Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir,

Dans le prolongement de mon hommage à Louis Pergaud, je vous propose aujourd'hui une lettre imaginaire qu'il aurait pu écrire à son épouse Delphine.

À travers la dureté du front, l'amour, les souvenirs et une simple chanson d'oiseau deviennent un refuge pour l'âme.

Je souhaite simplement, à ma manière, continuer à faire vivre sa mémoire.

Bonne lecture, et bonne fin de soirée,

Dans cette lettre imaginaire, Louis Pergaud, plongé dans la dure réalité des tranchées, s'adresse à son épouse Delphine.

Malgré la boue, les chevaux harassés, les champs éventrés, malgré la guerre et la peur, un souvenir d'amour, la vision d'un oiseau chantant, et l'évocation tendre de leur vie à Landresse demeurent son refuge.

Ici, chaque mot est une main tendue par-delà le fracas.


À toi, ma petite femme bien-aimée

Ma petite femme bien-aimée,

Je t’écris dans un moment de calme volé à ce tumulte. Depuis l'autre soir, où j'ai pu t'apercevoir dans ce rêve étrange et doux, je ne cesse de penser à toi. Le soir, à la lueur vacillante de la bougie, ton image vient s'asseoir à côté de moi.

Ma chère petite, je voudrais tant te raconter tout ce que nous vivons ici. Ce matin encore, la brume collait aux haies comme à Landresse en automne. Le cheval Balthazar, ce vieux compagnon placide, a avancé dans l'ornière, ses sabots aspirés par la boue lourde. Il m'a regardé d'un air résigné, comme s’il partageait notre fatigue. Cela m'a fait sourire un instant.

Mon bon cri-cri, malgré la dureté du front, il arrive que la vie s’infiltre. Un petit oiseau s’est mis à chanter tout près de notre poste, là où le sol est éventré par les obus. Une simple voix dans le chaos, fragile et pure. Tous, nous avons levé la tête, un court moment suspendu hors du monde.

Ma petite chérie, je rêve souvent à notre maison à Landresse, à nos livres ouverts sur la table, à nos soirs de silence partagé où le monde semblait loin et paisible. Dis-moi, écris-moi aussi, raconte-moi ton quotidien, même les riens : l'odeur du pain frais, la couleur du ciel le matin, les nouvelles du village. Tout ce qui vient de toi est pour moi trésor et vie.

Nous avons peu de nouvelles d'ici. Les jours passent, lents, pesants, mais je garde dans mon cœur cette certitude : je reviendrai vers toi. Même si les routes sont longues, même si les chemins sont rudes, ton amour me guide et m’éclaire.

Ma chère petite, prends soin de toi pour moi. Je t’embrasse tendrement comme je t’aime, avec toute la force de mon cœur.

Ton Louis.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Dans le prolongement de mes précédentes contributions autour de la mémoire de Louis Pergaud, je vous propose un nouvel opus de cette évocation romancée, inspirée de faits historiques et de situations qu’il a réellement traversées.

Ce nouvel épisode revient sur une période encore peu connue de son engagement militaire : avant son passage au grade de sous-lieutenant, alors qu’il était encore sergent, puis adjudant.

Le texte repose sur des éléments authentiques glanés au fil de lectures et de recherches, mais prend la forme d’un récit librement interprété, fidèle à l’esprit de vérité et d’humanité qui animait Pergaud.

Merci d’avance pour votre lecture et vos impressions.

Bonne fin de soirée,

Le Sergent Pergaud

Il y avait, dans l’un des vieux tiroirs de la commode familiale, un petit dossier jauni, ficelé d’un ruban autrefois bleu. Delphine ne s’en était jamais souciée, jusqu’à ce matin-là. Était-ce l’écho d’un rêve ou l’appel lointain d’un murmure oublié ? Toujours est-il qu’elle tira sur le ruban, avec ce geste tremblé qu’on réserve aux choses sacrées.

À l’intérieur, des lettres, des coupures de journaux, des notes griffonnées sur un papier à en-tête militaire. Et au centre, plié en quatre, un feuillet d’un autre temps : Le Franc-Comtois et Monts Jura. Sur la page, un titre en caractères droits : « Louis Pergaud en campagne ». Une photographie en médaillon. Ce regard. Ce front. Ce col à galon. C’était lui.

Alors Delphine lut.

Au fil des lignes, un autre Louis se dessina. Moins le poète des Rustiques, moins le conteur des Gueux de la plaine, que l’homme en uniforme, le sous-officier, le Sergent. Elle découvrit un homme balloté entre deux rôles : celui d’un écrivain reconnu, que certains supérieurs voulaient préserver ; et celui d’un soldat, qui ne rêvait que de combattre auprès des siens, dans les tranchées du malheur.

Ce qu’elle lut la bouleversa.

Il y avait là, en creux, l’histoire d’un homme tiraillé entre son talent et sa conscience, son rang littéraire et son humilité d’homme du peuple. Un homme admiré, mais parfois jalousé. Protégé, mais frustré. Et dont le plus grand combat fut peut-être celui contre l’inaction imposée, contre l’injustice faite à ceux qui veulent donner tout et qu’on empêche d’être à la hauteur de leur idéal.

Alors Delphine reprit le carnet de Louis. Et dans le silence du matin, elle se remit à lire. Non plus comme une veuve en quête de souvenirs, mais comme une héritière de vérité.

Le Lieutenant et le Sergent : La rencontre

Le document était une reproduction tirée d’un journal régional, daté de l’hiver 1915. Signé d’un Lieutenant à la plume aiguisée, peut-être trop. Delphine lut d’abord en diagonale, puis revint au début, intriguée. C’était un récit – ou plutôt un témoignage. Celui d’un officier qui avait croisé, quelques semaines avant l’assaut de la côte 233, un Sergent du nom de Louis Pergaud.

« Il parlait d’un ton tranquille, presque désinvolte », écrivait le Lieutenant. « Avec ce phrasé rude et chantant des gens de là-bas, un reste de Jura dans la voix. Mais ce regard… il y avait chez lui une intensité peu commune. On aurait dit un homme habité, comme en exil de quelque chose. »

L’admiration était palpable, mais voilée par une ironie sèche, presque défensive. Le Lieutenant, manifestement, se sentait dérangé. Non pas par la tenue de Louis, impeccable, ni par son obéissance militaire – irréprochable – mais par autre chose. Une réputation. Un rayonnement. Une liberté de ton que ni les galons ni les ordres ne semblaient pouvoir dompter.

« Il m’a salué sans obséquiosité. Je l’ai observé longuement. C’était un homme de plume, m’avait-on dit. Un lauréat, même. Cela sonnait étrange dans la boue de ce cantonnement. Il m’a parlé des bêtes, des arbres, de la pluie. Comme s’il écrivait en me parlant. Je n’aimais pas ça. »

Delphine sourit tristement. Elle comprenait. Louis avait ce don de troubler les âmes trop bien ordonnées, de forcer les regards à voir autrement. Et l’armée, avec ses verticalités raides, ses règlements, ses hiérarchies de papier, ne pouvait que grincer devant cette liberté-là.

Le Lieutenant ne dissimulait pas sa gêne. Il notait, entre les lignes, l’effet que Louis produisait sur les hommes : « Ils l’écoutaient autrement. Il n’élevait pas la voix. Il racontait. C’était peut-être cela qui me dérangeait. On ne commande pas avec des images. »

La fin du témoignage était plus sèche, comme une volonté de reprendre le dessus :
« Il est resté quinze jours sous mes ordres. Puis il a été transféré. Je n’ai pas cherché à savoir où. L’armée n’a pas besoin de poètes. »

Delphine replia l’article. Le silence l’enveloppa.

Non, l’armée n’avait peut-être pas besoin de poètes.

Mais la guerre, elle, avait besoin d’humanité. Et Louis, dans sa manière d’être soldat, avait su en conserver l’éclat.

Le Lieutenant et le Sergent : Les tensions

Il s’appelait Lieutenant Adrien Maucourt, fils d’un pharmacien de Besançon, promu récemment et pétri de cette rigueur bourgeoise que la guerre exacerbe plus qu’elle ne l’adoucit. Dans une autre coupure retrouvée dans les papiers de famille, sans doute destinée à un journal d’anciens combattants, il revenait sur les « problèmes de commandement rencontrés au printemps 1915 ».

Delphine lut entre les lignes. Le ton y était plus dur, plus sec. Le Lieutenant écrivait :

« Le sergent Pergaud m’a causé bien des soucis. J’ai dû, malgré les avis contraires, prendre des décisions fermes. Son comportement, s’il était irréprochable sur le plan disciplinaire, posait des problèmes par son influence sur les hommes. Il introduisait une forme de dissidence douce, une poésie dans l’horreur. Or, nous n’étions pas là pour rêver. »

L’amertume affleurait. Ce n’était plus de la jalousie, c’était un règlement de comptes. Et peut-être, au fond, une confession maladroite.

Louis, dans un extrait de carnet griffonné à l’encre brune, écrit durant cette même période, semblait répondre à ce procès d’intention :

« Il ne comprend pas. Il croit que je séduis les hommes, que je les détourne de l’obéissance. Mais je ne fais que leur parler comme à des vivants. À des frères. Nous n’avons que cela pour ne pas devenir bêtes. Je crois qu’il me déteste pour ça. Peut-être aussi parce que je ne le crains pas. »

Le ton est calme. Mais chaque mot est un coup de lame. Louis n’accusait pas. Il constatait. Il notait les humiliations feutrées, les remarques déplacées, les ordres absurdes donnés comme des punitions, les permissions refusées sans raison, et cette notation injuste dans le dossier qui le priverait d’un avancement mérité.

« J’ai reçu aujourd’hui la note. Elle me classe parmi les exécutants sans initiative. C’est une blessure plus profonde qu’une balle. Mais je tiendrai. »

Delphine referma lentement le carnet. Il avait tenu. Jusqu’au bout. Mais à quel prix ?

L’Intervention du Colonel

Le document suivant, daté de février 1915, jauni par le temps, était une lettre privée. L’encre, délavée, témoignait de mains souvent revenues à sa lecture. Il s’agissait d’un échange entre le Colonel Desthieux, commandant du régiment de Louis, et son propre fils, Jean, alors étudiant en droit à Paris.

Delphine s’attarda sur les premiers mots, écrits d’une main nette et maîtrisée.

« Mon cher Papa,
Je t’écris à propos d’un certain Louis Pergaud. Tu ne l’ignores sans doute pas, il est l’auteur de La Guerre des boutons et le dernier prix Goncourt. Il est sous tes ordres, paraît-il. Je t’en prie, veille sur lui comme on veille sur un flambeau fragile. La France a besoin de ses poètes autant que de ses soldats. Il en est si peu. Laisse-le vivre. »

La lettre n’était ni longue, ni pompeuse. Elle avait été visiblement relue, puis classée avec soin. Au dos, la réponse paternelle, brève :

« Jean,
Tu me demandes de ménager un homme dans un régiment. Je ne peux pas faire d’exceptions, mais je peux affecter ce Sergent à un poste plus calme, le temps que les choses se tassent. Ce n’est pas trahir la cause. C’est préserver une voix. »

Delphine comprit alors. C’était là que tout avait basculé. Louis avait été déplacé. Affecté à un poste administratif, dans une baraque à demi chauffée, à quelques kilomètres de la ligne. Il triait les courriers, consignait les pertes, signait des bordereaux. Ce n’était pas une faveur, c’était une cage dorée.

Dans son carnet, il notait :

« Voilà donc. Me voilà derrière un bureau. Loin des bombes, mais aussi loin des hommes. Est-ce cela qu’on attend de moi ? Que je survive sans vivre ? Je comprends ce garçon qui a écrit à son père. Il voulait bien faire. Il m’a offert une chance de durer. Mais moi, je voulais seulement être un soldat. Comme les autres. »

Les Stratégies de Louis

Delphine tourna les pages du carnet, fébrile. Les feuillets qui suivaient portaient la marque d’un homme enfermé, luttant non contre un ennemi visible, mais contre l’inertie, la résignation, l’oubli.

« Il ne suffit pas de survivre. Il faut se battre pour mériter sa place parmi les hommes. »

Dans les jours qui suivirent son affectation, Louis tenta tout ce qu’un soldat pouvait décemment tenter pour réintégrer une unité combattante. Il s’était d’abord adressé à son capitaine, prétextant un besoin de mouvement, d’action. Puis il écrivit au commandant de bataillon, faisant valoir son ancienneté, ses états de service, son engagement.

Mais partout, des portes closes.

