(...suite)
Dimanche 1er novembre 1914. Toussaint. - La nuit a été calme, éclairée dans Dixmude par l'incendie d'un entrepôt de liquoriste qui fournissait trop d'alcool à nos troupes. Une attention délicate de l'aumônier me permet de sentir moins l'isolement ; l'abbé vient m'apporter la sainte communion dans une petite salle où nous prenons nos repas. Le bombardement par grosses pièces est ralenti, et nos avions travaillent à repérer les batteries. Nous recevons, pour la première fois, un envoi de vêtements chauds et de menus objets que nous expédient les Femmes de France.
A dix-sept heures, changement de poste. Le 2ème bataillon se reforme aux tranchées de la réserve générale à Caeskerke. De là, nous partons pour Stuyvekenskerke, en traversant les deux voies ferrées. Arrivés au chemin de Dixmude à Nieuport, les obus nous arrêtent, par un arrosage de la route à parcourir. Pendant que les sections se déploient et s'abritent dans les fossés de la voie, les capitaines vont reconnaître la position. Il s'agit de relever un bataillon de chasseurs à pied qui forment barrage contre le mouvement enveloppant de l'ennemi. Une de nos sections s'aventure imprudemment à passer devant une ferme blanche qui permet à l'ennemi de l'apercevoir. D'où un moment de fusillade et de confusion. Nos autres sections se blottissent derrière un minuscule repli de terrain, attendant, le coeur un peu serré, que les balles aient fini de siffler. Impossible de riposter sans risquer d'atteindre les chasseurs. Puis, tout rentre dans l’ordre et la relève s’achève. Nuit calme.
(à suivre...)
Journal d'un fusilier marin
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Lundi 2. — Nous sommes séparés des Allemands, qui occupent Oud Stuyvekenskerke et la ferme - château de Vicogne, par une dépression légère où l'eau commence à monter lentement. On voit de temps à autre les patrouilles ennemies à 1 000 mètres, et l'on entend parfois leurs mitrailleuses. Les fermes qu'ils occupent brûlent. Battraient-ils en retraite? Une compagnie de grenadiers belges part en reconnaissance avec plus d'entrain que de méthode. Nous voyons les hommes se coucher et ramper quand ils traversent le champ de tir des mitrailleuses, se relever ensuite, suivre la lisière d'un petit bois, gagner la berge de l'Yser auprès des ruines de l'usine à pétrole. Le tir des Allemands forme barrage pour empêcher l'arrivée des renforts. La reconnaissance revient, ayant trouvé l'ennemi bien établi.
Reçu vingt-huit hommes de renfort, venant surtout de Toulon.
(à suivre...)
Lundi 2. — Nous sommes séparés des Allemands, qui occupent Oud Stuyvekenskerke et la ferme - château de Vicogne, par une dépression légère où l'eau commence à monter lentement. On voit de temps à autre les patrouilles ennemies à 1 000 mètres, et l'on entend parfois leurs mitrailleuses. Les fermes qu'ils occupent brûlent. Battraient-ils en retraite? Une compagnie de grenadiers belges part en reconnaissance avec plus d'entrain que de méthode. Nous voyons les hommes se coucher et ramper quand ils traversent le champ de tir des mitrailleuses, se relever ensuite, suivre la lisière d'un petit bois, gagner la berge de l'Yser auprès des ruines de l'usine à pétrole. Le tir des Allemands forme barrage pour empêcher l'arrivée des renforts. La reconnaissance revient, ayant trouvé l'ennemi bien établi.
Reçu vingt-huit hommes de renfort, venant surtout de Toulon.
(à suivre...)
Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Mardi 3. — Il nous semble, ce matin, que les Allemands reculent davantage ; en tout cas, l'eau a un peu monté, et quelques points de nos tranchées sont submergés. La 10ème compagnie (capitaine Baudry) ou la 12ème (capitaine de Nanteuil) qui forment notre droite, envoient une reconnaissance de marins qui ne manoeuvre pas trop mal et rapporte, sans pertes, les renseignements voulus. Mais, de notre gauche, part une attaque de la 2ème compagnie de grenadiers belges. Ils reprennent le chemin de la veille avec les mêmes péripéties, puis le long de l’Yser, essayent un mouvement enveloppant vers le nord. C'est ce qu'attendaient les Allemands. Le petit bois nous cache l'acte suivant du drame, et nous assistons impuissants au dénouement : une douzaine de Belges prisonniers, dont au moins un blessé, poussés brutalement vers l’Yser, par deux ou trois Allemands et un officier.
A la nuit, des chasseurs belges viennent nous relever : décrochage sans difficulté. Reçu encore quelques hommes. Ce sont encore des Mokos, dont nos positions — d'ailleurs peu agréables — ne réalisent pas l'idéal de confort, et ils le disent jusqu'à ce qu'on leur ait imposé silence.
(à suivre...)
Mardi 3. — Il nous semble, ce matin, que les Allemands reculent davantage ; en tout cas, l'eau a un peu monté, et quelques points de nos tranchées sont submergés. La 10ème compagnie (capitaine Baudry) ou la 12ème (capitaine de Nanteuil) qui forment notre droite, envoient une reconnaissance de marins qui ne manoeuvre pas trop mal et rapporte, sans pertes, les renseignements voulus. Mais, de notre gauche, part une attaque de la 2ème compagnie de grenadiers belges. Ils reprennent le chemin de la veille avec les mêmes péripéties, puis le long de l’Yser, essayent un mouvement enveloppant vers le nord. C'est ce qu'attendaient les Allemands. Le petit bois nous cache l'acte suivant du drame, et nous assistons impuissants au dénouement : une douzaine de Belges prisonniers, dont au moins un blessé, poussés brutalement vers l’Yser, par deux ou trois Allemands et un officier.
A la nuit, des chasseurs belges viennent nous relever : décrochage sans difficulté. Reçu encore quelques hommes. Ce sont encore des Mokos, dont nos positions — d'ailleurs peu agréables — ne réalisent pas l'idéal de confort, et ils le disent jusqu'à ce qu'on leur ait imposé silence.
(à suivre...)
Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Mercredi 4. — Dès sept heures trente du matin, alerte, sac au dos. Puis contre-ordre. Une action est engagée par les Français contre le château de Woumen, par lequel les Allemands commandent les attaques contre le cimetière. Nos 75 pétaradent ferme dans cette direction, et une attaque de chasseurs et de marins progresse dans le même sens (1er bataillon du 2ème régiment).
A la nuit tombée, sous une pluie assez forte, le 3ème bataillon s'en va aux tranchées du secteur nord de Dixmude relever les tirailleurs sénégalais. Les précautions sont bien prises, le silence observé, et la relève s'opère sans que l'ennemi nous inquiète. Un petit poste de ma section s'en va à 400 mètres sur l'avant de la ligne, à gauche, remplacer les noirs dans une ferme isolée. Le tirailleur explique gravement la consigne. « Ti vois, toi pas fermer l’oeil, di tout, di tout, toi pas faire bruit. » Et, conduisant mystérieusement le chef du petit poste auprès d'une meule de paille où renifle bruyamment une portée de petits cochons : « Allouf, li grogner comme li Boche. » Cette dernière observation n'est pas inutile : dans la nuit, les sentinelles s'effrayent volontiers du moindre bruit.
Nous formons une ligne à peu près perpendiculaire à la route d’Ostende, environ à 300 mètres au bord des ruines des moulins que les obus ont démolis depuis notre dernier séjour ici. Ma compagnie forme l'extrême gauche de la ligne, séparée de l'Yser par 12 centimètres environ de schorre coupé de canaux pleins d'eau. L'ennemi ne se hasardera certainement pas par ce secteur peu praticable : ils l'ont essayé une fois sans succès. D'ailleurs, les deux ou trois fermes qui s'échelonnent dans cet intervalle sont gardées de nuit, et un peloton de la 12ème compagnie, placé près du canal d'Handzaeme, y assure les patrouilles de surveillance. Notre compagnie rejoint auprès de la route la 10ème, qui avec des mitrailleuses belges tient la route et sa droite. Enfin, l'extrême droite, en arc de cercle, la 11ème, dont une fraction s'appuie au canal d'Handzaeme.
