COLBERT
Voici un récit tout à fait étonnant et qui semble ne figurer dans aucun ouvrage.
Il s’agit d’une lettre envoyée en Avril 1915, par le second capitaine du COLBERT, Frédéric Rouillé, à son frère, Capitaine de Frégate affecté à la 2e section ( ?). (Quel était ce service ?)
La note du Capitaine de Frégate est ainsi rédigée :
20 Avril 1915
« J’ai reçu hier une lettre venant de New York, émanant d’un parent Capitaine au Long Cours et 1er officier sur un grand steamer de la Compagnie Havraise Péninsulaire. Il effectuait un voyage Europe – New York et me raconte l’aventure arrivée à ce steamer le 28 Mars dernier dans les parages des îles Scilly, quand il a rencontré le sous-marin U 28 qui a coulé le même jour le vapeur FALABA.
Grâce au sang froid et à l’habileté de cet officier qui fut mandé à bord du sous-marin pour fournir des explications, le commandant du sous-marin a permis au steamer français de continuer sa route, de sorte qu’il a échappé à une destruction certaine. »
Voici le texte de la lettre
Mon cher frère,
……
Comme je te l’ai écrit en partant du Havre, nous avions de notre propre initiative maquillé notre navire. Un nom neutre inscrit sur des panneaux pendant notre séjour au Havre fut boulonné à la place du notre. Une fois au large, nous arborions un pavillon approprié. Je ne te dis pas lequel de peur que cette lettre ne soit ouverte par un indiscret et que cela n’entraîne des complications diplomatiques. Il te suffit de savoir que je me débrouille bien dans cette langue dont nous avons emprunté le pavillon.
Pas de sous-marin pendant la traversée de la Manche et nous avons mouillé de nuit sur rade de notre port à charbon. En un tour de main, j’ai fait sauter le postiche et au matin, le pavillon français était à poste.
Le 27 Mars au soir, route sur l’Amérique après avoir charbonné. Aussitôt au large, nous avons remis en place les panneaux et le pavillon neutre.
Le 28 Mars au matin, vers 06h25, j’arpentais la passerelle de long en large quand j’aperçus à un quart sur l’arrière tribord une espèce de caisse , mais une caisse qui se déplaçait à grande vitesse. Je prends les jumelles et suis aussitôt fixé : nous sommes poursuivis par un sous-marin.
Je préviens le commandant. Nous calons les soupapes et la machine donne tout ce qu’elle peut. Nous arrivons à filer plus de 13 nds. Mais c’est peine perdue. Ces boches ont des outils contre lesquels on ne peut lutter. Je t’avoue que je n’ai pas eu peur, mais que j’ai été très désappointé car je me croyais hors de toute atteinte. Je n’ai pas réfléchi aux conséquences, si les Allemands avaient éventé la comédie que nous leur jouions.
Ils auraient sans doute envoyé navire et équipage par le fond.
A 07h00, le sous-marin, à moins d’un mille, envoie ses couleurs et le signal « Mettez en panne ou je fais feu » accompagné de deux coups de pétard à blanc. Dès qu’on a stoppé il demande : « Envoyez une embarcation ».
Je propose au commandant d’aller voir l’Allemand de près. Mais j’ai du mal à décider quatre hommes à venir avec moi. Ils auraient préféré mettre les baleinières à l’eau pour sauver leur peau. Enfin, le canot est armé. Je saute dedans et décoste aussitôt car la houle menaçait de le faire chavirer ou de le mettre en piteux état.
A peine à 10 mètres, je vois notre pavillon neutre qui s’affale : première gaffe ! Là, j’ai eu la frousse car j’ai cru qu’on allait hisser le pavillon français. Mais non ! Et croyant qu’on le salue, le sous-marin répond…ça, c’est le comble !
Enfin, j’accoste le sous-marin. Le commandant, entre 30 et 35 ans, me fait signe d’embarquer. Je saute et…tombe dans les bras d’un matelot allemand !
