Bonjour à tous,
Rapport du Lieutenant de Vaisseau LUCAS, commandant FRANCOIS MARIE
18 Janvier 1918
Appareillé de Baie Ponty, à couple du TAILLEBOURG, le 18 Janvier à 09h50. Brise de Sud force 2. Largué les remorques à 10h50 à 2 milles dans l’Est du cap Guardia. Etabli toute la voilure, cap au N60W. La brise est tombée et à 17h30 j’avais dérivé à 6 milles dans le N25E du sémaphore du Nadir. A 20h00, revenu au N60W avec brise de SE force 2. Marché 2 nœuds jusqu’à 04h00 le 19.
19 Janvier 1918
A 08h00 la brise tombe complètement. Marché à 0,5 nœud à peine toute la journée. A 16h00, brise ESE force 2. Fait route au N85W pour tâcher de me trouver le lendemain au Nord de La Galite, supposant, d’après les avis de guerre, qu’un sous-marin ennemi se trouve au Nord. Reçu le télégramme chiffré suivant du commandant de la 2e escadrille « RUBIS opérera dans le secteur de La Galite les 20 et 21 ».
A 18h15, venu au N50W sur le centre du secteur, grand largue. Vitesse 4 nœuds jusqu’à 23h00.
20 Janvier 1918
Me croyant près du centre du secteur, manœuvré toute la nuit pour faire le moins de route possible. Malheureusement, un courant me déporte pendant la nuit et je me retrouve à 07h00 à 10 milles dans le SE du point supposé. Remis le cap sur le centre du secteur au N55W à 3 nœuds.
A 10h15, aperçu sur bâbord arrière le périscope puis le dôme du RUBIS. Venu au plus près bâbord amures pour réduire la vitesse et fait route à 2 nœuds au N60E jusqu’à 13h00. Me trouvant alors à la limite Est du secteur, je reprends les amures du bord opposé et fait route au S34E. Forte dérive, mais je préfère ne pas laisser porter pour que RUBIS nous suive facilement.
A 18h00, le sous-marin fait surface et me donne rendez-vous à l’angle SW du secteur le lendemain à 07h00. Il se dirige à 18h40 sur le mouillage de La Galite et je mets en route pour le rendez-vous. Brise force 1.
21 Janvier 1918
Vent calme la nuit. 0 05h00 la brise se relève de Sud, force 1. Je m’aperçois qu’un fort courant nous a déportés vers le Nord. Il est impossible de faire le point car le ciel se couvre entièrement et ne se dégage qu’à midi. Horizon embrumé. Viré de bord et fait route au S60E.
A 12h15, je fais le point et m’aperçois que je suis passé au Nord du rendez-vous. Viré de bord à 14h00 pour essayer de m’en approcher, mais la brise tombe entre 14h00 et 18h00.
A 14h45, j’aperçois le périscope du RUBIS qui rallie à contre bord. Je communique avec lui à la voix et il me fixe le même rendez-vous que la veille au cas où il reviendrai le lendemain. La brise se lève à 18h00. Route au S60W.
22 Janvier 1918
Je m’efforce pendant la nuit de me maintenir dans l’angle SW du secteur. Mais faute de point visible, nous sommes à nouveau déportés de 10 milles dans l’Est à 07h00. Modifié la route. A 10h50, aperçu par bâbord le périscope du RUBIS qui nous suit et communique avec nous à la voix. A 14h00, viré de bord à la limite Ouest du secteur, mais la brise tombe et nous faisons peu de route. A 18h30, mis en panne et communiqué à la voix avec RUBIS qui vient en surface avant de faire route sur La Galite. A 19h00, venu au N60W vers le centre du secteur jusqu’à minuit.
23 Janvier 1918
Bien qu’essayant de me maintenir sur place, à 07h00 je me trouve déporté encore de 7 milles dans l’Est. Mis cap au N50W. De 12h30 à 15h30, calme. Le bateau ne gouverne pas et nous dérivons vers le S20E.
A 14h30, le CUGNOT nous rejoint, montre son kiosque et plonge. A 15h30, brise de NW force 1. A 18h15, le CUGNOT fait surface. Je mets en panne pour communiquer avec lui et reprends ensuite la route au plus près bâbord amures au S70W. A partir de 20h00, la brise tombe et refuse. Sous l’influence du courant, nous nous déplaçons vers le S50E.
Voici les routes suivies pendant cette croisière jusqu’au 24 Janvier.
24 Janvier 1918
A 05h00, le CUGNOT nous prend en remorque pour nous remonter au vent. Fait route au N80W jusqu’à 09h00. Le CUGNOT nous élonge à 08h50.