Dans les premières maisons de Dixmude, ou plutôt dans leurs caves, auprès du pont romain, est notre poste de secours, avec les docteurs Guillet et Chastang. Puis, au pied d'une maisonnette, court une tranchée qui abrite le commandant Rabot, ses téléphonistes et quelques hommes de soutien.
(à suivre...)
Mercredi 4. — Dès sept heures trente du matin, alerte, sac au dos. Puis contre-ordre. Une action est engagée par les Français contre le château de Woumen, par lequel les Allemands commandent les attaques contre le cimetière. Nos 75 pétaradent ferme dans cette direction, et une attaque de chasseurs et de marins progresse dans le même sens (1er bataillon du 2ème régiment).
A la nuit tombée, sous une pluie assez forte, le 3ème bataillon s'en va aux tranchées du secteur nord de Dixmude relever les tirailleurs sénégalais. Les précautions sont bien prises, le silence observé, et la relève s'opère sans que l'ennemi nous inquiète. Un petit poste de ma section s'en va à 400 mètres sur l'avant de la ligne, à gauche, remplacer les noirs dans une ferme isolée. Le tirailleur explique gravement la consigne. « Ti vois, toi pas fermer l’oeil, di tout, di tout, toi pas faire bruit. » Et, conduisant mystérieusement le chef du petit poste auprès d'une meule de paille où renifle bruyamment une portée de petits cochons : « Allouf, li grogner comme li Boche. » Cette dernière observation n'est pas inutile : dans la nuit, les sentinelles s'effrayent volontiers du moindre bruit.
Nous formons une ligne à peu près perpendiculaire à la route d’Ostende, environ à 300 mètres au bord des ruines des moulins que les obus ont démolis depuis notre dernier séjour ici. Ma compagnie forme l'extrême gauche de la ligne, séparée de l'Yser par 12 centimètres environ de schorre coupé de canaux pleins d'eau. L'ennemi ne se hasardera certainement pas par ce secteur peu praticable : ils l'ont essayé une fois sans succès. D'ailleurs, les deux ou trois fermes qui s'échelonnent dans cet intervalle sont gardées de nuit, et un peloton de la 12ème compagnie, placé près du canal d'Handzaeme, y assure les patrouilles de surveillance. Notre compagnie rejoint auprès de la route la 10ème, qui avec des mitrailleuses belges tient la route et sa droite. Enfin, l'extrême droite, en arc de cercle, la 11ème, dont une fraction s'appuie au canal d'Handzaeme.
Dans les premières maisons de Dixmude, ou plutôt dans leurs caves, auprès du pont romain, est notre poste de secours, avec les docteurs Guillet et Chastang. Puis, au pied d'une maisonnette, court une tranchée qui abrite le commandant Rabot, ses téléphonistes et quelques hommes de soutien.
(à suivre...)
Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Jeudi 5. — Chez nous, c'est un calme presque complet. Les obus allemands s'adressent de préférence à Dixmude, en passant par-dessus nos têtes. Au lever et au coucher du soleil, la brume étend un rideau sur le schorre, et nous fait multiplier les sentinelles. L'attaque se produit sans doute encore dans le secteur sud ; des balles perdues viennent jusqu'à nous.
(à suivre...)
Jeudi 5. — Chez nous, c'est un calme presque complet. Les obus allemands s'adressent de préférence à Dixmude, en passant par-dessus nos têtes. Au lever et au coucher du soleil, la brume étend un rideau sur le schorre, et nous fait multiplier les sentinelles. L'attaque se produit sans doute encore dans le secteur sud ; des balles perdues viennent jusqu'à nous.
(à suivre...)
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(...suite)
Vendredi 6. — Les seuls incidents de la journée sont les découvertes de quelques patrouilles, loin en face de nous, qui jalonnent le chemin suivi par leur ravitaillement pour traverser l'Yser près de l'usine à pétrole, et communiquer avec leurs troupes de Vicogne ou Stuyvekenskerke.
Vers vingt et une heures, vive fusillade dans le Sud.
(à suivre...)
Vendredi 6. — Les seuls incidents de la journée sont les découvertes de quelques patrouilles, loin en face de nous, qui jalonnent le chemin suivi par leur ravitaillement pour traverser l'Yser près de l'usine à pétrole, et communiquer avec leurs troupes de Vicogne ou Stuyvekenskerke.
Vers vingt et une heures, vive fusillade dans le Sud.
(à suivre...)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Samedi 7. — Alerte vers cinq heures du matin, un petit poste avancé de la 10ème ayant cru voir une forte patrouille ennemie se diriger vers l'est. Travaillé de nuit à améliorer et allonger nos tranchées, beaucoup trop provisoires et rectilignes, sans abris, sans traverses, sans parados. Une vache, dont le cadavre nous empeste dans l'arroyo voisin, est transformée en pont à l'aide de mottes de gazon.
L'amiral nous envoie ratification de promotions demandées pour nos hommes. D'ailleurs, la marine ne peut guère nous fournir des gradés, il faudra les faire sur place. L'ordre du jour annonce une victoire russe sur les Autrichiens.
Les mitrailleurs belges, qui se donnent du mal pour refaire leur abri, attirent sur eux le feu de l'artillerie allemande. De nuit, quelques fausses alertes. Un paisible troupeau de moutons semble, à une sentinelle affolée, une compagnie qui s'avance en rampant. Résultat : deux moutons tués. Cette nervosité des sentinelles n'a rien qui nous surprenne, mais elle est de plus en plus rare chez nos anciens, ceux qui sont en campagne depuis un mois. Ceux-ci font bloc autour de l'officier qu'ils connaissent ; il est visible qu'ils aiment leur chef, qu'ils ont confiance ; c'est vers lui qu'ils se retournent d'instinct quand l'imprévu les déconcerte, lui encore qu'ils appellent doucement quand ils sont blessés. Dans l'affection qu'ils nous portent, il y a du respect, mais ce respect est exempt de formalisme, et s'accommode d'une familiarité aux expressions inattendues. L'autre jour, j'avais été obligé de m'écarter de la tranchée de trois ou quatre pas et, sans doute, un factionnaire allemand m'apercevant avait tenu à prouver qu'il veillait, car quatre balles sifflèrent successivement à mes oreilles. Mes grognards accotés au parapet intérieur de la tranchée trouvaient sans doute exagéré mon souci de la décence en un pareil moment, car cinq ou six me regardaient d'un oeil inquiet et je les entendais crier : « Dépêchez-vous, lieutenant, c'est sur vous qu'on tire ! ».
(à suivre...)
Samedi 7. — Alerte vers cinq heures du matin, un petit poste avancé de la 10ème ayant cru voir une forte patrouille ennemie se diriger vers l'est. Travaillé de nuit à améliorer et allonger nos tranchées, beaucoup trop provisoires et rectilignes, sans abris, sans traverses, sans parados. Une vache, dont le cadavre nous empeste dans l'arroyo voisin, est transformée en pont à l'aide de mottes de gazon.
L'amiral nous envoie ratification de promotions demandées pour nos hommes. D'ailleurs, la marine ne peut guère nous fournir des gradés, il faudra les faire sur place. L'ordre du jour annonce une victoire russe sur les Autrichiens.
