KLEBER
Rapport du CF Lagorio au VA Préfet Maritime du 2e arrondissement
Traversée Dakar – Agadir
Suivant les ordres du CA commandant la 6e Division Légère quitté Dakar le 16 Juin à 17h00 avec mission d’escorter PHRYGIE portant 1150 hommes de troupes jusqu’à la côte marocaine, puis de rallier Brest. KLEBER emmenait 5 passagers sur ordre du GG de l’AOF et 65 tonnes de matériel (fûts et caisses vides).
Traversée sans incident jusqu’à Agadir. Stoppé le 22 à 07h25 dans la baie où PHRYGIE va mouiller sous la conduite d’un chalutier. PHRYGIE avait une pièce de machine à visiter. Informé le Ministre de la Marine de notre passage et de la relâche de PHRYGIE, ainsi que le chef de la Division Navale du Maroc.
Traversée Agadir – Brest
Remis en route le 22 à 07h45 et suivi la côte marocaine pendant le jour. La nuit venue, fait route à 15 nœuds pour couper la route Gibraltar-Canaries et Gibraltar-Saint Vincent avant le matin. Parcouru 360 milles à 15 nœuds, puis ralenti à 13 nœuds et contourné le cap Saint Vincent à 250 milles. Passé à 270 milles de Razzo et à 300 milles de Finisterre. Incliné ensuite au NE pour garder Finisterre à 300 milles et arriver au 46e de latitude le 25.
En compulsant les avis de guerre on pouvait grouper les sous-marins ennemis au Nord d’Ouessant et près de l’île d’Yeu. Monté à 15 nœuds le 25 à 23h00 en restant sous le 47e pour le couper entre 6 et 4° de longitude. Demandé l’autorisation d’entrée le 26 à 21h00 pour ne pas donner l’alerte aux sous-marins. Atterri à 23h30 sur la lueur de Penmarch et passé à 11 milles au large de la chaussée de Sein, à l’Ouest des fonds de 100 m, à 03h40. Gouverné sur le feu des Pierres Noires.
L’officier de quart avait ordre de venir au N70E quand le prolongement du chenal de sécurité couperait notre route et il me prévint à 04h25 que nous étions à 0,25 milles du changement de route. Le courant donnant une dérive Nord, venu au N80E. On ne voyait ni l’alignement Minou-Portzic, ni celui du chenal de sécurité, ni La Vandrée, ni la Parquette. Les points les plus visibles étaient du côté des Pierres Noires et de Saint Mathieu. Allure 15 nœuds.
A 04h50, stoppé pour prendre le pilote local, puis remis en route à 12 nœuds. Le pilote me dit qu’il n’y avait rien à signaler et me demanda si nous allions suivre l’alignement Portzic-Petit Minou. « Non, lui dis-je, nous allons suivre le chenal de sécurité. »
A 05h00, on me signale une mine flottante sur l’avant bâbord et je la reconnus à 300 m. Nous étions à pleine marche à 12 nœuds et je ne pouvais songer à stopper à temps pour canonner la mine qui devait dériver du Four au jusant, puis y retourner pendant le flot. Mis la barre toute à droite et machine parée à manœuvrer.
Explosion d’une mine sous le KLEBER
Le KLEBER commençait son abattée quand il toucha sur tribord une mine immergée à 1/3 de mille de l’alignement Minou-Portzic, phare de Kermorvan par le Bozmen Ouest.
Explosion à hauteur de l’arrière des cuisines, probablement dans la chaufferie 1 et la soute à charbon transversale qui la sépare des soutes à munitions.
Stoppé, mis la barre à zéro et lancé appel TSF. Les Perruisses ne fonctionnaient plus et les ordres furent donnés par porte-voix. La commande électrique de la barre ne fonctionnait pas non plus.
(Nota : Perruisses. — Les signaux étaient transmis aux machines au moyen de deux Perruisses. Un appareil analogue permettait de transmettre les indications voulues au servomoteur, dans le cas où l'on gouvernait d’ailleurs que de la passerelle ; ce dernier appareil était muni, sur la passerelle, d'un combinateur automatique qui allumait, suivant la position de la clef, le nombre de lampes nécessaires à la transmission de chaque ordre. Ce combinateur n'était pas très commode comme manipulation et donnait de fortes secousses à ceux qui le manœuvraient. D'une façon générale, le Perruisse était un médiocre transmetteur d'ordres. Outre l’installation compliquée des fils, avec ses chances d'avaries et la quantité relativement considérable d'énergie absorbée pour son fonctionnement, cet appareil avait le grave inconvénient de dépendre du bon état de la canalisation électrique et du bon fonctionnement des dynamos. Quand survenait un arrêt quelconque, par exemple dans le cas d'entraînement d'eau aux dynamos, on se trouvait privé à la fois de lumière et de moyens de communication.)
Le poste TSF ne put transmettre le message et il fallut utiliser le poste de secours. Dans les fonds, extinction totale, tous les plombs ayant sauté. On tenta de lancer la dynamo arrière, mais des courts circuits se produisaient constamment et il n’y eut aucun résultat. On utilisa des éclairages de fortune.
