Savez-vous si le pacifiste Robert Porchet
déserteur puis bagnard dont il est question dans l'ouvrage
"De Verdun à Cayenne" a été réhabilité depuis la parution de
ce livre : http://michelvalette.lacolombe.org/deverdunacayenne/ ?
Sur la réhabilitation de Robert Porchet
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- Inscription : jeu. avr. 24, 2014 2:00 am
Re: Sur la réhabilitation de Robert Porchet
Bonjour.Il y a toujours eu des cas de grace du bagne-et quand je dis bagne,je parle de la condamnation aux travaux forces- car il s agit la d une prerogative exercee par le chef de l Etat,avec parcimonie, il faut preciser.Mais la rehabilitation est beaucoup plus complexe car elle releve de l instance judiciaire,qui s est déjà prononcee sur le cas....Il me semble qu une demande de renseignements aux Archives Nationales d Outre Mer s impose.Les series matricules des transportes y sont tres bien conservees.Cordialement.
zephyr joyeux
Re: Sur la réhabilitation de Robert Porchet
Extraits : http://michelvalette.lacolombe.org/deve ... traits.pdf
1ère PARTIE : LE REFUS
Choqué par les atrocités de la guerre de 14 au cours de laquelle il avait été
appelé comme fantassin, il avait participé malgré lui aux combats sanglants
jusqu’en juin 1916. l’enfer subi, à son comble lors des affrontements du Fort
de Vaux, le détermine à déserter.
Cliquetis de nos godillots cloutés sur les pavés de l'avenue de la gare. Les femmes
nous jettent des fleurs, nous acclament, embrassent les plus proches d'entre nous, leur
agitant sous le nez des poitrines à peine recouvertes - il fait si chaud - Regards fiévreux. Mes
voisins se sentent - déjà - des héros !
…
En quelques heures tout ce que nous avions pu imaginer sur la guerre va être dépassé.
En ce jour du 22 août après une après midi torride, un brouillard opaque soudain nous
enveloppe. Continuant notre marche en avant, nous avançons à l'aveuglette mais sans
appréhension. Nous ignorons que d'une tranchée invisible pour nous, on observe la
progression des taches rouges de nos pantalons, trous écarlates dans la grisaille brumeuse.
Là, vêtus de leurs uniformes verdâtres, bien à l'abri, nos germains cousins attendent notre
approche.
Quand crépitent les mitrailleuses, autour de nous des ombres s'écroulent. Certains
sont morts à la première seconde de leur premier combat et n'en emporteront dans l'au-delà
aucun souvenir. Les autres sont blessés, plus ou moins grièvement.
…
J'ai réussi jusqu'à présent à ne pas tirer un seul coup de fusil. Mais voilà qu'un bruit se
répand : A la première accalmie, on va compter nos munitions et gare à ceux qui n'en
auraient pas utilisées! Je m'efforce donc de temps en temps de diriger le canon de mon arme
vers les positions ennemies en choisissant avec soin un rocher ou un tronc d'arbre afin d'être
sûr de ne pas toucher un de mes frères d'en face.
…
Quelquefois, gagné par l'ivresse générale, arrivé face à face avec celui qui venait de
tuer l'un des nôtres, j'avoue avoir eu un quart de seconde, l'envie de lui enfoncer ma Rosalie
dans le ventre. Heureusement à l'ultime moment, une force en moi me paralysait et je le
laissais fuir. Parfois, paralysé lui aussi, il restait quelques instants à me dévisager et
j'imaginais que dans mes traits, il découvrait, ébahi, je ne sais quelle analogie avec ses
propres traits.
Pour ne pas me rendre coupable vis-à-vis de mes chefs, je le dépouillais de ses armes
et le faisais prisonnier. Mais souvent, des ordres impératifs nous interdisaient d'en faire, afin
4
de ne pas retarder notre avance supposée en nous encombrant inutilement. On nous
interdisait ainsi de gracier ceux-là même qui se rendaient à nous.
Rien ne put jamais me forcer à tuer. Par gestes, je signifiais au partenaire que
m'imposait cette étrange tragédie de déguerpir en vitesse. Craignant une ruse, il n'osait
comprendre, reculait de quelques pas, puis brusquement, saisissant cette chance inouïe que
je lui offrais, s'enfuyait à toutes jambes. J'étais sous la crainte constante d'être surpris non
seulement par des officiers ou des sous-offs et d’être inculpé d’intelligence avec l'ennemi
mais aussi par mes camarades.