Les mitrailleurs belges, qui se donnent du mal pour refaire leur abri, attirent sur eux le feu de l'artillerie allemande. De nuit, quelques fausses alertes. Un paisible troupeau de moutons semble, à une sentinelle affolée, une compagnie qui s'avance en rampant. Résultat : deux moutons tués. Cette nervosité des sentinelles n'a rien qui nous surprenne, mais elle est de plus en plus rare chez nos anciens, ceux qui sont en campagne depuis un mois. Ceux-ci font bloc autour de l'officier qu'ils connaissent ; il est visible qu'ils aiment leur chef, qu'ils ont confiance ; c'est vers lui qu'ils se retournent d'instinct quand l'imprévu les déconcerte, lui encore qu'ils appellent doucement quand ils sont blessés. Dans l'affection qu'ils nous portent, il y a du respect, mais ce respect est exempt de formalisme, et s'accommode d'une familiarité aux expressions inattendues. L'autre jour, j'avais été obligé de m'écarter de la tranchée de trois ou quatre pas et, sans doute, un factionnaire allemand m'apercevant avait tenu à prouver qu'il veillait, car quatre balles sifflèrent successivement à mes oreilles. Mes grognards accotés au parapet intérieur de la tranchée trouvaient sans doute exagéré mon souci de la décence en un pareil moment, car cinq ou six me regardaient d'un oeil inquiet et je les entendais crier : « Dépêchez-vous, lieutenant, c'est sur vous qu'on tire ! ».
(à suivre...)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Dimanche 8. — Depuis quelques jours, le service du ravitaillement s'est fort amélioré. Nous recevons maintenant de temps en temps de la viande fraîche et surtout, ce que nos marins ont apprécié particulièrement, le « quart de vin » a reparu dans la distribution, accompagné du « boujaron de tafia ». Chaque soir, les hommes des vivres se glissent hors de la tranchée et vont à l'entrée de Dixmude trouver le fourrier de la voiture à vivres. Puis les cuisiniers d'escouade installent leur marmite sur le fourneau de quelque rez-de-chaussée à moitié démoli, tirent des ruines quelques pommes de terre et du beurre — Dixmude semblait inépuisable sur ces deux articles — et le rata cuisait. Au petit jour, les cuisiniers venaient apporter le café à peu près chaud dans la tranchée et retournaient préparer un repas pour le soir.
Ce matin, à l'heure où ces braves cuisiniers s'en allaient vers la ville, l'artillerie allemande s'est mise à arroser la route qu'ils suivaient avec des percutants et des shrapnells. Mais il y avait des fossés, et nos hommes ont continué sans encombre. Justement aujourd'hui, le grand timonier breveté, réserviste qui gère le plus souvent les intérêts culinaires de ma première escouade, m'a dit confidentiellement en passant : « Lieutenant, j'ai trouvé une poule et je sais où il y a des pommes de terre. Vous allez voir quel rôti à midi. » De fait, il s'est mis en tête de retenir avec son rata et son poulet, confié aux mains plus expertes d'un cuisinier béarnais. Mais l'ennemi semble décidé à nous prendre par la famine, et les balles pleuvent sur nos malheureux cuisiniers. Le grand timonier breton court à toutes jambes, serrant précieusement à deux mains sa gamelle de rata. Le voici dans la tranchée indemne ; inquiet, il cherche autour de lui. « Qu'est-ce qu'il y a — C'est l'autre qui ne vient pas, lieutenant, avec le poulet. - Laisse-le, il s'est mis à l'abri dans un fossé, il arrivera quand on ne tirera plus. — Ah ! non, par exemple, le poulet va être froid. » Impossible de retenir cet entêté ; à fond de train, toujours sous les balles, heureusement mal dirigées, il refait 400 mètres, tire les oreilles du cuisinier blotti dans son trou, lui enlève le précieux plat, et revient triomphalement. Bien entendu, ce ne sont pas des remerciements que je lui adresse ; aux reproches il répond : « Bah ! il suffit de ne pas avoir peur. Et puis, s'ils me touchent, je suis payé d'avance, j'en ai déjà démoli six au moins. »
Il semble bien que les Allemands recommencent à en vouloir à ce pauvre Dixmude. Depuis hier, l'artillerie est redevenue plus active. Est-ce l'échec de leur offensive sur Ypres qui les pousse à remonter vers nous ? Le Draken (ballon) reparaît du côté d' Eessen, et nous sommes amusés de voir redescendre précipitamment sa disgracieuse saucisse chaque fois que parait un avion français. Ce manège se renouvelle cinq ou six fois.
Ce soir, les shrapnells nous arrosent brusquement au moment où, confiants dans le crépuscule, nous commencions à prendre nos postes de nuit. Un blessé à la 2ème section.
Pendant la nuit, on travaille ferme à aménager la tranchée, à préparer en arrière une sorte de chemin de ronde avec des traverses et des boyaux permettant au besoin de nous protéger d'un tir d'enfilade.
Au petit poste, nos hommes ont trouvé deux grands chars de ferme, dans lesquels meubles et linge étaient entassés comme pour un départ précipité. Et dans une de ces voitures, la fermière, une femme d'une cinquantaine d'années, était restée, morte depuis plusieurs jours déjà. Une nuit, nous l'avons enterrée dans un coin de la cour de sa ferme.
(à suivre...)
Dimanche 8. — Depuis quelques jours, le service du ravitaillement s'est fort amélioré. Nous recevons maintenant de temps en temps de la viande fraîche et surtout, ce que nos marins ont apprécié particulièrement, le « quart de vin » a reparu dans la distribution, accompagné du « boujaron de tafia ». Chaque soir, les hommes des vivres se glissent hors de la tranchée et vont à l'entrée de Dixmude trouver le fourrier de la voiture à vivres. Puis les cuisiniers d'escouade installent leur marmite sur le fourneau de quelque rez-de-chaussée à moitié démoli, tirent des ruines quelques pommes de terre et du beurre — Dixmude semblait inépuisable sur ces deux articles — et le rata cuisait. Au petit jour, les cuisiniers venaient apporter le café à peu près chaud dans la tranchée et retournaient préparer un repas pour le soir.
Ce matin, à l'heure où ces braves cuisiniers s'en allaient vers la ville, l'artillerie allemande s'est mise à arroser la route qu'ils suivaient avec des percutants et des shrapnells. Mais il y avait des fossés, et nos hommes ont continué sans encombre. Justement aujourd'hui, le grand timonier breveté, réserviste qui gère le plus souvent les intérêts culinaires de ma première escouade, m'a dit confidentiellement en passant : « Lieutenant, j'ai trouvé une poule et je sais où il y a des pommes de terre. Vous allez voir quel rôti à midi. » De fait, il s'est mis en tête de retenir avec son rata et son poulet, confié aux mains plus expertes d'un cuisinier béarnais. Mais l'ennemi semble décidé à nous prendre par la famine, et les balles pleuvent sur nos malheureux cuisiniers. Le grand timonier breton court à toutes jambes, serrant précieusement à deux mains sa gamelle de rata. Le voici dans la tranchée indemne ; inquiet, il cherche autour de lui. « Qu'est-ce qu'il y a — C'est l'autre qui ne vient pas, lieutenant, avec le poulet. - Laisse-le, il s'est mis à l'abri dans un fossé, il arrivera quand on ne tirera plus. — Ah ! non, par exemple, le poulet va être froid. » Impossible de retenir cet entêté ; à fond de train, toujours sous les balles, heureusement mal dirigées, il refait 400 mètres, tire les oreilles du cuisinier blotti dans son trou, lui enlève le précieux plat, et revient triomphalement. Bien entendu, ce ne sont pas des remerciements que je lui adresse ; aux reproches il répond : « Bah ! il suffit de ne pas avoir peur. Et puis, s'ils me touchent, je suis payé d'avance, j'en ai déjà démoli six au moins. »
Il semble bien que les Allemands recommencent à en vouloir à ce pauvre Dixmude. Depuis hier, l'artillerie est redevenue plus active. Est-ce l'échec de leur offensive sur Ypres qui les pousse à remonter vers nous ? Le Draken (ballon) reparaît du côté d' Eessen, et nous sommes amusés de voir redescendre précipitamment sa disgracieuse saucisse chaque fois que parait un avion français. Ce manège se renouvelle cinq ou six fois.
Ce soir, les shrapnells nous arrosent brusquement au moment où, confiants dans le crépuscule, nous commencions à prendre nos postes de nuit. Un blessé à la 2ème section.
