Correspondances #2#

Parcours individuels & récits de combattants
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Frederic Avenel
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Re: Correspondances #2#

Message par Frederic Avenel »

Grippe espagnole sur le front d'Orient

Bonsoir à tous,

En écho des récents sujets sur la grippe espagnole développés ailleurs, voici le témoignage d'Abel qui commandait alors une section automobile sur le front d'Orient.
pages1418/forum-pages-histoire/grippe-e ... 5534_1.htm
pages1418/Forum-Pages-d-Histoire-servic ... t_28_1.htm

Bonne lecture,

Frédéric Avenel


19 octobre 1918

Ma Chère Maman,

Mes lettres se font plus rares. Cependant, ne t’inquiète pas sur mon sort. Tu sais que je fais tout ce que je peux pour ne pas te laisser sans nouvelles de moi, mais ce n’est pas toujours facile. Uskub est isolée du reste du monde et il est heureux que nous puissions avoir le mauvais pain noir que nous mangeons actuellement.
Je vais bien, mais hélas ! ma pauvre section est bien touchée.
Je suis allé ce matin visiter mon malheureux ordonnance qui a été évacué avant-hier. Je l’ai trouvé couché sur la paille avec tout son fourniment autour de lui, ne s’étant pas déshabillé depuis 3 jours. Il m’a reconnu, m’a serré la main, mais la sienne était bien froide et l’infirmier lui tâtant le pouls, me chuchote à l’oreille : « il est bien bas ». Pauvre garçon. Il s’inquiète encore de moi. Puis comme je lui dis de se couvrir, il me dit que pendant la nuit, ses enfants ont été malades, c’est pourquoi son lit est défait. Pauvre garçon ! J’éprouve une peine immense en le voyant, lui si propre, si méticuleux, étendu sur sa paille, moribond. En partant, il a encore la force de me dire : « conservez-vous bien, mon lieutenant ». Je m’en vais, les larmes aux yeux.
Je demande des nouvelles de mon autre conducteur, un malgache évacué en même temps que mon ordonnance. Il est mort il y a deux heures, me dit-on.
Un médecin à 3 galons que je rencontre me dit que la nuit, c’est navrant. Tous les malades errent dans l’hôpital, hagards, délirants, et qu’il faut de force les ramener à leur paille. Je lui raconte alors la douloureuse aventure du cuisinier de mes hommes qui, il y a deux nuits, a disparu dans un accès de fièvre et qu’on n’a pas revu. Un père de famille aussi, qui ne reviendra plus en France.
Je m’en vais. J’ai le cœur serré de voir tant de misères qu’il n’est pas possible de soulager. Et pourtant, si tous ces malheureux avaient reçu les soins nécessaires, peut-être y aurait-il moins de malheurs à déplorer.
Ici, aucun approvisionnement. On mange du mouton ou du bouc, quant au pain, je n’en ai jamais vu de plus mauvais. C’est la guerre ! et en Serbie, ce n’est pas gai.
J’ai vu hier soir le Prince de Serbie qui se promenait dans la rue, comme moi avec 3 camarades. Il nous a salués presque avant nous. Il ne porte que la médaille militaire française et il en semble très fier.
Je voudrais, ma chère maman, que tu me fasses envoyer un appareil photographique que je désire beaucoup sans pouvoir le trouver ici. Je t’envoie le prospectus avec l’adresse où tu pourras l’avoir. Je te rembourserai évidemment, mais dis-moi combien cela coûte. Quelque soit le prix, fais le moi envoyer. Je serai très content de le recevoir. Celui que j’ai me sera utile quand je serai plus stable et je l’avais acheté parce qu’un camarade devait me vendre le sien, le même que celui que je te demande, mais il n’est pas parti et je ne veux pas attendre indéfiniment.
[suite de la lettre perdue]