…
Impossible de cacher à présent mon attitude passive face à la tuerie. Maintenant, tout
m'est égal. Je fais face, sans me dissimuler, arme au pied, attendant que l'on me tue.
Valentin a l'oreille arrachée. Un filet de sang s'écoule sur la moitié de son visage décharné lui
donnant une allure surréaliste.
Il m'a vu. Dans le bref regard qu'il me lance, je comprends qu'il me croit fou. Revolver
au poing, il se bat avec en lui le sentiment forcené d'être un héros. Cette certitude le conforte,
lui donne une sorte de jouissance qui transparaît dans son comportement. Ainsi, il
transcende l'épuisement et l'angoisse. Une lame l'atteint au côté droit, il tourbillonne sur ses
longues jambes de danseur et s'affale sur le corps du feldwebel qu'il vient de tuer.
…
Un concours de circonstances exceptionnelles nous fut favorable. Je fus en effet
désigné pour porter au Bureau de l’Etat-major tous les livrets de mes compagnons rescapés
du Fort de Vaux afin que les inscriptions concernant leurs promotions y soient portées.
…
Lorsqu'il revint du bureau avec tous les livrets signés, je l'aidai à apposer les sceaux
pendant qu'il faisait un sort à la bouteille. Lorsque je sortis du bureau avec tous les livrets
sous le bras
Arrêté par les gendarmes quelques mois plus tard à Mâcon où, se faisant
passer pour réformé, il s’était fait embaucher pour les vendanges, il est
emmené au Fort de Vincennes où il attend un an de passer en jugement.
Devant le Conseil de Guerre, il s’affirme pleinement responsable de sa
désertion et il est condamné à quinze ans de travaux forcés et dix ans
d’interdiction de séjour. Il reste digne pendant le cérémonial de la dégradation.
…
. - Et vous, Porchet? - Je n'ai rien à dire. J'ai agi selon ma conscience. Elle n'est
pas troublée alors que la vôtre le sera peut-être lorsque vous m'aurez condamné.
…
Je me tiens bien droit en regardant au fond des yeux, cet homme déguisé,
mutilant mes vêtements militaires, arrachant mes boutons, mon galon de caporal, la
jugulaire de mon képi. Cet homme, un petit nerveux aux cheveux presque roux et au
5
visage piqueté de petite vérole semble mettre à son ouvrage une sorte de joie
sadique, comme s'il éprouvait le sentiment de me priver de mes attributs virils.
Comment ne peut-il se rendre compte qu'au contraire, à chaque arrachement, je
ressens comme un soulagement de cette défoliation d'un uniforme de bourreau
imposé contre ma volonté? On me rend à mon état de civil.
2ème PARTIE : LA PEINE
D’abord envoyé à la Maison centrale de Force de Thouars, il y est détenu
durant six ans, sous-alimenté, astreint au silence total et à un travail mal
rémunéré.
Après mes vingt jours de travail gratuit, j'aurai dix centimes la grosse, et la tâche
sera de deux francs... après avoir tourné 5.760 boutons! Le trésor de la maison
prélèvera sept dixièmes du produit de mon travail et la moitié du restant sera versée
à mon pécule de réserve. Je constaterai, deux mois plus tard, qu'il me reste par mois
sept francs quatre vingt pour acheter mon savon et quelques suppléments de vivres.
Peu en vérité pour l'appétit de mes vingt cinq ans.
…
Nous profitions, sur le chemin du travail, de notre traversée de la cour du
quartier cellulaire, pour arracher les jeunes pousses des arbres et les feuilles de
marronniers afin de les mâchonner pendant des heures. Certains avalaient des
boulettes de sciure de bois et ceux qui travaillaient à l'atelier des chaussures
mâchouillaient des semelles de cuir. Tous ces hommes, cadavres ambulants
trouvaient encore la force de marcher au pas à l'aboiement des gardiens repus.
Il transite ensuite par le Bagne de Vauban en l’Île de Ré avant d’être expédié
pour la Guyane en compagnie de quelques centaines de forçats, sur le bateau
La Martinière de sinistre mémoire (juin 1923).
La cale contient huit cages pouvant contenir chacune quatre vingt forçats
environ. A l'intérieur sont suspendus des hamacs. Les plus durs des bagnards dont
certains en sont à leur deuxième voyage, ont pris immédiatement autorité sur
l'ensemble en délimitant leur territoire par un regroupement au plus près de la porte
de la cage.