Pendant la nuit, on travaille ferme à aménager la tranchée, à préparer en arrière une sorte de chemin de ronde avec des traverses et des boyaux permettant au besoin de nous protéger d'un tir d'enfilade.
Au petit poste, nos hommes ont trouvé deux grands chars de ferme, dans lesquels meubles et linge étaient entassés comme pour un départ précipité. Et dans une de ces voitures, la fermière, une femme d'une cinquantaine d'années, était restée, morte depuis plusieurs jours déjà. Une nuit, nous l'avons enterrée dans un coin de la cour de sa ferme.
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: Journal d'un fusilier marin
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Lundi 9. — De bonne heure ce matin,tandis que nous faisons le petit déjeuner avec les boites de singe entamées la veille, une volée de schrapnells de 105 s'abat sur notre tranchée. Mon voisin, ce grand Nantais, qui, hier, s'exposait gaillardement aux balles pour si peu de chose, est atteint ; éclat au crâne. Tandis que je le panse, il souffre terriblement, mais avec un courage admirable. Puis, la première dépression passée, le blessé prend son sac, distribue aux camarades ce qui peut leur être utile, et le voilà qui insiste tellement pour essayer d'aller avec un seul convoyeur jusqu'au poste de secours, que je dois me résigner à le laisser partir. D'ailleurs, il y parvient sans encombre, malgré les obus moins fréquents.
Dans l’après-midi, la route reliant nos tranchées à Dixmude et les tranchées elles-mêmes, subissent le plus violent bombardement que nous ayons encore essuyé. Notre artillerie répond peu, faiblement. Cependant l'audace des Allemands est telle, que nous découvrons parfaitement les deux batteries qui nous arrosent. La batterie de 77 est à 400 mètres de nous à peine. La batterie de 105, dont les éclairs au départ du coup sont visibles, est à 2 000 mètres. Deux fois j'envoie le renseignement écrit à l'artillerie. On nous répond « que ces renseignements sont vagues et ne permettent pas de régler un tir ». Cependant nous avons conscience d'avoir donné toute la précision désirable sur l'emplacement des batteries adverses. Une troisième note rédigée avec le capitaine des compagnies voisines, après des observations simultanées, n'a pas plus de succès. Les hommes grognent qu'on nous abandonne sans secours, et leurs officiers, tout en les calmant, se rendent bien compte que nos pièces doivent manquer de munitions. On nous avoua, le lendemain, que c'était bien la raison de leur silence.
Après cette rude journée, on escomptait un peu une nuit calme où nous espérions terminer les travaux entrepris. Mais dès vingt deux heures, le petit poste placé dans la ferme, à 400 mètres sur l'avant et à gauche de nous, est attaqué. Simultanément, des coups de feu partent sur les deux sentinelles doubles, dissimulées, I'une derrière un tas de fagots, l'autre dans un fossé. Le petit poste qui est en l'air se replie légèrement et reste à proximité de la ferme. La chaîne des sentinelles doubles prévient de l'alerte. Mon factionnaire est tellement ému, qu'il tire à bout portant sur l'homme de liaison qui apporte la nouvelle. Heureusement, il est tout tremblant, et son coup ne blesse personne. La forte patrouille allemande qui vient de nous enlever la ferme, fait main basse sur les cochons dont les cris nous renseignent. Le chef de bataillon, prévenu, envoie l'ordre écrit de reprendre cette ferme coûte que coûte, dût-on engager toute la compagnie, et de la brûler si on ne peut la conserver, afin que l'ennemi ne puisse s'y installer. C'est le dernier ordre que nous devions recevoir du commandant Rabot, tué le lendemain.
(à suivre...)
Lundi 9. — De bonne heure ce matin,tandis que nous faisons le petit déjeuner avec les boites de singe entamées la veille, une volée de schrapnells de 105 s'abat sur notre tranchée. Mon voisin, ce grand Nantais, qui, hier, s'exposait gaillardement aux balles pour si peu de chose, est atteint ; éclat au crâne. Tandis que je le panse, il souffre terriblement, mais avec un courage admirable. Puis, la première dépression passée, le blessé prend son sac, distribue aux camarades ce qui peut leur être utile, et le voilà qui insiste tellement pour essayer d'aller avec un seul convoyeur jusqu'au poste de secours, que je dois me résigner à le laisser partir. D'ailleurs, il y parvient sans encombre, malgré les obus moins fréquents.
Dans l’après-midi, la route reliant nos tranchées à Dixmude et les tranchées elles-mêmes, subissent le plus violent bombardement que nous ayons encore essuyé. Notre artillerie répond peu, faiblement. Cependant l'audace des Allemands est telle, que nous découvrons parfaitement les deux batteries qui nous arrosent. La batterie de 77 est à 400 mètres de nous à peine. La batterie de 105, dont les éclairs au départ du coup sont visibles, est à 2 000 mètres. Deux fois j'envoie le renseignement écrit à l'artillerie. On nous répond « que ces renseignements sont vagues et ne permettent pas de régler un tir ». Cependant nous avons conscience d'avoir donné toute la précision désirable sur l'emplacement des batteries adverses. Une troisième note rédigée avec le capitaine des compagnies voisines, après des observations simultanées, n'a pas plus de succès. Les hommes grognent qu'on nous abandonne sans secours, et leurs officiers, tout en les calmant, se rendent bien compte que nos pièces doivent manquer de munitions. On nous avoua, le lendemain, que c'était bien la raison de leur silence.
Après cette rude journée, on escomptait un peu une nuit calme où nous espérions terminer les travaux entrepris. Mais dès vingt deux heures, le petit poste placé dans la ferme, à 400 mètres sur l'avant et à gauche de nous, est attaqué. Simultanément, des coups de feu partent sur les deux sentinelles doubles, dissimulées, I'une derrière un tas de fagots, l'autre dans un fossé. Le petit poste qui est en l'air se replie légèrement et reste à proximité de la ferme. La chaîne des sentinelles doubles prévient de l'alerte. Mon factionnaire est tellement ému, qu'il tire à bout portant sur l'homme de liaison qui apporte la nouvelle. Heureusement, il est tout tremblant, et son coup ne blesse personne. La forte patrouille allemande qui vient de nous enlever la ferme, fait main basse sur les cochons dont les cris nous renseignent. Le chef de bataillon, prévenu, envoie l'ordre écrit de reprendre cette ferme coûte que coûte, dût-on engager toute la compagnie, et de la brûler si on ne peut la conserver, afin que l'ennemi ne puisse s'y installer. C'est le dernier ordre que nous devions recevoir du commandant Rabot, tué le lendemain.
(à suivre...)
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Re: Journal d'un fusilier marin
(...suite)
Mardi 10. — Donc, en pleine nuit, la compagnie prend ses dispositions. Tandis que deux sections, avec l'officier des équipages, M. G..., resteront dans les tranchées, le capitaine, avec la 2ème section, tentera un mouvement de flanc pour attaquer la ferme par l'ouest, malgré les fossés nombreux. La section fera de front une fausse attaque, et appuiera l'opération de son feu, ne se lançant à l'assaut que si la 2ème ne peut réussir seule. Au moment de partir, à trois heures du matin, une ombre se dresse devant moi, drapée dans un manteau de bonne soeur ramassé je ne sais où, et un violent accent du Midi grogne : « Alorrsse, on ne relève pas aujourd'hui ? Voilà plus d'une heure que je suis en faction ! » Une bourrade, un ordre sec : « Retourne à ton poste, on te relèvera quand j'en donnerai l'ordre, pas avant. » Et l'homme s'en va, en disant : « Puisque c’est comme çà, on y va, lieutenant, çà va bien. » Les sections rampent lentement dans la nuit, avec, comme points de repère, des cadavres de vaches restés sur le terrain. La 2ème se lance en avant silencieusement : la ferme est vide, la patrouille n'a pas attendu le choc. Mais on ne peut songer à occuper cette position : elle est trop en l'air, l'expérience l'a prouvé, et nous ne pouvons y laisser assez de monde. Vite, avant que le retour offensif de l'ennemi se produise, on organise les foyers d'incendie. Il y a là plusieurs bâtiments, des meules de paille, des fagots. Tout est prêt, nous rentrons. Au signal la flamme s'élève, jaillit des cinq ou six foyers, embrase les meules, les fagots, lance des bouquets d'étincelles... Cet incendie est vraiment magnifique, ressortant encore plus vif sur un ciel qui commence à peine à blanchir. Les hommes admirent, mais tristement, et l'un d'eux murmure à côté de moi « Et dire que tout çà appartient à des alliés ! que c'est tout le travail, toute la propriété d'un Belge qui brûle ! » La phrase s'achève par des menaces sombres pour ceux qui nous obligent à cette destruction.
