Bonjour !
Au-delà des blessures physiques qui sont largement évoquées dans les témoignages et sur ce forum, les blessures de l'âme furent d'obscures et pesantes compagnes des combattants. Paul Fiolle, médecin-auxiliaire au 4e R.I.C., en quelques lignes, tente d'analyser ce qui lui ronge l'âme, ce qui lui donne envie de pleurer, comme ça, sans raison apparente... On appelait ça le cafard. Une profonde solitude au milieu des hommes en guerre... Ce sont de belles pages.
"Pourquoi ce soir le désir m'est-il venu, impérieux, de retracer sur ce papier les événements infimes de la journée ? Retracerai-je même ces événements, et tout ceci n'est-il pas un besoin de raconter ma tristesse ? Une rumeur monte autour de moi dans la nuit sombre. Des pas se hâtent près de la porte de ma case. Sur la route, au bas de la côte où s'adosse mon abri, un convoi passe, dans un bruit de roues et de jurons. J'entends le rire d'un homme, auquel répondent d'autres rires, et cependant, dans cette foule que je sens grouiller autour de moi, il n'est pas un être à qui je puisse dire ma mélancolie, un être dont les paroles ou le silence seraient pour moi un réconfort. Un long moment je suis resté immobile, les yeux ouverts sur un livre dont je n'ai point tourné les pages. Un journal déployé cachait la lumière aux yeux du camarade qui sommeille près de moi. La bougie tremblottante faisait danser les lignes devant mes yeux. Une désespérance infinie, sans motif et sans remède, m'a envahi ; et, comme un enfant, j'ai été pris d'une grosse envie de pleurer.
Et j'ai saisi ce papier sur lequel ma plume court, traçant des phrases que je ne relirai sans doute pas, que je n'enverrai à personne, et que je m'écris à moi-même puisque personne ne pourrait, ne saurait me consoler.
Me consoler ? de quoi ? aucun événement douloureux n'est venu attrister le cours de ma journée : ni morts ni blessés aujourd'hui. Je n'ai appris aucune nouvelle pitoyable, et je devrais, ce soir, être heureux, puisqu'aussi bien je suis encore de ce monde.
Où sont-ils, les jours de vie intense du début ? on se battait ; une frénésie précipitait le cours des heures. Des sentiments violents faisaient plus rapides les battements des artères. Tout notre être frémissait d'ardeur, de colère, de joie ou de terreur, et le soir, après la journée harassante, lorsque, le danger passé, la besogne finie, on revenait prendre quelque repos, une chanson montait à nos lèvres dont nous scandions notre marche.
Le rythme cadencé, les paroles indifférentes étaient pour nous comme l'accompagnement ou plutôt l'écho lointain de la formidable chanson d'allégresse qui faisait bondir nos coeurs. On vivait, on vivait encore. On avait défendu sa peau et, le devoir accompli, on se réjouissait de se retrouver sain et sauf. Parfois, l'un de nous tombait. Soudain, alors, par convenance, oui par convenance, l'on taisait la chanson. Mais le rythme s'élevait toujours au fond de nous-mêmes, et, réglés sur lui, nos pas sonnaient en cadence sur la terre dure des chemins.
Aujourd'hui l'ennui a tué la joie de vivre. Le moment n'est plus des coups de folie, des héroïsmes, des enthousiasmes. La guerre que l'on fait a déplacé la valeur des qualités guerrières : les meilleures sont la patience, l'esprit de méthode et la prudence ; et, accessoirement, l'entrain et la gaîté. Mon entrain, ma gaîté ont résisté à un long et triste hiver ; pendant neuf mois, j'ai été le camarade toujours content, dont le large sonrire suffit à réconforter les déprimés.
Maintenant encore, nul, je crois, ne peut s'apercevoir du travail intérieur qui s'accomplit en moi. La façade est restée la même, mais je sens peu à peu une mélancolie vague et imprécise submerger le fonds d'optimisme qui m'était jusqu'ici resté.
