Bonjour à tous,
LA RANCE Naufrage du 2 Décembre 1917
Vapeur de la Compagnie Générale Transatlantique. Quitte Marseille pour Alger le 2 Décembre 1917 avec 1000 tonnes de charbon, 214 tonnes de divers et 2200 fûts vides.
Non affrété par l’Etat.
Equipé de 2 canons de 90 mm matricule 88 sur affût. 1 à l’avant et 1 à l’arrière.
41 hommes d’équipage dont 6 Arabes anglais, 1 Annamite et 1 Marocain.
Rapport du 2e capitaine
Quitté Marseille le 2 Décembre 1917 à 05h30. A 08h00 EW du Planier à 7 milles. Grosse brise de NW, mer grosse.
A 10h15, j’étais de quart sur la passerelle quand j’aperçois par le travers bâbord à environ 60 m une torpille qui, suivant sa direction, allait frapper le navire par le travers de la machine. Donné aussitôt l’ordre au timonier de mettre la barre toute à gauche. Le navire a obéi immédiatement et la torpille a explosé par le travers de la cale 4, projetant en l’air toute la pontée et une partie des marchandises contenues dans la cale 4.
Au moment de l’explosion, le commandant Gaillard est monté immédiatement sur la passerelle, a repris la direction du navire et a appelé au poste de combat à la pièce avant, car celle de l’arrière était inutilisable. Malgré toutes nos recherches, nous n’avons pu apercevoir le sous-marin.
Vu la nature du chargement composé en grande partie de fûts vides, le navire se maintenait à flot, mais s’alourdissait par l’arrière et commençait à s’enfoncer. Le pont était complètement submergé et l’eau commençait à entrer dans la machine par les descentes. Le chef mécanicien a rendu compte de la situation et le commandant a donné l’ordre de mettre aux postes d’abandon et de disposer les embarcations prêtes à être amenées. Nous sommes restés un quart d’heure au poste de combat, avant d’apercevoir le sous-marin. L’eau gagnant dans la machine et le navire menaçant de s’engloutir à tout instant, le commandant a donné l’ordre d’amener les embarcations et d’évacuer. Il était 11h45.
J’ai aidé le commandant à jeter à la mer les documents qui étaient dans un sac lesté. Puis nous nous sommes rendus à nos postes d’évacuation, le capitaine à tribord et moi à bâbord. Ayant constaté que l’armement de mon canot était au complet, j’y ai pris place moi-même, en ai pris la direction et ai donné l’ordre de s’écarter pour empêcher l’embarcation de se briser le long du navire car la mer était grosse. J’ai manœuvré l’embarcation de façon à éviter les épaves qui étaient nombreuses sur la mer, tout en maintenant le canot bout à la lame de façon à me maintenir en vue de LA RANCE. Un moment après, j’ai aperçu deux autres embarcations s’éloigner du bord.
Vers midi, nous avons entendu un coup de canon et aperçu au loin, par tribord, le sous-marin qui canonnait le navire. Il a tiré 7 coups qui nous ont paru trop courts ou trop long. L’arrivée du chalutier GABRIELLA, qui a immédiatement ouvert le feu sur lui, l’a obligé à disparaitre. LA RANCE a disparu vers midi 45.
La mer grossissant de plus en plus et étant couverte d’épaves, en particulier de fûts vides qui rendaient la navigation périlleuse et menaçaient de briser notre embarcation, j’ai malgré tout réussi à les éviter et à maintenir le canot bout à la lame. Malgré toutes les précautions, une galiote est venue briser notre gouvernail et nous avons du gouverner à l’aviron. Nous sommes restés ainsi jusqu’à 17h15, heure à laquelle le GABRIELLA nous a recueillis. La mer était tellement grosse que nos signaux n’ont pu être aperçus par le chalutier qu’à la tombée de la nuit, grâce à nos feux Coston.
En arrivant à bord, j’ai constaté que les autres embarcations avaient été recueillies dans le courant de l’après midi, mais qu’il manquait le capitaine, le 2e mécanicien, le télégraphiste et un chauffeur. Après avoir interrogé le maître d’équipage et plusieurs hommes qui étaient dans le canot du capitaine, ils m’ont déclaré qu’en amenant le canot tribord, une grosse lame avait arraché le palan avant et que l’embarcation était restée suspendue par l’arrière et s’était brisée le long du bord. Ils ont alors mis le grand canot à l’eau et y ont pris place sur l’ordre du capitaine et se sont écartés. Des déclarations du maître d’équipage il ressort qu’à cause du gros temps et des épaves, ce canot n’a pu se tenir à proximité du navire malgré tous leurs efforts. Il lui a été impossible de savoir ce qui est advenu du capitaine, du 2e mécanicien et du télégraphiste qui n’avaient pu embarquer.