Cependant, devant les flammes, trois ombres courent comme des démons, attisant la fournaise. C'est un gradé qui est revenu, malgré le danger, avec deux hommes, pour rallumer un foyer qui ne brûlait pas. Le petit jour s'éclaire. Mais que font donc ces gaillards de la 2ème section ? Parole ! ils plument des poulets. « Vous voyez, lieutenant, on n'a pas tout laissé aux Boches. Nous avons eu le temps de sauver le peu de volaille qui restait. »
La riposte ne se fait pas attendre. Dès sept heures, très violent bombardement de nos tranchées et de la route par les deux batteries repérées hier. Le tir est admirablement précis. En peu de temps nous avons plusieurs blessés. Le docteur Guillet, qui se prodigue toujours au milieu du danger, et passe pour invulnérable, ne craint pas de venir sous le feu jusqu'à la tranchée pour panser sur place les premiers blessés, car on ne peut songer à les transporter. Il cause, il plaisante, tout en consolant doucement ceux qui sont atteints, en bandant les plaies. De l'entendre, de le voir, les hommes sont tout ragaillardis. A côté de lui, un 105 éclate dans le parapet même de la tranchée, les éclats traversent la terre, jettent quatre blessés de plus à terre. Notre artillerie ne répond toujours pas. Le docteur s'en va comme il est venu, défendant à l'infirmier qui l'avait suivi, de retraverser la zone de tir pour rentrer... Quelques heures après, médecin et poste de secours avaient disparu, enlevés par les Allemands.
Décidément, l'affaire est sérieuse ce matin. Pourtant l'attaque d’infanterie ne semble pas dirigée directement sur notre compagnie. Devant nous, il y a bien une ligne de tirailleurs gris qui courent çà et là, qui garnissent murs et fossés, nous envoyant force balles. Cela nous fait l'effet d'un rideau destiné à nous occuper. Nous répondons au feu de notre mieux, par salves ou par petits groupes de tireurs, pour éviter affolement et gaspillage de munitions. Mais l'attaque principale est ailleurs, sur notre droite, où la 11ème compagnie, violemment bousculée, perd la moitié de sa tranchée, essaye vainement de la reprendre, se maintient avec acharnement dans la partie qui reste. Au centre, la 10ème reçoit surtout des obus. Bientôt le capitaine Baudry est tué à son poste par un obus ; les mitrailleuses belges voient leur abri à moitié démoli, plusieurs mitrailleuses sont hors de combat. Néanmoins rien n'est perdu, les hommes tiennent bon.
Brusquement les choses se gâtent. Déjà nous recevions à revers les balles perdues habituelles prouvant que des attaques se faisaient dans les autres secteurs. Mais les parados de nos tranchées améliorées arrêtaient ces projectiles. Voici qu'ils se font plus nombreux ; nous voyons cette chose inattendue : des fantassins gris se glissant le long du canal de Handzaeme et s'avançant petit à petit vers la ville. Ce ne sont pas des prisonniers, car ils ont leurs fusils ; et ce sont bien des tirailleurs allemands qui ont pénétré dans nos lignes. Par où sont-ils passés ? Mystère pour nous, en tout cas, la réalité de leur passage ne fait pas de doute. Plus tard, nous apprendrons qu'ils ont percé la défense est, du côté de la route d'Eessen et du passage à niveau de la gare, en défonçant une compagnie belge et attaquant de flanc les deux compagnies de tirailleurs sénégalais qui la flanquaient ¹.
Ce qu’il y a de plus clair pour nous, c'est que nous sommes coupés de Dixmude, isolés dans nos tranchées, pris entre deux feux. Le capitaine bondit jusqu'à mon poste. « Vous voyez ? — Oui, nous sommes cernés. — On tient jusqu'à la gauche. — Evidemment. — Faites face des deux bords avec votre peloton, je m'occuperai de l'autre, et tâchons de tenir jusqu'à ce que les renforts ou la nuit arrivent. » Et nous nous serrons la main énergiquement. Il est environ treize heures. Fait passer immédiatement quelques hommes dans le chemin de ronde creusés les nuits précédentes. Ceux-là tireront sur les Allemands de Dixmude. Les autres restent face au nord, contre la ligne de tirailleurs qui s'agite toujours. Vont-ils tenter une attaque par la gauche entre l'Yser et nous ? La première section tient sa tranchée en vague demi-cercle contre ce point faible. Mais, grâce à Dieu, les arroyos découragent toute tentative de ce côté ; puis, l'ennemi est trop sûr de nous avoir.
La tranchée commence à être encombrée de blessés et même de cadavres. Des hommes de 11ème compagnie, des mitrailleurs belges s'y sont réfugiés. Il faut, à tout prix, empêcher le moral de nos hommes de tomber : s'ils s'affolent, ou bien ils essayeront de se sauver en courant n'importe où, et ils seront tous démolis, ou bien ils resteront tapis au fond de la tranchée, sans tirer, et nous serons faits prisonniers. Mais leur moral ne faiblit pas : ils sont heureux, au contraire, car aujourd'hui, on voit les Allemands, on peut viser, on peut tirer sur un but apparent ; tant pis s'il y a de la casse. D'ailleurs, ils ne se rendent pas compte du danger de la position. Un seul dans mon peloton l'a compris, un petit quartier-maître mécanicien, qui me demande à voix basse : « Qu'est-ce qu'on va faire ? — Tenir jusqu'à la nuit. — Quelle heure ? — Quatorze heures. Mais chut ! » De temps en temps il me fera signe : Quelle heure ? » et sur ma réponse, il hochera simplement la tête : « C'est long ! » Est-ce excitation de la bataille, tension de tous les nerfs, qui décuple toutes les facultés, ou grâce d'état, ou mélange de tout cela ? Jamais je ne suis senti si lucide et si vraiment « en forme ». On vit pleinement et joyeusement à ce moment, quoique la mort frappe constamment près de nous. Aperçu un groupe de cinq ou six Allemands avec un gros officier qui donne des indications par gestes, calme comme à l'exercice. Un mur en ruine le cache aux autres compagnies, et il n'est pas à 300 mètres au bord de la route. « Deux bons tireurs? » Personne ne se présente. « Vite ! » Deux hommes sont postés face à l'objectif. « 400 mètres! Jetez-moi çà par terre. Ils tirent. Maladroits ! Pendant cinq minutes, ils continuent le feu sans succès. Que faire avec des tireurs pareils ? Manquer un gros officier à 300 mètres ! Le seul résultat obtenu, c'est d'obliger cet officier, et ses hommes, à se cacher plus loin derrière des arbres.
Maintenant, dans la direction du poste du commandant Rabot, on voit des casques à pointe tirailler, puis s'avancer, en poussant devant eux des marins prisonniers. Dire que nous ne pouvons rien pour les délivrer ! Deux de ces marins courent vers nous à toutes jambes. Braves garçons ! Ils n'ont pas voulu se rendre ! En chemin le premier tomba, puis le second : les balles ennemies les ont cueillis.
