ANECDOTES

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cedsch
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Re: ANECDOTES

Message par cedsch »

Bonjour,

ci-dessous un texte tiré d'un almanach dans anciens combattants de 1932 :

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Voici encore quelques souvenirs vécus dans la Somme.
Je vis, un matin, amener à mon poste de secours deux chasseurs blessés qu’une patrouille avait recueillis ; depuis trois jours et quatre nuits ils gisaient entre les lignes, n’osant appeler de peur d’attirer l’attention de l’ennemi. C’étaient des gars du 67ème bataillon ; l’un Lacan était parisien, l’autre Padovani était corse ; j’ai rarement vu des blessés ayant un aussi bon moral , ils parurent étonnés des attentions dont nous les entourâmes.
J’ai encore noté dans mon carnet, à cette époque : « admiré le moral des chasseurs du 5ème et des fantassins du Quinze-Deux », aujourd’hui en garnison à Colmar. Voici un bien modeste hommage rendu à de belles unités.
Il y avait comme brancardier au troisième bataillon de chez nous, un solide curé, très populaire, même parmi les mécréants. A la ferme de « Monacu » l’explosion d’un obus lui projeta dans la figure un éclat de bois qui lui enleva les deux yeux. On m’a raconté qu’avant de se laisser évacuer il dicta une lettre pour sa mère. J’allai peu après le voir à l’hôpital d’Amiens ; assez déprimé il me rappela l Lion blessé ; il ne me fut que trop facile de lui dissimuler les larmes que m’arracha son état. Le brave homme a recouvré son entrain et tous ses anciens camarades, les mécréants y compris, le rencontrent avec plaisir lors de nos réunions annuelles : c’est l’abbé Guyennet, curé de Grand-Corent dans l’Ain.
J’ai dit tout à l’heure, comment nous nous étions tirés sans dommages du champ d’explosion d’un obus de gros calibres. J’observai plusieurs exemples d’une pareille. Un jour à la « Carrière des Anglais », devant Verdun, le musicien Colombet vit un obus lui éclater sous le nez, alors qu’il me préparait du thé pour les blessés sur un mur de sacs à terre. Le projectile pénétrant dans les sacs envoya très perpendiculairement sa gerbe d’éclats et Colombet s’en tira avec les deux tympans perforés, les cheveux, les cils et les sourcils brûlés par la flamme de l’explosion ; c’est assez dire combien il s’en trouvait proche.
Voici maintenant l’antithèse de tels faits. Nous reposions un jour par groupes dans la « Carrière de Hem » , un obus tombe à quelque deux cent mètres de nous et nul n’y prêtes attention ; mais dans un groupe voisin du nôtre, on s’agite, on se lève, on m’appelle. Un homme jouant aux cartes s’est affaissé ; une « mouche », que ses camarades les plus proches ont du reste entendue venir, l’a atteint au thorax ; et je recueille le dernier soupir du blessé, avant même d’avoir pu découvrir l’orifice d’entrée de l’éclat venu de l’obus lointain.
Il est mort, le camarade, sans souffrances, sans voir même eu le temps de se rendre compte de ce qu’il lui était arrivé.
Sans souffrances ?
Puisse ce que je vais dire apporter quelques consolations à ceux qui pleurent un être cher, mort plus ou moins rapidement sur le terrain. La souffrance au cours des premiers moments, et même des premières heures, suivant la blessure est un fait presque (je dis presque), exceptionnel.
J’ai vu des centaines et des centaines de blessés ne point souffrir d’une terrible mutilation et ne se rendre nul compte de la gravité de leur état. « Pensez-vous, Monsieur le Major, qu’on pourra me conserver mon pied ? » me disait un malheureux, le ventre ouvert, dont la fin n’ était plus qu’une question de minutes.
Cette insensibilité temporaire nous permettait de panser, d’emballer, puis d’évacuer rapidement, pour qu’ils puissent recevoir à l’arrière des soins plus minutieux et plus éclairés, des hommes très gravement atteints.
A l’ambulance et à l’hôpital on souffrait, non point au cours des opérations, toujours pratiquées sous anesthésie, mais pendant les heures qui suivaient la narcose et surtout à l’occasion des pansements. J’ai pu personnellement me rendre compte de ce que j’avance ; aucune des deux fois où je fus blessé, je ne m’aperçus tout de suite que j’étais atteint ; je n’ai souffert qu’après avoir été opéré ou quand on me pansait ; et cependant mes plaies ne suppurèrent point.
Mais la Vie des Martyrs, à l’hôpital, a été décrite de façon trop magistrale pour que je me risque, après Duhamel, à en tenter même une esquisse.
Au front, les souffrances, heureusement discontinues, du soldat étaient faites de gênes douloureuses, de manque de confort et de propreté, de longues stations sous la pluie dans la boue, ou au contraire sous un soleil ardent, de privations diverses, de soif, et surtout de fatigues, harassantes insoupçonnées de qui ne les à point endurés. Nul je le répète, au risque de paraître radoter, ne peut se rendre compte de l’énergie et du courage qu’il fallait aux hommes pour accomplir, en certaines circonstances, certaines corvées. C’est encore dans la « Carrière de Hem » que se déroula la scène suivante.
Il faisait un soleil torride. J’étais assis à l’entrée de mon vague abri et, comme j’avais enlevé ma vareuse, je ne portais, à tort, aucun insigne de mon grade. Soudain débouche du boyau, chargé comme un mulet, un gars du 15-2 ; il ronchonne, s’arrête, se débarrasse rageusement de ses musettes et bidons, qui, avec deux boîtes de cartouches et son mousqueton, voltigent au loin ; enfin, il s’écroule près de moi en déclarant : « cette fois j’en ai assez , les salauds ils peuvent me faire ce qu’ils voudront, je ne vais pas plus loin ».