« Ils veulent me protéger. Comme on met un oiseau rare en cage pour qu’il ne se brise pas les ailes. Mais qu’est un oiseau, sinon libre ? »

Delphine découvrit ensuite une lettre, non envoyée, que Louis avait commencée à l’attention de Delphine elle-même :
« Je me sens inutile ici. Un écrivain sans plume, un soldat sans fusil. Ils me veulent sauf, mais je veux être là où l’on souffre, où l’on espère. Là où les hommes tombent et se relèvent. Là où l’on comprend ce qu’est vraiment la guerre. »

C’est finalement par l’intermédiaire du Lieutenant De Montvert que Louis parvint à ses fins. Il est affecté à la 2e compagnie de son ancien bataillon en tant que chef de peloton.

L’ordre d’affectation fut signé un matin de mars 1915.

« On m’a redonné un fusil. Un vrai. Pas un stylo, pas un papier. Le bruit des bottes, le froid sur les mains, la peur en bandoulière… enfin. Je suis redevenu un homme. »

L’encrier et le vent

La lumière déclinait doucement sur Landresse. Un rayon de soleil filtrait à travers les volets entrouverts, dessinant sur la table un damier pâle où reposaient, pêle-mêle, les lettres, les coupures jaunies, et le carnet de Louis.

Delphine demeura un instant immobile. Son regard ne quittait pas les mots que son mari avait tracés autrefois, dans la hâte ou le désespoir. Des phrases tournaient encore dans son esprit, comme un manège au ralenti. Elle avait tout lu, tout absorbé, jusqu’à la dernière ligne. Mais ce n’était pas terminé. Non, ce n’était jamais terminé, avec Louis.

Elle se leva, doucement, comme on quitte une chambre où quelqu’un dort. Le parquet grinça sous ses pas, et elle ouvrit la fenêtre.

Le vent du soir s’était levé, tiède et chargé des senteurs de printemps. Le vieux poirier, au fond du jardin, remuait ses branches avec lenteur, comme s’il approuvait silencieusement le tumulte intérieur de la vieille femme.

Elle resta là, quelques instants. Puis, sans réfléchir, elle marcha jusqu’au buffet, ouvrit un tiroir qu’elle n’avait pas touché depuis des années. Elle en tira un petit plumier de bois sombre, patiné par le temps. À l’intérieur, une plume métallique, noircie, reposait encore sur son lit de velours bleu nuit. Et dans un coin, un encrier de verre, vide mais toujours digne.

Delphine revint s’asseoir.

Elle fit glisser la plume entre ses doigts, avec la précaution qu’on accorde aux objets trop chargés de passé.

Elle posa devant elle une feuille presque vierge, un vieux papier à lettres, bordé de bleu. Puis, d’un geste lent, elle traça :

« Louis, je t’ai compris. »

Et après un silence :

« Je t’ai suivi, dans les marges de ton carnet, dans les silences entre les lignes. Tu n’as jamais fui. On t’a éloigné, protégé malgré toi, mais tu es revenu. Tu voulais rejoindre les tiens. Tu voulais souffrir avec eux. Et tu l’as fait. Jusqu’au bout. »

Une larme roula sur sa joue et alla mourir entre deux mots.

Elle laissa tomber la plume.

Au loin, un merle s’envola, brusque, nerveux. Elle se dit que Louis aurait souri. Peut-être qu’il était là, dans la pénombre du verger, à l’ombre du vieux tilleul.

Elle se leva, referma doucement le carnet. Le vent entrait maintenant dans la pièce, soulevant à peine les feuilles étalées. Et dans ce souffle tiède venu des collines, elle crut entendre une voix lointaine, douce et familière :

« Merci, Delphine… »

Pour que rien ne meure

La nuit était tombée sur Landresse, discrète comme une vieille amie. Dans la maison silencieuse, seul le tic-tac régulier de l’horloge semblait rappeler que le temps poursuivait sa course. Mais pour Delphine, le monde avait suspendu son souffle.

Elle venait de refermer le carnet de Louis. Non comme on ferme un livre achevé, mais comme on rabat un drap sur un visage aimé — avec ce geste à la fois tendre et solennel qu’on fait en silence, quand les mots n’ont plus la force de dire.

Tout était là : les lettres, les coupures, les rapports, les silences entre les lignes. Elle connaissait désormais la vérité. Les humiliations subies par Louis, son affectation forcée à l’arrière, son désespoir d’être inutile, ses suppliques muettes pour rejoindre les siens, et finalement, cette obstination silencieuse qui l’avait ramené au front, parmi les hommes, là où il pensait devoir être.

Elle comprenait mieux, désormais. Elle avait vu l’homme derrière l’écrivain, le soldat derrière le poète, l’époux derrière le héros. Et tout cela, elle le porterait en elle.

Elle rassembla les papiers avec précaution, comme on range les reliques d’un sanctuaire intime. Elle les plaça dans une boîte de bois qu’elle glissa dans le tiroir du secrétaire, puis ferma doucement la serrure, sans la tourner à clé. Ce savoir, ce chagrin, cette vérité, elle ne les enfermait pas : elle les confiait au silence de la maison, aux murs chargés de souvenirs, aux arbres du jardin, aux saisons qui passent et reviennent.

Puis elle s’assit, là, face à la fenêtre ouverte. Le ciel était noir, semé d’étoiles froides. Elle leva les yeux, et dans la constellation du petit renard, invisible aux ignorants mais bien réelle aux cœurs simples, elle crut deviner la silhouette rieuse de Louis, qui la regardait avec tendresse.

Elle murmura alors, pour lui, pour elle, pour tous les absents :

« Tu vis encore, Louis. Tant que quelqu’un lira tes mots, tant que quelqu’un racontera ton histoire, tant qu’un renard poursuivra un mulot dans les prés de Belmont… tu ne seras jamais mort. »

Et dans la nuit noire de Landresse, il y eut un frisson dans les feuilles, une branche qui plia sous un souffle tiède, et peut-être… peut-être… une ombre discrète qui passa, un instant, entre les arbres.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je poursuis ici, avec émotion et rigueur, la chronique consacrée à Louis Pergaud, auteur, instituteur, soldat tombé dans les premiers mois de la Grande Guerre.

Ce nouvel opus s’inscrit dans la continuité de ceux déjà publiés. Il s’appuie sur des écrits authentiques de Louis Pergaud, mais reste une évocation littéraire, sensible, dans le respect de sa mémoire.

Nous sommes cette fois à la mi-mars 1915. Louis Pergaud vient de recevoir ses galons de sous-lieutenant. Il rejoint la 2e compagnie du 166e régiment d’infanterie où il prend le commandement d’un peloton.

Merci à vous de suivre avec autant de fidélité et de discrétion cette petite série.

Bonne lecture, et bonne soirée à toutes et à tous.

13 et 14 mars 1915 : Le retour du sous-lieutenant Pergaud

Une bruine sale tombait. Les planches noires de la passerelle de fortune luisaient sous les gouttes. Il avait repris le chemin du front, la capote déjà chargée de boue, l’épaule douloureuse sous le poids de son paquetage, mais le pas ferme.

À ses bras, les galons jaunes du sous-lieutenant venaient tout juste d’être cousus. Un éclat neuf dans un monde terni.

La 2e compagnie l’attendait. Il ne connaissait encore de la 2e compagnie que les noms, lus dans les états-majors, griffonnés dans les rapports. Il y avait là le sous-lieutenant Romain, fin lettré et musicien, adjoint du commandant de la compagnie. Un homme chaleureux, qui lui tendit la main dès l’arrivée au cantonnement.

« Bienvenue parmi nous, camarade ! »

On le mena jusqu’au quartier des officiers, dans un recoin abrité derrière une grange dissimulée.
Une table, quelques bancs, un poêle ronflant. Du pain, du vin, un rire. Le sous-lieutenant Romain faisait déjà chanter les touches d’un vieux clavier sur un piano bringuebalant. Le thème d’un air léger, presque de salon, flottait dans l’air vicié de fumée et de soupe.

Louis sourit. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentit accueilli. Il nota dans son carnet, le soir venu :

« J’ai fait mon entrée hier dans ma nouvelle famille. Les officiers m’ont reçu le mieux du monde. Notre camarade Romain nous joue du piano presque tout le temps. Il joue admirablement. La cuisine y est délectable. Le poste que je vais occuper est des plus calmes… »

Et pourtant, ce soir-là, on releva une section. Il fallut partir.

La relève s’est faite à la nuit tombée. Le ciel était bas, sans lune. Juste la clarté blafarde des fusées éclairantes au loin.

Par petits groupes, les hommes marchaient en silence. Chacun portait plus de poids que ses épaules ne devraient. Il commandait désormais l’un des pelotons de la compagnie. Ils passèrent la zone battue, puis s’enfoncèrent dans les tranchées détrempées, là où les ornières sont des pièges et les ombres, des présages. Une odeur âcre montait : terre retournée, toile mouillée, excréments et tabac froid.

Là, dans le repli d’une galerie, se trouvait son abri. Un refuge taillé dans l’argile, avec un peu de paille, un brasero, une caisse retournée en guise de table. Ce serait là son monde.

Il posa son fusil contre la cloison, s’assit lentement, puis écarta les pans de sa capote. Et il pensa :

« On m’a redonné un fusil. Un vrai. Pas un stylo, pas un papier. Le bruit des bottes, le froid sur les mains, la peur en bandoulière… enfin. Je suis redevenu un homme. »

Il alluma une bougie, écrivit quelques lignes. Les obus, au loin, poursuivaient leur office, réguliers comme des tambours funèbres.

« Ils veulent me protéger. Comme on met un oiseau rare en cage pour qu’il ne se brise pas les ailes. Mais qu’est un oiseau, sinon libre ? »

La nuit s’étira. Dans l’abri, l’homme et l’écrivain veillaient ensemble.

Je ne dors pas.

La tranchée est calme, ce soir. Pas de coups de feu, pas d’alerte. Juste le souffle du vent dans la plaine éventrée, et ce silence particulier qu’on ne connaît qu’ici. Ce silence de la veille. Celui qui précède ou qui suit les horreurs, jamais celui de la paix.

Je suis recroquevillé sous mon manteau. Mes mains gantées serrent le fusil, par réflexe. La terre est froide dans mon dos. J’entends le pas lent d’un soldat qui fait sa ronde.
 Le reste est ténèbres. Mais dans ma tête, tout s’éclaire.

Je pense à Landresse. À la porte en bois qui grince un peu trop, à la cuisine où tout sent le feu de bois, à Delphine qui s’affaire sans bruit, le tablier relevé sur les hanches.

Je pense à son sourire du matin, à la lumière dans ses cheveux. Je ferme les yeux. Je suis là-bas, un instant.

Puis le froid me rappelle. La guerre me rappelle. Je suis ici. Sous-lieutenant Pergaud, matricule oublié, dans une tranchée sans nom, à quelques centaines de mètres d’un ennemi invisible.

Et pourtant, je me sens vivant. Ils m’ont repris mon encrier. Mais l’encre est encore en moi.


Les mots battent à mes tempes. Des mots comme des tambours. Je pose mon crayon et j’écris dans ma tête, pour elle. Pour Delphine.

« Mon aimée,

Je suis revenu. Non pas à toi, mais à ce que je suis.
Ce soir, je veille au milieu des hommes.
 J’ai froid, j’ai peur, mais je suis à ma place.
Ici, nul besoin de justifier mes choix, nul besoin de répondre à ceux qui auraient voulu me préserver d’un sort qu’ils croient plus grand que moi.

Je voulais t’écrire cela, parce que si un jour je ne rentre pas, il faut que tu saches que je n’étais pas triste. J’étais là, parmi mes frères.

Et si je rentre, alors ce sera pour te raconter. Avec mes mots, les vrais. Les tremblants, les fiévreux, les brûlés de nuit et de sang.

Ce soir, j’écris sans plume. Mais je t’écris quand même. »


Un obus est tombé, plus loin. Sourd, mat. Personne n’a réagi. On s’y habitue.

Je me suis recroquevillé un peu plus. Et j’ai répété en moi la lettre invisible.

Encore et encore.
 Jusqu’à ce que l’aube la fige.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Un grand merci à celles et ceux qui continuent de suivre cette évocation romancée autour de la figure de Louis Pergaud. Vos lectures et vos retours me motivent à poursuivre ce modeste hommage.

Je vous propose aujourd’hui un nouvel opus, situé en première ligne, fin mars 1915, dans le secteur de Marcheville. Le sous-lieutenant Pergaud y veille sur ses hommes au cœur de la nuit, entre fusées éclairantes, froid mordant et tension permanente.

À travers ce tableau nocturne, j’ai souhaité évoquer l’accoutumance à la guerre, la chaleur humaine des abris de fortune, et le lien pudique mais sincère entre les hommes qui partagent l’indicible.

Merci pour votre lecture et votre fidélité.


Bonne soirée à toutes et à tous.

