Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

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spcg
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Re: Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

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Mardi 24 octobre 1916

Nous dépassons la poudrière vers 3 heures du matin seulement. Une rafale d'obus vient s'égarer dans le ravin. Ce sont les premiers qui nous saluent depuis un mois. En vérité, il ne suffit plus d contempler le panorama d'une bataille moderne. Le drame est dans le bruit épique qui s'en dégage. Quel musicien de génie, ayant assisté à ces terribles fêtes, saura orchestrer d'aussi prodigieuses symphonies ? Dans la bataille de Verdun, le tumulte atteint au paroxysme. L'homme disparaît. Il semble que ce soit la terre elle-même qui jette ces clameurs de cataclysme. C'est une dispute de montagnes qui s'injurient et se répondent avec rage.

Des milliers de canons de tout calibre, les longs, les courts, les légers et les lourds, les obusiers, les mortiers, les crapouillots, ceux qui sont accroupis dans les tranchées, ceux qui roulent sur d'énormes roues, ceux qui sont montés sur des trucks d'acier ou sur des trains blindés, toute cette artillerie tire à toute volée. Ces milliers de détonations se cognent aux quatre coins de I 'horizon, rebondissent, carambolent furieusement contre les pentes des collines, se renvoyant leurs échos qui roulent et se répercutent à l'infini.

Il y a des voix basses, caverneuses; des rauquements brefs et brisants; des sifflements stridents qui vrillent; des borborygmes graves et profonds... Tous ces bruits brassés par le vent, s'entrechoquent, s'émiettent, se pulvérisent et ne forment plus qu'un agglomérat, une synthèse de tumultes, une épaisse brume de canon qu'on n'entend plus, qu'on respire plutôt, qu'on avale, qui vous pénètre et vous secoue jusqu'aux entrailles... (Sem. bataille de Verdun 1916).

À l'"ouvrage Bardot", je retrouve le capitaine Lévêque qui nous emmène pour nous placer. La deuxième compagnie s'installe à environ cinquante mètre en arrière des tranchées de première ligne, derrière le 116e chasseurs, sur la droite du village de Fleury. Nous prenons nos emplacements sous un brusque et violent marmitage. Les obus qui éclatent tout autour de nous font de sinistres éclairs qui s'éparpillent en étincelles dans la nuit noire. On ne voit pas à trois mètres et l'on trébuche dans un chaos de trous d'obus... Il y a quelque peu d'affolement et il faut un certain temps pour caser tout le monde. Enfin, on y arrive.

Le marmitage cesse progressivement et le jour se lève. J'apprends que I 'heure de l'attaque est fixée définitivement à 11 h 40. Nous n'avons plus qu'à attendre patiemment. Le temps est gris et un épais brouillard court sur le sol. Le fort de Souville derrière nous est noyé dans la brume. Cela me préoccupe, car cette absence de visibilité va entraver singulièrement l'action de notre avion d'observation qui doit nous survoler et auquel nous devons signaler au fur et à mesure le jalonnement de notre progression...À ce sujet, le général Passaga a écrit :

"Les premiers rayons du soleil engendrent sur le marécage du champ de bataille un épais brouillard. Vers 8 h 30 le général Mangin me dit par téléphone son intention de reculer l 'heure de l'attaque, afin de laisser au brouillard le temps de se dissiper.
En dépit de l'avertissement, je priai instamment Mangin de maintenir son heure d'attaque. Mes troupes qui avaient à couvrir le parcours le plus long, avaient appris à se bien diriger dans la nuit, grâce à la boussole. Le brouillard ne pouvait que nous être propice, nous soustraire à l'écrasement de l'artillerie allemande.
L'heure H ne fut pas modifiée."