Il connaît successivement le Camp de Saint-Laurent du Maroni, la peine de
cellule, les durs travaux forestiers du Camp de Godebert où il contracte le
paludisme. Soigné à l’hôpital de Saint-Laurent, il écoute d’autres détenus lui
décrire le camp dit de convalescence des inaptes au travail, l’île des détenus
lépreux, le camp disciplinaire de Charvein. Ils racontent des évasions très
6
rarement réussies, les fréquents assassinats des repris par les surveillants
militaires. Ces meurtres, une sous-alimentation programmée, des travaux
épuisants sous un soleil de plomb manifestent d’une volonté d’extermination
progressive des condamnés.
Lorsqu'un détenu est tué, pour justifier l'emploi de cartouches, on dresse procès
et l'enquête établit toujours la légitime défense. On glorifie les tueurs pour leur
courage et leur sang-froid. Il leur suffit de s'arracher un bouton pour prouver qu'il y a
eu lutte. Certains ont toujours sur eux un vieux couteau qu'ils glissent après le crime
dans la main du mort, preuve de menace et justification de légitime défense.
Le prétexte d’une mise en valeur du pays par une main d’oeuvre bon marché,
ne tient même pas : l’efficacité de ces hommes épuisés et malades est quasi
nulle. On saura plus tard que hormis les très rares déportés ayant pu rentrer
en France, peine purgée et astreinte à résidence accomplie, il ne restera en
Guyane que 4.000 survivants sur 30.000 déportés.
La sécurité de la Société exige-t-elle les mauvais traitements, les vexations
infligés aux détenus ? Ces méthodes ne sont point inscrites dans les textes. Elles
sont admises par l'usage instauré par les surveillants militaires.
…
Dans la journée, des travaux particulièrement pénibles : avec d'autres punis,
nous asséchons une savane, sous un soleil torride, derrière les constructions
navales. Il nous faut drainer à l'aide de pelles, la vase dans laquelle nous barbotons
jusqu'aux genoux. Il s'en dégage une horrible odeur de putréfaction qui attire les
moustiques. Je ne peux m'empêcher de penser au fort de Vaux, vacarme en moins.
Interdiction de parler, de fumer, de se reposer. Nous ne sommes plus des hommes
mais des pompes de vidange.
…
Si l'un de nous tombe, une injure éclate, un coup de bâton dans les reins le
relève. Si toute la corvée s'arrête, les revolvers sortent. Que nous jouions tour à tour
le rôle de piliers ou d'écrasés, de tractant ou de traînés, il nous faut avancer. Le tronc
résiste à nos muscles tendus, à nos ahans rythmés, se heurte à des racines, des
souches, s'enchevêtre dans les lianes, il nous faut avancer.
Les courroies des bricoles pénètrent dans nos chairs, les épines ensanglantent
nos pieds, des herbes nous tailladent la face et les bras, notre sueur rougie dégouline
sur nos visages le long de nos veines gonflées, nos souffles se font courts, il nous
faut avancer.
Sous les jurons, les injures, les menaces !
Des hommes où il faudrait des buffles !
Six mille ans se sont-ils vraiment écoulés depuis le temps où les prisonniers des
Pharaons s'en allaient aux carrières de marbre et de granit du Val de Rohannam ? Ils
7
traînaient de leurs bras, à travers le désert, les énormes blocs d'albâtre et de
porphyre, encadrés de contremaîtres qui les cinglaient de leurs lanières.
Aux forçats d'autrefois, pour toute nourriture on donnait un oignon. Aux forçats
d'aujourd'hui une pincée de riz.
Admis à l’Île Royale pour sa convalescence, Robert Porchet a la chance d’être
pris en charge par un médecin-major qui en fait son secrétaire. Là encore, il
témoigne de ce qu’il voit en accompagnant le docteur dans ses visites dans
les trois îles du Salut. Il découvre ainsi la Réclusion de Saint-joseph, l’asile et
l’île du Diable où Dreyfus fut détenu pendant sept années.
Les médecins coloniaux sont plus conscients de leurs devoirs professionnels
que ceux des maisons centrales de France. Avec les moyens dont ils disposent, ils
hospitalisent les condamnés dont l'état réclame des soins et s'ils le pouvaient, ils
hospitaliseraient sans doute tous les condamnés à tour de rôle.
Mais, face aux agents de la Tentiaire, le médecin n'a qu'un pouvoir
extrêmement limité et ses prescriptions restent bien souvent lettre morte du moins
jusqu'en 1925.
