de leurs grands bras. De chaque étrave, sur la mer immobile et si bleue, qu'aucune brise ne ride, divergent, symétriques et bruissantes, deux longues banderoles d'argent. A 9 heures moins 7 minutes, les clairons sonnent dans les entreponts le branle-bas général de combat. Aussitôt, à travers les batteries, dans les échelles, sur les ponts, commence une galopade qui se répercute jusqu'au tréfonds du navire : canonniers gagnant leurs tourelles ou leurs casemates, mécaniciens en bleu de chauffe dégringolant dans les machines, timoniers se hâtant vers le blockhaus ou le poste central. Une fois vidé chaque compartiment, les portes étanches claquent et se ferment. Mon poste de combat est à l'arrière de la chambre des dynamos, près du moteur de la tourelle de 305 avant. Espace exigu, qu'occupent, outre les auxiliaires du service médical, une vingtaine d'hommes dont le rôle est à la fois d'armer les pièces d'artillerie moyenne, de manœuvrer à bras la tourelle en cas d'avarie, de tirer au fusil sur les mines dérivantes. Il y a même parmi eux Mirza, le prisonnier turc, un Turc d'Anatolie qu'une de nos croisières captura sur un vapeur grec, et qui rit à belles dents en imitant le bruit du canon.
A 10 heures moins 10, on entend vaguement bâbord tirer. Mais notre artillerie ne doit pas avoir, ce matin, un rôle très actif, car, à 10 heures, les boulangers sont autorisés à aller retirer leur pain du four, et, trois quarts d'heure plus tard, les cuisiniers retournent à leurs cuisines.
On déjeune au carré, comme à l'ordinaire, à 11 h. 30, en se hâtant un peu, car nous sommes mouillés très près de terre et à bonne portée d'un canon de campagne qui se démasquerait.
Je monte sur le pont supérieur. A bâbord de nous, le Suffren fait, avec son artillerie de gros et de moyen calibre, du tir indirect sur Koum-Kaleh, tandis que le Bouvet apprécie. Nous sommes à peine à 3 000 mètres de la côte, en face du village de Yeni-Keui, où ne se distingue à la jumelle aucune forme humaine : le village a dû être abandonné. Au nord de Yeni-Keui apparaît sur le plateau d'une colline l'agglomération de Yeni-Chehr, une colline qui descend en pente douce vers la mer et qui limite avec le cap Hellès une échancrure au fond de laquelle s'abrite Koum-Kaleh. C'est là qu'à chaque coup au but, s'élève une fumée d'abord noire puis blanche. Aucun fort ne répond. De temps en temps, le vrombissement d'un moteur fait lever les têtes vers la mâture : c'est un avion anglais qui, parti de la plage avant de l'Ark-Royal, va survoler la rive d'Asie et régler le plongeon des projectiles. Aucune activité, aucun mouvement anormal sur la côte voisine. On se croirait à une école à feu, tant le tir est conduit régulièrement, tant on se soucie peu d'une riposte de l'ennemi. Un torpilleur turc, seul, a débouché dans la matinée entre les deux escarpements du Détroit, mais il a suffi d'un obus du Suffren, fusant très loin sur son avant, pour le faire immédiatement virer de bord.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Vers 3 heures du soir, le Suffren et le Gaulois se rapprochent à 7 000 mètres de terre. Le Suffren s'embosse, et ouvre aussitôt avec ses 305 et ses 140 tribord un feu tantôt « délibéré » tantôt par salves sur l'extrême pointe de la presqu'île de Koum-Kaleh, où l'on sait que s'érige le fort, le vieux château d'Asie. Un éclair fulgurant, un peu de fumée brune ou blanche qui s'envole, puis, quelques secondes après, un roulement de tonnerre. Malgré soi, le regard se rive à cette presqu'île qui semble morte, et qui, sentinelle trop avancée, entraverait, si on ne lui portait les premiers coups, l'offensive résolue que nos deux escadres commencent aujourd'hui. La gerbe, d'abord, qui naît de la chute de l'obus, jaillit très en avant du but : les coups sont courts. Puis, au delà, la