Je vais bavarder avec quelques camarades, puis je m'installe à "casser la croûte" avec quelques-uns de mes chasseurs qui ont découvert un grand pot de confiture en fer blanc amené par un précédent ravitaillement. J'en avale de belles tartines. Les heures passent. Chacun surveille sa montre : 8 heures... 8 h 30... 9 heures... Nos "crapouillots" installés sur la crête en avant de nous, marmitent les premières lignes boches à outrance. Les coups partent précipités et nos regards suivent les torpilles dans leurs trajets aériens. Nous les voyons tournoyer à travers la fumée et le brouillard, puis basculer brusquement et retomber avec une vitesse qui s'accentue. Les détonations sont effrayantes. On a conscience que rien ne peut résister à une force pareille: c'est l'anéantissement, la dislocation de tout ce qui résiste.

L'artillerie française redouble de violence de minute en minute. C'est un déluge de fer qui passe audessus de nos têtes pour aller s'abattre chez les boches. On ne s'entend plus... On fait des gestes de trou en trou. On rit... on est ivre... on est fou! 10 h 40. Encore une heure !...

L'artillerie allemande qui nous a laissés en repos depuis le petit jour recommence à taper et soudain, avec une brutalité extrême, déclenche un tir de barrage épouvantable sur nos positions... Chacun se terre, gagne un trou ou un boyau, s'aplatit sur le sol.

Le projectiles pleuvent sur nous. Je suis blotti dans un entonnoir avec quelques-uns de mes chasseurs: mon fidèle Guérin, mon brave caporal Lecomte, mes fusiliers-mitrailleurs Fortin et Porcher. A chaque sifflement nous baissons instinctivement la tête. L'obus éclate fracassant plus ou moins près. La lourde fumée noire se dissipe, tandis qu'une âcre odeur de phosphore nous prend à la gorge... et cela ne cesse pas! Nous ne bougeons pas, cela est inutile. A quoi bon ? Un obus tombe à trois mètres devant nous; un autre à dix mètres derrière. Autant là qu'ailleurs. Il n'y a qu'à se mettre entre les mains de la providence.

Mais l'avalanche redouble. Les boches tapent avec une véritable frénésie, comme s'ils avaient éventé I 'heure de notre départ. Ils sèment leurs projectiles sur les pentes de Souville, dans le ravin et sur tout le boyau qui mène à la poudrière. C'est en ce dernier lieu que seront tués par le même obus le général Ancelin commandant notre brigade, le docteur Vasseur médecin chef du bataillon et le capitaine Cuny commandant notre compagnie de mitrailleuses! Notre position est bouleversée.

A chaque obus qui tombe je vois un homme se lever brusquement et courir au hasard dans le cataclysme, couvert de sang... et chaque fois, comme un réflexe, dans le trou où nous nous serrons les uns contre les autres, on murmure: "Encore un d'amoché !" Je vois successivement se sauver, touchés par les éclats: mes sergents Une et Boucher, le caporal Panchot, etc. J'aperçois un Sénégalais retourné par un obus, qui détale au milieu de la fumée pour chercher un asile dans un autre trou: l'obus suivant tombe juste sur lui. Je le vois rouler sur le sol; inerte; il est mort.

Heures terribles où l'homme doit faire appel à toutes les ressources de son énergie. Quel plus bel exemple de force morale et de stoïcisme, que celui de tous ces jeunes hommes attendant sans sourciller, ni se plaindre, la minute suivante qui doit peut être leur apporter la mort la plus atroce. Les minutes semblent des siècles: 11 h 15 ! 11 h 30... Le bombardement est toujours aussi violent.

Soudain une silhouette se précipite vers moi. C'est un agent de liaison qui "se planque" à mes côtés : "Mon lieutenant! le capitaine est blessé! il m'envoie vous dire que vous preniez le commandement de la compagnie !" Dans le tumulte qui nous assourdit et sous les coups qui nous assomment, je ne crois pas "bluffer" en avouant que je n'ai jamais entendu plus agréables paroles! Que l'on me comprenne: ce n'est pas que je me réjouisse le moins du monde de la blessure de mon capitaine... Mais vraiment, en de telles minutes, le vieux proverbe est vrai: "Chacun pour soi..." Et je ne réalise qu'une chose, une seule: c'est donc moi qui vais avoir l'honneur de conduire à l'attaque ma chère deuxième. C'est une chance vraiment inespérée et dès lors je ne pense plus aux marmites.

