Le croiseur auxiliaire AMIRAL CHARNER a été torpillé le 8 février 1916 par le U21 alors qu'il croisait à environ 15 milles à l'ouest de Beyrouth.
Des 400 membres d'équipage, un seul survivant, le quartier maître Joseph Cariou:

Voici son témoignage:
" Le mardi matin 8 février, nous étions dans les parages de Beyrouth, environ 10 à 15 milles au large. Je me trouvais sur le pont arrière.Il faisait assez beau temps, pas trés froid, trés peu de vent. Ayant entendu un bruit sourd avec un fort tremblement du bateau, on a eu tout de suite l'impression que c'était une torpille, parce que la veille au soir, en appareillant de l'île de Rouad, on avait signalé un sous marin.
Le bateau a tout de suite piqué du nez, et puis il a chaviré presque aussitôt; C'est alors que j'ai voulu retirer ma vareuse.
Je n'ai pas eu le temps, j'ai été projeté sur les rembardes, et j'ai coulé avec.
Quand je suis remonté àla surface, je me suis trouvé à côté d'une petite épave, une cage à poule démolie, et je suis resté là-dessus pendant une heure environ. Et puis j'ai vu passer un radeau pas très éloigné de moi. Il y avait déjà cinq ou six bonhommes là dessus. Comme il y avait du monde qui s'approchait, on a été forcé d'aller à la nage chercher des bouts de planches pour renforcer le radeau.
A ce moment il était 8 heures et demi: nous étions au complet à quatorze sans vivre ni eau.
La première journée a été très calme, assez belle, le radeau étant trop chargé, nous étions complètement immergés. Dans la nuit vers dix heures, un quartier maître est devenu fou. Il allait d'un bout à l'autre du radeau qu'il a fait chavirer.Nous nous sommes retrouvés à neuf.
Le deuxiéme jour, il ya eu un fort orage, avec un grand vent d'Est qui nous éloignait de terre, et de la pluie, un temps sombre qui nous cachait la côte. On était obligé de se cramponner au radeau pour rester dessus. Tout de même, je me sentais mieux que la veille. On avait été obligé de travailler dans l'eau pour arranger le radeau et puis j'avais bu beaucoup d'eau salée en coulant, je l'avais rendue dans la nuit.
A la fin du deuxième jour, trois sont morts presque en même temps, tous de la même façon, ils devenaient fous et ils se jetaient à la mer.
Il y avait un maître qui voulait du tabac à toute force. Dans la nuit nous n'étions plus que trois, un quartier maître infirmier qui a souffert de grands maux de ventre, et un matelot, un jeune qui ne pouvait plus parler.
Pendant le troisième jour, le temps a été assez beau. Vers dix heures, le quartier maître est devenu fou, il croyait voir des torpilleurs partout quand il regardait l'horizon. Il voulait que je l'envoie à terre manger dans un restaurant. Ver cinq heures de l'après midi il s'est jeté à l'eau. il ne restait plus que le matelot.
Vers les onze heures, minuit, lui aussi il est parti à l'eau, je ne mesuis pas rendu compte comment.
Alors je suis resté tout seul deux jours et trois nuits.
J'ai surtout souffert de la soif et du froid. Je me rinçais la bouche avec de l'eau de mer, au bout de cinq minutes j'avais plus soif qu'avant. J'ai coupé le bout de mon petit doigt avec un couteau que j'avais trouvé sur le radeau et j'ai sucé le sang. Celà ne passait pas et me restait dans la gorge et il fallait le recracher.
J'ai essayé d'ouvrir une veine au bras gauche, mais je l'ai seulement mise à nu. Et puis deux fois j'ai bu de l'urine, mais c'était trop salé.
Le quatrième jour, au matin, j'ai vu un chalutier et j'ai fait des signaux par les moyens que j'avais, un aviron et mon caleçon au bout, la mer était grosse et il ne m'a pas vu. J'ai passé la journée à me cramponner sur le radeau. Pendant la nuit, le vent a été très calme. C"est le froid qui me travaillait le plus, j'étais obligé de me tremper dans l'eau pour avoir plus chaud.
La dernière journée, le samedi, la mer était calme, pas trop de vent. J'étais complètement decouragé, je me disais que mon tour allait venir d'aller à l'eau comme les autres et je me demandais s'il ne valait pas mieux en finir. C'est la pensée de ma famille qui m'a retenu.
Je me suis assoupi, je ne sais pas combien de temps, quand je suis revenu à moi, le courage était revenu.
Vers sept heures du matin, le Dimanche, j'ai aperçu le chalutier, je me suis dressé en faisant des signaux, pas plus de cinq minutes, je n'enpouvais plus.
Quand le chalutier a compris que ce n'était pas un périscope, il a hissé l'"aperçu" et il a mis une baleinière à l'eau pour venir me prendre. J'étais bien content, mais aussi calme que je suis maintenant, seulement je pouvais à peine parler.
A bord, on m'a donné du thé, du rhum, du lait et on m'a couché, seulement je n'ai pas pu dormir pendant quatre jours.
Maintenant je suis bien et j'espère qu'on ne me gardera pas longtemps à l'hôpital. Je serais heureux de me retrouver dans ma maison, à Clohars-Carnoët.
A 500 mètres de chez nous, il y avait un jeune homme, un rescapé du Léon Gambetta, embarqué avec moi sur le Charner, c'était sa destinée à celui là de ne pas revenir."