11 novembre : commemoration anachronique ?

jmn02
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Re: 11 novembre : commemoration anachronique ?

Message par jmn02 »

Bonjour à tous,

J'ai beau lire et relire ce texte publié sur le site du "Causeur" (que je ne connaissais pas) : je ne vois pas en quoi ce texte est polémique, ni particulièrement belliciste... Il ne fait que mettre en perspective certaines réalités historiques confrontées aux désirs d'un certain nombre de nos contemporains et décideurs politiques actuels (que je ne juge pas, même si je considère leur système de pensée dangereux, comme je vais m'en expliquer ci-dessous). Cet article confronte aussi ces réalités historiques aux réalités contemporaines...

Concernant cette confrontation entre événements de la guerre de 1914 et les enjeux du monde actuel, je vous renvoie à l'intervention que j'ai faite sur ce forum (pages1418/Pages-d-aujourd-hui-actualite ... 3538_1.htm), où j'ai cité l'analyse de cette historienne de Lille-3, qui, invitée à commenter les commémorations du 11 Novembre sur France 2, mardi dernier dans l'après-midi, explique très bien - venant de publier un ouvrage sur l'utilisation et l'instrumentalisation de la mémoire de la guerre de 1914-1918 faite dans les années Vingt et Trente - comment l'emploi du souvenir de la Grande Guerre et des hommes qui l'ont faite, change de décennie en décennie et comment le souvenir et les "grandes figures" de ce conflit sont régulièrement utilisés, aujourd'hui encore, pour légitimer non seulement la politique, mais les idéologies et les fondements de la société actuelle...

Aussi évidemment, je suis tout à fait d'accord lorsque je lis qu'on fait une commémoration anachronique. Dans le cadre du centenaire, beaucoup de manifestations sont anachroniques (au risque de froisser Anne) et je me demande toujours comment certains vont pouvoir tenir le rythme des quatre ou cinq années de commémorations, en nous faisant, dès 2014, des commémorations globales de la Grande Guerre (dès cette année, de 1914 à 1918), en évoquant, soit à travers des expositions, soit à travers des conférences ou manifestations mémorielles, dès 2014, pêle-mêle (la liste n'est pas exhaustive) la guerre des tranchées, les combats de mines de Vauquois, ceux de Verdun, les mutineries de 1917 et la fin de la guerre ou la reconstruction... Comment tenir sur le long terme en ne respectant pas la chronologie et en voulant parler de la fin avant de parler du début ou de "l'entre deux" ?