11h 35 !

Allons, encore cinq minutes les gars ! II h 40... Je me lève d'un bond et brandis ma canne : "Debout, tout le monde !" C'est le moment pathétique où le chef oublie tout, honnis son rôle... De chaque trou d'obus mes chasseurs surgissent. Les mains en cornet sur la bouche, je crie dans toutes les directions: "Le Capitaine est blessé! C'est moi qui commande! A moi la liaison !" Un spectre se dresse à mes côtés: c'est Adam, le casque défoncé, la figure tuméfiée, méconnaissable, qui vient d'être retourné trois fois par les obus et qui "sonné" et titubant, refuse de se faire évacuer. Au moment de partir nous nous embrassons dans une profonde étreinte.

Déjà le 116e BCA qui doit marcher devant nous à huit-cents mètres, décolle sur la crête et s'enfonce dans le brouillard. J'assure ma liaison, à droite avec le 401e d'infanterie, à gauche avec la première compagnie. Je sors ma boussole: "angle de marche 46°". C'est notre tour, en avant! Et j' agite ma canne dans la direction de l'ennemi.

La compagnie en lignes d'escouades par un, sur plusieurs vagues en profondeur, se met en marche tranquillement. Nous dépassons les positions occupées par les artilleurs de tranchées, les "crapouillots", qui ont fait jusqu'au dernier moment un si bel ouvrage et qui se sont tus pour nous livrer passage. Nous franchissons nos anciennes tranchées de première ligne et nous arrivons sur les lignes boches, ou plutôt sur l'emplacement où étaient ces lignes autrefois. Ce n'est plus qu'un bouleversement chaotique de trous de torpilles béants, entonnoirs gigantesques de six à sept mètres de profondeur dans de la terre glaise, où des mottes de terre de plusieurs centaines de kilos ont été projetées comme de simples fœtus. Spectacle lunaire ! On croit rêver en franchissant avec peine les bords de pareils cratères. Attention surtout de ne pas glisser dedans! L'esprit humain dans de pareils lieux s'imagine ainsi volontiers la représentation du néant dans l'au-delà !

La zone "crapouillotée" une fois dépassée, le décor change. Nous avançons dans un véritable désert : le sol est nivelé par les obus. Sa surface est recouverte de matériaux de toutes sortes, brisés, pulvérisés : havresacs boches, fusils, casques, équipements, bottes, débris humains, un bras, une jambe, une tête... Tout est haché !

Notre marche continue, l'arme à la bretelle. Le brouillard est toujours aussi dense et je me dirige toujours à la boussole. J'aperçois mon camarade Bourdier, sur ma gauche, à la première compagnie, qui me dit bonjour en agitant sa canne. Avec la mienne, je pique au passage sur le sol un calot boche... cela me servira de fanion! J'entends soudain des exclamations sur ma droite. Je regarde. Que vois-je ? Emergeant du brouillard et venant vers nous, des boches! Oui ce sont des boches cueillis par le 116e. En calots, sans équipements, ils s'avancent en colonnes par quatre, denses et profondes. Mes chasseurs crient de joie !

D'autres prisonniers surgissent de toutes parts. Certains viennent directement vers moi. Je leur fais signe. J'interroge le premier: "Welches Regiment ?" Le boche se met au garde à vous et répond : "Zwanzigste Pionnier !" J'arrache au passage une patte d'épaule. L'homme se laisse faire docilement... et nous repartons. Nous franchissons des bois complètement rasés. À gauche, le fameux "bois de La Caillette" et le "bois Triangulaire". Quelle désolation ! Nous grimpons une crête, puis brusquement nous redescendons dans un ravin où nous apercevons les premiers éléments du 116e BCA qui s'installent sur la position. C'est le "ravin du Bazil".