Dans la tranchée près de Marcheville, fin mars 1915

Il faisait nuit noire sur les lignes. Une nuit sans lune, percée à intervalles réguliers par les fusées éclairantes allemandes qui découpaient le ciel d’ombres cruelles et d’arbres tordus. Le vent ramenait des relents d’œufs pourris, de terre mouillée, de mort aussi. La tranchée était vivante, respirait lourdement sous les pas, les voix étouffées, les soupirs.

Le sous-lieutenant Louis Pergaud sortit de sa cagna avec la prudence de ceux qui savent que le moindre geste peut être le dernier. Le froid le mordit aussitôt au visage, mais il y était habitué. Il fit quelques pas dans l'étroite tranchée du front, son grand manteau frôlant les parois boueuses. Il alla à la rencontre de ses hommes, les sentinelles aux regards creusés. L’un grelottait derrière un fusil, un autre mâchonnait un quignon de pain durci, un troisième murmurait à son ombre.

Il parlait bas, toujours d’une voix douce. Un mot pour chacun, une tape sur l’épaule, une plaisanterie pour alléger l’instant. Il connaissait leurs prénoms, les noms des enfants parfois, les villages dont ils venaient. À ses yeux, ce n’étaient pas des matricules, mais des hommes — jeunes pour la plupart, abîmés avant l’âge, fidèles au poste, la crasse jusque sous les ongles mais le cœur vaillant.

Il avançait prudemment, évitant les trous d’eau, les poutrelles disjointes, les baïonnettes dressées. À chaque pas, ses brodequins s’enfonçaient avec un bruit de succion dans la boue épaisse. L’odeur était tenace : chair, tabac, moisissure, et cette âcreté de la mort toute proche, jamais vraiment dissipée.

Il s’arrêta à un abri. Une silhouette immobile veillait, assise sur une caisse de munitions vide.

« Tout va bien, Lemoine ? »

Le jeune soldat sursauta à peine. Il reconnut la voix. Il se leva, maladroit, essuyant ses mains noires sur son pantalon aussi sale que le reste.

« Rien à signaler, mon Lieutenant. Une fusée toutes les trois minutes. Ils nous observent, mais ils restent calmes. »

« Bien. Tenez bon. Encore deux heures et vous serez relevé. Buvez un peu si vous avez du café. Et gardez l’œil ouvert. »

Il posa brièvement la main sur son épaule. Un geste simple. Humain.

Il continua son tour. D’un abri à l’autre. Toujours ce même décor de glaise et de fatigue. Les hommes étaient là, en silence, les yeux cernés, le visage noirci, les doigts gourds, mais droits. Fidèles. Résignés. Présents.

Le long d’un coude du boyau, une sentinelle désignait l’horizon.

« Là-bas, une ombre, j’ai cru... »

« Oui. Parfois le vent fait bouger les toiles. Parfois, c’est autre chose. Restez calme. Attendez de voir. Ne tirez pas trop tôt. »

Ils guettaient les bruits, les grattements, les halètements. La mort rôdait, invisible et constante, mais on ne la craignait plus tout à fait. Elle faisait partie du paysage. Elle n’avait plus la brutalité du choc, mais la présence sourde d’un fardeau partagé.

Une autre fusée s’éleva. Le ciel se fit jour, l’espace d’un instant. Le front tout entier sembla retenu dans cette lumière spectrale, comme figé dans la cire.

Puis la nuit reprit ses droits. Le silence, aussi. Sauf les gouttes, les pas lents, et, plus loin, le bruit d’un rat qui grattait, fouinait, creusait dans les restes. Louis continua sa ronde.

Un obus éclata au loin. Une gerbe de boue s’éleva comme une gueule ouverte dans le ciel. Personne ne broncha. Ici, on ne sursautait plus. On avait apprivoisé le vacarme, comme une bête famélique qui tournait sans cesse autour de la cage. Ce n’était pas du courage — pas vraiment. Plutôt une forme d’usure, de résignation muette. On s’habitue à tout. Même à vivre sous la menace d’un éclat, d’une balle perdue, d’une toux trop forte.

Louis retourna vers son abri. Il poussa la toile de jute et retrouva la cagna, sombre et étroite, creusée à même la terre. Une lanterne vacillait dans un coin. Là, accroupi devant une gamelle cabossée, Lambin, son ordonnance, s’affairait avec méthode.

« Ah, vous voilà mon Lieutenant. J’vous ai gardé un peu de bon. J’ai réussi à pas tout cramer. »

Il tendit une vieille tasse émaillée, toute chaude encore entre ses mains crasseuses. Louis accepta, hocha la tête en guise de remerciement. Le liquide était fort, brûlant, amer, mais il réchauffait tout de suite jusqu’au creux de la poitrine.

Ici, dans cette cavité de boue battue et de planches humides, il régnait une chaleur étrange, presque douce, faite de bois brûlé, de laine roussie et de soupe rance. C’était peu — un poêle somnolent, un recoin sec, deux couvertures piquées de puces — mais c’était tout.

Ce réduit sentait le tabac gris et la présence humaine, la sueur ancienne et la vie qui s’accroche. C’était un îlot au milieu du non-sens, un ventre protecteur au creux de la terre, où deux hommes pouvaient encore échanger quelques mots sans crier, sans trembler, sans se hâter.

« Merci Lambin. Vous êtes un as. Sans vous, j’saurais même plus où j’habite. »

L’ordonnance haussa les épaules, un sourire en coin, tout en remettant un peu d’ordre parmi les couvertures.

Un silence s’installa, coupé seulement par les bruits de la nuit qui filtraient à travers les murs de terre. Puis Lambin reprit, d’une voix basse, presque gênée :

« Vous croyez qu’on s’y fait, mon Lieutenant ? À ça… À tout ça ? »

Il montra vaguement la paroi, le ciel invisible au-dessus, le front tout entier.

« À la mort qui rôde, qui tape au hasard ? »

Louis resta un instant sans répondre. Il sirota une gorgée, ferma les yeux.

« On ne s’y fait pas. Mais on s’y plie. C’est différent. On n’a pas le luxe de penser autrement. Alors on se fabrique des habitudes. On appelle ça tenir bon. On finit par ne plus avoir peur… seulement une sorte de fatigue, une lourdeur. Une veille permanente. »

Lambin acquiesça, pensif.

« Je croyais qu’ça s’appelait du courage. »

Louis sourit faiblement.

« Peut-être bien. Mais c’est un drôle de courage. Silencieux. Sale. Plein de trous dans les poches. »

Ils restèrent là, quelques secondes, à écouter les bruits feutrés du boyau, le clapotis d’une gouttière, une rafale de mitrailleuse lointaine.

Puis Louis posa la tasse vide, sortit son carnet.

« Allez, essayons de rassurer nos aimées. C’est tout ce qu’on peut faire. »

Ses doigts étaient engourdis, bleuis, mais il attrapa son carnet. Et il écrivit, à la lueur tremblante, penché sur sa caisse retournée.

À Delphine,


« Mon aimée,

Il est bien tard, ou bien tôt. Je viens de faire le tour de mes hommes. Ils veillent comme ils peuvent, avec leurs mains pleines de boue et leurs yeux pleins de nuit. Je suis fier d’eux.

Le secteur est calme. Je t’assure, ne t’en fais pas. Il y a bien quelques fusées de temps en temps, un obus perdu ici ou là, mais rien de bien méchant. Rien de pire que ce que nous avons déjà connu.

Je suis fatigué, un peu transi, mais mon esprit est clair. Je me sens à ma place. À chaque homme que je croise, je sens que je suis utile. Et cela m’apaise.

Quand je pense à toi, ce n’est pas pour fuir, c’est pour m’ancrer. Tu es mon port, ma maison, ma clarté. Et même dans cette nuit sale, tu brilles en moi.

Je ne t’écris pas pour te troubler, mais pour que tu saches que je vais bien. Que je tiens. Que je suis debout. Nous avons connu pire et nous connaîtrons meilleur.

Je t’embrasse doucement. Dis à mon père que je pense à lui. Embrasse le vieux chien s’il te laisse faire. Et garde-moi, s’il te plaît, un peu de ce feu de bois dont l’odeur me manque tant.

Ton Louis. »

Il reposa le crayon. Ses mains tremblaient un peu. Il tira la couverture sur ses jambes, souffla la bougie, et murmura, dans l’obscurité :

« Bonne nuit, ma Delphine. »

Puis il ferma les yeux. Un obus, au loin, gronda doucement. Mais cette nuit-là, la tranchée tint bon.

Et Louis aussi.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonjour à toutes et à tous,

Je vous remercie chaleureusement pour vos lectures attentives, vos retours sensibles et bienveillants.

Je vous propose aujourd’hui la première partie d’un nouvel opus, qui prolonge le récit en suivant Louis Pergaud lors du retour à l’arrière, dans un cantonnement provisoire.

On y retrouve les gestes simples de la vie qui reprend — lavages, repas, veillée — mais toujours sous la chape de la guerre, tapie dans les silences et les regards. Une accalmie, oui, mais tendue. Éphémère.

La suite viendra dans un second temps, plus introspective, plus suspendue.

En espérant que cette lecture saura vous toucher autant que je l’ai imaginée.

Merci à vous, et très bonne journée !

Le retour à l’arrière

C’est dans la pâleur du petit matin qu’ils sortirent des tranchées, d’un pas traînant, sans un mot. Une brume sale s’étirait sur les boyaux, mêlée à l’odeur d’hommes, de terre remuée, de poudre éteinte.

Ils quittaient le front comme on quitte un rêve fiévreux — lents, hébétés, écrasés dans leurs capotes boueuses, les yeux cernés, le dos voûté sous le poids des jours.

La relève s’était faite sans bruit. Deux silhouettes à la fois dans l’étroit passage, des mains qui se frôlent, un mot échangé parfois, à mi-voix : « Bon courage », ou rien du tout. Le sergent Louis Desprez, qui avait failli perdre un doigt deux jours plus tôt, s’était contenté d’un regard au nouveau, un « piou piou » encore rose sous la crasse, puis avait tourné les talons. À quoi bon parler, quand les bottes s’enfoncent dans la glaise comme des boulets ?

Ils étaient partis à quarante-huit. Ils revenaient à trente-neuf. Certains boitaient. Deux s’appuyaient l’un sur l’autre. D’autres ne portaient plus que leur Lebel, en bandoulière, la musette vide, les poches pleines de silence.

Pergaud, en tête, n’avait pas dit un mot depuis qu’ils avaient quitté les tranchées de Marchéville. Il avait noté chaque absence, chaque silhouette manquante, sans les nommer. Il les portait en lui, comme un poids glacial entre les omoplates. Dans sa musette, le carnet avait bu l’humidité comme un vieux buvard. Un crayon cassé en deux glissait entre les pages. Il n’avait plus la force d’écrire. Pas encore.

Ils traversèrent les dernières lignes françaises, puis les arbres noircis, les haies décharnées, les champs hachés d’obus. Chaque pas les éloignait du front, et pourtant, rien ne semblait plus les rapprocher de la vie. C’était un retour sans joie. Pas de fanfare, pas de café chaud, pas de main qui se tend. Seulement les cantonnements, la paille humide, et cette fatigue qui tenait jusque dans la moelle.

Arrivés à hauteur d’un petit bois juste après Fresnes-en-Woëvre, un chien errant les observa, le museau pointé dans le vent. Il ne bougea pas, museau figé dans le vent. Même les bêtes savaient. Un monde de bruits et d’ombres, où la guerre collait aux âmes comme la boue aux godillots.

Quand ils atteignirent enfin la route de Bonzée, un officier du régiment voisin de la division, sur son cheval, les salua brièvement. Personne ne répondit. Le cheval détourna la tête, effrayé par l’odeur. Un poilu murmura :
« Même les canassons savent qu’on revient de l’enfer. »

Ils continuèrent encore, jusqu’à Bonzée, village de cantonnement. Là, quelques maisons debout, des pans de murs recousus de bâches, un panneau poste de secours peint à la hâte sur une porte de grange.

Ils s’arrêtèrent, un instant, comme si entrer là, c’était accepter de revenir parmi les vivants.

Alors seulement, Pergaud souffla, très bas :

« Voilà. C’est fini. Pour cette fois. »

L’arrivée au cantonnement

Ils avaient dépassé la dernière haie. Le village s’ouvrait enfin, alangui sous un ciel pâle de mars. Pas un obus n’était tombé depuis la veille, et les toits de tuiles rouges tenaient encore, par miracle, au-dessus des charpentes fatiguées. Quelques rideaux frémissaient aux fenêtres, silhouettes de femmes, de vieux, d’enfants muets. L’ennemi n’était pas si loin, mais la vie s’accrochait, têtue, entre les pierres disjointes et les volets clos.

Ils entrèrent dans le bourg comme on entre dans une église dévastée, à pas lents, presque gênés d’être encore debout. La 2e compagnie fut dirigée vers l’ancienne école, un peu à l’écart. Deux salles aux vitres brisées, du mobilier entassé dans un coin, un poêle rouillé qui fumait plus qu’il ne chauffait. L’encre des anciennes leçons, sur le tableau noir, s’effaçait sous la poussière — des mots d’un autre temps : République, égalité, fraternité … Des mots devenus pâles comme des os blanchis.

