je me glisse entre 2 "journées" pour vous remercier de tout cet énorme travail de retranscription
je ne peux que vous dire de continuer,c'est passionnant de bout en bout
Mercredi 11 novembre 1914. — Vers une heure trente du matin, le capitaine de la 9ème compagnie a trouvé un abri pour ses hommes. C'est une grande ferme isolée, qu'occupent déjà quelques Belges. Une immense grange pleine de paille est disponible. Avec quelle joie physique on s'enfonce dans la paille fraîche : les vêtements mouillés y sècheront sur le corps et l'on se réchauffera.
Il est bien cinq heures du matin quand nous rejoint un petit fusilier breton d'Audierne, Paillard. « D'où viens-tu ? — Des tranchées de là-bas.— Pourquoi es-tu en retard ? — Le lieutenant m'avait dit de conduire un blessé. » Nous arrivons à reconstituer son odyssée. Il est l'un de ceux que, dans la nuit, j'ai dû prendre par le bras et envoyer au secours de quelque blessé attardé. Sans doute, dans l'obscurité, celui-ci nous aura perdus, malgré le soin mis à s'assurer que nous ne laissions personne derrière. « Comment as-tu fait pour nous perdre ? — Le blessé ne pouvait plus marcher, alors je l'ai porté et nous n'allions pas vite... » Bref ils ont fait route à tâtons, sachant simplement qu'il fallait arriver à l'Yser. A la hauteur de la passerelle, le petit fusilier commença à se dévêtir pour traverser l'Yser à la nage et faire rétablir le passage. On le vit, il put se faire reconnaître et le voilà. Dans sa simplicité, il est incapable de comprendre que ce qu'il a fait là est héroïque ; il répète obstinément : « Le lieutenant m'avait dit. » A la première distribution de récompenses qui suivit, Paillard a eu la médaille militaire, mais je crois bien qu'il n'a jamais compris au juste pourquoi.
A six heures du matin, alerte ; tout un groupe d'artillerie vient de s'installer autour de la ferme; il appartient au 60ème régiment, appelé en hâte par l'amiral pendant l'attaque d'hier, et arrivé cette nuit. Les batteries ayant le don d'attirer les obus, le commandant du groupe nous prie poliment d'aller nous reposer ailleurs. Voilà la compagnie partie, tandis que les officiers, en éclaireurs, reconnaissent les environs pour trouver à caser leurs hommes. Auprès d'un des ruisseaux de ce pays le logis est trouvé : une tranchée couverte du génie belge logera deux sections, les deux autres s'abriteront chacune dans une petite grange. La ferme où le capitaine s'installe avec moi est minuscule ; un obus a déjà éventré la meilleure pièce ; à travers les fenêtres aux vitres brisées, des rideaux, en loques mouillées, s'agitent aux courants d'air. Il faut pourvoir d'urgence au ravitaillement ; car aucun convoi ne nous trouvera par ici ; deux porcs et des pommes de terre, la ressource suprême des fermes belges, font pour nos hommes fatigués un vrai festin, surtout un festin chaud. Précieuse chaleur, qu'on emmagasine avec d'autant plus de soin que le temps s'est gâté, un vent humide et froid souffle en rafales. Le soir, en posant les sentinelles chargées de prévenir, en cas d'alerte, le caporal de pose demande au capitaine le mot d'ordre. Nous ne l'avons pas reçu : faisons-en un pour nous. En souvenir du chef excellent que le bataillon a perdu hier, ce sera « Rabot ». Mais nos matelots ne consacrent pas si vite la gloire de leurs chefs : cinq minutes plus tard, le mot qu'on se transmet est devenu « Mirabeau » ; un cuirassé, tout le monde connaît çà ; le nom du chef de bataillon, quelques gradés seuls le savent, en dehors des agents de liaison.
Pendant la nuit, violente tempête de vent et de pluie. Mon caporal de ronde manque le petit pont, car on n'y voit pas à deux pas, et la giboulée cingle. Le canal est profond, il perd pied, finit par s'en tirer, mais son fusil y est resté.
(à suivre...)
Bonjour à tous,
Merci Mireille. J'ai une pensée particulière pour "le petit Padellec" tombé dans la journée du 10, aux côtés de l'EV Poisson. Lucien était de mon village, sa famille habite à deux pas.
Amitiés,
Franck
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Jeudi 12. — Passé la matinée dans la petite ferme, en attendant des ordres. Le capitaine et moi avons délicieusement dormi sur du foin, dans le coin aux outils, après avoir expulsé la baratte classique. Les quatre habitants de la ferme nous regardent d'un mauvais oeil : pourtant, nos hommes sont très sages, et ces pauvres Belges, dont les hardes sont déjà nouées dans des paquets prêts pour une fuite rapide, profitent amplement de notre passage en nous vendant à prix d'or lait et pommes de terre. Dans la journée, quelques obus : notre ferme est encadrée convenablement par une salve de 105, qui ne se renouvelle pas. Il pleut encore. A la nuit, reçu l'ordre de rallier la réserve générale au carrefour de Caeskerke. Nous y retrouvons le reste du bataillon que commande provisoirement l'officier le plus ancien, le lieutenant de vaisseau Cantener. (Nous avons perdu, le 10, notre chef de bataillon et deux capitaines de compagnie tués, le capitaine adjudant - major blessé). Dans la tranchée, où nous nous entassons pour la nuit, reçu un renfort de trente-six hommes pour la compagnie ; ils viennent encore du dépôt de Toulon. Neuf pour ma section.
