Bonjour à tous,
Les circonstances de la perte du Sontay, survenue le 16 avril 1917
I. – Rapport de mer du lieutenant de vaisseau Charles Louis Édouard Tariel, commandant la canonnière Moqueuse (19 avril 1917).
• Canonnière Moqueuse, Chemise « Correspondance reçue, notes, instructions pour les convois » — 18 déc. 1916 ~ 30 oct. 1918 – : Service historique de la Défense, S.G.A. « Mémoire des hommes », Cote SS Y 360, p. num. 750 à 752 — Manuscrit original.
« Canonnière Moqueuse
n° 11. —
Malte, le 19 avril 1917.
Le Lieutenant de Vaisseau Tariel (C. L. E.), Commandant la canonnière Moqueuse,
à Monsieur le Capitaine de Vaisseau, Chef de la Division des Patrouilles
de la Méditerranée Orientale à bord de l’Hélène.
Commandant,
Le 14 avril, à 11 heures orientale, la Moqueuse appareille de Milo avec la Capricieuse pour escorter le convoi Lybia, Sontay et Géo, conformément aux instructions ci-jointes.
Après quelques flottements au début et trois rappels à l’ordre, le convoi conserve fort bien sa formation le 14 et le 15 à l’allure moyenne de 9 nœuds.
Le 15, à 15 heures centrale, nous recevons un allo par 36° 16’ et 17° 30’ Est pouvant intéresser le convoi qui est alors par 35° 58’ et 19° 22’ Est, route au N. 86 O. Ne pouvant dérouter le convoi et malgré tout craignant que le sous-marin ne l’atteigne au petit jour, je donne l’ordre par signaux à bras à chaque bâtiment de prendre la formation sans signal à 4 heures centrale le lendemain matin.
Le 16, la formation est prise à l’heure indiquée. Brise d’O. N.-O., commençant à forcer à partir de 6 h. A 6 h 40, le convoi commence à avoir un peu de flottement. A 8 h. 00, je donne l’ordre au Lybia, guide de navigation, de diminuer l’allure d’un demi-nœud. Le Géo reprend son poste pour [le] reperdre plus tard vers 11 h. 00 A midi, nous marchons environ 5 nœuds sur le fond et le Géo est en arrière de son poste de 6 à 800 mètres. J’attends pour faire diminuer encore la vitesse, d’autant que la mer grossissant de plus en plus me semble une protection.
Au moment précis de la méridienne, 11 h. 53 centrale, par 35° 04’ et 16° 18’, j’aperçois, ainsi que l’officier de quart, une fumée jaunâtre entre le mât avant et la passerelle du Sontay. Aucun bruit, aucune gerbe d’eau. Puis le Sontay plonge de l’avant en moins d’une minute. Alerte et appel au branlebas de combat. Je manœuvre immédiatement en augmentant de vitesse pour passer sur l’arrière du Lybia, venir me placer au vent du Sontay et mettre à l’eau les embarcations, car, par la mer très grosse du moment, je ne peux songer à accoster avec la Moqueuse rien d’autre que des canots.
Le Sontay envoie un S.O.S. faible par 35° 05’ et 15° 17’ (à 11 h. 55) et, à 12 h. 04, après sa disparition, j’envoie un S.O.S. rectificatif par 35° 04’ et 16° 18’.
Le Sontay s’enfonce par l’avant très rapidement et finit par couler, complètement vertical, l’arrière en l’air, hélice stoppée. Le tout a duré 5 à 6 minutes.
Je suis alors à 200 ou 300 mètres du Sontay et ma baleinière placée sous le vent est mise à l’eau comme l’arrière disparaît. Elle est commandée par le second, l’enseigne de vaisseau Leportier qui a ordre de repêcher les isolés.
Je manœuvre pour mettre le youyou à l’eau sous le commandement du premier maître de manœuvre Delalande, deuxième officier de quart ; il reçoit les mêmes ordres.
Je fais route sur l’embarcation la plus proche et, me tenant stoppé vent arrière à 160° tribord, je lui fais signe de m’accoster bâbord avant. Je la vide et je la réarme immédiatement sous le commandement de Mr l’aspirant Grabas, avec ordre de se porter au secours d’un radeau surchargé de monde qui coule et ensuite de s’occuper des isolés.
En même temps, une deuxième embarcation accostait sur l’avant de la première et contre mon ordre. L’embarquement des occupants de cette embarcation a amené les deux seuls accidents à déplorer (deux jambes cassées).
Toutes les embarcations sont alors aussi groupées qu’il est possible et dérivent assez rapidement. Je les laisse pour aller me replacer vent arrière au vent des épaves.
