Mon arrière-grand père Toussaint GIORDANI, qui
"pauvre comme Job" avait quitté son hameau Cap-Corsin à ses 13 ans pour s'embarquer à Marseille comme mousse en 1887 aux Messageries Maritimes de la Joliette était devenu novice puis soutier puis chauffeur pour les grands cabotages des cargos de sa compagnie de navigation en Méditerranée. Mobilisé en 1914, il s'est retrouvé en 1916-1917 et jusqu'au au 21 novembre 1917 au poste de premier chauffeur du cargo marseillais MOSSOUL et participa dès 1916 à ses allers-retours entre Marseille et Alexandrie via Tunis ou vers Thessalonique sur le front des Dardanelles.
Mon grand-père, François Alexandre RAVIS, alors à peine rescapé secouru du cargo LANGUEDOC et revenu à Marseille-Joliette s'embarqua lui aussi comme soutier-chauffeur, le 29 mai 1916, à 18 ans, sur le cargo-mixte MOSSOUL alors arraisonné pour les livraisons du courrier d'Algérie-Tunisie
(sa fonction fut annotée "chauffeur" sur son 1er carnet de navigation mais il était recensé comme soutier d'Alger incorrectement dénommé "RASIS" au rôle d'équipage) et il fut donc affecté à l'équipe des soutiers et chauffeurs de son futur beau-père bastiais-marseillais Toussaint GIORDANI
https://gw.geneanet.org/bartle13_w?lang ... n=giordani (lui aussi incorrectement annoté "GIOVANI" au rôle d'équipage) qu'il ne connaissait vraisemblablement pas encore. C'est dans de violentes circonstances de courses défensives en mer, jeté en pleine guerre depuis ses 16 ans, que le jeune François-Alexandre apprit son dur et sale métier en évoluant dans d'étroites sombres rues de chauffe de ces charbonniers des messageries de Méditerranée, portant à son tour des seaux ou poussant des chariots basculants emplis des blocs ou briquettes d'anthracite de piètre qualité
(rarement du Cardiff et plus souvent de la houille du Puit Ricard de La Grand' Combe en contrat exclusif avec les Cies. de navigation de Marseille depuis 1850), se cognant dans d'étroits passages enfumés noircis de suie et de cambouis, malmené dans les soutes ou les rues de chauffes en alimentant les chaudières sous 50°C, dans ces fournaises pauvrement ventilées par les aérateurs de pont dénommées communément "manches à air" et souvent bien secouées par le roulis et les paquets de mer du gros temps ou de la tempête en mer.
Lorsque le MOSSOUL fut torpillé sur la cale 1 de son tribord avant près de Pantelleria, à 14 milles au NE du Cap Bon, mon grand-père fut éraflé au crâne d'un éclat de la torpille reçu dans les soutes avant non loin de la rue de chauffe qu'il avitaillait. Il n'était visiblement pas de corvée de chauffe au centre du navire à ce moment là et l'on ne saura jamais à quelle tâche il œuvrait dans les soutes ou cales de marchandises. Peut-être arrimait-il des armes ou munitions ou y était de corvée de maintenance. Peut-être gagnait-il un magasin ou la cabine des soutiers dans les quartiers de l'équipage à la proue... qui sait ?...
Ayant frôlé la mort de bien près et le cuir chevelu cisaillé sur 15 cm à la gauche de son crâne
(encore visible 70 ans plus tard à travers ses cheveux blancs) il devait saigner abondamment, mais sa blessure fut superficielle et quand son cargo fut abandonné en perdition par le Capitaine PLANCHEUR qui privilégia de sauver ses hommes estimant son navire condamné à couler rapidement par la voie d'eau ouverte par la torpille, François-Alexandre qui sans père n'avait jamais appris à nager ne sut comment se jeter à la grosse mer. Il fut heureusement secouru par un camarade bienveillant
(probablement par le valeureux et dévoué chauffeur grec Simōnidēs SAVAS) qui lui indiqua patiemment comment battre des bras et des jambes pour rejoindre ses camarades sur le canot
(sinon le doris du chalutier d’escorte COURLIS) qui parvint à le recueillir peu avant que le MOSSOUL ne dérive par gros temps puis ne soit brûlé par des bagnards pillards assignés à demeure après s'être échoué sur l'île de Pantelleria.