J'ai assisté dernièrement à une conférence donnée par Serge Barcellini sur les enjeux mémoriels des conflits du XXe siècle. Ce dernier s'appuyait notamment sur les commémorations du soixante-dizième anniversaire de la libération de la France et sur le centenaire de la Grande Guerre pour démonter la mécanique de la mémoire individuelle et collective. Analyse passionnante, où l'on voit bien comment ce souvenir évolue de génération en génération et comment, chaque époque détourne cette mémoire à ses fins propres et comment, à d'autres périodes, cette mémoire s'efface presque totalement. Globalement, son analyse va assez dans le sens de cette historienne de Lille-3... Lors des échanges à l'issue de la conférence de Barcellini, j'ai justement fait part de mon étonnement à constater ce grand mélange des genres qui ne respecte pas du tout la chronologie historique et qui risque fort, localement, de conduire, à un essoufflement des commémorations de ce centenaire. J'ai notamment expliqué que je trouvais étonnant qu'en 2014, certains éprouvent un besoin incompressible de revenir sur les mutineries de 1917 ou sur la guerre des tranchées, quand il aurait sans doute été plus judicieux de revenir d'abord aux origines du conflit (que certains cherchent aujourd'hui - phénomène bien révélateur de notre époque - à brouiller pour rendre la lecture de cette guerre encore plus incompréhensible et la rendre d'autant moins légitime dans la perspective d'une "guerre fratricide européenne"), à une présentation locale du monde d'avant-guerre (photos, documents et témoignages ne manquent pourtant pas), à une analyse et une description des entrées en guerre (il y a eu des colloques intéressants sur ce sujet dernièrement, notamment dans l'Oise - colloque des 26 et 27 septembre 2014 à Senlis -, à Paris et dans l'Aisne - Laon et Craonne -, mais ce travail est loin d'avoir été systématiquement fait dans toutes les manifestations de cette première année de commémoration), aux premières confrontations armées en Belgique et dans le Nord-Est de la France jusqu'à l'enlisement dans les tranchées (premières confrontations qui furent pourtant déterminantes car elles confrontent, notamment en France, la vision du monde de l'avant-guerre aux réalités du monde moderne qui se révèlent de la manière la plus dramatique qui soit en ayant provoqué, à la fin de l'année 1914, un peu plus de 300 000 morts rien que du côté français)... J'ai vu certaines expositions - et j'en ai vu quelques-unes depuis le début de ce centenaire - et certaines de très haute tenue ! - faites dans le cadre de certaines batailles, qui n'analysaient rien ou presque de cette bataille (comme s'il n'y avait aucune source ou presque pour en parler), mais qui insistaient déjà plus sur les quatre années d'occupation allemande qui ont suivi ces batailles (je ne citerai qu'un exemple, mais qui me semble assez révélateur : la bataille de Guise !) et sur leurs conséquences pour les civils que sur ces batailles, dont les enjeux furent cependant décisifs. J'ai également pris, lors de cet échange, l'exemple d'un débat qui a vivement agité le monde des historiens dès le début de la Grande Guerre et qui s'est prolongé jusqu'au milieu des années 60 - celui des responsabilités de la guerre -, qui semblait définitivement avoir été enterré aujourd'hui (dénotant là encore les changements d'enjeux et de discours historiques et mémoriels, liés aux changements des temps "actuels")... Serge Barcellini m'a fait cette réponse très simple, mais très claire : Oui, mais aujourd'hui, on se fout totalement de l'origine de la guerre et de qui a bien pu la provoquer... En effet, ces questions pourtant fondamentales, qui constituent non seulement la matrice de cette guerre, mais de notre société contemporaine, n'intéressent plus nos contemporains, parce qu'elles ne "cadrent" plus avec nos préoccupations (politiques, sociétales, économiques, idéologiques...) actuelles... Telle est la réalité, qu'on veuille bien l'admettre, ou pas !...

Pour revenir à l'article du Causeur, je ne vois pas en quoi son auteur est un belliciste primaire qui voudrait à tout prix jeter les peuples les uns contre les autres.

Il renvoie à cette formule aussi vieille que l'Empire romain : "Si vis pacem, para bellum" que l'on pourrait traduire littéralement par "Qui veut préserver la paix, prépare la guerre". Cette formule évidemment prête à de nombreuses interprétations et à de nombreuses polémiques. Pourtant, elle se vérifie à toutes les périodes historiques et s'impose comme une évidence. Une Nation pour être forte doit être armée et prête à faire face à toute forme d'agression. Si l'angélisme et l'amour universel était ciment des peuples, cela se saurait depuis longtemps... De la préhistoire à notre monde contemporain, les exemples ne manquent pas de ces individus, de ces groupes d'individus, de ces peuples et de ces Nations (lorsque les Nations-Etats se sont créées) qui ont voulu imposer leurs volontés aux autres par la force, la violence et la contrainte. Et ce n'est pas avec des discours d'amour et de paix universelle entre les peuples que l'on est parvenus à écarter ces menaces... A l'époque préhistorique ou protohistorique, les hommes se battaient pour la conquête d'espaces ou de zones de chasse. Les grandes civilisations (égyptiennes, hellénistiques, romaines, perses...) n'ont bâti leur grandeur que par la force des armes et se sont effondrées quand elles n'ont plus été capables de faire face, par les armes, aux invasions (reprenez vos manuels d'histoire et révisez la chute de l'Empire romain face aux invasions "barbares"). Voyez précisément comment certains peuples, avant de se sédentariser, ont eu besoin de l'usage de la force pour s'imposer (les "Vikings" ancêtres des Normands). Voyez comment les rois de France des Carolingiens aux monarques absolus de l'Epoque moderne ont eu constamment à user de l'épée et des traités pour construire le Royaume de France et pour faire face aux velléités de conquête et d'hégémonie de leurs puissants voisins (Espagne, Pays-Bas, le "Saint-Empire romain-germanique"). Voyez comment notre république actuelle est née dans le sang et la guerre, lors de la Révolution de 1789, qui est certainement une des périodes qui a été les plus dévastatrices pour les hommes comme pour le patrimoine architectural et pour l'histoire (guerres européennes, génocide de Vendée, régime de la Terreur de la Convention, destructions ou ventes au titre des biens nationaux du patrimoine architectural - châteaux et édifices religieux -, destruction de nombre d'archives de l'Ancien Régime). Aux guerres européennes de la Révolution et de l'Empire (celui de Napoléon Bonaparte), ont succédé de nouvelles formes de violences (sociales, avec l'émergence d'une classe ouvrière, avec la Révolution industrielle ; coloniale avec la création des empires coloniaux, dont certaines conquêtes se sont construites par la force des armes). Après la guerre de 1870 et la Commune, guerre non seulement franco-allemande mais guerre civile (souvenez vous du "Mur des Fédérés" !), de nouvelles tensions sont apparues tant à l'échelon local qu'international que je ne re-développerai pas ici pour alourdir mon propos (luttes ouvrières, réveil des nations, tensions économiques, rivalités commerciales, courses aux armements, etc...).