L’organisation internationale des résistants à la guerre (WRI), ainsi qu’un
médecin rapporteur auprès du Conseil de Guerre, qui avait été outré de la
lourdeur de sa condamnation et avait retrouvé sa trace, l’aident à bénéficier
d’une remise de peine de trois ans.
La deuxième lettre était de Paul Manceau. Elle confirmait ce que m'avait dit le
docteur Langlade, ajoutant qu'à plusieurs reprises depuis plusieurs années, ses
propres démarches pour obtenir une interruption de ma peine avaient failli aboutir.
Elles avaient échoué jusque là, parce que le conseil prétextait manquer de
témoignages en ma faveur. L'intervention du docteur Langlade avait donc été
déterminante: J'allais avoir une remise de peine de trois ans !
3ème PARTIE : LE RETOUR
Il est libéré, mais astreint à résidence perpétuelle en Guyane (le doublage). Il
travaille alors à l’Hôpital de la Transportation de Cayenne, mais la jalousie
d’un surveillant militaire l’oblige à quitter précipitamment Cayenne pour Saint-
Laurent du Maroni où on lui fait comprendre que là aussi, sa vie est menacée.
La décision parut au Journal Officiel. J'étais interdit à paraître non seulement à
Cayenne et sa banlieue, mais aussi sur les communes de Rémire, Macouria,
Montsinéry, Tonate, Kourou et sur les territoires de l'Oyapoc et de l'Approuague.
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C’est le début d’une errance qui le conduit dans la jungle (il vit quelques jours
dans une tribu d’indiens), puis il effectue un voyage en mer pour joindre la
côte plus au sud. Mais il essuie une tempête et manque périr de fièvre. Il
réussit enfin à remonter le fleuve Sinnamary avec un piroguier Saramaca. Les
fièvres s’étant aggravées, ce dernier débarque Robert et le confie à sa fille
Julie sans les soins de laquelle il serait mort.
Dans la nuit humide, tandis que les noirs se sont couverts de la voile du canot,
je me suis roulé dans ma couverture et m'enfonce dans un sommeil agité.
Dans mes hallucinations, je me vois à Godebert dans la vase jusqu'à la
ceinture. Des hommes nus attachés à la bricole tirent des troncs énormes qui se
rapprochent de moi et risquent de m'étouffer. Oppressé, je m'enfonce. Je ne peux
crier, je me débats et suffoque. Le petit jour me libère. Nous repartons.
Guéri, il quitte provisoirement Julie pour chercher du travail à l’intérieur des
terres, dans un placer où on exploite l’or en paillettes. Il réussit à y trouver un
emploi. Au bout de quelques mois, Julie le rejoint avec un bébé : sa fille
Roberte.
Ils vivent d’une façon précaire mais néanmoins heureux d’être ensemble,
plusieurs mois. Un jour, il a la surprise de recevoir une amnistie de son
assignation à résidence, toujours grâce à l’opiniâtreté de ses amis du WRI. Il
peut rentrer en métropole.
Hélas, Julie lui annonce sa décision de ne pas l’accompagner pour des
raisons familiales, surtout par crainte de ses parents et par superstition, mais
elle veut qu’il emmène son bébé en France afin de l’élever mieux qu’elle ne
pourrait le faire. C’est pour eux une déchirure.
Il rentre donc, sans elle, en bateau, avec sa fille de seize mois. Bien accueilli
par les pacifistes, il déchante dans les mois qui viennent. Une nouvelle guerre
se prépare. Heureusement il est réformé. Il se marie peu après son retour
avec la soeur d’un de ses anciens compagnons de bagne pour donner une
maman à Roberte.
En 1944, le bagne est supprimé.
En 1949, on lui restitue ses droits de citoyen.
Il meurt en 1964, sans avoir cessé de militer et sans avoir renoncé à ses
idées.
EPILOGUE
En 1995, sa veuve vivait toujours, ainsi que sa fille qui s’est mariée et a eu
une fille et un garçon qu’elle a prénommé Robert.
C’est ce dernier qui a raconté à l’auteur l’histoire extraordinaire de son grand
père et qui lui confia ses notes, qui telles quelles étaient impubliables en l’état.
En outre, l’Armée n’a toléré que très récemment la levée du voile sur les
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exactions qu’elle avait commises pendant la guerre de 14 (fusillés pour
l’exemple, mépris du haut-commandement, etc …) ainsi que sur les mutineries
qui en furent la conséquence.
Il reste toujours à réhabiliter la mémoire de cet honnête homme dont le seul
crime fut de mettre en accord son comportement et ses actions avec sa
morale humanitaire. A rebours de la morale sociale en cours. On ne peut lui
dénier une dimension héroïque.