trajectoire ayant grandi, c'est une aigrette blanche à peine perceptible : les coups sont longs. Coups courts, coups longs, mais enfin, coups au but ! Alors, plus de tir délibéré, mais des salves qui font voler Koum-Kaleh en éclats, soulevant de toutes parts, dans leur ouragan de fer et de feu, une poussière noire et lourde qui, en retombant, couvre la presqu'île d'un suaire de deuil. Un torpilleur turc, encore, qui se défilait le long de la côte d'Europe, gagne à toute vapeur, quand le Suffren le prend pour cible, l'entrée des Dardanelles : il crache un épais nuage de fumée, s'en enveloppe et disparaît, tel ces poulpes qui, surpris par l'ennemi, vident, pour troubler l'eau, leur poche de fiel. « Suffren, cessez votre tir, je vais commencer le mien. » Ainsi vient de parler par la T. S. F. le cuirassé anglais Vengeance, dont je vois maintenant, de la passerelle où je suis monté, les deux longues cheminées glisser à trois ou quatre milles de notre avant. Chaque bâtiment continue méthodiquement son feu sur le fort qui lui a été assigné, et c'est à l'explosion des projectiles qu'on devine l’emplacement des batteries. Koum-Kaleh, d'abord, à l'extrémité d'une langue de terre, maintenant couleur de suie, avec très peu de zones claires - les zones épargnées - et, en face, en contrebas de la côte plus abrupte d'Europe, le fort de Seddul-Bahr, que surmonte, au sommet de la falaise, un village, qui déjà flambe par endroits ; au sud de Koum-Kaleh, les ouvrages en terre d'Oranieh, derrière lesquels se cachent les canons ; au nord de Seddul-Bahr, la batterie du cap Hellès, dont l'emplacement à peine se devine, et que depuis longtemps bombarde à grande distance l'Inflexible. Mais la Vengeance a commencé son tir, et c'est sur elle, à cause de la distance, que se concentrent nos regards.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
A intervalles réguliers, les coups se succèdent et, chaque fois, font naître, avec une admirable précision, sur les ruines encore fraîches de Koum-Kaleh, une colonne noire qui monte lentement, rougeoyant un instant par la base. Tout alors devient noir, de la pointe au pied de la presqu'île, noir et cendre, comme un morceau de charbon à demi consumé. Quelques obus s'égarent bien sur le village de Koum-Kaleh, mais c'est à la pointe surtout, où se dresse le fort, que s'abat, d'un rythme assuré, la pluie des projectiles. La position de la Vengeance est excellente, car elle prend Koum-Kaleh presque en enfilade, cependant que, dans la même direction, elle peut viser Oranieh, sur lequel, de temps en temps, sans délaisser son premier but, elle crache quelques obus de gros calibre. Koum-Kaleh, Oranieh s'empanachent donc de volutes épaisses, qui constamment, à peine évanouies, se renouvellent, et le cuirassé qui vient ainsi, sans relâche, d'illuminer son flanc tribord des éclairs de sa canonnade, cesse brusquement son feu, vire et reprend sa marche. C'est maintenant vers l'est qu'il se dirige, allant droit sur Seddul-Bahr, auprès duquel, à deux milles à peine de la côte, il stoppe et se prépare encore à tirer. Spectacle, à cette minute, inoubliable. La lumière, dans le soir qui tombe, est violette, avant les traînées roses qui présagent le crépuscule. Très loin devant nous, la Vengeance côtoie la rive d'Europe, mettant résolument le cap sur Hellès. A l'ouest, entre les îles émergées, les navires alliés exhalent lentement, dans l'air alourdi, leurs fumées qui montent verticales. L'ennemi, qui jusqu'ici s'est tenu coi, va-t-il se laisser narguer impunément, et n'y a-t-il plus un seul Turc vivant dans les forteresses écroulées ? Accoudés sur la passerelle, nous suivons, en échangeant nos impressions, les évolutions de la Vengeance. Sans doute, la hardiesse de sa provocation n'a-t-elle d'autre but que de juger des effets de notre tir.