A l'inverse, on a pu mesurer la puissance dévastatrice du courant pacifiste des années 20 et surtout Trente, sur fond de crise économique il est vrai (il y a d'ailleurs là des similitudes extrêmement fortes et inquiétantes entre cette période et la nôtre !), notamment en France et en Grande-Bretagne, qui à force de ne pas vouloir moderniser leurs armées et de se montrer incapables de barrer la route aux ambitions d'Hitler, ont conduit à cette honte de la signature du traité de Munich, paroxysme du jeu de dupes dont Hitler fut le seul à tirer les bénéfices, mesurant l'extrême faiblesse de Daladier et de Chamberlain, apôtres d'une paix illusoire face à la volonté expansionniste, sur fond de mépris et de haine raciale, de l'Allemagne nazie qui ne rêvait plus que de conquête et d'asservissement des autres peuples (souvenez-vous de la parole de Winston Churchill : "Entre le déshonneur et la guerre, vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre")... Sans oublier ce qui se passait dans le même temps en Asie du Sud-est, et notamment en Chine, avec les armées impériales japonaises conquérant ce pays par la force des armées et à grands renforts de massacres et de décapitations : allez donc revoir les photos et documents de l'époque... L'impréparation à la guerre a montré toutes ses dramatiques conséquences en mai-juin 1940, lorsque, malgré le sacrifice de 100 000 soldats en 6 semaines de combats, la France a été vaincue par l'Allemagne nazie, avant de connaître une des périodes les plus sombres de son Histoire : l'occupation partielle puis totale de son territoire et l'apparition d'une nouvelle guerre civile fratricide (résistants contre collaborateurs)... Je vous renvoie également aux débuts de guerre en Russie en juin 1941, où la même impréparation (aggravée par les purges staliniennes de 1937 dans les rangs des généraux) a provoqué de non moins dramatiques hécatombes militaires et civiles sur le front de l'Est...

Après la Seconde Guerre mondiale, sociétés capitalistes et communistes, divisées en deux blocs, se sont confrontées dans une paix armée, marquée par la course à la bombe atomique, dans ce qu'on appelle aujourd'hui communément "la guerre froide"...

Faut-il citer ici la trop longue liste de toutes les guerres qui ont ensanglanté et ensanglantent certaines régions du globe, de 1945 jusqu'à nos jours ?

Et que dire de l'inquiétante poussée islamiste, sur fond de crise économique mondiale (qui exacerbe les différences entre les plus riches et les plus pauvres, différences sources de nouvelles fractures et de nouvelles tensions sans cesse plus vives), qui fait chaque jour de nouveaux émules endoctrinés et fanatisés prêts à livrer une guerre sans merci au monde occidental et dont les "soldats" essaiment à une vitesse effrayante dans plusieurs régions d'Afrique et du Moyen-Orient, gagnant chaque jour des territoires en imposant un nouveau régime de terreur et en jurant de livrer la "guerre sainte" aux sociétés occidentales qu'ils prétendent asservir ? Force est de constater que nos sociétés occidentales, qui ne veulent plus d'hécatombes comme celles de 1914, ont des réponses, mais qui ne sont de toute évidence pas adaptées à cette nouvelle menace qui pèse sur nos sociétés du XXIe siècle...