A l’heure où l’on condamne l’obéissance à des ordres lorsque ceux-ci
impliquent d’avoir à commettre des crimes contre l’humanité, Robert Porchet a
eu en effet une attitude exemplaire.
On se plaît à penser que ce précurseur pourrait être un jour considéré comme
un véritable héros, si les pays civilisés des pays les plus importants de notre
globe s’unissaient pour proclamer la guerre hors la Loi.
Robert Porchet était-il un utopiste ou un visionnaire ?
- FIN -
1ère PARTIE : LE REFUS
Choqué par les atrocités de la guerre de 14 au cours de laquelle il avait été
appelé comme fantassin, il avait participé malgré lui aux combats sanglants
jusqu’en juin 1916. l’enfer subi, à son comble lors des affrontements du Fort
de Vaux, le détermine à déserter.
Cliquetis de nos godillots cloutés sur les pavés de l'avenue de la gare. Les femmes
nous jettent des fleurs, nous acclament, embrassent les plus proches d'entre nous, leur
agitant sous le nez des poitrines à peine recouvertes - il fait si chaud - Regards fiévreux. Mes
voisins se sentent - déjà - des héros !
…
En quelques heures tout ce que nous avions pu imaginer sur la guerre va être dépassé.
En ce jour du 22 août après une après midi torride, un brouillard opaque soudain nous
enveloppe. Continuant notre marche en avant, nous avançons à l'aveuglette mais sans
appréhension. Nous ignorons que d'une tranchée invisible pour nous, on observe la
progression des taches rouges de nos pantalons, trous écarlates dans la grisaille brumeuse.
Là, vêtus de leurs uniformes verdâtres, bien à l'abri, nos germains cousins attendent notre
approche.
Quand crépitent les mitrailleuses, autour de nous des ombres s'écroulent. Certains
sont morts à la première seconde de leur premier combat et n'en emporteront dans l'au-delà
aucun souvenir. Les autres sont blessés, plus ou moins grièvement.
…
J'ai réussi jusqu'à présent à ne pas tirer un seul coup de fusil. Mais voilà qu'un bruit se
répand : A la première accalmie, on va compter nos munitions et gare à ceux qui n'en
auraient pas utilisées! Je m'efforce donc de temps en temps de diriger le canon de mon arme
vers les positions ennemies en choisissant avec soin un rocher ou un tronc d'arbre afin d'être
sûr de ne pas toucher un de mes frères d'en face.
…
Quelquefois, gagné par l'ivresse générale, arrivé face à face avec celui qui venait de
tuer l'un des nôtres, j'avoue avoir eu un quart de seconde, l'envie de lui enfoncer ma Rosalie
dans le ventre. Heureusement à l'ultime moment, une force en moi me paralysait et je le
laissais fuir. Parfois, paralysé lui aussi, il restait quelques instants à me dévisager et
j'imaginais que dans mes traits, il découvrait, ébahi, je ne sais quelle analogie avec ses
propres traits.
Pour ne pas me rendre coupable vis-à-vis de mes chefs, je le dépouillais de ses armes
et le faisais prisonnier. Mais souvent, des ordres impératifs nous interdisaient d'en faire, afin
4
de ne pas retarder notre avance supposée en nous encombrant inutilement. On nous
interdisait ainsi de gracier ceux-là même qui se rendaient à nous.
Rien ne put jamais me forcer à tuer. Par gestes, je signifiais au partenaire que
m'imposait cette étrange tragédie de déguerpir en vitesse. Craignant une ruse, il n'osait
comprendre, reculait de quelques pas, puis brusquement, saisissant cette chance inouïe que
je lui offrais, s'enfuyait à toutes jambes. J'étais sous la crainte constante d'être surpris non
seulement par des officiers ou des sous-offs et d’être inculpé d’intelligence avec l'ennemi
mais aussi par mes camarades.
…
Impossible de cacher à présent mon attitude passive face à la tuerie. Maintenant, tout
m'est égal. Je fais face, sans me dissimuler, arme au pied, attendant que l'on me tue.
Valentin a l'oreille arrachée. Un filet de sang s'écoule sur la moitié de son visage décharné lui
donnant une allure surréaliste.
Il m'a vu. Dans le bref regard qu'il me lance, je comprends qu'il me croit fou. Revolver
au poing, il se bat avec en lui le sentiment forcené d'être un héros. Cette certitude le conforte,
lui donne une sorte de jouissance qui transparaît dans son comportement. Ainsi, il
transcende l'épuisement et l'angoisse. Une lame l'atteint au côté droit, il tourbillonne sur ses
longues jambes de danseur et s'affale sur le corps du feldwebel qu'il vient de tuer.