- Voyez-la qui se rapproche.
- Elle est sous Hellès et c'est sur Seddul-Bahr qu'elle va tirer.
- La voici qui ouvre le feu.
Chaque obus, en effet, allume un incendie sur la vieille redoute et les casernes.
- Tiens ! Une lueur sur son arrière.
– Hellés répond !
– Mais non ! Hellès reçoit. C'est un obus qui vient d'éclater à terre.
Quelques secondes, puis, près de la poupe, une gerbe d'eau. Aucun doute, cette fois : Hellès a tiré. Enfin les forts se décident à répondre. Un deuxième éclair sur la côte, puis une fumée noire à bâbord avant du navire. Un peu d'angoisse nous étreint : la Vengeance serait-elle touchée ? Le coup, en tout cas, n'a pas dû porter loin.
Quelqu'un dit :
- Si elle reste là, elle risque de payer cher son audace.
Nous savons qu'Hellès n'a que deux pièces, que, pour les recharger, il faut un certain temps. La Vengeance va-t-elle en profiter pour se mettre hors de portée ? Non, elle ne bronche pas, mais elle a cessé son tir sur Seddul-Bahr. Silence des deux côtés : le cuirassé et la batterie se sont tus. Ce court répit, la Vengeance l'emploie à changer d'objectif, à régler sur place, posément, son tir sur Hellès. Moment, pour les spectateurs, d'anxieuse attente. Comment va se terminer ce duel presque à bout portant ? Prête avant Hellès, la Vengeance répond vigoureusement à son attaque. Aux gerbes d'eau succèdent à terre des flocons blanchâtres, qui cernent les deux rouges scintillations. Le fort faiblit, trop lent à s'émouvoir ; son tir hésite, s'espace, devient maladroit, s'éteint enfin sous la violence des rafales. Alors, Hellès étant réduit, la Vengeance appareille et tranquillement s'éloigne de la côte.
Qui douterait, déclare un officier, que les forts turcs sont armés et dirigés par des Allemands ? Si nous n'avions à faire qu'à des Teurs, il y a beau temps qu'on nous aurait tiré dessus, sans attendre qu'un de nous soit bien à portée. Mais les Boches sont plus prudents : ils préfèrent le tir à courte distance.
Mais voici que pendant que la ligne de file est ordonnée, des hauteurs d'Oranieh part une vive canonnade contre les bâtiments les plus proches. Il est 5 heures du soir. Branle-bas général de combat. Ayant rejoint mon abri sous cuirasse, j'entends le poste central transmettre cet ordre aux casemates de 140 « Point à viser, à droite de la maison blanche. » Quarante fois parvient à mes oreilles le claquement, sec comme un coup de fouet, de nos pièces d'artillerie moyenne, tandis qu'assez loin de nous, sauf une fois à 400 mètres de tribord, éclatent les gros projectiles du fort ennemi.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
20-24 février.
Mouillés au nord de l'île de Ténédos. Courte croisière, le 20. Les Anglais sont toujours devant les Détroits. Dès le 21, un fort vent du sud se met à souffler ; certainement, les opérations vont être suspendues.
Le communiqué sans fil de Norddeich sur le bombardement nous amuse « On annonce une attaque de la flotte alliée contre les Dardanelles. Huit cuirassés ont bombardé pendant sept heures les forts de l'entrée, sans les réduire au silence. L'ennemi a tiré 600 coups de gros calibre et de 15 cm. Trois cuirassés ennemis endommagés, dont le navire-amiral gravement.
Les Turcs n'ont qu’un blessé légèrement. »
Le 22 et le 23, le mauvais temps continue. La crête des lames en rade de Ténédos écume sous les rafales et s'éparpille en pénétrants embruns. C'est le présage, au large des Détroits, d'une houle qui gênerait le pointage des pièces. Mieux vaut donc attendre une embellie, dût-on donner aux Turcs le temps de dégager leurs canons du décombre des forts et de remettre en état leurs batteries.