Cet auteur ne se trompe donc pas lorsqu'il évoque un monde incertain et toujours aussi dangereux, où la paix reste précaire. Et ce n'est pas vouloir jeter les peuples les uns contre les autres que de pointer du doigt une réalité qui se vérifie aujourd'hui comme hier, à travers toutes les périodes historiques de l'humanité : au-delà d'une majorité qui aspire sans doute à ne vivre qu'en paix avec ses voisins, existaient et existent toujours aujourd'hui des groupes d'individus plus ou moins puissants qui entendent imposer leurs volontés par la force, les armes, le meurtre et la terreur... Ce n'est pas être un "va-t-en guerre" que de vouloir se protéger de ces menaces en préparant une riposte adaptée pour s'en défendre... Tout comme ce n'est pas se rendre service, ni vouloir le bien de l'humanité, que de vouloir à tout prix minorer ou ignorer cette réalité...

Le souvenir des hécatombes de la Grande Guerre, qui ont durablement traumatisé (à juste raison) notre société ne doivent pas nous interdire de voir les réalités de notre monde actuel bien en face et d'être prêts à l'action, s'il le faut et quand il le faut.

Au fond, ce n'est pas si choquant que l'on s'appuie aujourd'hui sur le souvenir des soldats de la Grande Guerre pour construire notre présent et notre avenir (y compris pour faire face aux menaces du monde moderne, sachant que ce n'est pas en se voilant la face et en voulant faire de l'angélisme ou du nihilisme qu'on les repoussera) : c'est même un des fondements et une des justifications de l'Histoire. Ce qui est peut-être plus gênant, c'est cette volonté de réécriture permanente de l'histoire, ce déversement d'opinion personnelle, par exemple au travers de cette confrontation que certains veulent faire, pour 1914, entre une minorité de méchants bellicistes qui auraient voulu la guerre à tout prix et le petit peuple qui lui ne l'aurait pas voulu, à qui on l'aurait imposé et qui ne l'aurait faite que contraint et forcé, mais sans jamais l'avoir voulu (mais alors pourquoi le peuple en armes que représentaient les soldats paysans et ouvriers de France ont-ils mis 3 ans et demi pour se révolter ? Pourquoi ont-ils accepté sans sourciller les hécatombes d'Artois, de Champagne, de Meuse en 1915 ? Pourquoi ont-ils accepté les massacres de Verdun et de la Somme, en 1916, sans broncher - les chiffres varient, mais je rappelle qu'on admet aujourd'hui environ 300 000 dans chaque camp pour la seule bataille de Verdun de février à octobre 1916... Pourquoi avoir attendu l'offensive Nivelle sur le Chemin des Dames en avril 1917 ? Pourquoi les "révoltés" ont-ils accepté de retourner aux tranchées en mai-juin 1917 et ont-ils continué de combattre jusqu'en novembre 1918 ? Sachant que le seul poids de la contrainte et de la menace de sanctions du commandement ne tient pas la route, quand on voit le nombre de condamnations à mort et d'exécutions pour toute la durée de la guerre. Ce questionnement vaut également avec quelques nuances pour l'armée anglaise et allemande... S'il n'y avait pas eu de haine de l'ennemi, pourquoi certaines femmes des départements français envahis et occupés par les Allemands, violés et ayant eu un enfant de cette relation forcée, se sont-elles cru obligées de tuer cet enfant non désiré de l'ennemi ? - Je vous renvoie là à l'étude de Stéphane Audouin-Rouzeau...). Il faut toujours reprendre les faits comme ils sont. On peut tenter de faire des parallèles avec notre époque, comme les discours officiels s'y hasardent, mais on ne peut pas vouloir à tout prix faire dire aux événements historiques ce que l'on a envie qu'ils signifient de notre propre point de vue aujourd'hui... Lorsqu'on en est là, on est déjà très loin de l'Histoire mais on s'éloigne aussi des réalités du monde actuel qui en découle directement... Et comme disait un autre auteur : "Une société qui oublie son passé [et j'ajouterai "qui s'évertue à sans cesse le déformer"], se condamne à le revivre"...

Cordialement,

Jean-Michel
JMN02
berry
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Re: 11 novembre : commemoration anachronique ?

Message par berry »

Bonjour,
votre propos Jmn02 est pertinent. Pour reprendre le titre, non, rien d'anachronique. Il s'est malheureusement développé en France un état d'esprit déliquescent, extrêmement dangereux pour l'avenir.
Lorsqu'on y réfléchit ( encore faut-il réfléchir ), qu'on s'en rend compte, ça laisse pensif. Pour inverser le courant c'est difficile, la population a tellement été abreuvée de "bons discours" d'affirmations fausses; si nous n'y arrivons pas l'avenir s'en chargera... sans douceur. Cordialement.
berry
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