« Ce sera chez nous pour six jours, marmonna le sergent fourrier Bernier, en posant son paquetage au pied d’un pupitre.

Certains s’installèrent dans la grange voisine, où la paille tiède offrait un confort de roi. D’autres gagnèrent une ferme aux volets fermés, où la vieille Berthe, en sabots et tablier, entrouvrit sa porte comme on entrouvre une chapelle. Elle ne parlait pas beaucoup, Berthe, mais ses yeux disaient qu’elle avait vu passer beaucoup de régiments. Et que celui-ci n’était qu’un de plus — ou un de moins.

Un vieux paysan menait une charrette le long du mur de l’église. Il leva la main sans s’arrêter. Pergaud lui répondit d’un signe, le regard vague. Le silence, ici, n’était pas celui de la paix. Juste une suspension. Un répit entre deux orages.

Pergaud s’assit sur la marche de l’école, les coudes sur les genoux. Il regardait ses hommes se disperser, sans ordre, sans hâte. Ils connaissaient le rituel : trouver un coin sec, enlever les godillots, frictionner les pieds, ouvrir une conserve s’il en restait une. Le petit Merle tendit une cigarette à Drouet, qui sourit — un sourire, un vrai. Un miracle.

Une odeur de soupe monta d’un chaudron, quelque part. Peut-être les hommes du Génie. Peut-être une auberge épargnée. Un chien jappa au loin, puis plus rien. Les sons de la vie revenaient, à pas lents, comme des ombres qu’on croyait disparues.

Un vieil homme s’approcha. Béret noir, canne, moustache blanche. Il désigna l’école.
« Vous êtes du 166 ème RI ? »

Pergaud hocha la tête.

« Mon fils, Léon, au 26 ème BCP. Parti en août. A pont-à-Mousson. On l’attend toujours. »

Il n’attendait plus. Il voulait seulement parler. Alors Pergaud l’écouta.

Le vieil homme repartit, le pas traînant. Une rafale de vent plia les branches du vieux tilleul. Le village retrouvait peu à peu son silence.

L’heure creuse

Le reste du jour s’étira comme un vieux drap qu’on secoue doucement. Chacun prit possession de son carré de plancher ou de paille, comme on habite une tanière provisoire. Un à un, les corps se dépliaient, les bottes s’enlevaient dans un soupir, les chaussettes tombaient lourdes de sueur et de boue séchée. L’odeur montait, âcre et familière — celle de la fatigue, du cuir trempé, du linge qu’on n’a pas changé depuis des jours.

Certains grattèrent leurs pieds meurtris, d’autres fouillèrent dans leur musette à la recherche d’un bout de pain, d’un morceau de sucre, d’une lettre froissée. Le caporal Fargue recousait une boutonnière avec une aiguille tordue, la langue entre les dents. Il jurait à mi-voix contre « ces saloperies de godillots qu’on croirait faits pour les Boches ».

Un jeune, Maillot, écrivit quelques lignes sur un coin de carnet. Il cachait mal sa timidité quand il parlait de sa fiancée, à Reims. Il n’avait pas encore vingt deux ans, ses doigts tremblaient en tenant le crayon.

Pergaud observait, notait mentalement. Il aimait ces instants de veille douce, ces silences habités. On ne parlait pas de ce qu’on avait vu, ni de ceux qui n’étaient pas revenus. On était là, simplement, avec les gestes simples qui sauvent l’âme : manger, dormir, recoudre, écrire.

Dehors, le vent soufflait par bourrasques. Une tôle claquait de temps en temps, un volet grinçait.
Puis vint une odeur plus forte, plus accueillante : celle de la soupe chaude. Quelqu’un avait allumé un feu dans un vieux poêle rapiécé de fil de fer. Des mains s’activaient autour d’un chaudron, on entendit une cuillère taper contre la paroi. Des têtes se levèrent.

« Ça sent la vraie tambouille, dit Drouet. Même si c’est des patates à l’eau, j’en prends deux fois. »

… On sourit, un peu. Un peu seulement, mais c’était déjà beaucoup.

La chaleur du poêle rassemblait les hommes comme un feu de camp ancien, d’avant la guerre, d’avant les bottes crottées et les fusils noirs. On s’y approchait par petits groupes, les mains ouvertes vers la flamme, les coudes rentrés, comme des oiseaux frileux sur la même branche. Un silence d'abord, puis des chuchotements. Et bientôt, quelques voix s’élevèrent, basses, enveloppées de fatigue.

« Tu te rappelles, à Haudiomont, l’auberge avec le vin chaud ? »
«  Ah oui, avec le patron qui chantait faux comme une casserole… »
« Et toi, Dumont, ta sœur, elle t’a écrit ? »
« Deux fois ce mois-ci. Elle dit qu’on parle de nous dans les journaux. Des héros, paraît-il… »

Un ricanement amer coupa court à la phrase. Personne ne releva. On se tut un instant, puis la conversation reprit, sur un autre ton.

Dans un coin, un accordéon sortit d’un sac. Ancien, usé, mais encore vaillant. Un air s’éleva, hésitant, presque timide. Puis les doigts retrouvèrent le chemin des touches, et la mélodie gagna en assurance. Un chant bourguignon suivit, à mi-voix. Personne ne chantait très juste, mais cela n’avait aucune importance.

Pergaud, adossé à un montant de grange, observait la scène avec cette tendresse qu’il réservait aux bêtes, aux enfants, aux pauvres gens. Ses hommes étaient là, vivants, pleins de peine et de vie mêlées, debout encore, malgré tout. Il tira lentement sur sa pipe, puis souffla la fumée en direction des poutres noires.

On partageait du pain dur, un quignon de fromage oublié au fond d’un havresac. L’un d’eux sortit même un quart de gnôle, précieusement gardé dans une flasque cabossée. On fit tourner. Juste une gorgée chacun. Ça brûlait, mais ça réchauffait.

Un chien errant, pelage sale et museau en l’air, s’était glissé parmi eux. Il posa la tête sur les genoux de l’un, ferma les yeux. On le gratta doucement derrière les oreilles.

« On devrait l’appeler Gustave, dit quelqu’un. Comme l’adjudant. »

Rires étouffés. Le chien ne protesta pas.

L’heure avançait doucement, et la nuit dehors continuait de souffler sur les tôles. Mais à l’intérieur, la guerre semblait lointaine. Suspendue, pour quelques instants encore.

Le débrief

Le matin avait taché le hangar d’une lumière pâle et sale, comme un linge qu’on aurait trop lavé. Dehors, les bruits reprenaient : sabots sur les dalles, chuintements d’armes nettoyées, une voix rauque qui appelait un nom. Dedans, on s’éveillait lentement, fourbus, les membres engourdis par le froid revenu.

Un ordre circula. Rassemblement dans la grange sud, sans paquetage, en silence. Les hommes obéirent sans protester. On s’y rendit à pas lents, bottes traînantes, mines fermées. Un frisson d’attente traversait les rangs.

Le Lieutenant de Montvert, commandant la compagnie arriva le dernier. Il n’avait pas dormi. Ses yeux rouges trahissaient une nuit d’insomnie ou de veillée sur les papiers du commandement. Il avait le visage dur, mais la bouche moins crispée qu’à l’ordinaire.

Il s’éclaircit la gorge.

« Vous avez tenu. C’était ça, l’objectif. Tenir jusqu’à la relève. Et vous l’avez fait. »

Un silence.

« Je n’ai pas de grand discours. Ce que vous avez vécu là-haut, je ne l’ai pas vécu à votre place. Mais je l’ai vu. Et j’ai compté. »

Il sortit un carnet. Lut quelques noms. Ceux qu’on ne reverrait plus. Il s’arrêta parfois, relevait les yeux.

« Sergent Berthier. Caporal Langlois. Léonard, dit - Léon - . Milot. Barbier. Et... l’adjudant Gervaise. »

Un souffle parcourut le groupe. On ne s’était pas dit, encore, que Gervaise ne reviendrait pas. Certains baissèrent la tête. D’autres serrèrent les mâchoires.

« Je sais ce que Gervaise représentait pour vous. Pour moi aussi. On m’a appris la guerre sur des cartes, il me l’a montrée dans la boue. »

Il referma lentement le carnet.

« Les funérailles viendront plus tard. Pour l’instant, vous avez droit à deux jours pleins de repos. Ceux qui ont besoin de consulter le Major (médecin auxiliaire Mistarlet), vous y allez. Ceux qui veulent écrire, écrire. Ceux qui veulent dormir, dormir. »

Il hésita, puis ajouta :
« On est encore vivants. Ce n’est pas rien. On va faire tenir ce rien, ensemble. »

Il s’éloigna sans saluer, laissant derrière lui un silence qu’aucun ne voulut rompre. Dans les coins, des hommes essuyaient leurs yeux d’un revers de manche, comme on le fait quand la poussière vous gêne. D’autres allumaient une cigarette en regardant le sol.

Pergaud, resté en arrière, sentit son cœur battre lentement, mais fort. Il pensa au visage de Gervaise, à son rire brusque, à ses coups de gueule — et à la façon qu’il avait d’éponger le front des gars quand les obus pleuvaient dru.

Un jour, il écrirait tout ça. Ou peut-être pas. Mais il s’en souviendrait.

Les gestes ordinaires

Le lendemain, dès que le jour se leva franchement, les hommes reprirent pied dans la vie. Pas celle d’avant, mais celle qui tenait debout tant bien que mal entre deux séjours aux tranchées. Une vie de bric et de boue, de petits gestes tenaces, d’occupations qui n’en disaient pas le nom.

On se répartit les tâches, à la manière des vieux équipages. Il n’y eut pas de liste officielle, mais tout le monde savait ce qu’il fallait faire. Fargue et Lemoine partirent chercher de l’eau avec des seaux bosselés. Drouet se vit désigner la corvée de bois : il jura, puis s’en alla avec sa hâche, un vieux bonnet sur les oreilles. D’autres devaient aller voir l’adjudant pour le pain et les nouvelles consignes. Le reste… c’était l’ordinaire : remettre un peu d’ordre dans les vivants.

Dans la cour battue, les hommes s’installèrent par petits groupes pour le nettoyage des effets. Les capotes raides de boue séchée étaient secouées, battues, étendues sur les barrières. On grattait la boue durcie sur les brodequins, au couteau, avec méthode. Certains y passaient des heures, comme si enlever chaque croûte était aussi un peu laver la peur.

« C’est pas d’la terre, c’est du ciment » grommela Larivière, en tapant du talon.

Le fusil Lebel, compagnon de chaque jour, n’échappait pas à l’inspection. On le démontait avec soin, geste après geste, chacun selon son habitude. On huilait, on vérifiait la culasse, on passait un chiffon dans le canon. Certains y mettaient un soin maniaque, presque affectueux, comme à un animal fragile. D’autres juraient contre la graisse, contre le sable, contre les ressorts capricieux.

« Ce vieux clou me sauvera peut-être la peau, dit l’un. Faut qu’il m’aime, lui aussi. »

On nettoyait aussi les gourdes, les gamelles noircies, les baïonnettes aux fourreaux tordus. Le linge, s’il ne pouvait pas être lavé, était au moins secoué, brossé, suspendu. On raccommodait ce qui pouvait l’être. Une manche trouée, un lacet cassé, une courroie qu’on renforçait avec du fil de fer. Chaque objet avait l’air d’avoir mille vies, et les hommes avec.

Une lessive improvisée se monta autour d’une auge pleine d’eau tiède. On y trempa chemises et mouchoirs crasseux. L’eau vira au gris, puis au brun. On frottait, on tordait, on râlait, mais on le faisait.

Dans un coin plus ombragé, Maillot recopiait une lettre sur une feuille propre. Il avait pris le temps de se laver les mains avant d’écrire. Il sortait d’une boîte en fer une enveloppe froissée, la relisait, y retrouvait le prénom de sa fiancée comme on relit une promesse.

Un chien tournait dans la cour, flairant les moindres reliefs. C’était Gustave, désormais mascotte tacite de la compagnie. Il s’installa sous une carriole, un œil ouvert, l’autre en sommeil.

Louis, adossé à un pilier, observait en silence. Ces gestes-là, si modestes, l’émouvaient autant qu’un grand discours. Il reconnaissait dans ce labeur patient quelque chose de profondément humain : tenir debout, malgré tout. Redonner à la vie un semblant de netteté. Il ouvrit son carnet et nota quelques mots :

« L’homme ne se lave pas seulement de la saleté, il tente d’enlever ce que la guerre dépose d’invisible. Poussière de peur, sueur d’angoisse. En grattant la boue, il gratte ce qui l’éloigne de lui-même. »

Au loin, une cloche tinta : signal pour la soupe ou simple heure qui passe. Personne n’y prêta attention. Les hommes continuaient leurs gestes, un à un. Chacun savait que cela aussi, c’était le combat.