…
Un concours de circonstances exceptionnelles nous fut favorable. Je fus en effet
désigné pour porter au Bureau de l’Etat-major tous les livrets de mes compagnons rescapés
du Fort de Vaux afin que les inscriptions concernant leurs promotions y soient portées.
…
Lorsqu'il revint du bureau avec tous les livrets signés, je l'aidai à apposer les sceaux
pendant qu'il faisait un sort à la bouteille. Lorsque je sortis du bureau avec tous les livrets
sous le bras
Arrêté par les gendarmes quelques mois plus tard à Mâcon où, se faisant
passer pour réformé, il s’était fait embaucher pour les vendanges, il est
emmené au Fort de Vincennes où il attend un an de passer en jugement.
Devant le Conseil de Guerre, il s’affirme pleinement responsable de sa
désertion et il est condamné à quinze ans de travaux forcés et dix ans
d’interdiction de séjour. Il reste digne pendant le cérémonial de la dégradation.
…
. - Et vous, Porchet? - Je n'ai rien à dire. J'ai agi selon ma conscience. Elle n'est
pas troublée alors que la vôtre le sera peut-être lorsque vous m'aurez condamné.
…
Je me tiens bien droit en regardant au fond des yeux, cet homme déguisé,
mutilant mes vêtements militaires, arrachant mes boutons, mon galon de caporal, la
jugulaire de mon képi. Cet homme, un petit nerveux aux cheveux presque roux et au
5
visage piqueté de petite vérole semble mettre à son ouvrage une sorte de joie
sadique, comme s'il éprouvait le sentiment de me priver de mes attributs virils.
Comment ne peut-il se rendre compte qu'au contraire, à chaque arrachement, je
ressens comme un soulagement de cette défoliation d'un uniforme de bourreau
imposé contre ma volonté? On me rend à mon état de civil.
2ème PARTIE : LA PEINE
D’abord envoyé à la Maison centrale de Force de Thouars, il y est détenu
durant six ans, sous-alimenté, astreint au silence total et à un travail mal
rémunéré.
Après mes vingt jours de travail gratuit, j'aurai dix centimes la grosse, et la tâche
sera de deux francs... après avoir tourné 5.760 boutons! Le trésor de la maison
prélèvera sept dixièmes du produit de mon travail et la moitié du restant sera versée
à mon pécule de réserve. Je constaterai, deux mois plus tard, qu'il me reste par mois
sept francs quatre vingt pour acheter mon savon et quelques suppléments de vivres.
Peu en vérité pour l'appétit de mes vingt cinq ans.
…
Nous profitions, sur le chemin du travail, de notre traversée de la cour du
quartier cellulaire, pour arracher les jeunes pousses des arbres et les feuilles de
marronniers afin de les mâchonner pendant des heures. Certains avalaient des
boulettes de sciure de bois et ceux qui travaillaient à l'atelier des chaussures
mâchouillaient des semelles de cuir. Tous ces hommes, cadavres ambulants
trouvaient encore la force de marcher au pas à l'aboiement des gardiens repus.
Il transite ensuite par le Bagne de Vauban en l’Île de Ré avant d’être expédié
pour la Guyane en compagnie de quelques centaines de forçats, sur le bateau
La Martinière de sinistre mémoire (juin 1923).
La cale contient huit cages pouvant contenir chacune quatre vingt forçats
environ. A l'intérieur sont suspendus des hamacs. Les plus durs des bagnards dont
certains en sont à leur deuxième voyage, ont pris immédiatement autorité sur
l'ensemble en délimitant leur territoire par un regroupement au plus près de la porte
de la cage.
Il connaît successivement le Camp de Saint-Laurent du Maroni, la peine de
cellule, les durs travaux forestiers du Camp de Godebert où il contracte le
paludisme. Soigné à l’hôpital de Saint-Laurent, il écoute d’autres détenus lui
décrire le camp dit de convalescence des inaptes au travail, l’île des détenus
lépreux, le camp disciplinaire de Charvein. Ils racontent des évasions très
6
rarement réussies, les fréquents assassinats des repris par les surveillants
militaires. Ces meurtres, une sous-alimentation programmée, des travaux
épuisants sous un soleil de plomb manifestent d’une volonté d’extermination
progressive des condamnés.