J'aperçois alors le commandant Florentin. Je cours à lui. Il me dit: "C'est parfait. Vous êtes juste dans votre direction. Maintenant pour votre compagnie, formation d'attaque, en tirailleurs et sur quatre vagues. Compris ? Nous repartons dans un quart d'heure." "Bien mon commandant" Je reviens à ma compagnie et je fais prendre sur place les formations prescrites. C'est à notre tour de marcher en première ligne. C'est à notre tour d'attaquer.

À 13 h 40, nous repartons. Nous dépassons le 116e. Un barrage roulant doit nous précéder dans notre marche et nos 75 doivent allonger leur tir, à raison de cent mètres en quatre minutes. Nous avançons donc lentement, coiffés par le "chapeau" des 75 et toujours couverts par le brouillard. Le "ravin de la Fausse Côte" est notre objectif. L'atteindrons-nous ? Nous savons en effet qu'il est défendu par de fortes tranchées et qu'un bataillon ennemi s'y tient en permanence en réserve. Nous traversons un bois déchiqueté. Je passe le long de tranchées bouleversées: un canon boche brisé est là, la gueule fêlée.

Notre marche en tirailleurs est parfaite. C'est de la vraie manœuvre, comme sur le terrain de Salmagne. Le sol commence à descendre. Brusquement le nuage de brume se déchire et, devant nous, à cent mètres en avant d'un profond ravin, des silhouettes se découpent: une ligne de tirailleurs couchés. Ce sont les boches qui nous attendent! Un officier seul est debout, au centre, coiffé de son casque, un révolver à la main. Il gesticule et semble parler à ses hommes qui se dissimulent. Je flaire le danger, mais rien n'arrête mes chasseurs. Ils crient tous, en avançant : "Camarades ! Venez avec nous !Par ici!" Je me laisse entraîner à crier moi-même, espérant de leur part une reddition sans coup férir. La scène qui se déroule en l'espace de quelques secondes est extraordinaire: notre ligne se rapproche toujours de la ligne allemande sans qu'un coup de feu ne soit tiré, mais des deux côtés chacun est sur ses gardes. La distance qui nous sépare est réduite. Un dénouement est imminent.

L'officier allemand, toujours debout, répond par des gestes incompréhensibles où je crois deviner qu'il refuse nos propositions, et lui-même à son tour nous fait signe d'avancer... Il n'y a plus pour nous qu'une solution! le combat. Je crie de toutes mes forces à mes chasseurs: "Tirez !Tirez !..." À peine ai-je prononcé cet ordre, que la fusillade ennemie crépite sur nous. Nous nous jetons par terre où j'ai juste le temps de voir dans un éclair, le crâne d'un de mes sénégalais voler en éclats !

À mes côtés, mon caporal-fourrier Calain, se roule sur le sol en criant, son bras saigne. L'officier allemand, à coups de révolver, qui m'étaient peut-être destinés, lui a traversé le bras droit et brisé le poignet gauche. Le brave aspirant Ollivier, qui trop crânement se redresse pour examiner la situation reçoit une balle dans l'épaule. Je le vois s'effondrer dans son trou en gémissant... Mon cher et vieil ami Adam est frappé à son tour... sa blessure est affreuse: il a le poignet gauche sectionné! Quelques minutes s'écoulent pendant lesquelles nos esprits reprennent leur équilibre. La guerre se joue à deux et je sais que la riposte des miens sera prompte et impitoyable. Quelques-uns de mes chasseurs lancent déjà quelques grenades à main, mais c'est trop court. Je crie dans toutes les directions: "Les VB ! Les VB !" Nos grenadiers VB exécutent alors un tir de grenades à fusil qui semble efficace et qui gêne passablement nos adversaires.