Entre temps, il faut détendre un peu nos marins, empêcher l'énervement. « Qui veut m'ouvrir une boite de singe ? Faut pas oublier de manger, les garçons. L'un après l'autre. » « Maintenant, qui veut me faire une tartine beurrée ? » Ils viennent, deux d'entre eux attaquent la réserve de beurre et font, accroupis dans le fond de la tranchée, des tartines pour ceux qui tirent aux créneaux. Décidément, mes voisins n'ont pas de chance. Le petit Padellec, à ma gauche, se penche brusquement en arrière, les yeux effarés, et s'écroule la bouche ouverte, tenant encore en main sa tartine beurrée. Je me penche sur lui : rien à faire, une balle au coeur, il est mort sans un cri. On le met de côté. Mais nous ne cessons pas de tirer. « Qui vent bourrer une bonne pipe ? Le paquet de tabac circule, la bonne humeur se maintient. Cà va bien, mes enfants continuent à garder leur entrain, leur bonne simplicité, la plaisanterie prend toujours avec eux.
Maintenant, en arrière de nous, les Allemands sont arrivés au bord du canal de l'Yser ; ils poussent devant eux quelques marins prisonniers. Auront-ils la passerelle ? Ce serait pour nous la fin. Mais une contre-attaque de la compagnie d'Albiat-Melchior (1ère compagnie du 1er bataillon) les fait un peu reculer, et plusieurs des prisonniers disparaissent brusquement. Se sont-ils jetés à l'eau ? L'artillerie allemande a vu ce mouvement de contre-attaque. Elle arrose furieusement le terrain en arrière de nous, et, ce faisant, asperge fortement ses propres troupes. Mes hommes le voient, poussent des cris enthousiastes, comptent les coups. Au bout d'un instant, ceux qui nous avaient enveloppés se sont terrés dans nos tranchées de réserve. On voit simplement un ou deux casques à pointe qui s'agitent au bout des fusils pour faire signe à l'artillerie. Celle-ci s'obstine. Quel soulagement pour nous, qui sommes ainsi presque délivrés du plus gros souci !
Lentement la nuit arrive, l'artillerie se tait, la fusillade se ralentit. Enfin, je puis communiquer avec le capitaine. Quelle poignée de main nous échangeons ! Ordres pour la nuit : on va se couvrir sur l'avant par un petit poste, essayer de rétablir les communications sur l'arrière pour voir si les nôtres ont réussi à reprendre Dixmude. Mais les hommes de communication reviennent vite. A droite, la moitié des tranchées de la 11ème est toujours occupée. En arrière, deux hommes sont tombés chez les Allemands et nous ne les reverrons plus. Deux autres se sont heurtés à une sentinelle « Wer da ? » Ils ont néanmoins réussi à revenir. Nous sommes toujours isolés, sans secours. Il ne reste qu'un parti à prendre : essayer de forcer le passage vers l'Yser à travers les arroyos. Oui. Mais il en coûte d'abandonner la tranchée, nos morts qu'on n'a pas le temps d'enterrer, plusieurs blessés graves qui ne supporteraient pas le transport. Le capitaine de la 11ème , sur qui repose la responsabilité de notre troupe, n'ose s'y décider seul ; les officiers survivants tiennent conseil de guerre. « Pouvons-nous, oui ou non, abandonner nos tranchées dans les conditions où nous sommes ? » Pas de secours possibles, du moins en temps opportun ; il faut agir vite, car sans doute, l'ennemi va profiter de la nuit pour nous attaquer. La délibération n'est pas longue. Les petits postes en avant de nous feront une démonstration, fusillade intense s'ils sont attaqués, puis se replieront aussitôt, et nous essayerons coûte que coûte de rejoindre les lignes françaises en mettant le cap sur la passerelle mobile du nord, indiquée par la petite chapelle blanche et l'arbre isolé. Si elle est en notre pouvoir, tant mieux. Sinon... Le maître fusilier Godard, qui, pendant ce temps, reconnaissait le terrain dans cette direction, revient, disant qu'il n'a trouvé dans les 500 premiers mètres qu'une seule sentinelle allemande, endormie, et il l'a dépassée sans rien rencontrer.
« Sac au dos ! emportez le matériel ! les blessés sur les brancards ou sur des fusils ! » et on part silencieusement en colonne vers l'Yser. Les capitaines Cantener et Bera dirigent la marche, ma section forme l'arrière-garde. Au départ, les hommes sont calmes. Ils me demandent : « Est-ce la relève ? — Oui, oui, nous partons. Mais alors, les brancardiers vont venir chercher les blessés ? — Prenez-les toujours, on change de chemin. » Sur notre droite, un grand feu brûle encore, fin de l'incendie que nous avons allumé nous-mêmes ce matin. Le chemin est rude, avec des arroyos où l'on a parfois de l'eau et de la vase jusqu'au ventre ; pourtant, il faut que nos blessés passent, mais dans quel état! Il n'est pas nécessaire de faire hâter le pas aux traînards, mais il faut au contraire de temps en temps bousculer des valides, pour leur rappeler qu'à l’arrière-garde, des blessés ont besoin de secours.
Comment n’avons-nous pas été attaqués, sur un parcours si lent, fait de nuit, à tâtons, sans chemin, à travers les clôtures, les watergangs ? Dieu seul le sait, qui nous protégea. Le combat du jour avait sans doute épuisé les vainqueurs, et ils ne se sentirent pas la force de nous inquiéter.
Au moment où nous arrivions au bord de l’Yser, où le 1er bataillon de notre régiment tenait encore la berge ouest et la passerelle, une petite ferme, dont les meules de paille s’allumèrent brusquement, tandis que crépitaient les mitrailleuses du haut pont, faillit provoquer la panique. Cependant, un par un, nos blessés sont portés à travers l’étroite passerelle. Puis c’est le tour des quatre cent cinquante rescapés du 3ème bataillon, un peu étonnés d’être au bout de cette aventure et de se retrouver au milieu des camarades. Les officiers rendaient compte au colonel Delage, s'excusant d'avoir abandonné leur tranchée, et le colonel les embrassait en disant : « Depuis plusieurs heures, je vous croyais tous perdus. »
L'affaire avait coûté cher au 3ème bataillon. De la 12ème compagnie il ne restait pas en tout l'effectif d'une section, la 11ème avait perdu quatre-vingts hommes, la 9ème et la 10ème de vingt-cinq à trente hommes chacune. Nous avons appris ensuite que d'autres bataillons avaient souffert davantage, notamment au secteur sud.
Il est à peu près onze heures du soir quand nous sommes à l'abri sur la rive ouest de l'Yser. L'appel fait, les blessés évacués sur les ambulances, le bataillon reçoit l'ordre de se retirer en réserve générale sur la route de Caeskerke à Oudecapelle, et d'y chercher un cantonnement, impossible à préciser autrement après tous les incidents de la journée.
Les hommes marchent dans la nuit ; l'excitation et l'énervement du combat ne les soutiennent plus, et ils sont trempés jusqu'à la moelle, mais dans l'abrutissement de la fatigue il y a la joie de se sentir sauvés.
Quelques shrapnells éclatent encore auprès de la route ou aux carrefours : personne ne s'arrête, personne ne prend de précautions, personne même, me semble-t-il, ne courbe les épaules : l'impression de danger n'existe plus ; les émotions de la journée ont été trop vives et trop prolongées pour que l'on réagisse à ces petites menaces habituelles. Même quelqu'un grogne dans l'ombre à mon côté. « Tant mieux ! les obus éclairent la route. »
1. Voir l'explication donnée dans la Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1915, par M. Pierre Nothomb.
(à suivre...)