Les conversations de fin de journée

La lumière avait baissé dans les granges et les hangars, remplacée par celle plus incertaine des flammes et des bougies. L’air sentait le linge mouillé, la soupe refroidie, et un peu de tabac blond.

Les voix montaient par vagues, jamais bien fortes. On parlait à mi-mots, comme pour ne pas réveiller quelque chose de plus grave : un souvenir, un visage, une peur qu’on avait réussi à oublier quelques heures.

« Tu crois qu’on y retournera vite ? » demanda Merle, le plus jeune, en grattant le fond d’une gamelle.
« Où ça ? À l’avant ? » ricana Fargue. « Dis-toi que quand on descend, c’est jamais pour bien longtemps. »

Un silence répondit. Puis un autre reprit :

« J’ai vu le caporal Luçon ce matin à l’ambulance. Il a reçu une balle perdue dans le pied il y a deux jours, à peine sorti de l’abri. Il dit qu’il a senti comme un coup de marteau, et puis plus rien. »
« Il a eu du bol, soupira Dumont. J’en connais d’autres, ils n’ont même pas eu le temps de comprendre. »

Dans un coin, un soldat lisait une carte à voix basse. On devinait les mots : « ma chère maman », « bientôt », « je t’embrasse fort ». Les phrases simples qu’on répète pour faire croire qu’on y croit encore.

« Moi, dit un autre, j’voudrais juste une fois revoir la rue des Acacias. Juste passer là-bas, sentir le pain chaud au coin, le bruit du tram, les volets bleus de chez nous… J’irai même serrer la pince au vieux Lemoine, le bougon. Tu parles d’un miracle. »

« Lemoine est mort, lança quelqu’un. Il n’a pas survécu à ses blessures. Il avait les reins labourés par un éclat d’obus. C’était pas beau à voir. Il souffrait terriblement et savait qu’il en avait plus pour longtemps.»

Un ange passa. Les regards retombèrent dans les flammes.

Puis une voix plus timide s’éleva :

« J’ai rêvé de ma femme cette nuit. Elle mettait des draps blancs à sécher. Le vent soufflait dedans, on aurait dit des voiles. C’était beau. »

Personne ne se moqua. Personne ne dit rien. Mais dans la pénombre, un homme serra un peu plus fort ses mains sur ses genoux. Un autre tira sur sa pipe, les yeux perdus. On entendit au loin une tôle claquer au vent, et Gustave aboyer. Puis de nouveau, le silence. Un silence chaud, peuplé d’ombres vivantes.

Louis notait tout cela en silence. Pas avec du papier, non, pas encore, mais dans cette mémoire tendre et rigoureuse qui faisait de lui un écrivain autant qu’un chef de section.

Ces hommes, leurs paroles simples, leurs souvenirs tordus par la guerre, il les portait en lui comme on garde un fagot de bois sous la pluie : avec soin, avec peine, mais aussi avec une sorte d’amour muet.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonjour à toutes et à tous,

Je vous propose aujourd’hui la seconde partie de cet opus romancé consacré à Louis Pergaud, dans les jours de repos au cantonnement, après la tourmente.

On y retrouve les officiers du bataillon autour d’une veillée fraternelle, puis Louis, seul avec ses pensées, sa pipe, et une lettre à Delphine.

Ces moments suspendus, loin des lignes, n’éteignent pas la guerre, mais laissent entrevoir des éclats d’humanité, de fatigue, et d’attachement silencieux entre hommes debout.

Merci à celles et ceux qui me lisent, pour leur bienveillance et leurs retours si précieux.

Bonne journée à tous.


La veillée entre officiers

Ce soir-là, on avait dressé une table sommaire dans une pièce à demi calfeutrée, à l’écart du tumulte du cantonnement. Un vieux drap faisait office de nappe, quelques verres dépareillés, des couverts rassemblés à la hâte, et, miracle, plusieurs bouteilles de vin trouvées on ne sait où. Un clairon pendait à un clou, vestige oublié d’un temps plus cérémonieux.

Autour de la table, les officiers du bataillon s’étaient installés, le ton moins raide que d’ordinaire, les visages un peu relâchés par la fatigue et le vin. Le capitaine Pierre Legouis, le Lieutenant de Montvert, le sous-lieutenant Romain et le médecin auxiliaire Mistarlet… Et Louis Pergaud, désormais l’un des leurs. Officiellement. Mais surtout, fraternellement.

« Eh bien, Pergaud, lança le capitaine en se versant un doigt de rouge, il paraît que vos hommes vous suivent les yeux fermés. C’est qu’ils vous aiment, les bougres. »

« Ils savent que je ne les mène pas pour me faire mousser, répondit-il avec un sourire un peu de travers. Et puis, faut dire que je chante faux : cela les oblige à courir vite pour me faire taire. »

On rit. Une vraie bonne humeur, pas celle des tranchées, forcée par le désespoir, mais celle plus rare, d’un soir où l’on se sent presque vivant, presque normal.

Quelqu’un sortit un carnet, griffonna quelques vers. Le commandant improvisa un toast en latin de caserne, salué par les verres levés et quelques borborygmes facétieux. On servit un ragoût tiède — pommes de terre, lard, oignons — qu’on trouva délicieux, comme toujours quand on a eu faim trop longtemps.

Puis vinrent les chansons. Des marches anciennes, des airs paillards, des refrains de l’arrière. Pergaud entonna « Le Roi Dagobert » d’une voix qui montait de travers, écorchait les notes, mais faisait rire tout le monde. On tapait du poing sur la table, on battait la mesure avec des quarts de métal. L’écho faisait vibrer les murs, comme si cette vieille pièce reprenait souffle.

À un moment, le capitaine posa la main sur l’épaule de Pergaud.

« Tu sais, Louis, t’es des nôtres maintenant. Pas seulement à cause des galons. Parce que t’as ce feu qu’on reconnaît chez les bons, les vrais. »

Louis baissa les yeux. Il sentit monter une chaleur dans la poitrine. Pas celle du vin. Une fierté pudique, celle qu’on n’avoue pas. Il avait été maître d’école, écrivain, anticlérical forcené et moqueur des gradés. Et le voilà, ce soir, accueilli à cette table d’officiers. Non pas comme un intrus, mais comme un camarade. Presque un frère.

Il pensa brièvement à Delphine, à Landresse, à ce monde d’avant qui s’effilochait lentement. Puis il leva son verre.

« À vous tous. Et à ceux qui sont pas là. Les ombres nous regardent, faut leur faire honneur. »

Les verres tintèrent. L’un d’eux lança un dernier air de chasse. On reprit à mi-voix, à contretemps. Pergaud chantait toujours aussi faux. Mais cette fois, personne ne le faisait taire.

Quand la soirée s’éteignit doucement, que les chants se fondirent dans un silence apaisé, Louis resta un moment en retrait, accoudé à la lucarne d’où l’on devinait les toits sombres du cantonnement. Il ralluma sa pipe, observa la braise qui faiblissait au creux du fourneau. Il repensa à ses livres, à ses gamins d’école, aux bêtes des champs qu’il avait tant aimées.

Ici, rien n’était pareil — et pourtant, ce soir, quelque chose en lui s’était apaisé. Il n’avait pas renié ses idées. Il n’aimait toujours pas l’uniforme. Mais il aimait ces hommes. Et peut-être, dans ce tumulte, cela suffisait-il à donner un sens.

Il expira lentement, en silence, et la fumée se mêla à la nuit, comme un murmure qu’on confierait aux étoiles.

Le moment de solitude de Louis

Plus tard, alors que les voix s’étaient tues, que les derniers officiers s’étaient retirés avec des poignées de main discrètes et des bâillements contenus, Louis s’éclipsa. Il quitta la grange, descendit quelques marches humides et marcha jusqu’au bout de la cour. Là, adossé au mur moussu d’un appentis, il leva les yeux vers le ciel.

Rien qu’un souffle, une nuit presque noire, percée d’étoiles. Il n’y avait pas de lune. Juste le silence, traversé par un cri lointain d’animal ou peut-être d’homme. La guerre, même endormie, ne dort jamais tout à fait.

Il s’assit sur une caisse vide, ralluma sa pipe qu’il n’avait jamais vraiment éteinte, et sortit de sa capote un petit carnet. Celui-là n’était pas réglementaire. C’était un carnet personnel, à la couverture de toile fatiguée. Il l’ouvrit lentement, comme on entrouvre une lettre d’un mort.

Quelques lignes. Quelques mots. Rien de flamboyant. Des pensées qui griffent, qui piquent, qui brûlent un peu.

« Il y a dans l’amitié des hommes une tendresse que je ne soupçonnais pas. C’est elle qui me tient debout. Je crois que je suis devenu un soldat. Mais je ne serai jamais un guerrier. »

Il referma le carnet. Un chien aboya au loin, peut-être Gustave. Une étoile filante fila vers l’ouest. Il pensa à Delphine, à son père mort, à la France paysanne qui saignait, là-bas, dans les tranchées.

Et il eut, l’espace d’un instant, cette impression étrange de ne plus vraiment appartenir nulle part — ni à l’arrière, ni au front, ni aux vivants, ni aux morts. Suspendu. Comme s’il marchait sur la corde d’un funambule, au-dessus d’un gouffre de feu et de silence.

Il se leva, jeta un dernier regard au ciel, puis retourna dans l’ombre tiède du cantonnement.

Demain, il faudrait écrire à Delphine. Et tenir encore. Un jour de plus.

Le courrier du lendemain

Le lendemain matin, après les corvées matinales et un café bien noir avalé en silence avec quelques autres, Louis s’était isolé près d’une table bancale, dans un coin calme du cantonnement. Une feuille pliée, un crayon émoussé, et le front encore traversé d’ombres. Il se redressa, inspira profondément, et commença à écrire.

« Ma chère Delphine,

Ce matin, je t’écris depuis une vieille remise qui sent le foin et la suie froide. Nous sommes au repos depuis hier. Cela fait du bien aux corps, mais surtout aux esprits. Ici, tout va bien. Je suis fatigué, bien sûr, mais je tiens bon. Je crois que je m’endurcis, sans me durcir. C’est étrange à dire, mais je me découvre capable de supporter beaucoup. Tu serais fière, je crois. J’ai même eu droit à quelques mots aimables de mon commandant. Et hier soir, j’ai partagé un bon moment avec d’autres officiers. Ils m’ont adopté, un peu. Tu vois, ton Louis fait son chemin, même sous l’uniforme.

Je suis fier de mes hommes. Tu n’imagines pas combien ils sont braves, et simples, et bons malgré tout. J’ai vu un petit jeune qui écrivait à sa mère hier soir, la main qui tremblait. Un autre a partagé son dernier morceau de sucre avec un camarade qui pleurait. On parle peu de ce qu’on vit. On regarde devant. Un jour après l’autre. Mais il y avait une humanité tenace, là, dans la boue.

J’espère que tu vas bien. Que tu dors. Que le jardin fleurit. J’ai rêvé de toi cette nuit. Tu avais une robe claire, et tu chantais. C’était faux, comme moi, mais c’était beau. Je me suis réveillé avec le cœur léger. C’est rare. Merci.

Je t’embrasse tendrement. Je pense à toi à chaque heure calme. Écris-moi. Je te lirai entre deux coups de feu.

Louis. »

Il relut doucement, sans changer un mot. Puis il plia la feuille, la glissa dans une enveloppe tachée, y ajouta un sourire presque invisible. La lettre partirait avec le vaguemestre de onze heures.

Il resta un instant encore, le regard posé sur la flamme bleue d’un réchaud. Puis il rangea le crayon, remit sa capote, et sortit rejoindre les autres. Le jour avançait.

Le silence des hommes debout

La journée s’éteignit sans fracas, comme une lampe à huile qu’on souffle sans vouloir déranger la nuit. Les voix s’étaient tues, les chants aussi, et même les pas s’étaient faits plus légers. Guistave dormait roulé contre un sac de toile, un soldat ronflait doucement la bouche entrouverte, et le poêle finissait de soupirer.

Louis s’était assis dehors, sur une marche usée, face à l’obscurité. Il mâchonnait un brin d’herbe sèche, juste pour tromper la faim ou l’habitude. Dans le lointain, quelques lueurs vacillaient au-dessus des lignes — fusées éclairantes, peut-être. Ou les ombres d’un autre monde.

Il pensait à sa vie d’avant, aux enfants dans une salle de classe, aux cahiers couverts d’encre violette, aux saisons franches du Haut-Doubs. Il pensait aussi à ce qu’il était devenu — un Sous-Lieutenant en capote râpée, un homme debout dans une guerre qui n’a pas de nom propre, seulement des chiffres et des larmes.