Pendant ce temps, je griffonne un bout de papier, résumant la situation et je l'expédie à l'arrière, au commandant, par mon agent de liaison Laville, qui disparaît aussitôt en se glissant de trou en trou. Les balles sifflent toujours et, pendant que je rumine, inspectant le terrain et guettant le moment propice pour bondir en avant, j'aperçois à ma gauche, sur ce sol où les balles sèment la mort, un de nos chasseurs, un simple caporal de la première compagnie, le caporal Collenot, qui tout debout se précipite en avant en criant à pleins poumons! "Ils s'débinent ! Ils s 'débinen t!" Ce cri ne correspond à aucun commandement prévu par le reglement mais j'affirme que dans les circonstances que je rapporte, ce fut le mot de la situation, véritable mot magique, qui fit basculer les événements en notre faveur et entraîna la décision.
Je rends ici hommage au caporal Collenot qui, malgré ses modestes galons de laine, sut trouver en lui l'inspiration héroïque d'un chef et entraîner au moment propice son bataillon à l'assaut du bataillon adverse (Collenot devait être fait chevalier de la Légion d'honneur onze jours plus tard). Saisissant l'occasion au vol, je me dresse d'un bond et crie à mon tour : "En avan t! à la baïonnette !" C'est une ruée générale ! Nous courons comme des fous !

Quelques soldats se défendent bien encore dans un élément de tranchée, en bordure de la crête qui domine le profond "ravin de la Fausse Côte", mais les autres refluent déjà en désordre. Nos chasseurs lancent leurs grenades. Les fusils-mitrailleurs entrent en action. Mon caporal Lecomte est déjà sur la pente descendante du ravin. Le hasard me place derrière lui. Son fusil a été brisé dans ses mains, mais je le vois s'emparer d'un sac de grenades boches. Prompt comme l'éclair, il crible l'adversaire de ses propres projectiles. Nouveau discobole, le geste large du grenadier arrondit sans trêve son bras court et musclé. Tout en bondissant, il me crie: "On tire la ficelle… envoyez ! L'acte suit la parole. Pas un détour de boyau, pas une entrée d'abri qui ne reçoit, de sa part, un "œuf de pigeon". Je ne peux que le suivre en l'imitant de mon mieux, tant il va vite, mais je trouve aussi, malgré l'âpreté de la lutte, le temps de l'admirer. Devant ce diable nerveux, ces adversaires ne sont plus bientôt qu'une meute apeurée, demandant grâce, les bras dressés vers le ciel.

Mais la majorité de nos ennemis se voyant perdue, commence à battre en retraite par un boyau profond qui serpente dans le fond et à l'extrémité droite du ravin. Mon plan directeur m'indique son nom : c'est le boyau de Carniole. D'instinct, tous les chasseurs qui couronnent la crête dirigent sur ce boyau pris d'enfilade un feu nourri. Trois de mes fusiliers-mitrailleurs le balaient de leurs projectiles. C'est une hécatombe ! Nous voyons les boches entassés dans leur fuite, se bousculer, tomber les uns sur les autres, s'écrouler tués ou blessés. Un spectacle inoubliable se déroule alors sous nos yeux : l'ennemi a compris que toute résistance est désormais impossible, car leur déroute éperdue tourne au massacre.

Soudain, dans la cuvette profonde du ravin de la Fausse Côte, six cents boches se dressent brusquement, les mains en l'air, tournés vers nous, crient à pleins poumons : "Kamarad !". Vision absolument dantesque ! Cette foule démoniaque, dominée de toutes parts, écrasée, flagellée, s'agite dans une crise d'effroi insensé, semblable à un troupeau de damnés, précipités dans la lice infernale, au jour du Jugement dernier !

Craignant encore un piège, nous hésitons une seconde, nos armes toujours braquées, mais bientôt nous nous apercevons qu'il n'y a plus à s'y tromper : c'est une capitulation totale et définitive ! Je dévale alors en tête de mes hommes, révolver au poing, la canne levée vers ce troupeau. Tous mes chasseurs me suivent baïonnettes hautes, terribles et menaçantes. Les boches supplient, implorent, se courbent devant nous... Nous leur faisons gravir la crête et gagner nos arrières sous la menace constante de nos armes. C'est un tohu-bohu indescriptible. Tous se précipitent pour se sauver au plus vite. Perché sur le toit d'un abri, je domine le boyau où ils défilent tous devant moi. Je n'ai qu'à faire mine d'abaisser mon révolver et la cohue se pousse, se bouscule...