Lorsqu'un détenu est tué, pour justifier l'emploi de cartouches, on dresse procès
et l'enquête établit toujours la légitime défense. On glorifie les tueurs pour leur
courage et leur sang-froid. Il leur suffit de s'arracher un bouton pour prouver qu'il y a
eu lutte. Certains ont toujours sur eux un vieux couteau qu'ils glissent après le crime
dans la main du mort, preuve de menace et justification de légitime défense.
Le prétexte d’une mise en valeur du pays par une main d’oeuvre bon marché,
ne tient même pas : l’efficacité de ces hommes épuisés et malades est quasi
nulle. On saura plus tard que hormis les très rares déportés ayant pu rentrer
en France, peine purgée et astreinte à résidence accomplie, il ne restera en
Guyane que 4.000 survivants sur 30.000 déportés.
La sécurité de la Société exige-t-elle les mauvais traitements, les vexations
infligés aux détenus ? Ces méthodes ne sont point inscrites dans les textes. Elles
sont admises par l'usage instauré par les surveillants militaires.
…
Dans la journée, des travaux particulièrement pénibles : avec d'autres punis,
nous asséchons une savane, sous un soleil torride, derrière les constructions
navales. Il nous faut drainer à l'aide de pelles, la vase dans laquelle nous barbotons
jusqu'aux genoux. Il s'en dégage une horrible odeur de putréfaction qui attire les
moustiques. Je ne peux m'empêcher de penser au fort de Vaux, vacarme en moins.
Interdiction de parler, de fumer, de se reposer. Nous ne sommes plus des hommes
mais des pompes de vidange.
…
Si l'un de nous tombe, une injure éclate, un coup de bâton dans les reins le
relève. Si toute la corvée s'arrête, les revolvers sortent. Que nous jouions tour à tour
le rôle de piliers ou d'écrasés, de tractant ou de traînés, il nous faut avancer. Le tronc
résiste à nos muscles tendus, à nos ahans rythmés, se heurte à des racines, des
souches, s'enchevêtre dans les lianes, il nous faut avancer.
Les courroies des bricoles pénètrent dans nos chairs, les épines ensanglantent
nos pieds, des herbes nous tailladent la face et les bras, notre sueur rougie dégouline
sur nos visages le long de nos veines gonflées, nos souffles se font courts, il nous
faut avancer.
Sous les jurons, les injures, les menaces !
Des hommes où il faudrait des buffles !
Six mille ans se sont-ils vraiment écoulés depuis le temps où les prisonniers des
Pharaons s'en allaient aux carrières de marbre et de granit du Val de Rohannam ? Ils
7
traînaient de leurs bras, à travers le désert, les énormes blocs d'albâtre et de
porphyre, encadrés de contremaîtres qui les cinglaient de leurs lanières.
Aux forçats d'autrefois, pour toute nourriture on donnait un oignon. Aux forçats
d'aujourd'hui une pincée de riz.
Admis à l’Île Royale pour sa convalescence, Robert Porchet a la chance d’être
pris en charge par un médecin-major qui en fait son secrétaire. Là encore, il
témoigne de ce qu’il voit en accompagnant le docteur dans ses visites dans
les trois îles du Salut. Il découvre ainsi la Réclusion de Saint-joseph, l’asile et
l’île du Diable où Dreyfus fut détenu pendant sept années.
Les médecins coloniaux sont plus conscients de leurs devoirs professionnels
que ceux des maisons centrales de France. Avec les moyens dont ils disposent, ils
hospitalisent les condamnés dont l'état réclame des soins et s'ils le pouvaient, ils
hospitaliseraient sans doute tous les condamnés à tour de rôle.
Mais, face aux agents de la Tentiaire, le médecin n'a qu'un pouvoir
extrêmement limité et ses prescriptions restent bien souvent lettre morte du moins
jusqu'en 1925.
L’organisation internationale des résistants à la guerre (WRI), ainsi qu’un
médecin rapporteur auprès du Conseil de Guerre, qui avait été outré de la
lourdeur de sa condamnation et avait retrouvé sa trace, l’aident à bénéficier
d’une remise de peine de trois ans.
La deuxième lettre était de Paul Manceau. Elle confirmait ce que m'avait dit le
docteur Langlade, ajoutant qu'à plusieurs reprises depuis plusieurs années, ses
propres démarches pour obtenir une interruption de ma peine avaient failli aboutir.
Elles avaient échoué jusque là, parce que le conseil prétextait manquer de
témoignages en ma faveur. L'intervention du docteur Langlade avait donc été
déterminante: J'allais avoir une remise de peine de trois ans !