Les salauds…ces sont tous les gradés et officiers de l’armée française. Je rentre dans mon abri me munir de ma capote et troquer mon casque contre un calot pourvu de galons. Puis, sous l’œil assez peu inquiet des quelques hommes du 23ème, témoins de la scène et qui du reste veulent m’aider, je rassemble boîtes de cartouches, musettes, bidons, près de notre révolté…qu’agitent de gros sanglots. Lui tendant alors son arme, je l’invite à « ne pas faire l’imbécile » et lui ordonne de se lever. Mais déjà il a repris son mousqueton ; il a obéi : c’est suffisant. Je fais transporter son barda dans mon poste de secours et l’y conduis aussi. Il pleure toujours, déclare que « c’est vraiment trop dur…(qu’)…il fait trop chaud » ; « Tu crois que l’on ne s’en doute pas ? » Il boit un peu de limonade. Je lui fais enlever sa veste et desserrez sa ceinture ; il exhale cette sainte puanteur qui nous saisissait si souvent quand, pour les panser, nous dépouillions de leurs habits, avec cette piété qui devait animer les Saintes Femmes au pied de la Croix, les malheureux blessés portant parfois depuis des semaines les mêmes dessous.
Il se débarbouilla…puis un quart d’heure plus tard s’en allait souriant, après nous avoir serré la main.
Le lecteur a sans doute remarqué, et peut-être m’en a-t-il blâmé, que je tutoyais habituellement mes hommes. Le tutoiement est interdit dans les relations officielles entre supérieurs et inférieurs. Les relations entre un médecin et ses blessés sont-elles à considérer comme officielles ? Voici en tout cas la page, à mon sens splendide, que Duhamel, homme de gauche et démocrate impénitent, a consacré au tutoiement dans « les Sept dernières Plaies ».
« J’ai tutoyé, pendant la guerre, presque tous les blessés qu’il m’a été donné d’assister, quand ces blessés étaient de ceux qu’en style militaire, on appelle simplement « des hommes ». J’ai toujours vu, dans ce tutoiement, non pas une familiarité martiale, sans réplique d’ailleurs et bien contraire à ma réserve naturelle mais une de ces tendresses légitives qu’on témoigne aux enfants, aux créatures affaiblies et souffrantes. Il m’est arrivé de n’oser point tutoyer, dès l’abord, des troupiers que leur âge et leur culture isolaient un peu de la foule. A l’instant des pires épreuves, à l’heure de la mort, le « tu » me montait aux lèvres, comme un hommage fraternel, comme une caresse sublime. J’ai même tutoyé, une fois, une seule fois, un jeune officier moribond, et j’ai le sentiment d’avoir, ce jour là, selon mes forces, exalté les ressources de l’art. Il est malgré tout, des limites au audaces de la pitié : même en présence de la mort, un infime médecin de complément n’aurait pas l’idée de tutoyer un général. Et c’est pourquoi les rois, les princes, les puissants, sont les gens les plus mal soignés du monde. »
J’ai, moi aussi, tutoyé un jour un officier. C’était le 18 juillet 1918 : un des beaux jours de ma vie. Cet officier se trouvait être le dernier d’une longue série de blessés, pour la plupart inconnus et, comme lui, anonymes. Aujourd’hui encore, j’ignore qui il était et même à quel corps, en liaison avec le nôtre, il appartenait. Très jeune, l’ai intelligent, il gisait, partiellement déshabillé, sur le brancard où je venais de le panser. Profitant d’un moment de répit, je prolongeait la conversation déjà engagé, pendant le pansement, comme avec tout blessé.
« Alors ça va ? »
« Ca va…on progresse…le Boche décolle. »
« Où étais-tu quand tu as été blessé ? »
« De l’autre côté de la Savière. »
Et la conversation continuait, empreinte de beaucoup de cordialité, quand je surpris un frisson chez mon patient.
« Couvrez donc cet homme », ordonnai-je.
Mais voici que l’on jette sur lui une capote de lieutenant.
« Faites donc attention, bon Dieu, vous lui fichez une capote d’officier ».
« Mais Monsieur le Major, c’est la mienne. »
« Oh je vous demande pardon…vous avez l’air si jeune…je vous prenais pour un simple soldat…vous tutoyais…excusez-moi. »
E le brave gars de me répondre : « mais je vous en prie, Monsieur le Major, continuez, vous m’avez fait plaisir, vous me parliez si gentiment… ». Je demeurai tout ému de cette parole affectueuse, sublime récompense de modestes attentions, comme nous en prodiguaient souvent aussi de simples soldats et même des prisonniers. Et assez embarrassé, je mélangeai maladroitement les « tu » et les « vous », jusqu’au moment où les G.B.D. nous séparèrent. Ami demeuré inconnu.
« Hommage amical » ou « sublime caresse », voire parfois « familiarité martiale », le tutoiement en aucun cas, même s’il s’adresse maladroitement à des « troupiers que leur âge (ou) leu culture isolaient un peu de la foule », ne m ‘a paru mériter le qualificatif d’ »ignoble » dont prétendit le stigmatiser un jour un officier aristocrate. A l’égard des mauvais soldats, avec qui il n’était pas de mise, il a même pu être l’ultime appel (élevant pour un instant l’indigne à la dignité de camarade…quand même), capable de faire rentrer l’égaré dans le droit chemin.

Docteur Frantz ADAM. (A fait campagne avec le 23ème d’infanterie)
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Cdlt,
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