« Moudros, Octobre 1915.
Drôle de voyage tout de même, celui que je fis de Seddul-Bahr à Moudros. La Jeanne-Antoinette jau-geait un peu plus de cent tonnes et à peine avions-nous quitté la jetée qui abrite le River-Clyde qu’un violent vent du Sud se mit à souffler... Diable ce ne fut plus si amusant... Notre bateau, plus léger qu’un bouchon à cause de son manque de lest, sautait au-dessus des vagues avec un tel plaisir qu’on en restait étonné. Le pont était encombré. Une centaine de malades avec quelques blessés, car de cabines il n’en fallait point parler. Il y avait tout juste au-dessous de nous la cale où d’habitude l’on entassait les fûts de vins.
Quoique bon marin, je ne trouvais pas la valse très drôle. A chaque coup de mer, et ils étaient nombreux, l’eau embarquait. Les hommes hurlaient. Quelques Sénégalais roulaient des yeux tout blancs en faisant d’incommensurables efforts. Ce n’était qu’un concert de plaintes et de gémissements. On se levait, on re-tombait, on roulait... Parmi les évacués, il s’en trouvait quelques-uns, des grands malades, qui étaient couchés sur des brancards... Ceux-là n’avaient pas la force de se plaindre, mais on lisait une telle souffrance sur leurs traits que cela en faisait pitié. Moi-même, j’étais transie de froid, mouillée jusqu’aux os. J’essayais bien de me lever pour aller jusqu’à eux, mais, pan ! un coup de mer arrivait et je me trouvais à nouveau par terre.
Nous sautions toujours et notre bateau paraissait de plus en plus léger. Le capitaine, un homme tout rond et très brave, secouait la tête... La mer resterait grosse pour toute la sainte journée... A l’horizon, nul espoir d’un changement de temps. Le capitaine avait raison, il fallait en prendre son parti. Mais allez prendre votre parti lorsqu’une danse échevelée vous secoue de bas en haut, de haut en bas, etc. La mer toute moutonneuse avait de grands creux dans lesquels nous disparaissions, puis nous remontions de l’ autre côté. Et nous recommencions à nouveau encore et toujours. Un torpilleur au loin filait en vitesse, chevauchant sur les vagues dans une magnifique allure. Nous autres, nous faisions six nœuds. Des sil-houettes de cargo-boats tanguant majestueusement se profilaient...
En fin de compte, on se décida à nous grouper ensemble en un grand tas. On aurait ainsi plus chaud. Le capitaine généreusement nous recouvrit d'une bâche. Je ne dis pas qu’il fit bien bon là-dessous, mais nous étions si las que nous ne songeâmes plus à bouger.
On tanguait, on roulait, il y avait des cris, des gémissements, des hoquets. La mer enlevait ce qu’il y avait de trop, le vent raflait les émanations malsaines. On était couché les uns sur les autres, mouillés tous jusqu’aux os...
Les heures passèrent sur cette morne détresse, et c'est ainsi que nous arrivâmes en tête de rade de Mou-dros. A l’abri, derrière l’île, le vent ne soufflait plus, à moins qu’il ne fût tombé comme par enchan-tement. La mer était redevenue subitement calme, un peu de brume se répandait à l’horizon...
Comme par magie, tout le monde s’était réveillé. Les plus malades mêmes s’agitaient. On n'était plus sous la bâche, mais debout. Des cigarettes s’allumaient... C’était comme le réveil de jeunes poussins. La vie revenait, on était dispos, on respirait à l’aise et on ne songeait plus qu'à regarder. Vraiment, variant d’une minute à l'autre, c’était un curieux spectacle... Moi-même, j’avais complètement oublié que ma robe blanche me collait sur le dos. Je me sentais en train, malgré la grande fatigue qui me cassait un peu les jambes.
Mais notre entrée en rade valait la peine d’être regardée. A la tombée de la nuit, les bateaux sortent, tout feu éteint, et prennent le large pour suivre leur destination. Ce soir-là, il y en avait bien une ving-taine, tous des gros, dont le plus volumineux était l’Olympic. Cette masse formidable se mouvait à l’ aise, entre les autres bateaux, et nous autres disparaissant dans l’ensemble, nous avions à louvoyer avec adresse. Un ou deux coups de sirène, selon que nous passions à droite ou à gauche. Puis un coup de barre habilement donné, nous voilà presque sous le nez d’un de ces molosses. On esquivait le danger, puis on reprenait de plus belle jusqu’à ce que nous les ayons tous dépassés. Jamais je n’oublierai l’impression éprouvée... Nous autres, si petits, perdus au milieu de cette horde, dévalant à ses côtés, sautant, glis-sant, nous autres pour qui ils semblaient ne pas même avoir un regard...
Tous ces bateaux prenant le large m’apparurent ce soir-là comme une envolée d’oiseaux nocturnes qui at-tendraient la nuit pour prendre leur vol et s’en aller au loin chercher leur pâture. »
(op. cit., p. 128 à 133).