Mais nous ne perdons pas notre temps dans l'enivrement de ce magnifique succès. Mes chasseurs visitent les nombreux abris qui truffent la contre-pente et les vident à coups de grenades. Il en sort chaque fois des petits groupes les mains en l'air. Je vois ainsi émerger du poste de secours, deux jeunes médecins imberbes, bien nippés de vert clair, calot de fantaisie sur la tête et le col très haut, sans doute hier encore étudiants à Cologne ou à Heidelberg. Ils font bien piteuse mine et j'ai plaisir à les voir au passage s'agenouiller presque devant moi !

Nous dévalons ensuite la pente et traversons le fond du ravin. Notre joie est délirante... Il est difficile d'exprimer ici la sensation physique et morale qu'une telle victoire nous procure. Ce ne sont partout que des cris d'enthousiasme. Un clairon de chez nous s'est mis à donner la charge... un autre lui répond... Au loin, à notre gauche, sur les ruines du fort de Douaumont, nous voyons courir les silhouettes kakis des "marsouins" du régiment d'infanterie coloniale du Maroc. C'est la grande victoire, totale, complète !

L'avion de la division qui vient nous survoler est accueilli par des hourras. Nous agitons nos fanions blancs pour faire connaître nos emplacements. On aperçoit très distinctement l'observateur se pencher par-dessus la carlingue et battre des mains... Voici comment le général Passaga a décrit le rôle de cet avion :

"Un avion bientôt venant de l'Est, survole la tourelle de Souville, très bas. Il porte la cocarde française et la flamme de la Gauloise. C'est mon avion de commandement, celui que pilote le célèbre boxeur Carpentier et que monte l'officier observateur Wiedemann. Il laisse tomber un message. Un guetteur qui bondit sous les obus à travers les entonnoirs, me l'apporte.

Je cherche à dérouler le carton avec calme. C'est un fragment de plan directeur. Un gros trait rouge réunit la tourelle de 75 située à l'est du fort de Douaumont, à l'étang de Vaux. Cette mention le souligne. "La Gauloise - 16 h 30." Au-dessus de celle-ci, en grandes capitales, tout de guingois, ce cri : "Vive la France ! signé Wiedemann. " (Verdun dans la tourmente)."

Le boyau de Carniole que nous longeons présente un spectacle d 'horreur inouï: une quarantaine de boches, morts ou mourants sont là, entassés les uns sur les autres, abattus dans leur retraite par notre tir de tout à 1 heure. Parmi les cadavres aux masques de cire, il y a des blessés graves, enchevêtrés dans ce magma de corps crispés. Les uns ont des entailles béantes, des morceaux de chair à vif qui ne saignent plus, parce que tout le sang s'est déjà répandu comme un ruisseau. Les autres présentent des visages déchiquetés, dans lesquels les nez sont arrachés, les yeux énucléés. Ils respirent à peine et se débattent dans un spasme convulsif décroissant. Les fossoyeurs n'auront plus qu'à les recouvrir en éboulant la terre des parapets.

Dans cet immense charnier, il n'y a qu'un seul vivant, qui s'agite à l'extrémité du boyau. Protégé par l'écran des corps amoncelés, il n'a dû la vie qu'à la mort de ses camarades. Il se dégage péniblement de cette emprise sépulcrale, se met à fuir à toutes jambes vers les lignes allemandes, et parvient à disparaître derrière le premier pli de terrain. Il est sauvé ! J'ai toujours imaginé dans ma pensée ce qu'avait pu être la suite du raid de cet homme. Véritable miraculé, unique rescapé de son bataillon, témoin de la catastrophe qui l'avait anéanti, sa course a dû ressembler à celle du cerf traqué poursuivi par les chiens. Et j'imagine encore son premier contact avec les premiers de ses compatriotes rencontrés. Ceux-ci, anxieux, sachant que le front est partout disloqué et rompu, redoutent l'apparition des soldats français. Et tout à coup cet homme apparaît, livide, essoufflé, le cœur battant à se rompre, ne pouvant articuler que des mots sans suite, où se mêlent l'horreur du massacre et la honte de la défaite. J'imagine l'angoisse de ses interlocuteurs... Si cet homme a survécu à la guerre, voilà une page de sa vie, quasi irréelle, qui a dû longtemps peupler ses nuits d'affreux cauchemars...