Le 24 au matin, l'escadre anglo-française tente une sortie, mais de suite, un essai de bombardement, à cause du roulis, apparaît inutile. Un incident, au moment de l'appareillage. Un marchand grec, qui s'était installé à notre bord, ne put débarquer à temps, l'amarre de son embarcation s'étant rompue. Force lui fut donc d'accepter une petite promenade aux Dardanelles, toute pacifique d'ailleurs, en raison de la mer.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
25 février.
Le vent du sud est brusquement tombé, et la mer, calme aujourd'hui, ne se hérisse plus que d'un léger clapot. L'escadre appareille à 9 h. 30, et le Gaulois, qui a suivi dans la ligne de file le Bouvet, s'embosse à 6 500 mètres dans le sud-ouest de Koum-Kaleh. A 10 h. 14, éclatent les premiers coups de canon : c'est l'Agamemnon qui ouvre le feu sur Hellès, dont les batteries presque immédiatement répondent. Une minute après, nos 140 tirent à leur tour, puis, à 10 h. 37, les grosses pièces reçoivent l'ordre de s'armer. Alors commence à tonner la double voix formidable des tourelles de 305. Celle qui manœuvre au-dessus de ma tête, et dont je devine l'intermittente rotation au mouvement de l'énorme pignon denté qu'animent les dynamos, celle-là, que je sens voisine, fait, chaque fois, vaciller, en une transversale et brutale secousse, les quatre murs d'acier brûlant qui nous tiennent enfermés. A 10 h. 30, l'effroyable vacarme cesse un instant, mais la canonnade continue néanmoins, comme assourdie : le Dublin, non loin de nous, lâche sa bordée sur des batteries volantes installées à terre. A 10 h. 50, l'équipe en réserve dans notre compartiment est appelée sur le pont. Le feu des forts a repris violemment, et sans doute est-il besoin de se désembosser, la position étant critique. J'interroge un homme qui redescend.
- Ça chauffe par là-haut. Les marmites pleuvent de tous les bords.
Il paraît que, pendant que notre tir se réglait sur Koum-Kaleh, Hellès s'est démasqué et nous bombarde. Même situation que la Vengeance le 19. Nous sommes encadrés, et il faut avec nos hommes sur le pont, filer l'embossage et relever l'ancre de bossoir. Nous changeons de poste sous une grêle d'obus, mais nos canons, abandonnant comme la Vengeance Koum-Kaleh, se préparent à répondre à Hellès. L'amiral anglais a signalé, nous voyant en danger « Éloignez-vous du feu des forts. » Mais la place est trop bonne, et Hellès mérite bien une leçon. A nouveau grondent nos 305, avec, comme objectif, les batteries d'Hellès, qui continuent à nous prendre pour point de mire.
Un ébranlement, qui semble partir de la quille, court le long de la cuirasse.
- L'ancre qui râcle au fond, explique un second-maître.
Divers chocs - éclatement probable d'obus - sont encore perçus sur la paroi extérieure de notre cellule. A midi, on annonce que la pièce de droite de Hellès est démolie. Le fort, réduit au silence, ne répond plus : notre feu peut se concentrer sur Koum-Kaleh.
L'Inflexible, puis le Suffren félicitent le Gaulois : « Votre tir a été très bon. » Mais n'a-t-il pas aussi permis, ce tir habilement réglé, de dégager le cuirassé anglais Agamemnon, vivement pris à partie par le fort ennemi, et qui put, sur un ordre de l'amiral, rallier sans dommage les lignes de l'arrière ?
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
Il fait une chaleur intolérable dans les fonds, où tout se lubrifie d'une humidité malsaine : le parquet huileux tout trépidant quand ronflent les dynamos, les tuyaux bigarrés qui serpentent le long du plafond, les deux puissants leviers, sur lesquels s'accoudent, en attendant de les mouvoir, les hommes préposés à la manœuvre à bras de la tourelle.