(à suivre...)
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Vendredi 13. — Notre situation n'est pas changée. La perte de Dixmude, dont les Allemands nous ont pris les ruines le 10, n'a fait que nous priver du poste avancé que nous occupions sur la rive droite de l'Yser. Mais toutes nos tranchées de la rive gauche ont tenu, le haut pont a sauté, l'Yser arrête l'élan de l'ennemi et forme une barrière facile à défendre. D'ailleurs, la perte du grand saillant qu'était Dixmude diminue sensiblement le front à garder, et par suite, l'effectif des troupes nécessaires.
Au carrefour de Caeskerke, les deux cabarets (« afspannings ») dont l'un abrite le poste de secours, l'autre, dans une arrière-boutique basse, moins ravagée que la grande salle, l'état-major de deux bataillons, les deux cabarets tiennent toujours debout, je ne sais par quel prodige de préservation, car les obus continuent à venir sur les tranchées de réserve et le carrefour. Dans la petite arrière-boutique, les officiers se serrent fraternellement pour rester tous ensemble hors de l'infecte tranchée de réserve, sauf aux heures où le bombardement est plus fort. La nuit, les deux capitaines les plus anciens partagent le sommier du lit, les cinq autres officiers s'allongent côte à côte sur la paille apportée par les ordonnances. A chaque instant, un homme de communication entre, hésite dans le noir. Quelqu'un crie : « Qu'est-ce que tu veux ? — Le commandant des mitrailleuses. » Un grognement, une ombre enjambant les dormeurs, puis nouvelle scène : « Le capitaine du 3ème , ou de la 4ème compagnie. » Un autre grognement, quelqu'un qui se lève, puis revient en tâtonnant s'allonger sur les voisins, faute de retrouver exactement sa place.
Le capitaine C..., épuisé par la fatigue et la fièvre, est évacué d'office par les médecins. Le capitaine adjudant-major du bataillon vient le remplacer comme commandant provisoire du 3ème . Il y a là aussi notre camarade G... qui réunit, en une seule compagnie — encore incomplète — les débris des trois compagnies du 3ème du 2ème régiment.
On nous annonce aujourd'hui que des troupes fraîches viendront, dans deux ou trois jours, relever la brigade, décidément envoyée au repos. Mais on nous a dit déjà tant de fois que la relève allait venir !
(à suivre...)
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Samedi 14. — Dès le matin, les Allemands nous arrosent avec des obus de 150, qui font quelques victimes dans les tranchées de réserve, notamment dans les plus proches de la voie ferrée de Furnes à Dixmude.
On arrête un des nombreux espions dont nous sommes entourés. Celui-ci signalait l'emplacement des batteries de 120.
Au poste de secours, j'ai l'occasion d'assister un mourant dont la blessure dans le dos est affreuse à voir. Par moments, il se soulève de son brancard en criant ; mais il est superbe de courage, d'acceptation de l'horrible souffrance, et s'écrie : « Pour la France ! »
(à suivre...)
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Dimanche 15. — Notre compagnie est toujours en réserve à Caeskerke. Je passe la journée étendu dans un coin de l'ambulance du docteur Le Marc'hadour, dont les soins affectueux et l'entrain incroyable font oublier la fatigue.
(à suivre...)
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Lundi 16. — La relève est annoncée définitivement pour aujourd'hui. La journée est plutôt calme, et notre carrefour épargné par les obus. Le décrochage se fait à seize heures trente, entre chien et loup. Des territoriaux, la 89ème division, je crois, nous remplacent et l'on file en vitesse sans que les obus nous poursuivent. Le 2ème régiment prend la route d'Oudecapelle, le 1er , celle de Lampernisse. En route, on croise des territoriaux qui arrivent, des convois de matériel du génie : on a l'air de nous remplacer sérieusement. Dans l'obscurité, nous marchons sans savoir où l'on s'arrêtera. Après Lampernisse, c'est Forthem ; puis le village plus gros d'Alveringhem, et l'on tourne enfin, à gauche, sur la grand'route de Furnes à Ypres. A vingt et une heures quinze, un commissaire, qui fait fonction d'officier de cantonnement, arrête notre compagnie à une ferme modeste, un peu avant d'entrer dans le bourg de Hoogstaede. Le temps de caser nos hommes dans les granges et les greniers, de persuader un fermier récalcitrant que trois officiers vont coucher dans sa salle carrelée, de faire étendre un peu de paille sur le dallage. L'étape est finie, et avec elle, la participation de la brigade de marins à la défense de Dixmude. Nous ne devions pas, pour cela, dire adieu a la Belgique.
