Mon baptême du feu, Mémoires de Jean Petit

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spcg
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Re: Mon baptême du feu, Mémoires de Jean Petit

Message par spcg »

Le 8 janvier 1915 est une date mémorable. Elle coïncide avec mon départ au front comme sous-lieutenant ainsi qu'avec la naissance de ma nièce Odile Piel Melcion d'Arc, fille de ma sœur aînée Geneviève, dont le mari est prisonnier en Allemagne.

À 9 heures, après une étreinte émouvante, je quitte tout harnaché et sac au dos mon père et ma mère. Avant de nous séparer j'inscris à la craie sur le tableau noir de ma chambre, où j'ai si souvent préparé mes "colles" de Saint-Cyr, la date de mon départ. Elle devait y rester pendant de longues années. Je gagne la gare du nord suivant les prescriptions de ma feuille de route et de là le Bourget. J'y retrouve huit de mes camarades de promo. Notre première direction est la régulatrice de Creil. Mais le train ne part que dans la soirée et nous revenons tous ensemble dans la capitale. Nous nous rendons place de l'Opéra et, installés à la terrasse du Café de la Paix, nous y attendons l'heure prescrite, tous fiers de nos "harnois" de guerre au milieu des "pékins".

À 11 heures du soir nous quittons à nouveau Paris et descendons du train à Creil dans la nuit noire. Nous déambulons dans les rues désertes où déjà l'ambiance du front nous saisit, car Creil a subi en septembre les effets des combats qui ont meurtri plus d'une maison.

Le 10 janvier à 3 heures du matin, débarquement à Ailly-sur-Noye (Somme) au sud d'Amiens. Le cantonnement du 9e bataillon de chasseurs à pied, qui fait partie de la 42e division retour des Flandres, nous reçoit. Nous couchons dans la paille d'un rez-de-chaussée. Au jour, nous nous présentons à ce bataillon: trois d'entre nous y sont immédiatement affectés. Camus-Govignon, Piet-Lataudrie et moi (anciens du bazar Louis) déci-dons de nous rendre soit au 16e, soit au 19e BCP. Mais le hasard a placé également à Ailly-sur-Noye le PC du 94e régiment d'infanterie de la même division.

L'officier adjoint de ce corps, auquel nous nous présentons en qualité de grand ancien, désire nous conserver et en parle à son chef le colonel Folentin de Saintenac. Celui-ci décide, à notre grand dam, de nous prendre dans son régiment et en rend compte à l'état major de la division.

Tous nos efforts pour lui échapper sont vains. Malgré nos réticences et les allégations que nous fournissons tous trois, nous nous attirons cette ré-pose mi-narquoise, mi-impérative, que le régiment de Bar-le- Duc vaut largement les chasseurs. Ses pertes récentes en cadres justifient ample-ment notre venue dans ses rangs. Force est de nous incliner.

Nous tentons bien une ultime démarche auprès du commandant Ducornez du 19e BCP. Le commandant est également très désireux de nous ac-cueillir, car lui aussi, ne compte plus à son effectif que deux ou trois officiers. Ce qui est écrit est écrit et le surlendemain la division ratifie notre affectation au 94. Nous voilà donc tous trois biffins d'office.
Je suis pour ma part inscrit à la 6e compagnie et Piet à la 7e, tous deux dans le même bataillon, le 2e. Nous rejoignons nos unités respectives cantonnées à 4 km de là, dans Berry-sur-Noye.

J'ouvre une parenthèse pour donner un aperçu de l'encadrement en officiers de nos unités à cette époque. Les cadres du début, partis le 2 août 1914, n'existent plus ou ne subsistent qu'à l'état de vestiges. Les capitaines, les lieutenants d'active sont tombés les uns après les autres, en masse, dans les premiers combats, payant de leur sacrifice immédiat l'honneur de leur charge. La plupart a été remplacé par des adjudants et des sergents d'active nommés officiers ou par des cadres de réserve. Au 94e plus qu'ailleurs, l'hécatombe sanglante a frappé nos cadres de carrière dans les premiers jours de la campagne, et j'en ai aussitôt la preuve.

Je me présente au bureau de la 6e compagnie installé dans une ferme. Son chef est le sous-lieutenant Ragot, ancien sergent rengagé, promu récemment officié : garçon jeune et sanguin, au poil blond, à la moustache retroussée. Il vit avec le commandant de la 7e, un officier de réserve appelé Laurent, calme et sympathique. Ces deux camarades nous reçoivent à bras ouverts, Piet et moi, et nous adoptent aussitôt. Le 94e a été, depuis le début, de toutes les batailles. Il s'est heurté à la Garde prussienne aux Marais de Saint-Gond. Il revient d 'Ypres et de Poperinghe sur l'Yser. C'est un régiment de fer dont les survivants ont accompli avec la simplicité des héros de magnifiques faits d'armes.
Après dîner à la popote, je partage avec Piet le même lit, chez le lieutenant Laurent. C'est notre première nuit en campagne, au sein d'une unité com-battante glorieuse entre toutes. Ce soir-là, notre fatigue jointe à notre extrême jeunesse ne nous permet pas d'épiloguer longtemps sur le destin qui nous attend et un sommeil profond nous berce bientôt fraternellement côte à côte.

Le lendemain de notre arrivée, le régiment qui est au repos depuis huit jours, reçoit l'ordre d'embarquement pour dix heures. Nous passons en chemin de fer à Saint-Denis, apercevons le Sacré-Cœur et la tour Eiffel, puis roulons sur le réseau de l'Est toute la journée et toute la nuit sui-vante.
Dans le compartiment réservé aux officiers se trouve également l'adjudant Casalonga, de l'infanterie coloniale, faisant fonction d'officier. Loustic intarissable, ses boutades et ses chansons nous détendent et alternent avec les récits des combats épiques que nos compagnons ont vécus. Il se dé-gage une ambiance dans laquelle je suis heureux et fier de vivre désormais. Je suis déjà lié à ces hommes. J'admire leur courage et leur abnégation et qui, sortis de la bataille pour rentrer dans la bataille, concluent avec un sourire, où la résignation compte pour peu et la fierté pour beau-coup : "La 42e division est le bouche-trou, là où il y a un coup de chien à donner".

Vous pouvez aller sur mon site :http://xn--pass-prsent-futur-de-stphane ... photo1.jpg[/img]
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