Dans une casemate de bâbord, où je vais respirer, le chef de pièce scrute avec ses jumelles l'horizon. Il a vu des Turcs quitter les casernes de Seddul-Bahr et descendre vers les batteries, mais aucune d'elles n'a encore ouvert le feu. La Vengeance et le Cornwallis, depuis 12 h. 55, harcèlent Oranieh, dont les ouvrages en terre, les « cavaliers » qui masquent les canons, volètent en fines gerbes opaques. La Queen-Elizabeth, pour achever Hellès, envoie sur lui ses gros obus de 380.
Après un frugal déjeuner sous le pont cuirassé, près de l'échelle qui descend aux chaufferies, je rejoins mon poste de combat. Malgré que le pignon denté de la tourelle tourne encore par instants, nos 305 ne parlent plus, car c'est au tour du Suffren et du Charlemagne de prendre part à l'action. Ils doivent s'avancer vers l'entrée, en tirant sur Oranieh et sur Koum-Kaleh, puis, virant de bord, lâcher leur bordée sur Seddul-Bahr et sur Hellès. Le bruit de la canonnade est tel que je ne perçois distinctement aucun coup, mais bientôt, quand ces cuirassés ont terminé leur tir nos 305 et nos 140 recommencent leur feu.
A 3 h. 29, le Triumph et l'Albion sont signalés faisant route à petite allure vers le Détroit, pour tirer à bonne portée sur la côte d'Asie. Les forts répondent, car des obus explosent près de nous. Mais soutenir, même en y répondant, le feu de dix cuirassés armés chacun d'au moins quatre pièces de gros calibre, est chose malaisée, et l'on comprend que les servants turcs, que l'on avait vus tout à l'heure descendre vers Seddul-Bahr, lâchent pied maintenant et remontent en courant vers leurs casernes. A 4 h. 15, la deuxième pièce du cap Hellès, probablement détruite par notre tir, est réduite au silence, et nous pouvons la considérer comme hors de combat, cette batterie bien défilée, qu'aucun ouvrage visible ne révèle, et qui, le 19, avait mis en péril la trop téméraire Vengeance.
A 5 heures du soir, la bataille est terminée. Aucun des forts turcs ne répond plus. Pourront-ils répondre jamais ?
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
L'escadre alliée se groupe par divisions, et se prépare à quitter le Détroit. En sens inverse arrive un croiseur à quatre cheminées, qu'escorte une flottille de minuscules vapeurs : le Dublin et les chalutiers-dragueurs, qui, dès à présent, vont se mettre à la besogne et relever la première ligne de mines, celle que l'on sait tendue entre Koum-Kaleh et Seddul-Bahr.
26 février.
L’engagement d’hier nous a valu quelques légères avaries. Un obus, d’abord de gros calibre, lancé par le cap Hellès, a dû éclater à tribord sur la grosse cuirasse ou dans son voisinage. La plage arrière offre quelques éclats, des trous dans les tôles du pont, des éraflures sur les parois de la tourelle. C’est cet obus qui produisit, en explosant, la violente secousse qu’on mit, dans les fonds, sur le compte du râclage de l’ancre. L'ébranlement de la tourelle avant a été si fort qu'une vis de pointage s'est brisée.
Un autre projectile est tombé sur le quatrième pont, a déchiqueté son rebord, arraché, en le tordant fortement, un support de montant de tente. Ni tué, ni blessé, tout le monde étant, à ce moment, à l'abri.
Nous voici de nouveau au mouillage de Ténédos, en train de faire du charbon. Rien ne presse, puisque les dragueurs préparent l'entrée des Détroits. Un cuirassé anglais aurait déjà franchi la passe.