Pendant que nous gravissons la crête opposée, mes hommes sont tellement énervés que j'ai un mal inouï à les reformer en tirailleurs et à leur indiquer leurs emplacements. Nous avons atteint notre objectif. Nous stationnons aux endroits prévus et nous commençons sur place à creuser des tranchées. J'arrache une feuille de mon carnet et je griffonne aussitôt ces quelques mots : "Objectif atteint. Nous avons enlevé le ravin de la Fausse Côte et capturé ses défenseurs, après une magnifique charge à la baïonnette. Nous nous installons au-delà de la batterie 3908." Je fais parvenir le pli au commandant. Quelques minutes après, je vois accourir sur la position le capitaine Voirin, capitaine adjudant-major. Je vais à lui. Il me serre les mains à les briser en me disant : "C'est très bien, très bien, mon petit !" J'en pleure de joie. Ce sont les minutes les plus belles de ma vie !

Sur le champ, j'appelle mes sous-officiers et leur donne mes ordres : "Se fortifier sur place et creuser deux lignes de tranchées. "Je les félicite de leur courage et, je ne peux y résister... je les embrasse tous les uns après les autres. L'étreinte que ces braves gens me donnent est telle que ma joie est à son comble. Un de mes agents de liaison vient me prévenir que le chef de bataillon allemand qui commandait la défense du ravin de la Fausse Côte, est là, blessé sur le sol. Je redescends alors la pente et je le trouve étendu de tout son long dans la boue.

C'est un homme de forte taille, la moustache coupée en brosse au-dessus des lèvres. Sa culotte est à demi-arrachée et un pansement plein de sang entoure sa cuisse gauche qu'une balle a fracassée. Je me présente à lui : "Lieutenant Petit, 102e chasseurs à pieds!" Il se nomme à son tour : "Capitaine Mathesius, faisant fonction de chef de bataillon au 154e régiment d'infanterie prussienne. "

- "Je vous reconnais. C'est vous qui étiez sur la crête tout à l'heure au milieu de vos hommes ! Êtes-vous officier de réserve ?
- Non. (avec orgueil) Aktive offizier !
- De quel pays êtes-vous ?
- Je suis Silésien. J'habite Gorlitz.
- Etes-vous marié ?
- Oui, mais je n'ai pas d'enfant."

Je le fouille, lui prends son épée baïonnette et dans son portefeuille je trouve une cinquantaine de marks et sa croix de fer de première classe en argent. Il me suit des yeux avec une douleur farouche. Je continue :

- "Votre portefeuille, je l'enverrai à votre femme, après la guerre. Quelle est votre adresse à Gorlitz ? - Heyne Strasse n° 1.
- Quant à votre croix de fer, je la garde !"

Et déboutonnant ma capote, je lui montre par comparaison ma croix de guerre pendue sur ma vareuse, lui faisant comprendre que le vainqueur peut s'approprier la décoration du vaincu. C'est la loi du plus fort que je tiens à lui faire sentir assez durement. Et pour compléter mon argumentation, je tire mon couteau de ma poche et je coupe à hauteur de son épaule une de ses pattes d'épaules, à torsades dorées, qui portent le numéro de son régiment et les deux étoiles, insigne de son grade. "Vae victis !" C'est le cri du vieux Brennus qui se perpétue dans mon geste... Dure contrainte que doit subir l'adversaire terrassé ! C'est une humiliation bien minime que j'impose à mon rival, en regard de toutes les misères que l' Allemagne a accumulées sur notre sol.