Tout aujourd'hui, j'ai traîné en un corps veule une âme désemparée. Je sais d'où vient mon mal, ou je crois le savoir : mon coeur est plein d'un désir d'affection personnelle. Ils m'aiment bien, sans doute, mes camarades, et risqueraient leur vie pour moi. Mais leur amitié rude, presque brutale, ne peut m'empêcher de penser à l'amour des miens. Je souffre, certes, d'être depuis de longs mois séparé de toute civilisation ; je souffre de l'obsession continuelle de la mort imminente ; je souffre d'un désir impérieux de confort physique et moral ; mais rien de cela n'importe, auprès de ce besoin d'affection qui me fait tendre les bras vers quelqu'être qui m'aime, femme ou mère, frère ou enfant, vers cet être que j'appelle sans le désigner et que mon étreinte ne saisit jamais, pas plus que ne me satisfait ni ne m'apaise d'avoir, en traits noirs et heurtés, épanché ma mélancolie sur la blancheur indifférente de ces pages."
Amicalement,
Stéphan
Paul Fiolle, "La Marsouille", Payot, 1917, pp. 245-248.
Le cafard...
- Stephan @gosto
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Re: Le cafard...
bonjour Stéphan, bonjour à tous
texte magnifique que tu nous livre
j'en ai moi-même le cafard
amicalement
Renaud
texte magnifique que tu nous livre
j'en ai moi-même le cafard
amicalement
Renaud
Gloire aux 53ème et 253ème RI
Re: Le cafard...
Bonjour à tou(te)s, bonjour Stéphan,
Très beau texte. Merci.
Bien cordialement
Annie
Très beau texte. Merci.
Bien cordialement
Annie
Re: Le cafard...
Bonjour à tous et à toutes,
Gare : le cafard mène à la rêverie, à la déconcentration, à la distraction et à la mort...Superbe texte, bien vrai et humain, mais il faut réagir...en fanfares...et il vaut, pour moi, bien mieux être séparé
des siens, combattant pour les protéger sur une terre étrangère, ...que
de rester chez soi et devoir les défendre l'arme à la main, devant et au milieu d'eux, contre un ennemi qu'on a laissé venir...
Alors, courage, selon la chanson : " Quand l'attente, la guerre, la séparation...nous flanquent le cafard...les Français ont le vin de France, les Anglais, du whisky plein leur quart...nous avons pour nous l'endurance, nos beaux chants...pour chasser le cafard..."
...et nous, ce merveilleux Forum pour tous, sérieux, joyeux et...bavards !
Cordialement
Gare : le cafard mène à la rêverie, à la déconcentration, à la distraction et à la mort...Superbe texte, bien vrai et humain, mais il faut réagir...en fanfares...et il vaut, pour moi, bien mieux être séparé
des siens, combattant pour les protéger sur une terre étrangère, ...que
de rester chez soi et devoir les défendre l'arme à la main, devant et au milieu d'eux, contre un ennemi qu'on a laissé venir...
Alors, courage, selon la chanson : " Quand l'attente, la guerre, la séparation...nous flanquent le cafard...les Français ont le vin de France, les Anglais, du whisky plein leur quart...nous avons pour nous l'endurance, nos beaux chants...pour chasser le cafard..."
...et nous, ce merveilleux Forum pour tous, sérieux, joyeux et...bavards !
Cordialement
Clansman
- alain chaupin
- Messages : 996
- Inscription : lun. oct. 18, 2004 2:00 am
Re: Le cafard...
Bonjour à toutes et à tous
Merci Stéphan pour ce témoignage poignant, on pense avoir tout lu, mais non, chaque nouveau témoignage nous rapproche toujours un peu plus d'eux.
Il faut l'avoir vécu pour écrire cela avec autant de simplicité, de sincérité.
Amicalement
Alain
Merci Stéphan pour ce témoignage poignant, on pense avoir tout lu, mais non, chaque nouveau témoignage nous rapproche toujours un peu plus d'eux.
Il faut l'avoir vécu pour écrire cela avec autant de simplicité, de sincérité.
Amicalement
Alain
Ceux qui reviendront de cette guerre et qui auront comme moi passés par toutes les misères qu'un homme peut endurer avant de mourir, devra s'en souvenir, car chaque jour qu'il vivra sera pour lui un bonheur."
Gaston Olivier - mon Grand-Père
http://www.
Gaston Olivier - mon Grand-Père
http://www.