Mais ce soir, il n’était pas triste. Pas tout à fait. Il y avait dans l’air quelque chose de rassurant. Peut-être l’odeur du foin, cette odeur qui traverse les années sans jamais changer. Peut-être les murmures des anciens, ces vieux qui, dans les granges, racontaient jadis leurs veillées au coin du feu et les moissons d’après la guerre de ’70. Peut-être aussi les regards croisés, un peu plus francs, un peu moins seuls.

Quelqu’un éternua dans son sommeil. Un autre lâcha un pet sonore qui fit ricaner deux ombres sous une couverture. Louis sourit, malgré lui. Ce rire-là, venu du ventre et non des idées, avait quelque chose de précieux.

Il n’attendait plus de miracle. Seulement une aube, un pain encore tiède, et la voix d’un copain qui dirait : « T’es là, Louis ? »

Et lui répondrait : « Ben oui, toujours là. »

Le silence reprit, doux, plein, enveloppant. Pas un silence d’absence, non. Un silence d’hommes fatigués mais vivants, un silence qui dit qu’on tient, qu’on s’accroche, qu’on avance.

Et dans ce silence, il y avait, peut-être, un peu d’éternité.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce nouvel opus de la chronique romancée autour de Louis Pergaud.
Inspiré d’un fait bien réel – les visites que Pergaud aimait rendre à son ami le capitaine Mercier, artilleur – ce texte imagine l’un de ces moments de fraternité partagée, quelque part à l’arrière, loin du tumulte des premières lignes.

Merci par avance pour vos lectures et votre bienveillance.

Bonne lecture à toutes et à tous, et très bonne soirée.

Du côté de Manheulles, fin mars 1915.

Alors que Louis Pergaud se trouve momentanément à l’arrière, au cantonnement, loin des tranchées de feu et de boue, il choisit de mettre à profit cette accalmie pour aller retrouver un ami cher : le Capitaine Jean Mercier, artilleur dans la même division. Entre eux, l’affection n’est pas feinte, l’estime est profonde, et les silences mêmes parlent d’une même douleur partagée.

Ils ne servent pas sous la même bannière d’arme, l’un d’infanterie, l’autre d’artillerie, mais ils portent la guerre avec le même poids, le même regard, la même volonté tenace de rester debout sans se renier. Là, au milieu des pièces de 75, dans un coin de campagne souillé mais encore debout, ils échangent avec pudeur — sur la guerre, sur les hommes, sur l’idéal, sur la peur. On plaisante, on s’interroge, on se tait.

Le repas qui suit rassemble quelques officiers, figures d’un jour dans ce théâtre immense, et chacun, à sa manière, savoure cet improbable moment de chaleur, de vin, de fraternité. Ce n’est ni un répit, ni un oubli. C’est un instant volé à l’absurde, une parenthèse suspendue entre deux salves. Un fragment d’humanité qu’on retient, coûte que coûte.

L’arrivée au cantonnement d’artillerie

La matinée était d’un calme trompeur, de ceux qui mettent les nerfs à vif à force de silence. Depuis l’aube, un léger brouillard traînait sur la campagne grise, ourlant les silhouettes des peupliers comme un vieux linceul déplié. Louis marchait à pas comptés, la capote ouverte sur sa vareuse, son carnet glissé dans la poche intérieure, comme un talisman discret.

Il avait reçu un mot la veille, griffonné à la hâte sur un bristol froissé : « Si tu es libre, passe demain. On fait halte au moins deux jours. J’ai un lit de paille et un canon à te présenter. Jean. »

Jean. L’ami fidèle. L’homme à l’œil rieur et au mot juste. Le seul, peut-être, avec qui il pouvait parler sans avoir à s’expliquer. Même regard sur ce bourbier, même refus du pathos comme du cynisme. Ils n’étaient pas du même régiment, ni de la même arme, mais la guerre les avait réunis dans la même division, quelque part entre deux cartes d’état-major et quelques feuillets de littérature échangés à la volée.

En longeant le chemin défoncé qui menait au cantonnement, Louis passa devant une ligne de caissons dissimulés sous des branchages. Il entendait au loin le choc métallique des pièces qu’on astiquait, les voix sourdes des servants qui s’interpellaient, et l’écho particulier des batteries qui sommeillent avant de rugir.

Deux sentinelles s’annoncèrent à son approche, fusil croisé. Il se nomma, déclina son unité, montra le billet de Jean, et fut conduit sans autre formalité à travers le repli d’un petit verger, jusqu’à une grange aux murs blanchis par le gel et la poussière. Là, un grand bonhomme en vareuse bleue le hissa dans une accolade éclatante.

« Te voilà enfin, Louis ! Tu tombes bien, on vient juste de finir de dérouiller la pièce. Faut que je te montre ça. Tu vas voir, c’est pas un de tes fusils de pioupiou… ici, c’est de la musique sérieuse ! »

Louis rit de bon cœur. Il y avait dans la voix de Jean cette fierté typique des artilleurs, moitié bravade, moitié tendresse. Ils se tapèrent dans le dos comme deux frères d’armes se retrouvant après un long hiver, et le ciel, un instant, sembla plus clair au-dessus de leurs têtes.

Frères d’armes, mais pas de la même arme

« Tu vois, ici, on n’avance pas ventre à terre, mais on cogne de loin, et on cogne juste, fit Jean en désignant d’un geste ample l’enclos derrière la grange. »

Sous un abris de rondins, de tôles et de terre, camouflé à la hâte par des toiles et des branches, trônait le canon. Un modèle 1897, le fameux soixante-quinze, aux lignes nerveuses, à la culasse polie comme un bijou d’acier. Six servants et un Maréchal des Logis s’affairaient autour, leurs gestes précis comme ceux d’un orchestre bien rôdé.

Jean posa la main sur l’affût comme un homme caresse le cou d’un cheval fidèle.

« Le voilà, le cœur de notre batterie. Trois mille coups il a craché la semaine passée, et pas un seul incident de tir. Un bijou français, Louis. Un vrai. »

« Je te crois, Jean. C’est pas un Lebel de tranchée, ça… On dirait presque une œuvre d’art. »

« Une œuvre qui cause la mort à huit bornes. Tu sais comment on l’appelle, chez nous ? Le violon de la République. Parce qu’il joue juste et qu’il fait danser les Boches. Un peu trop vite, parfois. »

Ils rirent ensemble. Une de ces brèves respirations de guerre, où l’on fait de l’humour pour ne pas penser au reste. Puis Jean se redressa, redevenant plus sérieux.

« Tu vois, l’infanterie, c’est l’os. Vous tenez, vous encaissez, vous avancez. Nous, on est le bras long. On tape pour vous ouvrir la voie, pour écraser les nids de mitrailleuses, pour faire taire les batteries d’en face. On n’est pas plus courageux, ni plus utiles… mais on a juste un peu plus de recul. »

« Recul, c’est le mot, répondit Louis en esquissant un sourire. Parce que vous, quand ça tonne, vous êtes derrière. Nous, c’est dessus qu’on le prend, le feu. »

Jean eut un rire bref, presque gêné.

« C’est vrai. On ne mange pas la même soupe. Mais on se la partage, va. Quand on tire mal, c’est vous qui tombez. Quand vous tombez, c’est nous qui tirons de travers. Faut qu’on soit ensemble, Louis, même si on se chambre. »

Il fit signe à un servant qui approcha une douille vide, longue et dorée, presque brillante malgré la suie.

« Regarde ça. C’est notre voix. Une cartouche avec un obus fusant à soixante-quinze millimètres de diamètre, huit kilos de métal et d’explosif, qui file à plus de 500 mètres seconde. Ça arrive avant qu’on l’entende. Et ça vous sauve ou ça vous tue. »

Il se tut un instant, fixant l’horizon embrumé.

« Moi, j’essaie de faire en sorte que ça vous sauve. »

Louis baissa les yeux, ému.

« Je sais, Jean. Et quand j’entends les quatre coups claquer en salve, là-bas, dans le fracas du front, je pense souvent à toi. Tu tires juste. »

Un silence. Puis Jean tapa sur l’épaule de Louis.

« Allez, viens. Y a du rata qui mijote, et un poulet en civil tombé du ciel. J’ai invité deux-trois officiers de passage. Ils ont besoin de rire un peu, eux aussi. »

Ils s’éloignèrent du canon, la capote battant aux mollets, et l’on entendit derrière eux un servant qui chantonnait en astiquant l’affût, comme s’il berçait un enfant.

Le repas des armes mêlées

Ils s’étaient installés dans une grange propre et fraîche, dont le foin avait été repoussé pour dégager un espace suffisant. Une table longue, faite de planches épaisses posées sur des caisses à munitions, trônait au milieu. Autour, quelques bancs de bois, des tabourets disparates, et même deux chaises dépareillées. Une nappe blanche — ou ce qu’il en restait — témoignait de l’effort de Jean pour offrir un semblant de décence.

Louis s’était assis près de lui, flanqué d’un capitaine du Génie et d’un médecin-major, tandis qu’en face, deux artilleurs et un lieutenant d’infanterie fermaient la ligne. Les visages étaient marqués, les regards parfois perdus dans des silences pesants, mais tous étaient là, présents, avec cette attention rare que seule la guerre rend précieuse : celle d’hommes qui savent que chaque repas partagé pourrait bien être le dernier.

Jean avait tenu à ce que le menu fût un peu relevé. Une soupe chaude, consistante, montée avec quelques pommes de terre chipées à un cantonnement voisin, des lentilles et le poulet « du vrai poulet, mon vieux, pas du singe ! » avait-il lancé fièrement et en dessert, du pain d’épices humidifié dans du vin chaud.

Ils burent un vieux Beaune rouge dans des verres déparaillés. « Ce n’est pas du Chambertin, mais il est loyal », déclara le Capitaine du Génie en levant son verre, déclenchant un éclat de rire général.

Les langues se délièrent peu à peu. On parla du moral des troupes, du dernier mouvement des lignes, des permissions qui pourraient venir, d’un courrier qu’on n’osait plus espérer. On évoqua aussi l’ennemi, rarement avec haine, plus souvent avec une forme de respect résigné. « Eux aussi, ils ont froid aux pieds, et leur pinard ne vaut guère mieux », dit un lieutenant en haussant les épaules.

Louis, lui, observait beaucoup. Il écoutait les mots, les silences, les regards qui fuyaient quand la conversation s’approchait de la mort. Il notait dans un coin de sa tête les tournures, les gestes, les bouts d’humanité qui surnageaient au milieu de la guerre.

Jean posait souvent la main sur son bras, comme pour s’assurer qu’il était bien là, un frère d’âme, un repère dans la débâcle.

Quand vint le café — un jus noir et rugueux qu’ils appelèrent par dérision « l’express » —, Jean leva son verre une dernière fois.

« À l’amitié, Louis. Et à ceux qu’on reverra pas. »

Louis acquiesça. Il y avait dans ses yeux une lueur tremblante. Puis, il murmura simplement :

« À ceux qui tiennent bon. Jusqu’au bout. »

Une parenthèse suspendue

Le repas s’était terminé dans un calme feutré. Dehors, le vent de mars jouait dans les branches maigres des peupliers, et la lumière pâle du jour commençait à décliner. Dans un coin de la cour, loin des regards, Louis et Jean s’étaient éloignés. Deux silhouettes à l’écart du monde, assises sur une pierre moussue, les épaules presque jointes, les mains croisées sur les genoux.

Ils ne parlaient pas tout de suite. Le silence avait quelque chose de précieux, comme un velours posé sur leurs âmes fatiguées. Puis Jean rompit le calme d’une voix douce :

« Tu sais… parfois j’ai honte. Honte d’être mieux loti ici, à l’abri, pendant que des gars comme toi se font hacher dans les trous d’obus. On les aide, bien sûr, on fait notre part… mais ce n’est pas pareil. »

Louis tourna légèrement la tête. Il esquissa un sourire.

« Ce n’est pas une question de lot, Jean. C’est une question de devoir. Chacun fait ce qu’il peut, là où il est. Et tu le fais bien. J’ai vu ton œil sur ta pièce, la façon dont tu regardes tes hommes… T’es un bon chef. Et un bon frère. »

Jean baissa les yeux, humblement. Le silence revint, complice. Puis, d’un ton plus bas, presque gêné :

« T’as pas peur, toi, là-haut ? Quand faut grimper, bondir, et puis… attendre que ça siffle ?

Louis répondit sans détour, avec cette franchise nue qui le caractérisait :

« Si. Tout le temps. C’est pas une honte d’avoir peur. C’est une honte de s’y accoutumer. »

Jean hocha lentement la tête. Ils restèrent un moment à regarder le ciel. Un nuage traînait, paresseux, comme un vieux drap suspendu. Louis reprit, sa voix un peu plus grave :

« J’pense souvent à ce qu’on va devenir après, si on s’en sort. Est-ce qu’on sera encore les mêmes ? Est-ce qu’on pourra revoir un printemps sans y chercher les trous de marmites dans les champs de blé ? »

Jean eut un petit rire triste.