3ème PARTIE : LE RETOUR
Il est libéré, mais astreint à résidence perpétuelle en Guyane (le doublage). Il
travaille alors à l’Hôpital de la Transportation de Cayenne, mais la jalousie
d’un surveillant militaire l’oblige à quitter précipitamment Cayenne pour Saint-
Laurent du Maroni où on lui fait comprendre que là aussi, sa vie est menacée.
La décision parut au Journal Officiel. J'étais interdit à paraître non seulement à
Cayenne et sa banlieue, mais aussi sur les communes de Rémire, Macouria,
Montsinéry, Tonate, Kourou et sur les territoires de l'Oyapoc et de l'Approuague.
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C’est le début d’une errance qui le conduit dans la jungle (il vit quelques jours
dans une tribu d’indiens), puis il effectue un voyage en mer pour joindre la
côte plus au sud. Mais il essuie une tempête et manque périr de fièvre. Il
réussit enfin à remonter le fleuve Sinnamary avec un piroguier Saramaca. Les
fièvres s’étant aggravées, ce dernier débarque Robert et le confie à sa fille
Julie sans les soins de laquelle il serait mort.
Dans la nuit humide, tandis que les noirs se sont couverts de la voile du canot,
je me suis roulé dans ma couverture et m'enfonce dans un sommeil agité.
Dans mes hallucinations, je me vois à Godebert dans la vase jusqu'à la
ceinture. Des hommes nus attachés à la bricole tirent des troncs énormes qui se
rapprochent de moi et risquent de m'étouffer. Oppressé, je m'enfonce. Je ne peux
crier, je me débats et suffoque. Le petit jour me libère. Nous repartons.
Guéri, il quitte provisoirement Julie pour chercher du travail à l’intérieur des
terres, dans un placer où on exploite l’or en paillettes. Il réussit à y trouver un
emploi. Au bout de quelques mois, Julie le rejoint avec un bébé : sa fille
Roberte.
Ils vivent d’une façon précaire mais néanmoins heureux d’être ensemble,
plusieurs mois. Un jour, il a la surprise de recevoir une amnistie de son
assignation à résidence, toujours grâce à l’opiniâtreté de ses amis du WRI. Il
peut rentrer en métropole.
Hélas, Julie lui annonce sa décision de ne pas l’accompagner pour des
raisons familiales, surtout par crainte de ses parents et par superstition, mais
elle veut qu’il emmène son bébé en France afin de l’élever mieux qu’elle ne
pourrait le faire. C’est pour eux une déchirure.
Il rentre donc, sans elle, en bateau, avec sa fille de seize mois. Bien accueilli
par les pacifistes, il déchante dans les mois qui viennent. Une nouvelle guerre
se prépare. Heureusement il est réformé. Il se marie peu après son retour
avec la soeur d’un de ses anciens compagnons de bagne pour donner une
maman à Roberte.
En 1944, le bagne est supprimé.
En 1949, on lui restitue ses droits de citoyen.
Il meurt en 1964, sans avoir cessé de militer et sans avoir renoncé à ses
idées.
EPILOGUE
En 1995, sa veuve vivait toujours, ainsi que sa fille qui s’est mariée et a eu
une fille et un garçon qu’elle a prénommé Robert.
C’est ce dernier qui a raconté à l’auteur l’histoire extraordinaire de son grand
père et qui lui confia ses notes, qui telles quelles étaient impubliables en l’état.
En outre, l’Armée n’a toléré que très récemment la levée du voile sur les
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exactions qu’elle avait commises pendant la guerre de 14 (fusillés pour
l’exemple, mépris du haut-commandement, etc …) ainsi que sur les mutineries
qui en furent la conséquence.
Il reste toujours à réhabiliter la mémoire de cet honnête homme dont le seul
crime fut de mettre en accord son comportement et ses actions avec sa
morale humanitaire. A rebours de la morale sociale en cours. On ne peut lui
dénier une dimension héroïque.
A l’heure où l’on condamne l’obéissance à des ordres lorsque ceux-ci
impliquent d’avoir à commettre des crimes contre l’humanité, Robert Porchet a
eu en effet une attitude exemplaire.
On se plaît à penser que ce précurseur pourrait être un jour considéré comme
un véritable héros, si les pays civilisés des pays les plus importants de notre
globe s’unissaient pour proclamer la guerre hors la Loi.
Robert Porchet était-il un utopiste ou un visionnaire ?
- FIN -