Routes diverses jusqu’à 18h15 quand le CUGNOT fait surface près de nous, puis nous quitte définitivement à 18h30. Mis en route sous toutes les voiles au S35E à 3 nœuds. Pendant ces 5 jours, les opérations des sous-marins sont favorisées par un temps exceptionnellement beau. La jonction entre la goélette et les sous-marins est possible, malgré les difficultés à se déplacer pendant la nuit dans des parages soumis à des courants et sans feux visibles à terre.
Le sous-marin ennemi signalé au SW de la Sardaigne le 19 a probablement rallié la côte d’Afrique et doublé La Galite pour se trouver le 21 devant Bizerte et le 24 devant Pantelaria. Le 24 au soir, j’ai connaissance de sous-marin ennemi devant Marseille et Cette. (Nota : il s’agit bien sûr de l’UC 67 du Kptlt Karl Neumann)
25 Janvier 1918
Vent d’ESE force 2. Tiré des bordées toute la journée pour gagner vers l’Est. A 16h00, à 5 milles dans le N10W de Ras Enghela, je décide de gagner le Nord de Bizerte, pensant qu’il y a plus de chances d’attaquer le sous-marin ennemi dans cette zone.
Mer belle. Nous faisons route sous toutes les voiles quand, par 37°46 N et 09°36 E 2 coups de canon très rapprochés tombent près du bord, un court de 20 m et l’autre long de 50 m. Puis nous sommes soumis à un tir excellent en direction et réglé en portée avec une plus grande proportion de coups longs. Au 5e coup, je reconnais l’éclat de départ à l’horizon à environ 5000 m 4 quarts bâbord. La lune est au zénith. Le tir est très encadrant et le hunier fixe est traversé. Je lance un bref « Allo » à 22h25. Je fais carguer misaine, perroquets et goélettes pour simuler une reddition et inciter le sous-marin à se rapprocher pour mieux nous voir dans la nuit. Au moment où l’on amène la misaine, la drisse de pie est coupée à hauteur de la hune. Mis la barre toute à droite. Le sous-marin se maintient à relèvement constant et nous ne réussissons pas à mettre le moteur en marche.
Le sous-marin se rapproche et paraît avoir le cap sur la droite. AU 15e coup, nous entendons un bruit particulier, ressemblant à celui d’une torpille en surface passant près du bord. Les derniers coups sont tirés et le sous-marin se rapproche rapidement. Nous voyons nettement dans la nuit les gerbes d’eau de l’avant et la bosse du kiosque. Je fais armer les mitrailleuses et les pièces sont chargées ainsi que les bouteilles de lancement des torpilles.
Après 30 minutes et 17 coups de canon, le feu cesse complètement. Le sous-marin a le cap sur nous et continue à se rapprocher très rapidement. J’ai la conviction qu’il va venir le long du bord.
Malheureusement, entre 800 et 1200 m, il disparaît sans cause apparente et sans que nous ayons tiré un seul coup de canon. Notre moteur n’a pu être mis en marche qu’après 35 minutes d’essais infructueux alors qu’il aurait pu servir à rendre les pièces mieux battantes. Pas d’autre avarie que la drisse de pie de misaine goélette coupée, le hunier fixe et le petit foc troués.
Conduite parfaite du personnel qui a supporté la période la plus dure : rapprochement du sous-marin dont le tir était réglé, dans la nuit, avec l’énervement d’un réveil brusque, et lorsque le contrôle du commandant est le plus difficile.
Deux causes peuvent expliquer la brusque plongée du sous-marin : soit une avarie de sa pièce, soit il a reconnu en se rapprochant notre cabane arrière. Jusqu’au dernier moment, celle-ci était restée recouverte par la grand voile, amenée rapidement comme si la drisse avait été coupée. Les plis de la toile tombaient du gui sur le pont bâbord. Quand le sous-marin a été proche, j’ai fait serrer cette toile sur tribord pour démasquer la pièce. Peut-être le sous-marin a-t-il aperçu le jour entre le gui et la cabane. Celle-ci s’est alors profilée sur le ciel. Ce sont les seules explications que j’ai trouvées à cette distance insolite et alors que nous pensions tenir le but.
Continué route au Sud sous voilure réduite, comme avariée. Rien ne se produisant, rétabli toutes les voiles à 05h15 et tiré des bordées. J’avais lancé un 2e Allo à 23h50 et Bizerte avait répondu. Impossible de faire partir les pigeons pour donner des nouvelles. Ils sont à bord depuis trop longtemps et j’ai du utiliser la TSF.
26-27 Janvier 1918
Continué à tirer des bordées dans les mêmes conditions. Le sous-marin ennemi est signalé le 26 sur le banc de l’Aventure.