J’ai constaté qu’il n’y avait pas eu de panique et que les ordres avaient été donnés et exécutés avec sang froid. Tous les Européens ont été calmes et ont fait leur devoir dans l’embarcation. Il n’y a que les Arabes dont je n’ai rien pu tirer. Ils ont même refusé de vider l’eau de l’embarcation.
Rapport du chef mécanicien
Vers 10h30, j’étais dans ma cabine quand j’ai ressenti un choc énorme. Je suis sorti et j’ai vu un grand nuage blanc. J’ai eu la figure criblée de chaux ou de matières blanches provenant de la cale 4. Je n’ai rien vu par ailleurs et suis descendu aussitôt dans la machine et la chaufferie. Le second mécanicien me dit qu’il n’y vait pas d’entrée d’eau, ce que j’ai constaté moi-même. Je suis remonté à la passerelle pour en informer le commandant.
La machine a été stoppée par le second mécanicien dès l’explosion. Pendant que j’étais à la passerelle, le bâtiment s’est enfoncé par l’arrière qui était complètement démoli.
La passerelle faisant communiquer le château avec la dunette avait disparu. On ne voyait plus que des fûts vides et des madriers flottant sur l’eau qui arrivait déjà au pied de ma cabine. Dans la chaufferie, j’avais constaté une très forte fuite de vapeur venant de dessous la chaudière bâbord, sans en voir la cause. La dynamo de secours avait été mise en marche. Il n’y avait plus dzans la machine que l’officier mécanicien Monsieur Autret et moi. Le reste de l’équipage, composé d’indigènes, avait évacué dès l’explosion. Je suis remonté à la passerelle et j’ai dit au commandant qu’il n’y avait pas encore d’eau dans la machine et que la porte étanche du tunnel avait été fermée. Nous étions prêts à mettre en marche la pompe d’épuisement de 300 tonnes.
Q. « Quels étaient les moyens d’épuisement » ?
Une pompe de 300 tonnes aspirant dans la machine seulement et une pompe de 30 tonnes aspirant dans toutes les cales et la machine. Mais ces moyens étaient inutiles en la circonstance et on n’a même pas essayé de les mettre en action. Le pont arrière était couvert d’eau. Elle arrivait à la porte de la machine et le capitaine a fait rompre le poste de combat pour mettre au poste d’abandon. Le second capitaine était à la passerelle. Au moment de l’abandon, le second mécanicien Monsieur Autret était remonté de la machine, mais il y est redescendu pour stopper la circulation qui aurait risqué de remplir les embarcations. Je ne l’ai pas vu remonter, mais on m’a dit qu’il était bien remonté par tribord avant que les embarcations ne poussent. J’ai rallié le canot bâbord dans lequel je devais embarquer avec le lieutenant et le 3e mécanicien. Tout l’armement y était. Le 2e capitaine est arrivé ensuite et s’est affalé par une bosse de l’avant.
Complets, nous avons débordé et le 2e capitaine a gouverné bout à la lame pour éviter les barriques qui menaçaient de nous défoncer. Nous sommes restés jusqu’à 17h00 avant d’être recueillis par GABRIELLA. Nous avons entendu une dizaine de coups de canon tirés par le sous-marin contre notre bâtiment, ainsi que des coups de canon tirés par le chalutier. La mer était grosse et nous disparaissions complètement dans les creux. Bien que nous ayons pris soin de mettre une vareuse au bout d’une gaffe, le chalutier est passé près de nous vers 15h00 et n’est revenu que vers 17h00 ayant alors aperçu les feux Coston.
Arrivés sur le chalutier, les autres embarcations avaient été recueillies et j’ai constaté qu’il manquait Monsieur Autret et le chauffeur noir Ambron. J’ai appris plus tard que ce dernier avait été trouvé mort sur le radeau.
Je signale la conduite de Monsieur Autret qui est resté seul dans la machine après l’explosion, a assuré les manœuvres d’auxiliaires nécessaires, a stoppé les machines principales et n’a quitté son poste que sur mon ordre et en même temps que moi. Il est redescendu au moment de l’évacuation pour stopper la circulation.
Q : « Quelles embarcations avez-vous vu amener » ?
Etant écarté du bord, j’ai vu qu’on amenait le youyou. La 2e embarcation était restée pendue par l’arrière au moment où on l’amenait et s’était remplie d’eau. Les hommes qui devaient la monter étaient alors partis dans le youyou et le grand canot. Mais ces deux derniers n’étaient pas prévus comme canots de sauvetage.