En ce qui concerne le convoi, après le torpillage, le Lybia me signale : " Sous-marin par bâbord ! " et continue sa route ; la Capricieuse s’occupe du Géo qui était venu sur sa gauche et que je ne pouvais rejoindre, à moins de passer sur tous les débris et des survivants isolés. La Capricieuse conduit le Géo vers le Lybia.
J’ai estimé alors que les deux bâtiments faisant route dans la même direction, à l’opposé du sous-marin ayant des ordres de route très précis, étaient en sûreté momentanément et que le sauvetage primait tout dans les circonstances actuelles.
La Capricieuse me rejoint ensuite et les deux bâtiments s’occupent de l’embarquement des survivants. La baleinière et le youyou viennent décharger leurs rescapés à l’un ou l’autre bâtiment ; je laisse la Capricieuse au commencement des épaves et j’embarque les survivants des canots et des radeaux en utilisant des canots.
Je prends la mer de l’arrière par 160° tribord et chaque canot vient accoster un à un à bâbord devant. Les hommes sont embarqués par des bouts autour du corps. Malgré les roulis formidables (quelques marins embarquent des canots sur la Moqueuse de plain-pied sur la lisse supérieure), aucun accident ne s’est produit. Obligé de faire en arrière pour me tenir à la position voulue, les lames déferlent sur le pont arrière d’une façon inquiétante ; les affolements de l’hélice sont très durs.
A 14 h. 40, tous les survivants sont embarqués ; il ne reste à l’eau que nos deux embarcations qui viennent de faire un dernier tour dans les épaves. Je donne l’ordre à la Capricieuse de rejoindre le convoi et [de] le garer à Marsa-Sirocco.
A 15 h 30, toutes les embarcations sont hissées au prix de grosses difficultés et je fais route. J’ai recueilli 317 survivants, hommes, femmes et enfants, plus un noyé que nous n’avons pu ranimer.
La mer continuant à forcer, je ne peux songer à rejoindre le convoi avec 317 hommes à bord ; je préviens par T.S.F. la Capricieuse d’exécuter l’ordre de garer le convoi à Marsa-Sirocco, conformément au télégramme 989 de l’Amiral Atmah.
A 18 h. 20, le télégramme 1001 de l’Amiral Atmah nous donne l’ordre de rentrer directement à Malte où j’arrive le lendemain 17 à 13 heures centrale, retardé par une mer très grosse de N.-O.
Toutes les opérations de mise à l’eau et de hissage des embarcations, et même le retour à Malte (200 malades au moins), ont été extrêmement difficiles par suite de l’état du temps et de la mer qui n’a fait qu’augmenter jusqu’au lendemain matin.
Heureusement, l’évacuation du Sontay avait été faite dans des conditions merveilleuses étant donné l’état de la mer et la rapidité avec laquelle le bâtiment a coulé. Le commandant et le second du Sontay l’avaient préparé avec le plus grand soin par des exercices préliminaires dont un la veille. L’évacuation s’est effectuée ainsi dans un calme parfait sous leur direction. Ils ont tous deux été engloutis avec leur bâtiment et n’ont pu être sauvés.
Il y avait 425 personnes à bord du Sontay. Les survivants recueillis sont au nombre de 381 : Moqueuse, 317 ; Capricieuse, 64. Les pertes subies doivent être considérées comme très faibles dans la circonstance.
L’équipage de la Moqueuse m’a secondé avec le plus grand dévouement ; tous ont fait leur devoir sans compter. Je tiens toutefois à signaler plus particulièrement les armements des embarcations et principalement celui de la baleinière qui est rentré complètement épuisé.
● Baleinière :
— Enseigne de vaisseau de 1re classe Leportier (M. A. H.) ;
— Julé Yves, Quartier-maître de manœuvre (4.922 – Lorient) ;
— Chrétien Raymond, Matelot canonnier breveté (99.373–2) ;
● Youyou :
— Premier maître de manœuvre Delalande Fernand (1.844 – Granville) ;
— Niobé Henri, Gabier breveté (28.837–3) ;
— Salin Mathurin, Mécanicien breveté (16.052–Lorient) :
— Lapeyre Ambroise, Matelot chrpentier (61.696–5) ;
● Embarcation du Sontay :
— Aspirant Grabas (B. L. E.) ;
— Bonneau Maxime, Cuisinier breveté (28.806 –3) ;
— Thierry Jean, Timonier breveté (39.030 –1).
J’y ajouterai également le matelot infirmier Hachet Émile (9.125 – Le Croisic) qui a soigné et veillé tous les blessés d’une façon parfaite, leur permettant ainsi d’arriver à Malte.
Malgré le mal de mer dont souffraient les passagers, le moral de tous est resté très élevé et le soir au coucher du soleil, ayant fait malgré l’état du temps amener moi-même règlementairement les couleurs, tous m’ont répondu par un hourrah en l’honneur de la France et des morts.
Signé : C. TARIEL. »
[A suivre]