« On rira sans doute moins fort… mais on rira quand même. Et on aimera plus profondément aussi. On saura ce que ça veut dire, vivre. Pas comme les autres. »

Louis ferma les yeux un instant. Puis il murmura :

« Tu te souviens, Jean, de cette balade au bord du Doubs ? On parlait des grands auteurs, de ce qu’on voulait écrire, faire, changer… Tout paraissait possible. »

Jean répondit d’une voix lente, lointaine :

« Oui… on croyait que le monde était à portée de main. Aujourd’hui, on tient juste la main de ceux qu’on enterre. Et on espère que ça suffira à ne pas oublier. »

Ils restèrent encore un moment sans rien dire. Deux âmes debout dans la tourmente, s’accordant ce court instant d’humanité, au milieu de l’inhumanité.

L’au revoir fraternel

L’heure était venue. Une cloche lointaine, quelque part dans le hameau, avait sonné quatre coups. Le ciel s’assombrissait d’un gris hésitant, cette teinte que prennent les fins de journée quand l’averse n’est pas loin et que la guerre, elle, ne s’est jamais éloignée.

Louis se leva le premier, essuyant d’un revers de manche un peu de terre sur sa capote. Jean l’imita, un brin plus lentement. Les deux hommes se regardèrent un instant sans mot dire. Il n’y avait rien à ajouter, rien à expliquer. Tout avait été dit, ou presque.

Jean tendit la main. Louis la prit, mais la serra plus longtemps qu’il n’aurait voulu. Il y avait dans ce geste un monde entier de respect, de fraternité, d’adieux tus. Le regard de Jean vacilla une seconde, et sa voix se fit rauque :

« Tu reviendras ? »

Louis haussa les épaules doucement.

« Si je peux… et si tu es encore là. On se doit bien ça. »

Jean força un sourire.

« Alors on se doit une bonne bouteille de vin. Une vraie. Pas ce pinard de corvée. Et une discussion jusqu’au bout de la nuit. Sur la littérature, la paix… la vie. »

Louis eut ce petit rictus, ce plissement des yeux qui trahissait l’émotion contenue.

« Promis. »

Un dernier salut militaire, inutile mais sincère, conclut leur échange. Puis Louis s’éloigna à pas lents, enfoncé dans ses pensées. Jean resta planté là, le suivant du regard, jusqu’à ce que la silhouette se fonde dans le chemin creux qui menait vers la route.

Un bruit de canon retentit au loin. La guerre, déjà, reprenait sa place.

Mais dans l’instant qui venait de s’éteindre, ils avaient été autre chose que des soldats. Ils avaient été deux hommes, deux frères d’idéal, deux survivants momentanés d’une humanité en péril.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Ce soir, je partage avec vous un nouvel opus : L’Inspection du Général. Une scène un peu grinçante, entre parade bien cirée et regards lucides dans la cour du cantonnement…

J’en profite pour vous remercier : ce sujet vient de passer aujourd’hui la barre des 5.000 vues ! Vos lectures me touchent sincèrement. Elles donnent du souffle à ce modeste sujet d’évocation.

Bonne lecture, et à très bientôt pour la suite.

L’Inspection du Général

Cantonnement du 166e régiment d’infanterie, bois de Mont Villers, février 1915.

Le jour s’étirait doucement sur le cantonnement engourdi. Un voile gris laissait filtrer une lumière laiteuse, incertaine, qui glissait sur les toits humides et les pavés disjoints. Les coqs, quelque part derrière une grange, lançaient leurs cris hésitants, comme pour marquer la fin d’une nuit sans éclat.

Des pas s’enfonçaient dans la boue, lents et prudent, ceux d’un ordonnance transportant deux seaux d’eau tiède qui tintaient en cadence contre ses jambes. On devinait à l’odeur que le feu de cuisine avait été rallumé, mêlant relents de suif, de café brûlé et de linge séché trop vite.

Les hommes, enroulés dans leurs manteaux râpés, savouraient ce répit comme on s’accroche à un rêve entre deux cauchemars. Certains fumaient, les yeux dans le vague, d’autres murmuraient quelques mots ou tapaient leurs brodequins contre un mur pour en chasser la boue séchée.

Dans un coin de la grange reconvertie en chambrée, un homme restait penché sur un petit carnet noir. Assis sur une caisse de munitions retournée, les jambes croisées et les coudes en appui, Louis Pergaud écrivait. Son crayon, raccourci par les jours, glissait nerveusement entre ses doigts. Il notait les bruits, les odeurs, les visages, les riens — tout ce qui faisait encore battre, ici, le cœur discret des vivants.

L’annonce soudaine

La matinée n’avait pas encore pris son plein essor que déjà le calme s’effritait. Un bruit de course précipitée résonna dans la cour : un caporal surgit, haletant, le képi de travers et le col encore déboutonné. D’un ton presque théâtral, il lança :

— Inspection générale à dix heures ! Rassemblement complet, tenue impeccable !

Un souffle glacé sembla traverser les murs de torchis. Les visages se figèrent. Les conversations moururent sur les lèvres. On vit un soldat refermer son carnet d’un geste las, un autre ôter lentement sa pipe, encore fumante, de sa bouche.

Quelques murmures fusèrent, vite étouffés. Des soupirs s’échappèrent, pleins de résignation. Les regards se croisèrent, lourds d’une même lassitude mêlée d’ironie. On haussa les épaules, on ricana faiblement, puis chacun se leva, déjà happé par la mécanique du devoir, même absurde, même inutile.

Dans un coin, un sergent grogna :

— Voilà qu’ils viennent voir si la misère est bien peignée…

Le branle-bas de toilette

Ce fut comme une ruche soudain bousculée. Les hommes, grognons, s’égaillèrent en quête d’un miroir fêlé, d’un rasoir ébréché, d’un coin d’eau claire – denrées rares en ce lieu.

L’un, penché sur une bassine cabossée, se tailladait la joue à sec, les dents serrées, la peau râpée comme du cuir. Un autre frottait ses brodequins avec un vieux chiffon imbibé… de boue séchée, paradoxal camouflage de parade. On recousait à la hâte un bouton manquant, on tirait sur une vareuse pour en dissimuler l’usure.

Les plaisanteries fusaient, entre cynisme et bravade :

— Si le Général veut sentir la guerre, qu’il me tende la joue, je lui offre mon parfum…

Pergaud, goguenard, aida un soldat à replacer ses guêtres trop serrées.

— Tu veux séduire le Kaiser ou marcher au pas ? fit-il en riant.

Le théâtre de la guerre exigeait, ce matin-là, son lot de costumes et de grimaces.

L’arrivée du Général

À l’heure dite, dix heures précises, le silence tomba comme un ordre muet.

Depuis la lisière du bois, une escouade de cavaliers déboucha, trottinant au rythme d’un cérémonial bien huilé. En tête, un Général droit sur sa selle, col raide, épaulettes luisantes, le regard durci par l’habitude du commandement. Derrière lui, deux aides de camp empesés, galons flambants, jambes arquées sur des montures trop propres pour ces chemins.

Les hommes, alignés devant les granges et les bâtisses branlantes, raidirent leurs dos. Quelques baïonnettes brillèrent un instant sous le pâle soleil comme un clin d’œil ironique au ciel.

Le Général promena son regard sur la troupe sans un mot, jaugeant plus les uniformes que les visages. Il s’arrêta devant un sous-lieutenant et, d’un ton neutre, posa une question vague sur les effectifs. L’officier répondit comme on récite une leçon.

À quelques mètres, Pergaud observa la scène avec un détachement mêlé de curiosité. Il nota mentalement la raideur de l’allure, la distance entre celui qui commande et ceux qui obéissent. Il pensa, sans animosité mais avec lucidité : « Voilà donc l’homme qui incarne la Patrie aujourd’hui… »

Le discours creux

D’un geste sec, le Général ôte ses gants blancs, grimpe sur une caisse retournée. Voix claire, débit sec. D’un ton martial, il prononce quelques phrases apprises, comme dictées par l’état-major :
— Soldats ! L’arrière vous regarde. La Patrie compte sur vous. L’ennemi est à bout de souffle. Continuez l’effort. Tenez bon.

L’homme, en uniforme neuf, poursuit, parle d’honneur, de devoir, de sacrifice. Ses souliers cirés brillent sur la caisse. Il regarde au-dessus des têtes, sans croiser aucun regard.

Les phrases s’égrainent comme un discours de préau, bien loin de la glaise, de la peur, du froid.
Dans les rangs impeccablement droits, un murmure glisse d’un homme à l’autre :
— Il sent encore la cire de son bureau, celui-là.
D’autres étouffent un sourire.
Pergaud, regard fixe, note mentalement : « Un beau vernis sur une tombe ouverte. »

Le discours se termine dans un silence plus lourd que la pluie.

Un échange en aparté

Alors que les officiers regagnent leurs montures, un Capitaine s’approche du Général, lui souffle discrètement à l’oreille en désignant un homme au premier rang :
— Le Sous-Lieutenant Pergaud, Louis. L’écrivain. Prix Goncourt 1910.

Le Général hausse un sourcil, fait un pas vers lui.
— Alors, c’est vous, Pergaud, l’auteur ? Vous prenez des notes sur la guerre ?
— J’essaie, mon Général, de ne pas trahir ce que je vois.

Le regard du gradé se fait plus dur.
— Et qu’y voyez-vous ?
— Des hommes qui font de leur mieux. Malgré tout.

Court silence. Le Général détourne les yeux sans répondre, fait volte-face et rejoint son état-major.

Pergaud, lui, fixe un point invisible devant lui. Il ne bouge pas, mais son front s’est un peu plissé.

Le départ du cortège

Le Général monte à cheval sans un mot, suivi de ses officiers empesés. Les sabots claquent sur les pierres, soulevant un peu de poussière malgré l’humidité du sol.

Un dernier salut vague de la main, plus mécanique que sincère, puis le cortège s’éloigne au trot.

Le silence s’installe, pesant.

Les hommes restent figés encore quelques secondes, figés dans cette posture absurde de soldats lavés en hâte, guêtres serrées sur des mollets meurtris, visage rasé de frais mais regard éreinté.

Puis, lentement, les épaules se relâchent. Un soupir collectif, presque imperceptible, parcourt les rangs.

Quelqu’un murmure :
— Eh ben… on est beaux pour aller au casse-pipe…

Retour aux choses simples

La poussière des sabots s’estompe, le silence revient, épais comme un brouillard de résignation. Les rangs se disloquent lentement, les hommes regagnent les granges, les remises, les appuis de portes. On entend à nouveau les poules, un seau qu’on remplit à la fontaine, une cuillère qui tinte contre une gamelle.

Sous le léger souffle du vent, l’odeur mêlée de suif, de cuir chauffé et de tabac froid reprenait ses droits. Un rayon de soleil perce enfin la couverture grise, éclaire la cour d’une clarté pâle.

Pergaud s’approche d’un soldat accroupi près d’un seau de pommes de terre. L’autre fend un quignon de pain avec son couteau, le tend à Louis, qui accepte d’un sourire las.

— Mon Lieutenant, vous croyez qu’il en a vu, des premières lignes ? murmure le soldat en observant le point lointain où la silhouette du Général s’est évanouie.
— J’en doute, répond Pergaud en haussant les épaules. Je sais qu’à Manheulles, sa venue a attiré sur le village une pluie de marmites. Cinq morts. Depuis, il passe ses revues loin du front. On l’a baptisé le Général Marmite.

Un silence, puis un éclat de rire discret, étouffé dans l’écharpe de laine. Un pigeon vient se poser sur le faîte d’un grenier, comme un messager égaré ou un ange distrait.

Louis sort son carnet, le cale sur son genou, trempe la plume dans l’encrier de voyage. Il écrit, le dos tourné à la parade, le cœur déjà ailleurs.

« Ce matin, la guerre a eu son théâtre. Ce soir, elle reprendra sa tragédie. »
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

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Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir un nouvel opus, intitulé « Le Vaguemestre ».

Une scène silencieuse, presque suspendue, autour de cette silhouette discrète qui, chaque jour ou presque, porte un peu de vie jusqu’au front. Lettres d’amour, nouvelles du pays, silences déchirants : il distribue bien plus que du courrier.

Merci pour votre présence fidèle — nous avons franchi récemment les 5.500 vues sur ce fil, et cela me touche beaucoup. Vos lectures donnent vie à ces fragments d’évocation.

Bonne lecture, et à bientôt.

Cantonnement de repos du 166e régiment d’infanterie, non loin de Mont Villers, mars 1915.