Rapport de l’officier AMBC
A propos de la veille, elle n’était pas organisée conformément à la circulaire du 23 Avril 1917 qui fixe à 4 le nombre minimum de veilleurs et limite à 90° le secteur de veille des deux veilleurs de l’avant. Aucune indication de distance de veille n’avait été donnée aux veilleurs. Les signaux phoniques à employer auraient été insuffisants pour permettre à l’officier de quart une manœuvre instantanée et correcte du bâtiment s’il n’avait aperçu lui-même la torpille.
A propos de la conduite du tir, elle était confiée au chef de section, le QM canonnier Abalin Yves. Dès l’explosion de la torpille, l’accès à la pièce arrière a été rendu impossible suite à l’enfoncement dans l’eau de cette partie du navire. L’armement de la pièce avant a été maintenu à son poste jusqu’à l’abandon, pièce chargée et prête à faire feu. Mais le QM chef de section ne semble pas avoir compris son rôle d’officier de tir. Il croyait n’être chargé que du tir de la pièce arrière et, voyant celle-ci inutilisable, il a quitté le navire dans la 1ère embarcation qui a poussé. Il ne s’est pas rendu à la pièce avant et ne s’est nullement préoccupé de la conduite du tir encore possible de cette pièce.
Rapport de l’EV1 EVENOU, commandant le chalutier GABRIELLA
Le 2 Décembre 1917 à 11h25, par 42°45 N et 05°23 E j’ai intercepté le télégramme suivant émis par Toulon : « LA RANCE torpillé ».
J’ai fait route à toute vitesse sur le point en émettant : »Secours à 9 milles dans le S70E ».
Vent frais et mer très houleuse.
A 12h15, aperçu à un quart bâbord, un cargo qui paraissait couler par l’arrière. Quelques instants plus tard, distingué de hautes gerbes d’eau loin sur l’avant de ce bâtiment, ce qui m’a fait croire qu’il tirait sur un sous-marin. Ces gerbes se rapprochant du bateau, j’ai alors vu qu’il était canonné et ne répondait pas. J’ai alors aperçu un sous-marin en demi-plongée sur l’arrière du vapeurr, à faible distance de lui. J’ai aussitôt ouvert le feu à 5000 m. Dès le 1er coup de canon, le sous-marin a cessé de tirer et a plongé rapidement au 10e coup. D’après le témoignage d’un survivant, il a été bien encadré et les 2 ou 3 derniers coups sont tombés près de lui.
A 12h45, le vapeur a coulé à pic par l’arrière. La vigie a alors signalé à 2000 m sur bâbord un objet noir de forme ronde qui paraissait être le kiosque du sous-marin. Ouvert le feu avec les deux pièces, mais cessé aussitôt, ayant reconnu un fût.
Aperçu une embarcation et manœuvré pour l’accoster. C’était 4 hommes de l’équipage de LA RANCE. L’état de la mer a rendu le sauvetage difficile. Le navire roulait et tanguait fortement et le pont était constamment balayé par la mer. Profité des coups de roulis pour hisser les naufragés à bord. Les amarres du youyou se rompent et il part à la dérive avec deux matelots. Il faut l’accoster une seconde fois pour recueillir les deux hommes sans autre incident.
Fait route bout au vent pour rechercher les autres embarcations qui, selon les rescapés doivent se trouver dans cette direction. Visibilité faible à cause des lames déferlantes. Tout l’équipage est au poste de veille. A 14h00, un canot est aperçu portant 13 hommes. Ils sont recueillis sans difficultés et je continue les recherches, toujours au vent des épaves composées de fûts vides qui dérivent plus vite qu’une baleinière.
A 15h00, croisé un radeau vide.
A 16h00, aperçu un 2e radeau portant un homme qui paraît épuisé. Je manœuvre pour l’accoster, mais avant que le bateau n’arrive, le naufragé, que ses camarades ont reconnu comme un soutier disparaît dans le radeau. Dès que le radeau est amarré le long du bord, je demande un volontaire pour sauver l’homme dont un bras apparaît. Les chauffeurs Fauquembergue et Le Pape sautent aussitôt sur le radeau, en brisent quelques planches avec une hache et font tous leurs efforts pour ramener le naufragé à la surface. Dans un coup de roulis, les amarres se rompent et le radeau part à la dérive avec mes deux matelots. Je l’accoste à nouveau, mais le soutier était mort et mes deux matelots ne parviennent pas à le dégager. Je leur donne l’ordre de remonter, ne pouvant m’attarder à cause de la nuit qui tombe et je pars à la recherche de la dernière embarcation.
A 17h00, j’aperçois un feu Coston blanc sur bâbord. Je m’approche avec précaution, les deux pièces chargées et prêtes à tirer par prudence. C’est une baleinière contenant 20 hommes que j’accoste. Je les embarque sans incident. Il fait nuit.