(à suivre...)
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Mardi 17. — Ce matin, au réveil, nous constatons que la première gelée a fait son apparition. Il ne fait pas chaud dans les greniers de nos hommes, et le confort n'y est pas très supérieur à celui de la tranchée. Mais on nous a dit que la brigade venait au repos pour se refaire ; nous en tirons cette conclusion qu'on tâchera de nous procurer un repos réel, et que le cantonnement d'Hoogstaede n'est qu'une étape vers une zone plus commode.
Cependant, la journée n'apporte aucun changement à notre situation.
Impossible de nous desserrer un peu : le petit village est encombré de troupes ; aux marins, s'ajoutent quelques tirailleurs, des chasseurs à cheval. L'affluence est telle, que le colonel du 1er régiment et son état-major n'ont pu trouver de lits, ils couchent, comme nous, pêle-mêle sur la paille d'une salle commune.
(à suivre...)
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Mercredi 18. — II ne faut pas laisser notre personnel s'ankyloser dans l'oisiveté. Ce matin, revue d'équipement. Noté les déficits. Il est bien difficile d'exiger la propreté dans un cantonnement semblable, où l'eau même nous est mesurée, les petites pompes des fermes n'ont pas été faites pour fournir aux ablutions, au lavage, à la cuisine de compagnies de cent cinquante ou deux cents hommes, et notre propriétaire, qui voit s'épuiser son puits, grogne sans aménité. De plus, la pluie reprend, la gelée ne tient pas, c'est la boue partout, et la boue des cours de fermes belges n'est pas plus propre que celle de la tranchée, bien au contraire.
L'amiral fait assembler le 1er régiment dans un champ pour le passer en revue et remettre quelques décorations. C'est la première fois que j'assiste à semblable cérémonie à la brigade. Les préparatifs sont plus réussis que la suite : l'impitoyable pluie, qui recommence, oblige à tout écourter et à renvoyer précipitamment les troupes dans leurs cantonnements.
(à suivre...)
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Jeudi 19. — Puisque nous devons passer encore au moins cette journée à Hoogstaede, — on espère toujours que la brigade va être rappelée en France, sans doute aux environs de Dunkerque, — il faut songer à s'installer un peu mieux. Le Flamand qui nous loge, excédé, se fait de plus en plus grincheux ; il va jusqu'à démonter sa pompe pour empêcher les marins de s'en servir, refuse de nous vendre des poules (nous avons pourtant vérifié qu'il en possède soixante-quatre, bien comptées, pour qu'aucun maraudage ne passe inaperçu) et finit par s'écrier que « les Boches, auxquels il a vendu des chevaux, étaient bien plus gentils, et qu'ils valent mieux que les Français ». Il faut intervenir énergiquement pour empêcher nos matelots de répondre par des horions. Inévitables misères !
Notre bonne étoile nous permet de constater que des officiers belges, cantonnés tout près de nous, dans une jolie ferme, viennent de partir ce matin. Nous insinuer à leur place, convaincre l'excellente fermière que les Français ne vont pas salir, n'est pas chose facile. Pourtant, il ne s'agit que de loger les trois officiers, car la place est prise par les chasseurs et leurs chevaux. On parlemente longtemps ; la fermière boude, affecte de balayer partout où nous avons posé nos pieds boueux. On finit par lui promettre deux ordonnances de choix pour l'entretien de la propreté. Elle cède à moitié, on s'installe. Le soin que nos deux petits Bretons, triés sur le volet, apportent à ne pas la contrarier, à tout astiquer, la touche, l’adoucit. Puis, mon ordonnance lui explique qu'elle loge un « curé ». Nous voilà dans ses petits papiers, elle nous donne deux lits. Des lits ! voilà trente-six jours que je n'en avais habité un ; on n'apprécie les biens que lorsqu'on s'en est vu sevré pendant longtemps. Bref, je note cette ferme comme l'oasis au milieu du désert : c'est le surnom que nous lui donnons entre nous. Une table, des chaises, du feu : c'est un bureau merveilleux pour préparer les états de refonte de la compagnie. Il n'y a pas jusqu'à une petite vie de saint Louis de Gonzague, prix « d'ordre et de tenue » mérité, en 1873, par la maîtresse de céans, qui ne réjouisse ma vue. Les qualités, constatées il y a vingt ans par les bonnes religieuses, n'ont fait que croître et embellir chez notre ménagère, son intérieur le prouve.
La neige qui tombe ce soir, fait mieux apprécier cette chance d'avoir du feu...
Notre 3ème bataillon reçoit un nouvel adjudant-major, le lieutenant de vaisseau F..., que j'ai connu autrefois à Toulon.
(à suivre...)
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