22 octobre 1918

Ma Chère Maman,

J’ai aujourd’hui quelques instants de répit et je puis t’envoyer une lettre un peu plus longue. Je dois te dire tout de suite que ma santé est bonne, quoique je sois bien fatigué. Mais je crois que nous finirons bien par avoir un peu de repos.
Tu as dû recevoir mes précédentes lettres où je te parle de l’épidémie de grippe qui a sévi ici terriblement. J’ai eu 3 morts en deux jours à ma section et je ne sais pas ce que sont devenus les hommes évacués en quittant Vélès.
Il faut avoir vu l’hôpital comme je l’ai vu pour se rendre compte de l’effet produit. Pour soigner 650 malades, 2 médecins et 10 infirmiers. Il n’y avait aucun médicament, aucune couverture, rien, rien ! Les hommes qu’on amenait s’étendaient sur la paille et y mouraient. J’ai eu là des visions d’enfer. Certains se mettaient tout d’un coup à délirer, puis se levaient et s’en allaient comme des automates. C’était la fin. Ils tombaient rapidement.
J’ai enterré hier mon pauvre ordonnance mort dans ces tristes conditions. Avant-hier, je l’avais vu. Le matin, il m’avait un peu reconnu, mais le soir, il était sans connaissance. Il est passé dans la nuit.
Son enterrement fut navrant. Quand j’arrivai, je trouvai son cadavre par terre dans une espèce de courette. Il y en avait cinq alignés l’un au bout de l’autre, le long du mur, recouverts d’une couverture. Moyne était vêtu de sa chemise, son pantalon et ses chaussettes. On lui avait enlevé le reste qui était tout neuf car c’était un garçon soigneux. Un vieux corbillard attelé de deux vieux chevaux attendait. Trois cadavres furent chargés et recouverts d’une couverture. Puis on s’en alla vers le cimetière. Un aumônier était en tête. Une douzaine de sénégalais rendaient les honneurs. Je suivis derrière avec les quelques hommes du groupe.
On s’arrêta à 1500 mètres de la ville. Les tombes étaient creusées sur le bord de la route, à côté d’un immense cimetière bulgare. Mais elles étaient creuses à peine d’un mètre. Pour placer les corps, on tire le premier par les pieds, deux aides le reçoivent sur leurs bras et la tête du malheureux s’agite dans le vide. J’ai vu ainsi Moyne descendre en terre. Je l’ai contemplé une dernière fois et je me suis raidi pour ne pas laisser voir ma profonde émotion devant une telle misère. Un homme à côté de moi éclate en sanglots : c’est le fossoyeur, un soldat français qui ne peut s’empêcher de dire : « pas même un bout de toile, pas même une toile de tente. »
L’aumônier se contenta de dire au sergent de piquet : « allez chercher les trois suivants »…
Une autre histoire lamentable est celle du cuisinier de ma section. Je t’ai dit que le malheureux s’était échappé dans son délire. J’ai su hier matin qu’on l’a retrouvé à 1500 mètres d’ici. Il portait une plaie énorme à la poitrine et il est mort à l’ambulance. On ne sait si c’est un crime ou si c’est lui qui s’est ainsi frappé. Je crois que c’est lui-même qui a voulu mettre fin à ses horribles souffrances. Il n’a fait qu’avancer de peu l’heure de sa mort. On l’a enterré je ne sais pas encore où.
S’il fallait s’en tenir à tout ce que présente de douloureux de tels spectacles, on deviendrait malade. J’ai souffert beaucoup de l’horreur de cette situation puis j’ai repris le dessus.
Il vaut mieux que je te parle d’autre chose…

Abel



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mireille salvini
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Re: Correspondances #2#

Message par mireille salvini »

bonsoir à tous
bonsoir Frédéric

ces 2 lettres sont d'une poignante tristesse,elles me touchent beaucoup,d'autant que le sens de l'observation de l'auteur ne cache rien de ces jours tragiques... quelle fatalité pour ces soldats après 4 ans de guerre..
merci de les avoir mis en lumière :jap:

amicalement,
Mireille
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Jean RIOTTE
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Re: Correspondances #2#

Message par Jean RIOTTE »

Bonjour Frédéric,
Bonjour à toutes et à tous,
Encore merci.
Quel dénuement pour ces Poilus d'Orient trop souvent oubliés.
Cordialement.
Jean RIOTTE.
pierreth1
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Re: Correspondances #2#

Message par pierreth1 »

J'ai eu l'occasion de lire les memoires non publiees d'un poilu qui apres avoir servi au 113 RI et avoir ete blesse a la cote 263 en juillet 15 en Argonne etait parti apres sa convalescence a salonique ce qu'il ecrivait sur le service de sante de l'armee d'orient etait proprement hahurissant et pourtant vraisemblablement vrai (a titre de comparaison il ne critiquait pas le service de sante en argonne), denuement, sa description etait en tout point semblble a celle de ce lieutenant, ces combattants furent les grands oublies de la nation durant le conflit et apres
pierre
Popol
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Re: Correspondances #2#

Message par Popol »

Bonjour à Toutes & Tous
Bonjour Pierre

Un poilu du 113ème RI ! Voilà qui devrait intéresser également notre ami Crapouillot...! Dans ses mémoires non-publiées, avez-vous lu une mention sur le premier combat du 113ème RI à Signeulx, le 22/08/1914? Les témoignages sur ce combat sont si rares .... et les bienvenus pour mes recherches sur les combats en Lorraine Belge. On ne sait jamais : d'avance un grand merci pour tout renseignement !
Un bonjour de Belgique.
Bien cordialement
Paul Pastiels
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