Mardi 10. — Donc, en pleine nuit, la compagnie prend ses dispositions. Tandis que deux sections, avec l'officier des équipages, M. G..., resteront dans les tranchées, le capitaine, avec la 2ème section, tentera un mouvement de flanc pour attaquer la ferme par l'ouest, malgré les fossés nombreux. La section fera de front une fausse attaque, et appuiera l'opération de son feu, ne se lançant à l'assaut que si la 2ème ne peut réussir seule. Au moment de partir, à trois heures du matin, une ombre se dresse devant moi, drapée dans un manteau de bonne soeur ramassé je ne sais où, et un violent accent du Midi grogne : « Alorrsse, on ne relève pas aujourd'hui ? Voilà plus d'une heure que je suis en faction ! » Une bourrade, un ordre sec : « Retourne à ton poste, on te relèvera quand j'en donnerai l'ordre, pas avant. » Et l'homme s'en va, en disant : « Puisque c’est comme çà, on y va, lieutenant, çà va bien. » Les sections rampent lentement dans la nuit, avec, comme points de repère, des cadavres de vaches restés sur le terrain. La 2ème se lance en avant silencieusement : la ferme est vide, la patrouille n'a pas attendu le choc. Mais on ne peut songer à occuper cette position : elle est trop en l'air, l'expérience l'a prouvé, et nous ne pouvons y laisser assez de monde. Vite, avant que le retour offensif de l'ennemi se produise, on organise les foyers d'incendie. Il y a là plusieurs bâtiments, des meules de paille, des fagots. Tout est prêt, nous rentrons. Au signal la flamme s'élève, jaillit des cinq ou six foyers, embrase les meules, les fagots, lance des bouquets d'étincelles... Cet incendie est vraiment magnifique, ressortant encore plus vif sur un ciel qui commence à peine à blanchir. Les hommes admirent, mais tristement, et l'un d'eux murmure à côté de moi « Et dire que tout çà appartient à des alliés ! que c'est tout le travail, toute la propriété d'un Belge qui brûle ! » La phrase s'achève par des menaces sombres pour ceux qui nous obligent à cette destruction.
Cependant, devant les flammes, trois ombres courent comme des démons, attisant la fournaise. C'est un gradé qui est revenu, malgré le danger, avec deux hommes, pour rallumer un foyer qui ne brûlait pas. Le petit jour s'éclaire. Mais que font donc ces gaillards de la 2ème section ? Parole ! ils plument des poulets. « Vous voyez, lieutenant, on n'a pas tout laissé aux Boches. Nous avons eu le temps de sauver le peu de volaille qui restait. »
La riposte ne se fait pas attendre. Dès sept heures, très violent bombardement de nos tranchées et de la route par les deux batteries repérées hier. Le tir est admirablement précis. En peu de temps nous avons plusieurs blessés. Le docteur Guillet, qui se prodigue toujours au milieu du danger, et passe pour invulnérable, ne craint pas de venir sous le feu jusqu'à la tranchée pour panser sur place les premiers blessés, car on ne peut songer à les transporter. Il cause, il plaisante, tout en consolant doucement ceux qui sont atteints, en bandant les plaies. De l'entendre, de le voir, les hommes sont tout ragaillardis. A côté de lui, un 105 éclate dans le parapet même de la tranchée, les éclats traversent la terre, jettent quatre blessés de plus à terre. Notre artillerie ne répond toujours pas. Le docteur s'en va comme il est venu, défendant à l'infirmier qui l'avait suivi, de retraverser la zone de tir pour rentrer... Quelques heures après, médecin et poste de secours avaient disparu, enlevés par les Allemands.
Décidément, l'affaire est sérieuse ce matin. Pourtant l'attaque d’infanterie ne semble pas dirigée directement sur notre compagnie. Devant nous, il y a bien une ligne de tirailleurs gris qui courent çà et là, qui garnissent murs et fossés, nous envoyant force balles. Cela nous fait l'effet d'un rideau destiné à nous occuper. Nous répondons au feu de notre mieux, par salves ou par petits groupes de tireurs, pour éviter affolement et gaspillage de munitions. Mais l'attaque principale est ailleurs, sur notre droite, où la 11ème compagnie, violemment bousculée, perd la moitié de sa tranchée, essaye vainement de la reprendre, se maintient avec acharnement dans la partie qui reste. Au centre, la 10ème reçoit surtout des obus. Bientôt le capitaine Baudry est tué à son poste par un obus ; les mitrailleuses belges voient leur abri à moitié démoli, plusieurs mitrailleuses sont hors de combat. Néanmoins rien n'est perdu, les hommes tiennent bon.
Brusquement les choses se gâtent. Déjà nous recevions à revers les balles perdues habituelles prouvant que des attaques se faisaient dans les autres secteurs. Mais les parados de nos tranchées améliorées arrêtaient ces projectiles. Voici qu'ils se font plus nombreux ; nous voyons cette chose inattendue : des fantassins gris se glissant le long du canal de Handzaeme et s'avançant petit à petit vers la ville. Ce ne sont pas des prisonniers, car ils ont leurs fusils ; et ce sont bien des tirailleurs allemands qui ont pénétré dans nos lignes. Par où sont-ils passés ? Mystère pour nous, en tout cas, la réalité de leur passage ne fait pas de doute. Plus tard, nous apprendrons qu'ils ont percé la défense est, du côté de la route d'Eessen et du passage à niveau de la gare, en défonçant une compagnie belge et attaquant de flanc les deux compagnies de tirailleurs sénégalais qui la flanquaient ¹.
Ce qu’il y a de plus clair pour nous, c'est que nous sommes coupés de Dixmude, isolés dans nos tranchées, pris entre deux feux. Le capitaine bondit jusqu'à mon poste. « Vous voyez ? — Oui, nous sommes cernés. — On tient jusqu'à la gauche. — Evidemment. — Faites face des deux bords avec votre peloton, je m'occuperai de l'autre, et tâchons de tenir jusqu'à ce que les renforts ou la nuit arrivent. » Et nous nous serrons la main énergiquement. Il est environ treize heures. Fait passer immédiatement quelques hommes dans le chemin de ronde creusés les nuits précédentes. Ceux-là tireront sur les Allemands de Dixmude. Les autres restent face au nord, contre la ligne de tirailleurs qui s'agite toujours. Vont-ils tenter une attaque par la gauche entre l'Yser et nous ? La première section tient sa tranchée en vague demi-cercle contre ce point faible. Mais, grâce à Dieu, les arroyos découragent toute tentative de ce côté ; puis, l'ennemi est trop sûr de nous avoir.
La tranchée commence à être encombrée de blessés et même de cadavres. Des hommes de 11ème compagnie, des mitrailleurs belges s'y sont réfugiés. Il faut, à tout prix, empêcher le moral de nos hommes de tomber : s'ils s'affolent, ou bien ils essayeront de se sauver en courant n'importe où, et ils seront tous démolis, ou bien ils resteront tapis au fond de la tranchée, sans tirer, et nous serons faits prisonniers. Mais leur moral ne faiblit pas : ils sont heureux, au contraire, car aujourd'hui, on voit les Allemands, on peut viser, on peut tirer sur un but apparent ; tant pis s'il y a de la casse. D'ailleurs, ils ne se rendent pas compte du danger de la position. Un seul dans mon peloton l'a compris, un petit quartier-maître mécanicien, qui me demande à voix basse : « Qu'est-ce qu'on va faire ? — Tenir jusqu'à la nuit. — Quelle heure ? — Quatorze heures. Mais chut ! » De temps en temps il me fera signe : Quelle heure ? » et sur ma réponse, il hochera simplement la tête : « C'est long ! » Est-ce excitation de la bataille, tension de tous les nerfs, qui décuple toutes les facultés, ou grâce d'état, ou mélange de tout cela ? Jamais je ne suis senti si lucide et si vraiment « en forme ». On vit pleinement et joyeusement à ce moment, quoique la mort frappe constamment près de nous. Aperçu un groupe de cinq ou six Allemands avec un gros officier qui donne des indications par gestes, calme comme à l'exercice. Un mur en ruine le cache aux autres compagnies, et il n'est pas à 300 mètres au bord de la route. « Deux bons tireurs? » Personne ne se présente. « Vite ! » Deux hommes sont postés face à l'objectif. « 400 mètres! Jetez-moi çà par terre. Ils tirent. Maladroits ! Pendant cinq minutes, ils continuent le feu sans succès. Que faire avec des tireurs pareils ? Manquer un gros officier à 300 mètres ! Le seul résultat obtenu, c'est d'obliger cet officier, et ses hommes, à se cacher plus loin derrière des arbres.