Première chose qu’on me demande : les papiers. Comme tu t’en doutes, je les avais « oubliés » à bord. Suit une conversation qu’il serait trop long de te raconter mais au cours de laquelle je ne « comprends » que ce que je veux bien comprendre. Je fais l’ignorant chaque fois qu’il me paraît bon de le faire. Finalement, le commandant me dit que je peux retourner à bord et continuer ma route sur l’Amérique.
Comme je me disposais à embarquer dans mon canot, une lame vint balayer le pont du sous-marin, le couvrant jusqu’au kiosque et me frappa dans le dos, me faisant débarquer plus vite que je n’aurais voulu. Ce fut à la grande joie des Allemands qui partirent d’un grand éclat de rire. Je t’assure que je riais aussi de bon cœur ; m’étant relevé tout ruisselant, je leur tirai très poliment ma casquette et officiers et matelots me répondirent par un signe amical de la main.
Dire qu’ils étaient tombés dans le panneau !
A peine avais-je quitté le sous-marin, que vois-je ? l’équipage du C… était aux postes de sauvetage et commençait à déborder les embarcations : deuxième gaffe! Persuadés que le navire était perdu, ils ne s’occupaient plus de moi. Par signes, je parviens à leur faire comprendre d’arrêter. Je reviens le long du bord avec mon canot aux trois quarts plein d’eau. Je t’assure que c’est grâce aux mécaniciens qu’il n’a pas coulé sous les palans, car eux seuls se sont intéressés à ma démarche. Mais nous avons eu bien de la misère pour le remettre sur son chantier. Puis nous avons repris la route après avoir vu un chalutier nous tourner autour : sûrement un ravitailleur.
Le point de ravitaillement doit être N/S pointe ouest des Scilly et E/W île Sandy.
D’ailleurs, si les torpilleurs, au lieu de faire la belle jambe à l’entrée des ports, poussaient un peu au large, faute d’attraper les sous-marins, ils pourraient au moins attraper les ravitailleurs, et sans ravitailleurs… plus de sous-marins.
Je n’ai pas l’impression d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Mais à midi, le commandant nous a offert le champagne et a fait un petit speech devant tout l’équipage. Il a terminé en disant :
- « Si le C… est encore à flot, le sang froid de Monsieur R… n’y est pas étranger. Vous tous ici présents, rappelez-vous que vous lui devez peut-être la vie car avec ce temps, et si loin des côtes, qui sait si nous eussions pu tous nous en sortir. » ?
Nous sommes arrivés à New York à midi et avons mouillé en rivière où nous attendons les ordres. Le pilote nous a apporté un journal du 9 Avril et j’ai vu que le FALABA avait été coulé le 28 Mars dans le canal de Bristol, mais que l’on ne connaît pas le numéro du sous-marin qui l’a coulé. Il y aurait eu une centaine de victimes.
Moi, je peux te dire que c’est un coup de l’U 28, et que le FALABA est le paquebot que nous avons aperçu au large, à 10 milles environ, une heure après l’avoir rencontré. »
Signé Rouillé.
A la fin de sa note, le capitaine de frégate ajoute : « Les couleurs arborées étaient les couleurs espagnoles"
Commentaire
Le récit semble tout à fait véridique. On note d’ailleurs qu’il est bien du second capitaine Rouillé. Celui-ci emploie dans ce récit, comme dans celui qu’il fera plus tard du naufrage du COLBERT (voir post ci-dessus) l’expression « L’équipage est aux postes de sauvetage » alors que l’expression plus usuelle est « l’équipage est aux postes d’abandon »
Le sous-marin
C’était donc l’U 28 que Frédéric Rouillé avait du identifier (mais il ne dit pas comment dans sa lettre – peut-être au cours de la conversation avec le commandant-.)
Le commandant était le KL Freiherr Georg von FORSTNER.
Il serait vraiment intéressant de retrouver ce que dit le KTB du sous-marin à propos de cette rencontre qui semble unique dans les annales de la guerre sous-marine.

Notons qu’au cours du torpillage du FALABA un passager, rescapé par la suite, prit deux photos assez remarquables de l’U 28 en surface. Elles parurent dans l’Illustration et dans des revues britanniques.
Les voici :


Cdlt