Il y avait dans l’air une tension étrange, presque électrique, que même les plus insensibles percevaient sans en parler. On aurait pu croire à l’annonce d’un départ, à l’attente d’un ordre décisif, à une menace venue du ciel. Mais non. C’était plus simple, plus humain, plus ancien : on attendait le vaguemestre.

L’après-midi s’étirait, doux et pesant. On tuait le temps comme on pouvait : les uns, le dos contre le mur de la grange, faisaient glisser des cartes sales sur un vieux drap tendu entre deux gamelles.

D’autres faisaient semblant d’écrire, la plume immobile au-dessus de la feuille, guettant du coin de l’œil le chemin qui montait depuis la route. Deux caporaux, pipe au bec, réparaient un ceinturon de cuir en parlant trop fort. Mais aucun ne regardait vraiment l’autre. Tous attendaient.

On ne savait jamais à quelle heure il passerait. Il fallait être là, ne pas le manquer. L’espoir d’une lettre de là-bas, d’un mot griffonné par une main aimée, valait tous les repos. On devenait enfant, juste avant Noël. Et puis, entre deux éclats de voix, entre deux soupirs ou deux tours de cartes, un silence s’imposait soudain. Un silence de fin de phrase, comme une pause dans une prière.

C’était lui.

Une silhouette au loin, le képi incliné, la grande sacoche bringuebalante à l’épaule. Il montait doucement, le pas pesant, le col relevé contre le vent. Alors, sans se concerter, chacun s’était redressé. On refermait les carnets, on repliait les lettres commencées, on se donnait une contenance. Le temps s’était suspendu. Le vaguemestre arrivait.

La distribution

Il s’était avancé au milieu de la cour, sans un mot, déposant sa grande sacoche sur la table bancale près de l’abreuvoir. On lui avait fait un peu de place, comme toujours. Il ne saluait jamais vraiment, ne souriait pas trop, mais on sentait chez lui une gravité mêlée de respect. Il connaissait les noms, les habitudes, les absents. Et surtout, il savait l’effet de chaque lettre.

Il ouvrit la sacoche avec lenteur, comme on entrouvre un coffre à souvenirs. Puis il commença, d’une voix claire et sans éclat :

— Caporal Marchal… Une.

Un bruissement léger parcourait les rangs. Celui qui était appelé avançait sans se presser, mais le pas un peu trop droit. Il prenait le pli comme on cueille un fruit rare. Il remerciait d’un geste, puis retournait s’asseoir sans lire, ou alors à demi tourné, dans son monde, coupé des autres pour quelques lignes venues d’ailleurs.

— Soldat Brémond… Deux.

Un murmure admiratif s’éleva. Deux, c’était un bonheur, une chance, presque un luxe. Brémond en rougit, glissa les enveloppes dans sa capote, s’assit sur le rebord du chariot et les contempla un instant, comme on retarde une première gorgée d’eau après la soif.

Et ainsi le cérémonial se poursuivait. Des noms, des pas, des silences. Parfois, un petit mot pour accompagner la remise : « De ta sœur », « Toujours pas de réponse », « C’est daté du 12 ». Le vaguemestre connaissait un peu les histoires de chacun, mais n’en disait jamais trop. Il était le discret passeur d’un monde à l’autre.

Et puis il y avait les autres. Ceux dont le nom ne venait pas. Ils restaient là, impassibles, à faire semblant de ne pas attendre. On gratouillait la terre du bout d’un bâton, on se frottait les mains, on souriait aux copains qui avaient reçu. Et au fond, sans un mot, ça serrait quand même. Parce que l’absence d’un mot, parfois, disait tout autant que sa présence.

Et toujours, à la fin, cette phrase :

— C’est tout pour aujourd’hui.

Un souffle passait alors, une détente fragile. Le moment était fini. Le vaguemestre refermait la sacoche.

Les réactions

À mesure que les lettres changent de main, le cantonnement s’emplit de frémissements discrets.

Certains se détournent, s’isolent aussitôt pour lire, serrant l’enveloppe comme un bijou, les mains tremblantes. Un jeune soldat éclate d’un rire nerveux — on dirait un gamin qu’on aurait tiré d’un cauchemar. Il embrasse la feuille, y colle le front, comme pour entendre une voix derrière les mots. Là, un vieux sergent lit à haute voix, d’une voix rauque, les nouvelles de ses filles. Autour de lui, on sourit en silence.

Mais tout n’est pas joie. Un caporal reste figé, les yeux écarquillés devant trois lignes sèches : une disparition, un adieu. Il chancelle, se rattrape à une caisse. Un autre froisse la lettre contre sa poitrine, les dents serrées, puis s’éloigne d’un pas raide. Et puis il y a ceux qui n’ont rien reçu. Ils ne disent mot. Mais leur regard cherche, encore et encore, dans la sacoche vide, comme on scrute un ciel sans étoiles.

Le vaguemestre

Quand la distribution s’achève, le vaguemestre s’accorde un bref repos, assis sur un pan de mur écroulé. Louis s’approche, un quart de café tiède à la main. Il s’assied près de lui.

— Longue tournée ?
— Douze kilomètres depuis l’état-major… et trois heures de retard. Le pont de bois a sauté cette nuit.
— Vous portez plus que du courrier, vous savez.
— Je sais, murmure-t-il. C’est lourd, parfois. Quand on vous regarde comme si vous étiez l’espoir en personne… ou la mort.

Il sourit, fatigué.
— Avant la mobilisation, j’étais facteur dans la Haute-Saône. Maintenant, vaguemestre, je ne m’en plains pas. Je continue d’apporter des nouvelles. Du papier, des pleurs, des rires. C’est pas rien, vous savez mon Lieutenant. Je livre les cœurs à ciel ouvert.

Louis incline la tête. Il comprend. Le silence se pose entre eux, dense mais fraternel.

La lettre oubliée

Alors que le vaguemestre ajuste ses sangles pour repartir, un geste l’arrête. Il fouille au fond de sa sacoche, hésite… puis sort une petite enveloppe oubliée, tachée d’un peu de poussière.
Il lit le nom à voix basse : « Sous-Lieutenant Pergaud ». Louis se retourne. Ses yeux s’élargissent. Il s’avance lentement.

— Elle a failli rester au fond… dit le vaguemestre en tendant la lettre. Elle vient de là-bas… de très loin.

Louis la prend comme on reçoit une chose sacrée. Il reconnaît l’écriture, le trait fin, un peu penché, de Delphine. Il ne dit rien, mais ses doigts serrent le papier comme s’il craignait qu’il ne s’efface.

Plus tard, dans le calme revenu, il s’installe à l’écart, sous un pan de toile battu par le vent. Il déplie la lettre avec des gestes lents, presque solennels. La lumière vacille. Ses lèvres bougent à peine. Un sourire s’esquisse, furtif. Puis un soupir. Cette lettre, il ne la rangera pas tout de suite. Il la relira encore. Elle est son ancre. Son abri. Son souffle.

Autour de lui, les autres dorment, veillent, ou rêvent à leur tour d’un courrier qui viendra peut-être demain.
polux
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Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer

Message par polux »

Bonsoir à toutes et à tous,

Je vous propose ce soir une nouvelle évocation autour de Louis Pergaud.

Ils arrivent au cantonnement par petits groupes. Le pas incertain, l’uniforme trop neuf, les joues trop pleines de jeunesse. On les appelle les renforts. On les appelle aussi les Piou-pious, les bleus.

Louis les observe, se souvient, échange quelques mots avec l’un d’eux. Puis l’ordre tombe : il faut remonter en ligne.

Et parfois, la guerre choisit ses victimes avant même qu’elles aient eu le temps de la regarder en face…

Merci pour votre lecture, et bonne soirée à vous.

La section de renfort
Cantonnement du 166e R.I., secteur de Mont-Villers, 17 mars 1915

Ils arrivaient par petits groupes, clopinant, glissant, trébuchant presque sur les pavés gras. Leurs musettes frottaient, les gamelles tintaient, l’un d’eux fit tomber sa pelle, un autre éternua dans le froid. À leur passage, les anciens levaient à peine les yeux. Certains détournaient même le regard.

Une quinzaine, tout au plus. Certains portaient encore la culotte rouge, tirée d’un fond de sac oublié. D’autres avaient reçu à la hâte une culotte civile en velours sombre, trop fine pour la boue, alourdie dès les premières flaques. Leurs capotes grises-bleues pendaient sur des épaules trop étroites, raides encore des plis du dépôt. Les brodequins neufs craquaient à chaque pas.

Louis, adossé à la porte du hangar à fourrage, les observa longuement. Il revoyait les siens, arrivés un soir d’août, le cœur gonflé d’élan, les joues encore pleines du soleil de leur village. Il pensait à Renaud, tombé à la côte 233. Lui aussi avait eu les mêmes yeux clairs.

Un jeune soldat s’arrêta à quelques pas, le souffle court. Il hésita, puis s’approcha, gauchement.

— On… on m’a dit que… que vous avez eu le prix Goncourt ?

Louis acquiesça en silence.

— J’aurais jamais cru vous trouver ici, dans la boue…

— Moi non plus, répondit Louis avec un sourire las. Mais la boue colle à tout… même aux rêves.

Le bleu eut un petit rire nerveux. Il s’apprêtait à tourner les talons, puis, se ravisant :

— Tu verras, ici, ce sont les hommes qui hurlent comme des bêtes.

Le garçon pâlit, salua, puis disparut dans la grange où ses camarades s’installaient.

Le soir tomba vite. La popote fut distribuée dans des quarts brûlants. Une soupe claire, un quignon de pain, quelques miettes de viande grise. Les bleus mangeaient sans appétit, jetant des coups d’œil à la porte comme si un ordre pouvait encore les renvoyer. Le feu crachotait. Une gouttière fuyait sur un coin de caisse. Les anciens affûtaient leurs baïonnettes machinalement. La nuit, elle, faisait son œuvre.

Dans la nuit, les ordres tombèrent. À l’aube, la compagnie devait remonter en ligne. Les bleus seraient répartis dans les sections. L’adjudant passa l’ordre sans même s’arrêter, d’une voix sèche : « Cantonnement vidé à la première heure. Direction la ligne des sapins. »

L’ordre tomba comme un seau d’eau glacée. Les anciens baissèrent les yeux. Les bleus mirent un moment à comprendre. Remonter ? Déjà ?

Le matin était sans couleur. La colonne avançait lentement dans les chemins détrempés. Les plus jeunes grelottaient. Le velours sombre de leurs culottes s’alourdissait d’eau sale. Les fusils cognaient contre les hanches. Personne ne parlait.

À l’approche du bois, une détonation brève fendit l’air. Puis le souffle, brutal.

Un obus, isolé, sans annonce. Juste un cri. Et la forme d’un homme, projetée dans les fourrés.

Louis se retourna. C’était le bleu de la veille. Celui qui parlait des bêtes. Son corps gisait à demi enseveli. Un éclat l’avait pris au flanc. Un sergent s’agenouilla, tâta son cou, puis secoua lentement la tête.

— Fini, dit-il simplement.

On le couvrit d’un pan de toile de tente. Deux branches croisées furent plantées à la hâte sur le talus. Et la colonne reprit. Derrière, le vent jouait dans les peupliers, comme si rien n’avait eu lieu.

Le soir, revenu au cantonnement, Louis s’assit seul sous l’auvent. Il n’avait pas touché à sa ration. Il pensait à la sœur de ce garçon. À ses mots naïfs, son regard lumineux.

Il sortit son carnet. Il n’écrivit pas la mort, ni l’éclat, ni le cri. Juste une phrase :

« Il m’avait dit qu’il aimait les bêtes. »

Carnet – 17 mars 1915, au soir
Une page arrachée aux heures.

Je ne savais même pas son nom.

Il avait ce regard clair des garçons de l’Est, avec une voix mal posée, comme un chien qui n’a pas encore trouvé son aboiement. Il parlait vite, comme s’il craignait que les mots s’enfuient avant d’avoir fini sa phrase. Il m’a parlé du Goncourt comme on parle d’un miracle ou d’un mensonge. Il m’a dit qu’il aimait les bêtes.

Il ne savait pas que, ici, ce sont les bêtes qui mangent les hommes.

Il est tombé sans avoir vu les lignes. Sans avoir senti la tranchée. Sans même entendre un coup de feu. Il a eu une guerre d’éclat, pas de combat. Une guerre en embuscade, sans histoire ni témoin.

Ce soir, je pense à lui. Je pense à tous ceux que je n’ai pas su retenir. Je pense à Renaud, à Gaston, à Robert. À ces frères d’un jour ou d’un mois que la terre garde en silence.

Je n’ai plus de mots pour écrire leur nom.

Seulement cette phrase, qui me revient comme un sanglot :
« Il m’a dit qu’il aimait les bêtes. »
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