28 Janvier 1918
Continué dans l’Est, un sous-marin étant signalé dans les mêmes parages.
29- 30- 31 Janvier 1918
La brise mollit force 1. Je me rapproche de Marittimo dans l’espoir de voir venir vers le Sud le sous-marin. Le bâtiment gouverne à peine.
A 18h00 le 30, les avis de guerre nous signalent un sous-marin dans nos parages.
A 13h30 le 31, la brise se lève et je fais route à l’Ouest pour ne pas me mettre dans l’impossibilité de doubler plus tard le cap Bon.
1er Février 1918
A 01h30, reçu le télégramme suivant : « Faites connaître votre position et rentrez sur Bizerte. » Je suis trop loin pour être entendu, même du cap Bon qui doit mal veiller. La réponse ne peut être passée qu’à 10h00, directement à Bizerte.
A 03h00, nous apercevons une goélette latine et un sous-marin ? C’est sans doute MADELEINE et nous constatons combien le sous-marin est visible quand on est entre la lune et lui. Si un sous-marin ennemi attaque, par pleine lune, une goélette et un sous-marin, il se présentera certainement du côté opposé à la lune dès qu’il aura aperçu de loin la goélette. En se rapprochant pour reconnaître, il découvrira alors le sous-marin français, mais sera pratiquement invisible pour nous. J’estime que la position du sous-marin français sera alors très dangereuse à cause de la différence d’éclairage, quelque soit la bonne veille qu’on puisse faire. Si le 25 Janvier nous avions eu un sous-marin près de nous, il aurait été torpillé par le sous-marin ennemi en demi-plongée sans que nous puissions agir.
Arrivé à 22h00 devant Bizerte et mouillé au Nord de l’avant port. Entré le lendemain dans les jetées.
Note du CV Chef de Division au VA Commandant en Chef, Préfet maritime de Bizerte
1) Le Lieutenant de Vaisseau LUCAS a manœuvré intelligemment pour rechercher l’ennemi et a agi avec un sang froid remarquable lorsqu’il l’a rencontré. L’équipage a eu sous le feu une belle tenue, qui fait honneur à tous, et particulièrement au commandant qui a su l’obtenir par son ascendant.
Eu égard aux circonstances très spéciales de ces engagements, les citations faites par le commandant de la 2e escadrille me paraissent entièrement justifiées.
Je demande à l’Amiral de bien vouloir porter la citation du Lieutenant de Vaisseau LUCAS, Commandant du FRANCOIS MARIE, à l’Ordre du Corps d’Armée (Etoile de vermeil).
2) La plongée inattendue et déconcertante du sous-marin me paraît devoir être attribuée à ce qu’il s’est méfié de l’aspect insolite de la cabane arrière qu’il a aperçue en s’approchant, et qu’il avait bien fallu démasquer. Encore dernièrement, l’abaissement du canon (et par conséquent de la cabane) a été demandé. Le service des constructions navales a argué que cette disposition avait donné de mauvais résultats sur CARMELA. C’est un malentendu car l’installation de CARMELA est excellente mais n’a pu être répétée sur les petites mahonnes car trop étroites. Ce nouvel exemple ne permet pas de douter. Je répète qu’on peut détruire les sous-marins avec des outils appropriés, mais avec des installations insuffisantes, la manœuvre ne peut être esquissée. J’insiste pour que la question soit reprise avec une volonté tenace d’aboutir.
3) La question de l’ « ALLO » ne comporte pas de solution satisfaisante eu égard aux conditions contradictoires à satisfaire. Le mieux est que le voilier lance ce signal dès qu’il juge que cette manifestation ne constitue pas un renseignement immédiat pour l’attaque en cours du sous-marin, c’est-à-dire après plongée ou fuite du sous-marin s’il n’y a pas eu de résultat positif. Les ordres sont donnés dans ce sens.
4) L’emploi de l’indicatif secret est une faute et je demande le remplacement de cet indicatif compromis.
5) Le rapprochement voilier sous-marin ami par nuit claire est à proscrire d’une manière absolue. Un éloignement de 10 milles paraît suffisant.
Le sous-marin attaquant
N’est pas identifié.
Toutefois, on pourrait penser à l’UB 48 du Kptlt Wolfgang STEINBAUER. Wolfgang Steinbauer, officier alsacien né à Strasbourg, avait été formé sur l’U 35 de Lothar von Arnauld de la Perrière. C’était un redoutable sous-marinier et il obtint la Croix pour le Mérite en Mars 1918. Peut-être, très prudent, se méfiait-il des bateaux pièges… Seul son journal de guerre pourrait nous renseigner s’il s’agit bien de lui.
Il est décédé à Cologne en 1978.
Cdlt