A. Thierry, le 11/05/15 : "Attention cependant au Dérou

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vincent le calvez
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Re: A. Thierry, le 11/05/15 : "Attention cependant au Dérou

Message par vincent le calvez »

Bonjour à tous,

Albert Thierry, du 28e RI (5e compagnie) arrive en Artois.

Mardi, 11 mai 1915.
La nuit dans ce grenier à Couturelle. Réveil avant cinq heures. Marche : Couturelle , puis une belle route, la route de Saint-Pol, ombragée à gauche de grands beaux ormes, à droite de petits ragots ébranchés et étêtés, comme en Vendée, un beau soleil ; aux faisceaux, on fait démonter les couvertures, et placer sans cordes ni étuis les outils au ceinturon. Ciel parfait que déshonore un aéroplane ennemi.
Faisceaux. Garde à vous pour le drapeau ! On nous le confie. Poème : le Serment du Drapeau. Attention cependant au Déroulède. Car le plus beau en ce serment c’est d’être muet. Un courage sans cri…
On entend le canon. Aimons, aimons le canon qui nous relient sous son aile tonnante !
Puis passent les autos du corps d’armée, pleine d’hommes couverts de poussière et dont chaque poil est blanc et qui nous empoudrent…
Je repense à ce chemin d’hier en auto : les rues de Corbie et leur population affectueuse sans grandes démonstrations, les petites filles et les jeunes filles, ô joie à venir !…
Mais ici coup de sifflet, et nous nous remettons en route. Rien de plus capricieux que ces fatigues de la marche. Tantôt c’est les épaules fendues, la droite d’abord ; tantôt les muscles du cou à droite et à gauche de cette petite vertèbre saillante, qui se tendent comme des cordages et font deux boudins douloureux.
Quitté Couturelle, marchant vaguement vers Arras et le dépassant, à travers une campagne céréale et non pas betteravière, verte et brune, avec des propriétés immenses, ornée de beaux moulins, de moins de bois que la Picardie, de routes bien arborées, nous rencontrons Sauly, Barly, Fosseux, Hauteville. Nous cantonnons et j’écris dans un champ à Hauteville… A droite, au nord-est donc, Arras et le canon.
Repos obligatoire dans une espèce de grenier sans paille qu’une mince litière, nettoyé rudimentairement par nous. D…tout nu.
Lettres, cartes, pleines d’une grave joie.
Joie, à cause de l’offensive ; joie continue à cause des morts ; (Jacques et Paul !) joie exaltée à cause de la victoire !
Corvée de bois le soir avec D… ; les routes, les haies, les ronces artificielles, l’invasion dans ces beaux jardins (pâquerettes pour mes trois petites filles), dévastation du bois mort et même du bois vert. Comme nous guignions une ou deux fortes bûches dans la cour d’une ferme rouge que nous croyions abandonnée, une femme nous dit avec un accent cahoté de réclamer du bois au maire ou de tailler dans la haie. Pauvres enfants ! s’écrite-t-elle, c’est pas la guerre !…
Ordre de s’équiper pour dormir. Ordre de se coucher. On touche du pain, du sel, du sucre, des nouilles, du café, deux jours de viande. On part, on ne part pas… Vacarme et chaos jusqu’à onze heures du soir.
Idées conçues à demi en dormant…
La guerre, et spécialement la guerre allemande, c’est l’exaspération et comme la perfection du mal, le mal individuel renforcé et multiplié par le mal collectif.
Exemples : le meurtre aboutit au massacre, perfection de la violence contre la vie. Le viol, perfection de la violence contre l’honneur. Le vol, le pillage organisé, pour finir la confiscation même des territoires, perfection de la violence ou du crime contre les propriétés.
Par là, visiblement, la guerre achève et rationalise (horreur ! elle humanise !) la férocité éparse dans la nature même. Elle accomplit l’œuvre du Vautour.
(Cette conclusion, il me semble, un peu trop apparentée à celle de Joseph de Maistre, dans ces citations de Lamartine).
G…, qui est d’Avesne-le-Comte, à trois kilomètres d’ici, y va, et revoit des parents. Mais pas de nouvelles des vrais enfermés à Lille.
Tristesse du soir, tristesse de minuit.
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francois noury
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Re: A. Thierry, le 11/05/15 : "Attention cependant au Dérou

Message par francois noury »

Bonjour Vincent,

merci de nous faire partager ces lettres.

Albert Thierry écrit : « Mais pas de nouvelles des vrais enfermés à Lille ».

Que penser de ces pauvres soldats pères de famille qui écrivent aux leurs et qui n’ont pas de réponses : les lettres ne parviennent pas, ils ne savent ce qu’ils sont devenus ainsi que leur maison. Que penser de ces soldats pour qui une permission est une souffrance de ne pouvoir rentrer chez eux, de ne savoir où aller ?

Cordialement,

François
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vincent le calvez
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Re: A. Thierry, le 11/05/15 : "Attention cependant au Dérou

Message par vincent le calvez »

Bonjour à tous,
bonjour François,

Ta réflexion me fait penser au roman " Invasion 14", saga familiale du nord de la France.

Bien cordialement

Vincent
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