- dominique rhety
- Messages : 657
- Inscription : ven. déc. 31, 2004 1:00 am
Re: Le cafard...
Bonsoir,
beau texte en effet, Stéphan, que je ne peux m'empêcher de rapprocher de celui-ci, souvent cité en référence catégorie cafard, extrait du Tube 1233*, pages 133-134, chapitre SIX SEMAINES AU WOLSKOPF :
20 décembre.
Pourquoi donc suis-je aujourd-hui si triste, si las, si découragé ? Je n'ai pourtant pas eu froid cette nuit dans la cabane entre François et Arsène. Mais il y a de ces jours d'irrémédiable malaise. Cela vous saisit brusquement, vous étreint, vous angoisse, assombrit toutes choses comme une lourde nuée noire. On ne sait pourquoi. Et c'est ce qui rend cette impression douloureuse, plus inquiétante, pénible comme le sont les pressentiments, ces transes de l'imagination auxquelles, certes, je ne crois pas, mais qui sont étrangement émouvantes.
Aucun malheur précis ne se présente à ma pensée, aucune crainte de mort plus immédiate pour moi, rien de pire que ce grand risque auquel nous sommes pourtant accoutumés.
Certes, cette pensée-là pour nous est bien un gouffre. Pourtant, ce n'est pas le vertige, dont on ne se défend jamais lorsqu'on se hasarde à le sonder, qui ce matin fait le fond de ma détresse. Ce n'est pas cela qui me trouble si intimement, qui me cause ce désespoir irrémédiable. Est-ce la nostalgie du passé? Un peu. Est-ce le doute sur mon avenir immédiat, la confiance en ma chance qui s'éclipse un moment ? Un peu aussi. Mais c'est autre chose, un malaise intime, indéfinissable, indicible; une étreinte à la gorge, l'attente d'un malheur. C'est on ne sait quoi. C'est une misère de plus parmi tant de misères. On appelle cela le cafard .
* Le Tube 1233, Paul LINTIER, Plon & Nourrit, 1917
Dommage que le milieu du passage soit censuré
.
Amicalement .
beau texte en effet, Stéphan, que je ne peux m'empêcher de rapprocher de celui-ci, souvent cité en référence catégorie cafard, extrait du Tube 1233*, pages 133-134, chapitre SIX SEMAINES AU WOLSKOPF :
20 décembre.
Pourquoi donc suis-je aujourd-hui si triste, si las, si découragé ? Je n'ai pourtant pas eu froid cette nuit dans la cabane entre François et Arsène. Mais il y a de ces jours d'irrémédiable malaise. Cela vous saisit brusquement, vous étreint, vous angoisse, assombrit toutes choses comme une lourde nuée noire. On ne sait pourquoi. Et c'est ce qui rend cette impression douloureuse, plus inquiétante, pénible comme le sont les pressentiments, ces transes de l'imagination auxquelles, certes, je ne crois pas, mais qui sont étrangement émouvantes.
Aucun malheur précis ne se présente à ma pensée, aucune crainte de mort plus immédiate pour moi, rien de pire que ce grand risque auquel nous sommes pourtant accoutumés.
Certes, cette pensée-là pour nous est bien un gouffre. Pourtant, ce n'est pas le vertige, dont on ne se défend jamais lorsqu'on se hasarde à le sonder, qui ce matin fait le fond de ma détresse. Ce n'est pas cela qui me trouble si intimement, qui me cause ce désespoir irrémédiable. Est-ce la nostalgie du passé? Un peu. Est-ce le doute sur mon avenir immédiat, la confiance en ma chance qui s'éclipse un moment ? Un peu aussi. Mais c'est autre chose, un malaise intime, indéfinissable, indicible; une étreinte à la gorge, l'attente d'un malheur. C'est on ne sait quoi. C'est une misère de plus parmi tant de misères. On appelle cela le cafard .
* Le Tube 1233, Paul LINTIER, Plon & Nourrit, 1917
Dommage que le milieu du passage soit censuré

Amicalement .
Dominique Rhéty
Re: Le cafard...
Bonsoir à tous,
Encore bien que ces morceaux superbes nous soient parvenus... Cette censure aurait tout simplement pu les mettre au panier !