D’après le 2e capitaine de LA RANCE, les 3 embarcations et les 2 radeaux rencontrés étaient les seuls engins de sauvetage de ce bâtiment. Je pense donc avoir recueilli tous les survivants. Le sous-marin n’a plus été aperçu.
A 21h15 je fais route sur Marseille où j’arrive le 3 Décembre à 05h30. Les 37 survivants sont débarqués en bonne santé. Ils ont reçu à bord de mon bâtiment tous les soins que nécessitait leur état.
Pendant le combat et le sauvetage mon équipage m’a donné entière satisfaction.
Signé Evenou, 5e escadrille de patrouille.
Rapport de la commission d’enquête
LA RANCE, de la Compagnie Générale Transatlantique a été torpillé le 2 Décembre 1917 à 25 milles du Planier. Le bâtiment sortait de Marseille par coup de vent de NW avec un chargement de barriques vides. La torpille l’a atteint par le travers de la cale 4 et l’arrière s’est immédiatement enfoncé, rendant la pièce arrière inutilisable. La nature du chargement a aidé à maintenir le navire sur l’eau pendant plus de 2 heures.
L’état de la mer n’a permis d’apercevoir le sous-marin qu’une fois le bâtiment évacué. Bien que la pièce avant soit restée armée, aucun coup de canon n’a pu être tiré sur lui. Jugeant que sa victime ne disparaissait pas assez rapidement, le sous-marin s’est décidé à l’attaquer au canon pour achever son œuvre de destruction, mais l’arrivée du chalutier GABRIELLA l’a obligé à disparaître. Aucun renseignement n’a pu être fourni sur ce sous-marin.
On déplore dans cette catastrophe la perte de 4 hommes, dont 3 sont morts victimes de leur abnégation et de leur dévouement. Le capitaine Gaillard, qui venait de voir se briser l’embarcation dans laquelle devait prendre place la moitié de son équipage et qui craignait que le dernier canot dans lequel se trouvaient déjà 13 hommes eût le même sort que la baleinière, n’a pas hésiter à donner l’ordre de le faire écarter du bord sans y prendre place lui-même car il y avait encore sur son bâtiment le 2e mécanicien et le télégraphiste.
Le 2e mécanicien Autret, après être resté à son poste aux ordres de son chef jusqu’à l’abandon, a été vu sur le pont alors qu’il passait à la baleinière des ustensiles de cuisine permettant d’écoper l’eau. Devant embarquer dans la même embarcation que son capitaine, il a attendu que ce dernier soit prêt à partir et a disparu avec lui.
Le QM télégraphiste Simonneau a donné un bel exemple de courage et d’abnégation en restant à son poste pour transmettre et recevoir les signaux pendant que l’équipage embarquait dans les canots.
On ne peut dire comment ont disparu ces trois hommes. Le commandant comptait peut-être sur les deux radeaux existants, mais l’un d’eux avait été projeté à la mer par l’explosion et le 2e a été retrouvé par le chalutier sans personne à bord.
La commission estime que chacun à bord a fait son devoir et que tout s’est passé avec calme grâce au sang froid du capitaine et des officiers.
D’après l’officier AMBC, la veille n’était pas réglementaire concernant le nombre de veilleurs, mais l’équipe très restreinte ne permettait pas de leur faire faire un autre service.
La commission estime que toutes les embarcations du bord, même en surnombre pour sauver le personnel, doivent être munies de vivres et de tout ce qui est nécessaire pour les manœuvrer, afin qu’elles soient utilisables comme les autres en cas de torpillage.
Elle regrette de constater que le QM Abalin ne se soit pas rendu compte de son rôle de chef de section et propose que son brevet lui soit retiré.
La commission se fait un devoir de signaler l’habileté de manœuvre de Monsieur l’EV1 de réserve Evenou, commandant GABRIELLA, qui a pu malgré le mauvais temps sauver tous les hommes qui se trouvaient dans les embarcations. Il s’est attiré les éloges de tous les officiers et de tous les survivants de LA RANCE. Elle signale la belle conduite des chauffeurs Fauquembergue et Le Pape qui n’ont pas hésité à sauter sur un radeau pour porter secours au chauffeur noir Ambron, et n’ont malheureusement pas pu le sauver.
Le sous-marin attaquant
C’était donc l’UC 67 de l’Oblt z/s Karl NEUMANN.
Récompenses
Elles sont conformes, en ce qui concerne LA RANCE, à celles signalées dans le post ci-dessus d’Avril 2008.
Témoignage Officiel de Satisfaction du Ministre
EV1 Evenou Commandant du GABRIELLA
FAUQUEMBERGUE Chauffeur
LE PAPE Chauffeur
(Texte illisible sur le document microfilmé)
Notons que dans tous les documents des archives le nom du 2e mécanicien de LA RANCE est orthographié AUTRET.
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