L'Agamemnon a eu hier trois tués et quelques blessés. Tous les pavillons sont en berne. Un grand navire blanc s’approche lentement du cuirassé. Il porte sur ses flancs une bande verte avec de larges croix vermillon. C’est le Sudan, le navire-hôpital anglais, venu d’Angleterre avec l’escadre.
Le soir, une immense colonne de fumée s'élève de la côte d’Europe. Seddul-Bahr brûle ! A la longue-vue, on distingue des flammes parmi les ruines.
Le bruit court que des troupes anglaises ont débarqué aujourd’hui dans la presqu’île de Gallipoli. Bonne nouvelle, si elle est exacte. Car personne ici ne met en doute la nécessité d'un corps de débarquement, sans lequel l'avance des cuirassés ne peut être qu’éphémère. Nous savons que des transports doivent amener des troupes, mais nous ignorons quand et comment elles pourront coopérer. La Grèce, disait-on, devait fournir 60 000 hommes, mais rien, dans ce qui se passe autour de nous, ne donne confirmation à ce bruit. Il est vrai qu’à moins d’être sur les lieux, les opérations auxquelles nous sommes mêlés sont quelquefois des énigmes que nous résolvons à l’aide d’hypothèses. Notre droite, en bonne règle, doit ignorer ce que fait notre gauche…
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
27 février.
Après le charbon, les munitions. Le Loiret, accosté, se déleste à notre profit de sa cargaison de 140 et de 305. On a tiré beaucoup de projectiles avant-hier, plus peut-être qu'on ne pensait. Qu'importe ? Si les forts sont détruits.
Le vent souffle assez fraîchement du nord, mais les travaux continuent du côté des Détroits. Les dragueurs, affirme-t-on, n'ont pas trouvé de mines à l'entrée : ce redoutable barrage entre le Château d'Asie et le Château d'Europe, indiqué sur nos cartes comme le premier obstacle, n'était-il qu'un bluff de la part de nos ennemis ?
Un télégramme sans fil, lancé hier au soir par l'amiral de Lapeyrère, signale sans commentaires que le gouvernement russe apprend que les mines mouillées dans les Dardanelles sont disposées de telle façon qu'une seconde mine remplace automatiquement la mine draguée. Renseignement précieux - à moins qu'il ne s'agisse encore de bluff - quand les chalutiers devront déblayer l'intérieur du chenal.
Un peu moins optimiste, le télégramme de Norddeich, intercepté cette nuit : « Dix grands cuirassés ont continué le bombardement des forts de l'entrée des Dardanelles, puis ont fait retraite sur Ténédos. Trois cuirassés ont été atteints. »
Retraite, soit Le mot est, sinon exact, du moins heureux pour les neutres.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Re: GAULOIS - Un cuirassé aux Dardanelles, l'attaque des détroits
28 février.
La tempête s'est levée. Partis le matin pour le golfe de Saros, nous sommes obligés de revenir mouiller à Ténédos, à cause du temps. Que se passe-t-il aux Dardanelles ? Les Turcs ne vont-ils pas profiter de cette situation pour se ressaisir, et tout ne sera-t-il pas à refaire, quand nous nous représenterons devant les Détroits ?
L'ordre du jour suivant circule dans la division française :
A la suite de la belle et féconde journée du 25 courant, le contre-amiral commandant la division est tout particulièrement heureux de porter à la connaissance des commandants, officiers, officiers-mariniers et marins, les télégrammes qui suivent, émanant l'un du vice-amiral commandant l'escadre alliée, l'autre de l'Amirauté britannique :
Vice-amiral commandant l'escadre alliée au contre-amiral Suffren :
« Permettez-moi de vous dire combien je vous suis reconnaissant, tant à vous qu'à l'escadre que vous commandez, du remarquable concours que vous m'avez donné hier en contribuant à l'éclatant succès de la première phase des opérations de guerre entreprises par la flotte alliée. »
Vice-amiral commandant la flotte alliée au contre-amiral Suffren :
J'ai l'honneur de vous informer que j'ai reçu du premier lord de l'Amirauté britannique l'expression de sa haute et entière satisfaction en ce qui touche l'heureuse issue de la première phase des opérations de la flotte alliée. C'est avec la plus vive satisfaction que je fais part de ce flatteur message à la force navale. »
Le contre-amiral commandant la division considère devoir joindre à ces témoignages si hautement flatteurs l'expression de ses plus cordiaux remerciements à ses fidèles compagnons d'armes.