Maintenant, dans la direction du poste du commandant Rabot, on voit des casques à pointe tirailler, puis s'avancer, en poussant devant eux des marins prisonniers. Dire que nous ne pouvons rien pour les délivrer ! Deux de ces marins courent vers nous à toutes jambes. Braves garçons ! Ils n'ont pas voulu se rendre ! En chemin le premier tomba, puis le second : les balles ennemies les ont cueillis.
Entre temps, il faut détendre un peu nos marins, empêcher l'énervement. « Qui veut m'ouvrir une boite de singe ? Faut pas oublier de manger, les garçons. L'un après l'autre. » « Maintenant, qui veut me faire une tartine beurrée ? » Ils viennent, deux d'entre eux attaquent la réserve de beurre et font, accroupis dans le fond de la tranchée, des tartines pour ceux qui tirent aux créneaux. Décidément, mes voisins n'ont pas de chance. Le petit Padellec, à ma gauche, se penche brusquement en arrière, les yeux effarés, et s'écroule la bouche ouverte, tenant encore en main sa tartine beurrée. Je me penche sur lui : rien à faire, une balle au coeur, il est mort sans un cri. On le met de côté. Mais nous ne cessons pas de tirer. « Qui vent bourrer une bonne pipe ? Le paquet de tabac circule, la bonne humeur se maintient. Cà va bien, mes enfants continuent à garder leur entrain, leur bonne simplicité, la plaisanterie prend toujours avec eux.
Maintenant, en arrière de nous, les Allemands sont arrivés au bord du canal de l'Yser ; ils poussent devant eux quelques marins prisonniers. Auront-ils la passerelle ? Ce serait pour nous la fin. Mais une contre-attaque de la compagnie d'Albiat-Melchior (1ère compagnie du 1er bataillon) les fait un peu reculer, et plusieurs des prisonniers disparaissent brusquement. Se sont-ils jetés à l'eau ? L'artillerie allemande a vu ce mouvement de contre-attaque. Elle arrose furieusement le terrain en arrière de nous, et, ce faisant, asperge fortement ses propres troupes. Mes hommes le voient, poussent des cris enthousiastes, comptent les coups. Au bout d'un instant, ceux qui nous avaient enveloppés se sont terrés dans nos tranchées de réserve. On voit simplement un ou deux casques à pointe qui s'agitent au bout des fusils pour faire signe à l'artillerie. Celle-ci s'obstine. Quel soulagement pour nous, qui sommes ainsi presque délivrés du plus gros souci !
Lentement la nuit arrive, l'artillerie se tait, la fusillade se ralentit. Enfin, je puis communiquer avec le capitaine. Quelle poignée de main nous échangeons ! Ordres pour la nuit : on va se couvrir sur l'avant par un petit poste, essayer de rétablir les communications sur l'arrière pour voir si les nôtres ont réussi à reprendre Dixmude. Mais les hommes de communication reviennent vite. A droite, la moitié des tranchées de la 11ème est toujours occupée. En arrière, deux hommes sont tombés chez les Allemands et nous ne les reverrons plus. Deux autres se sont heurtés à une sentinelle « Wer da ? » Ils ont néanmoins réussi à revenir. Nous sommes toujours isolés, sans secours. Il ne reste qu'un parti à prendre : essayer de forcer le passage vers l'Yser à travers les arroyos. Oui. Mais il en coûte d'abandonner la tranchée, nos morts qu'on n'a pas le temps d'enterrer, plusieurs blessés graves qui ne supporteraient pas le transport. Le capitaine de la 11ème , sur qui repose la responsabilité de notre troupe, n'ose s'y décider seul ; les officiers survivants tiennent conseil de guerre. « Pouvons-nous, oui ou non, abandonner nos tranchées dans les conditions où nous sommes ? » Pas de secours possibles, du moins en temps opportun ; il faut agir vite, car sans doute, l'ennemi va profiter de la nuit pour nous attaquer. La délibération n'est pas longue. Les petits postes en avant de nous feront une démonstration, fusillade intense s'ils sont attaqués, puis se replieront aussitôt, et nous essayerons coûte que coûte de rejoindre les lignes françaises en mettant le cap sur la passerelle mobile du nord, indiquée par la petite chapelle blanche et l'arbre isolé. Si elle est en notre pouvoir, tant mieux. Sinon... Le maître fusilier Godard, qui, pendant ce temps, reconnaissait le terrain dans cette direction, revient, disant qu'il n'a trouvé dans les 500 premiers mètres qu'une seule sentinelle allemande, endormie, et il l'a dépassée sans rien rencontrer.
« Sac au dos ! emportez le matériel ! les blessés sur les brancards ou sur des fusils ! » et on part silencieusement en colonne vers l'Yser. Les capitaines Cantener et Bera dirigent la marche, ma section forme l'arrière-garde. Au départ, les hommes sont calmes. Ils me demandent : « Est-ce la relève ? — Oui, oui, nous partons. Mais alors, les brancardiers vont venir chercher les blessés ? — Prenez-les toujours, on change de chemin. » Sur notre droite, un grand feu brûle encore, fin de l'incendie que nous avons allumé nous-mêmes ce matin. Le chemin est rude, avec des arroyos où l'on a parfois de l'eau et de la vase jusqu'au ventre ; pourtant, il faut que nos blessés passent, mais dans quel état! Il n'est pas nécessaire de faire hâter le pas aux traînards, mais il faut au contraire de temps en temps bousculer des valides, pour leur rappeler qu'à l’arrière-garde, des blessés ont besoin de secours.
Comment n’avons-nous pas été attaqués, sur un parcours si lent, fait de nuit, à tâtons, sans chemin, à travers les clôtures, les watergangs ? Dieu seul le sait, qui nous protégea. Le combat du jour avait sans doute épuisé les vainqueurs, et ils ne se sentirent pas la force de nous inquiéter.
Au moment où nous arrivions au bord de l’Yser, où le 1er bataillon de notre régiment tenait encore la berge ouest et la passerelle, une petite ferme, dont les meules de paille s’allumèrent brusquement, tandis que crépitaient les mitrailleuses du haut pont, faillit provoquer la panique. Cependant, un par un, nos blessés sont portés à travers l’étroite passerelle. Puis c’est le tour des quatre cent cinquante rescapés du 3ème bataillon, un peu étonnés d’être au bout de cette aventure et de se retrouver au milieu des camarades. Les officiers rendaient compte au colonel Delage, s'excusant d'avoir abandonné leur tranchée, et le colonel les embrassait en disant : « Depuis plusieurs heures, je vous croyais tous perdus. »
L'affaire avait coûté cher au 3ème bataillon. De la 12ème compagnie il ne restait pas en tout l'effectif d'une section, la 11ème avait perdu quatre-vingts hommes, la 9ème et la 10ème de vingt-cinq à trente hommes chacune. Nous avons appris ensuite que d'autres bataillons avaient souffert davantage, notamment au secteur sud.
Il est à peu près onze heures du soir quand nous sommes à l'abri sur la rive ouest de l'Yser. L'appel fait, les blessés évacués sur les ambulances, le bataillon reçoit l'ordre de se retirer en réserve générale sur la route de Caeskerke à Oudecapelle, et d'y chercher un cantonnement, impossible à préciser autrement après tous les incidents de la journée.
Les hommes marchent dans la nuit ; l'excitation et l'énervement du combat ne les soutiennent plus, et ils sont trempés jusqu'à la moelle, mais dans l'abrutissement de la fatigue il y a la joie de se sentir sauvés.
Quelques shrapnells éclatent encore auprès de la route ou aux carrefours : personne ne s'arrête, personne ne prend de précautions, personne même, me semble-t-il, ne courbe les épaules : l'impression de danger n'existe plus ; les émotions de la journée ont été trop vives et trop prolongées pour que l'on réagisse à ces petites menaces habituelles. Même quelqu'un grogne dans l'ombre à mon côté. « Tant mieux ! les obus éclairent la route. »
1. Voir l'explication donnée dans la Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1915, par M. Pierre Nothomb.
(à suivre...)
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.