Appelé aux postes d’abandon. Les machines, lancées en arrière étalèrent le bateau. L’officier en second m’informa que la situation dans les fonds semblait moins grave qu’on aurait pu le craindre. Donné l’ordre de mettre en action tous les moyen d’épuisement. Mais la machine m’informa que la pression tombait rapidement. La sécurité m’informa que le thirion de 600 tonnes (nota : pompe d’assèchement à vapeur) ne tournait pas. Son local était envahi. L’officier en second revint me dire que la situation s’aggravait, que la chaufferie n° 2 était envahie et que l’eau envahissait rapidement l’avant. Les chaufferies arrière donnèrent 14 kg de pression pendant un moment et l’on put manœuvrer la barre avec le servomoteur. La barre à bras continua à être utilisée. Mais seules tribord et centrale manœuvraient, bâbord refusant de se déplacer.
Tenté de venir à droite pour diriger le bâtiment vers Le Conquet, et l’échouer sans perdre de vue la mine flottante. Mais dès le premier déplacement, je sentis que le navire prenait de la pointe sur l’avant et de la gite sur tribord. Renversé la machine et le navire partit doucement en arrière et parut soulagé. L’arrière venait dans le vent et le navire dérivait au SSO s’éloignant du Conquet. Demandé secours d’urgence par TSF et hissé les signaux du code international de détresse. La situation ne me semblait pas encore désespérée. Le bâtiment restait droit, s’enfonçant doucement de l’avant. Battu quelques tours en arrière pour maintenir KLEBER dans sa position à cause de la mine voisine et pour ne pas fatiguer les cloisons. L’équipage débordait les embarcations à bras en raison de la faiblesse ou de l’absence de pression aux treuils.
A 05h30, vu une canonnière arrivant du SW et donné l’ordre de disposer une aussière et d’amener un canot pour nous diriger en arrière vers Le Conquet. Deux torpilleurs, un chalutier et un autre bâtiment étaient aussi en vue. L’INCONSTANT manœuvra hardiment à plusieurs reprises pour prendre la remorque, mais le lance amarre fut manqué plusieurs fois.
La situation empira rapidement et l’avant s’enfonça. Il fallut procéder immédiatement à l’évacuation des blessés, des malades et des passagers sous la direction du Lieutenant de Vaisseau Collos et du Médecin de 2e classe Collin qui les firent embarquer dans la chaloupe et les envoyèrent à l’un des bâtiments de secours. Je donnai l’ordre d’amener les embarcations. Malheureusement le vapeur 2 et le canot 1 restèrent suspendus par l’arrière. Le vapeur 1, très difficile à sortir, eut son braguet avant (nota : cordage de secours) engagé et ne put être amené. Enfin, le canot white situé à bâbord, côté opposé à la gite qui s’accentuait, ne put tourner sur ses bossoirs. Le navire s’enfonçant rapidement et l’eau approchant du haut de l’étrave, donné l’ordre par estafette de faire monter tout le monde sur le pont, de sonner le signal d’évacuation final et de lancer les radeaux à la mer. Le pilote, resté seul avec moi sur la passerelle descendit alors. L’eau arriva sous la passerelle inférieure. J’entendis un bruit de voix et descendit quelques marches pour faire partir des gens que je croyais attardés. Je vis à l’extrême arrière, déjà très haut, deux hommes auxquels je criai de se jeter à l’eau. Il pouvait être 06h00.
L’eau me saisit et KLEBER coula sous moi. Je fus pris dans les remous, au milieu de fûts en tôles qui remontaient du fond avec violence et ne vis plus rien. Quand je pus me rendre compte de la situation, KLEBER ne montrait plus que son arrière chaviré. Des embarcations s’activaient autour du personnel soutenu par les ceintures de sauvetage. Beaucoup de monde s’était réfugié sur les radeaux. Ceux de L’INCONSTANT et des autres navires furent d’un grand secours. Une explosion retentit à l’arrière et je crus tout d’abord à une mine. Mais d’après les explications qui m’ont été données et l’impression générale des voisins de l’explosion, c’est une de nos grenades Guiraud (nota : grenades anti sous-marins) dont l’amorçage aurait fonctionné. Ces grenades étaient disposées sur la plage arrière, munies de leur amorçage et de leurs chevilles de sureté solidement saisies. Elles étaient destinées à être envoyées à l’eau derrière le bâtiment, sur une glissière, en cas de passage au dessus d’un sous-marin.
J’ai été recueilli par la baleinière de L’INCONSTANT après avoir été soutenu dans l’eau par mon maître d’hôtel, Pierre, et par le maître d’hôtel des officiers, Battany, tous deux réfugiés sur un petit radeau.
Le commandant de L’INCONSTANT, Mr Le Poitevin, l’officier en second, Mr de la Fournière, les officiers et l’équipage ont prodigué à chacun de ceux qu’ils ont recueillis les soins les plus attentifs et réconfortants.
Je ne puis terminer sans exprimer toute ma douleur sur la disparition de Monsieur le Lieutenant de Vaisseau Aurillac, officier en second, de Monsieur le Lieutenant de Vaisseau Collos, officier canonnier, de Mr Le Mécanicien de 2e classe Bléas et d’une quarantaine de gradés et de matelots dont je n’ai pas la liste définitive. J’espère que la liste actuelle diminuera.
Officiers, gradés et matelots sont morts dans l’accomplissement de leur devoir. Honneur à eux !

Cdlt