Il y voit la certitude d'un triomphe, dont les conséquences seront incalculables pour les destinées de la patrie.
Il décide que toutes les punitions seront levées.
Le présent ordre sera lu par un officier aux équipages assemblés et affiché pendant huit jours dans les batteries de la force navale.
1er mars.
Le vent s'est calmé cette nuit, et le baromètre est remonté dans la matinée. Nous appareillons le soir pour Lemnos, où nous trouvons au mouillage la Queen-Elizabeth, l'Indefatigable, l'Agamennon et le Lord Nelson. Il souffle une brise glacée. Sur la pâleur du ciel hivernal, étincellent, dans le pur lointain, des cimes neigeuses. Dans l'est, s'estompe la côte d'Asie, confuse encore de brume et de lourdes fumées d'incendie. Nous continuons notre route sur le golfe de Saros, précédés de dragueurs de mines, et nous canonnons à 5 heures les batteries du fort Napoléon.
(à suivre...)
La tempête s'est levée. Partis le matin pour le golfe de Saros, nous sommes obligés de revenir mouiller à Ténédos, à cause du temps. Que se passe-t-il aux Dardanelles ? Les Turcs ne vont-ils pas profiter de cette situation pour se ressaisir, et tout ne sera-t-il pas à refaire, quand nous nous représenterons devant les Détroits ?
L'ordre du jour suivant circule dans la division française :
A la suite de la belle et féconde journée du 25 courant, le contre-amiral commandant la division est tout particulièrement heureux de porter à la connaissance des commandants, officiers, officiers-mariniers et marins, les télégrammes qui suivent, émanant l'un du vice-amiral commandant l'escadre alliée, l'autre de l'Amirauté britannique :
Vice-amiral commandant l'escadre alliée au contre-amiral Suffren :
« Permettez-moi de vous dire combien je vous suis reconnaissant, tant à vous qu'à l'escadre que vous commandez, du remarquable concours que vous m'avez donné hier en contribuant à l'éclatant succès de la première phase des opérations de guerre entreprises par la flotte alliée. »
Vice-amiral commandant la flotte alliée au contre-amiral Suffren :
J'ai l'honneur de vous informer que j'ai reçu du premier lord de l'Amirauté britannique l'expression de sa haute et entière satisfaction en ce qui touche l'heureuse issue de la première phase des opérations de la flotte alliée. C'est avec la plus vive satisfaction que je fais part de ce flatteur message à la force navale. »
Le contre-amiral commandant la division considère devoir joindre à ces témoignages si hautement flatteurs l'expression de ses plus cordiaux remerciements à ses fidèles compagnons d'armes.
Il y voit la certitude d'un triomphe, dont les conséquences seront incalculables pour les destinées de la patrie.
Il décide que toutes les punitions seront levées.
Le présent ordre sera lu par un officier aux équipages assemblés et affiché pendant huit jours dans les batteries de la force navale.
1er mars.
Le vent s'est calmé cette nuit, et le baromètre est remonté dans la matinée. Nous appareillons le soir pour Lemnos, où nous trouvons au mouillage la Queen-Elizabeth, l'Indefatigable, l'Agamennon et le Lord Nelson. Il souffle une brise glacée. Sur la pâleur du ciel hivernal, étincellent, dans le pur lointain, des cimes neigeuses. Dans l'est, s'estompe la côte d'Asie, confuse encore de brume et de lourdes fumées d'incendie. Nous continuons notre route sur le golfe de Saros, précédés de dragueurs de mines, et nous canonnons à 5 heures les batteries du fort Napoléon.
(à suivre...)
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.