Mais il me faut surtout relater ici une anecdote peu banale rapportée par le premier chauffeur Toussaint vers 1950, peu avant son décès, à son petit-fils Georges RAVIS-GIORDANI, sur ces moments terribles de bref repos en salle des machines, rue de chauffe ou aux soutes où les chauffeurs, soutiers, et mécaniciens gambergeaient ferme en ne sachant pas s'ils se sortiraient vivant d'une attaque plus que porbable de leur cargo escorté qui restait la cible des U-Boots allemands.
Dans le rapport du Commandant PLANCHEUR sur le torpillage de son navire, ce dernier cite le chauffeur grec dénommé Simōnidēs SAVAS
(inscrit au le livre d'équipage 1917 du MOSSOUL à la page précédente) qui le seconda et l'accompagna lors de l'un de ses multiples allers-retours d'inspection de l'état du MOSSOUL après son torpillage. Georges RAVIS-GIORDANI confirme que son grand-père Toussaint GIORDANI était bien à bord du MOSSOUL car Toussaint s'était entretenu avec le chauffeur Simōnidēs SAVAS de son équipe peu avant que le cargo ne soit torpillé, et rapportait en 2020 en ces mots exacts ci-dessous la belle anecdote de marin
(pas si anecdotique que ça, en fait) que lui conta son grand-père dans son enfance à la Joliette, au 15 rue Lanthier, entre 1942 et 1952 :
"L’histoire telle que je l‘ai entendue racontée par mon grand-père est à peu près la suivante : SAVAS aurait dit à mon grand-père au moment du torpillage : "je n’ai ni femme ni enfant ; s’il faut à un moment que l’un de nous y reste (reste à bord, par exemple s’il n’y a pas assez de place dans les embarcations) , je te laisserai ma place….".
Ce fut le début d’une amitié qui dura toute leur vie."
(soit-dit en passant, mon père Georges a mal interprété les mots énoncés par le chauffeur SAVAS, ce n'était sûrement pas un souci de place sur les embarcations (il est bien rare qu'elles manquent) mais plutôt celui d'un ordre reçu du Chef des machines d'avoir à rester à bord et continuer d'alimenter la chauffe afin de garder la pression de vapeur de la machine pour que le cargo puisse conserver sa mobilité)
Le courageux geste altruiste du chauffeur Simōnidēs SAVAS envers son 1er chauffeur qu'il savait être alors père de famille à Marseille méritait bien d'être rapporté ici car son engagement en ces circonstances de danger imminent ne fut pas dit à la légère ou par arrivisme mais par une profonde estime et amitié fraternelle pour son chef d'équipe qu'il savait sûrement avoir été orphelin et pour qui le risque que sa fille devienne à son tour orpheline de père était insupportable. Elle témoigne aussi de l'urgence et du stress de la situation vécue par les marins à charge de famille dans la rue de chauffe dans les semaines et heures précédant le probable torpillage redouté de leur cargo : chacun d'eux savait n'avoir aucune certitude de pouvoir évacuer à temps celui-ci s'il venait à couler ou ne se retrouve en perdition. On a même les rapports de certains charbonniers torpillés aux machines ayant coulés instantanément comme ce fut le cas du VULCANUS du Capitaine Antoine Marie NAVAROLI de la SNC Cie SCHIAFFINO de Bougie-Alger, premier cargo où mon grand-père orphelin fut recueilli à ses 15 ans comme mousse à Alger en 1913
viewtopic.php?t=45041 qui coula en moins de deux minutes après son torpillage où le matelot Joseph SANGUINETTI parvint à s'extirper des machines dès son torpillage et réussit à couper in-extremis les garants de la dernière baleinière intacte qui le sauva ainsi que certains de ses camarades comme l'a relaté Yves DUFEIL sur la page
https://www.histomar.net/GSM/htm/vulcan.htm. Le récit du torpillage-naufrage du VULCANUS dans son livre consultable à l'adresse
https://www.calameo.com/read/000802552266d5215b6f2 est poignant et effrayant : un scénario totalement semblable aux effroyables dernières minutes du TITANIC où les marins tombèrent travers les ponts explosés avant d'être aspirés par le fond !! un récit qui confirme le propos relaté dans ce paragraphe des dangers redoutés par les membres d'équipages de ces charbonniers réquisitionnés.