Bonne nuit à tous, dormez bien...C'est aussi un remède au cafard...
Cordialement
Encore bien que ces morceaux superbes nous soient parvenus... Cette censure aurait tout simplement pu les mettre au panier !
Bonne nuit à tous, dormez bien...C'est aussi un remède au cafard...
Cordialement
Clansman
Re: Le cafard...
Bonjour à tous, très beau témoignage ! cette phrase je souffre de l'obsession continuelle de la mort imminente est très révélatrice de l'état d'esprit des soldats au front. je retrouve souvent ce genre de réaction dans les courriers du front que je découvre actuellement... .
Laurent
Laurent
Histoire du soldat François Louchart 72ème RI .
Pages du 72e et 272e RI [https://www.facebook.com/laurentsoyer59[/url].
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- mireille salvini
- Messages : 1099
- Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am
Re: Le cafard...
bonjour à tous,
bonjour Stephan,
les blessures de l'âme sont bien plus difficiles à cerner et à décrire que les blessures physiques;
et à l'époque,s'avouer être mal dans sa peau et dans sa tête,n'allait pas avec le culte du "guerrier viril" qui prédominait..
merci beaucoup pour ces quelques lignes très fortes qui émeuvent encore 90 ans plus tard par leur justesse intemporelle
amicalement,
Mireille
bonjour Stephan,
les blessures de l'âme sont bien plus difficiles à cerner et à décrire que les blessures physiques;
et à l'époque,s'avouer être mal dans sa peau et dans sa tête,n'allait pas avec le culte du "guerrier viril" qui prédominait..
merci beaucoup pour ces quelques lignes très fortes qui émeuvent encore 90 ans plus tard par leur justesse intemporelle

amicalement,
Mireille
- louis cazaubon
- Messages : 219
- Inscription : sam. déc. 11, 2004 1:00 am
Re: Le cafard...
Bonjour a tous,
superbe texte, en verite.
Il me rappelle une lettre de mon GO a ses parents, qui leur declare en janvier 1915: "je n'ai plus le cafard".
Le "cafard" s'est-il developppe, comme l'ecrit l'auteur de Stephan, au moment ou les combats se sont enlises, et ou aux enthousiasmes inconscients de la guerre de mouvement, ont succede les melancolies generees par le debut de la guerre des tranchees, et les nombreuses interrogations qu'elle suscitait?
Je ne suis pas "psy", mais ce sentiment me parait tres humain, d'autant qu'il revelait le debut de la crainte de ne pas revoir rapidement les etres chers.
Je ne peux pas, non plus m'empecher de rapprocher ce temoignage des fraternisations de Noel 14.
Stephan, pourrais-tu confirmer que cet ecrit date bien de fin 14?
Peut-etre y a-t'il d'autres temoignages dans vos bibliotheques, qui pourraient confirmer cette baisse insensible mais irresistible du moral juste au debut de l'hiver 14?
Amicalement,
Louis
superbe texte, en verite.
Il me rappelle une lettre de mon GO a ses parents, qui leur declare en janvier 1915: "je n'ai plus le cafard".
Le "cafard" s'est-il developppe, comme l'ecrit l'auteur de Stephan, au moment ou les combats se sont enlises, et ou aux enthousiasmes inconscients de la guerre de mouvement, ont succede les melancolies generees par le debut de la guerre des tranchees, et les nombreuses interrogations qu'elle suscitait?
Je ne suis pas "psy", mais ce sentiment me parait tres humain, d'autant qu'il revelait le debut de la crainte de ne pas revoir rapidement les etres chers.
Je ne peux pas, non plus m'empecher de rapprocher ce temoignage des fraternisations de Noel 14.
Stephan, pourrais-tu confirmer que cet ecrit date bien de fin 14?
Peut-etre y a-t'il d'autres temoignages dans vos bibliotheques, qui pourraient confirmer cette baisse insensible mais irresistible du moral juste au debut de l'hiver 14?
Amicalement,
Louis
"Et ils auront peur dans toute leur chair. Ils auront peur, c'est certain, c'est fatal; mais ayant peur, ils resteront." (Maurice Genevoix, Ceux de 14)