Toutefois, le capitaine Mathesius, dont le regard agrandi par la souffrance, m'accompagne, a compris tout le sens de mes gestes... Puis il abaisse les paupières, laisse retomber la tête et me dit : "Avez-vous quelque chose à boire ? Je meurs de soif !" Je n'ai pas une goutte de liquide à lui offrir. Je fouille dans ma poche et prenant dans une boîte que j'avais emportée quelques pastilles au menthol, je les glisse dans sa bouche. Il me remercie des yeux avec un air de grande reconnaissance. Je lui dis que je vais le faire porter au poste de secours. Il me dit "Merci" avec force et à plusieurs reprises. J'appelle alors quatre de mes chasseurs et leur fais charger le capitaine allemand sur un brancard.

À ce moment je suis appelé auprès de mon chef de bataillon et je dois m'absenter. J'ai su depuis que le malheureux Mathesius, dont l'artère fémorale était coupée, avait rendu l'âme aussitôt après mon départ. Je conserve dans mes souvenirs, la croix de fer, l'épée baïonnette et la patte d'épaule du capitaine Mathesius. J'ai pu exécuter ma promesse et envoyer son portefeuille à sa femme après la guerre en 1921. Voici la traduction des deux lettres qu'elle m'a écrites, en réponse aux miennes, à cette époque, alors que j'étais avec mon bataillon dans les territoires rhénans occupés, à Duisbourg.

Extraits des mémoires de Jean Petit.









spcg
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Re: Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

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spcg
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Re: Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

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Re: Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

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mireille salvini
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Re: Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

Message par mireille salvini »

bonjour à tous
bonjour Stéphane

merci pour ces pages impressionnantes par le souffle épique qui les traverse....l'aspect guerrier de cette bataille est particulièrement saisissant,guerre subie (bombardements intenses) ou guerre consentie (l'attaque),les sentiments et attitudes y sont relatés avec force
j'y retrouve aussi un peu des accents d' Ernst Jünger dans Orages d'acier,dans le sens que ces jeunes gens ont su parfaitement s'adapter à l'état de guerre,psychologiquement comme physiquement...des guerriers en somme,au sens premier du terme

un autre aspect particulièrement intéressant est la scène confrontant le chef vainqueur au chef vaincu:une scène pas banale,sûrement fréquente mais rarement décrite (en tout cas,j'en ai rarement lu):il y a quelque chose d'assez ancestral dans la façon d'humilier le guerrier pour le soumettre au vainqueur...gestes symboliques et immémoriaux....ensuite,devant la soumission du guerrier vaincu,s'exprime le respect pour l'homme blessé..
c'est une scène d'une grande force évocatrice,que l'on pourrait transposer en des temps très anciens..
la concession aux temps modernes est qu'en lieu et place du "trophée",on a une photographie du guerrier ennemi mort à terre...
je pense aussi que la violente exaltation de votre père est à la mesure de la peur qu'il a dû ressentir pendant la bataille,même s'il n'en fait aucune allusion...

bien sûr,ce commentaire n'engage que moi

amicalement,
Mireille

" Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c'est la présence des absents dans la mémoire des vivants." (Jean d'Ormesson)
spcg
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Re: Attaque du fort de Douaumont, 24 octobre 1916

Message par spcg »

Je suis d'accord avec vos remarques et les sentiments que vous évoquez.
Mon père n'était pas issu d'une famille de militaires. Il a été très jeune animé comme beaucoup de ses contemporains par un esprit patriotique porté au plus haut point pour laver l'affront de la terrible défaite de 1970, lire les poèmes de Paul Déroulède .
C'était un littéraire, latin, grèc, nourri de culture classique...

Je l'ai toujours connu comme un humaniste éclairé et surtout pas "mili mili" ou la main sur la couture du pantalon. La punition n'était pas son "truc"

C'était aussi un européen convaincu !
Merci à vous de l'intéret que vous lui portez.

Sur mon site il y une photo où le vainqueur est debout et le vaincu au sol.
Il est entré en relation épistolière après la guerre avec l'épouse du commandant Mathésius.

Très cordialement, Stéphane Petit
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