Il est probable que ce fut le même bienveillant chauffeur Simōnidēs SAVAS qui indiqua avant 18 h 00 à son jeune soutier François Alexandre RAVIS (futur gendre de Toussaint en 1925) blessé au crâne comment il devait se mouvoir et respirer dans les lames du gros temps pour gagner le canot qui récupérait l'équipage du MOSSOUL. L'aide salvatrice de ce chauffeur évita clairement à François Alexandre de se noyer lorsqu'il dû nager ce jour là pour sauver sa peau. Il relatait en 1975 à 77 ans cette évènement en mimant les gestes du crawl salvateur indiqués par son équipier qui lui avaient permis en 1917 de vaincre sa peur, de se jeter à l'eau, et d'avoir pu rejoindre le canot.
Je n'ai, hélas, pas
(pas encore) réussi à retrouver la moindre trace du brave et valeureux chauffeur grec Simōnidēs SAVAS, alors certainement marin de Marseille aux messageries de la Joliette, mais l'amitié de Toussaint pour son chauffeur qu'a relaté mon père
("Ce fut le début d’une amitié qui dura toute leur vie") montre qu'il réussit heureusement à survivre à la Grande Guerre et peut-être même à la suivante.
Même sans être un adepte exalté de commémorations pompeuses d'anciens combattants, il faut admettre que ces équipages de 14-18 firent leur job jour et nuit lors de leurs 3/8 avec la peur aux tripes en sachant être à la merci des impacts des mines et des obus ou torpilles des sous-marins qui visaient essentiellement les emplacements des chaudières ou salles des machines afin de stopper la fuite des cargos attaqués/poursuivis qui en vinrent vite à naviguer en convoi pour se protéger mutuellement. Nos marins "lumpen" savaient qu'ils trimaient tous à leur poste avec peu ou pas d'échappatoire. Entre 1914 et 1918
(tout comme entre 1941 et 1945) les mécaniciens et graisseurs-nettoyeurs, suivis de près par les soutiers et chauffeurs, tous grades confondus, furent indéniablement les plus exposés aux attaques des U-boots allemands qui visaient le plus souvent la chauffe et la machine, et descendre à chaque instant les échelles d'acier qui menaient aux soutes des ponts inférieurs fut chaque fois pour eux comme descendre dans leur potentielle tombe. Nombre d'entre-eux y laissèrent d'ailleurs la vie, déchiquetés ou noyés par les voies d'eau ouvertes par les obus ou torpilles en tentant de fermer les chaudières, prisonniers coincés d'amas de ferrailles tordues ou disloquées, surpris en plein travail par l'impact, parfois blessés et encore vivants mais condamnés à périr noyés quand ils n'eurent pas la possibilité ou disponibilité de s'en échapper en remontant sur le pont. Ce pourrait être là l'origine de l'expression
"ni vivant, ni mort : marin" car la mer rendit rarement les corps de ces hommes emportés par le fond, emprisonnés dans les cales de leur navire coulé. Chacun de ces marins de cale eut à se préparer mentalement à cette issue loin des côtes de leur proches, pays, ville, et village, et la plupart de ceux qui survécurent aux torpillages et rentrèrent sains et saufs dans leurs foyers, comme François Alexandre et Toussaint, ayant vu ou apprit les noyades de leurs camarades au cours des deux guerres mondiales, ne furent plus jamais nonchalants. Certains
- quand seulement ils le purent (et peu d'entre-eux le purent) - mirent définitivement leur sac à terre après 1918 pour s'orienter vers un autre métier, souvent dans leur pays natal qu'ils avaient tant craint ne jamais revoir. Mes aïeux ne le pouvaient pas car tous deux étaient orphelins et sans parents ni patrimoine. Ils étaient déracinés et leur seule communauté sociale d'accroche était devenue celle de leurs camarades soutiers et chauffeurs ou ouvriers portuaires des messageries de la Marine Marchande de la Joliette, dont la plupart étaient bien souvent dans la même condition sociale d'orphelin pauvre quasi-analphabète.