le fils de Jean Jaurès

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IM Louis Jean
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par IM Louis Jean »

Bonsoir à toutes et à tous,
Le fait que Louis ait rejoint les rangs de l'armée n'a évidemment rien à voir avec une hypothétique mentalité guerrière/ nationaliste ( au sens où nous l'entendons aujourd'hui) ni à un quelconque complexe de "l'oeuf-dipe", de la langoustine ou du saucisson. Laissons cela aux potages télé-médiatiques.
Ce qui m'interpelle, c'est que le contexte actuel paraît imposer ces précautions "oratoires".



Discours de Rossel lors du quatrième anniversaire de la mort de Jean Jaurès :

<< Rossel, un ami de Jaurès, qui collabora à son œuvre d'organisation de la défense de la nation, vient arracher des pleurs à l'auditoire, en rappelant l'héroïque épo-
pée de Louis Jaurès, le fils du grand mort.
Voici le texte de son discours:

Le plus grand hommage qui puisse être rendu à Jaurès, c'est d'associer désormais, à chaque anniversaire, à son grand souvenir, la mémoire de son fils unique, Louis
Jaurès, âgé de 19 ans, aspirant de chasseurs à pied, mortellement frappé il y a quelques jours sous les murs de Reims, en tête de sa section.

Ce sera justice: car les deux destinées sont inséparables. Nous le voyons aujourd'hui : toute la vie de Jaurès était absorbée par la vision du drame effroyable qui menaçait le monde. Quant au pauvre enfant, il avait juste quinze ans quand son père mourut. Il s'ouvrait à la vie, il commençait à peine à comprendre les choses à l'heure où le cataclysme se déchaîna, brisant d'abord son propre foyer. Mais, sans hésiter, tout de suite, il se donna tout entier comme son père se donnait. C'est au chevet de son père, mortellement frappé, qu'il se jura à lui-même de faire le seul beau grand geste qui fût en son pouvoir, et qui fût digne du disparu. Son père hantait sans cesse son cerveau. Et c'est au nom de son père qu'il supplia tendrement, mais irrésistiblement sa mère et sa sœur éplorées de le laisser partir au front.
C'est ainsi que Louis Jaurès fut, à son heure, le plus jeune soldat de l'armée française.

Pour atténuer, pour doser la douleur de sa mère, et sur les conseils de ses amis, il s'engagea, d'abord, dans la cavalerie, dès que ses 17 ans sonnèrent. Mais à peine arrivé au régiment, il se fit classer dans les escadrons à pied, tant il craignait d'amoindrir sa part de danger. Et quelques semaines plus tard, de son propre mouvement, sans prévenir personne, poursuivant l'idée qui dominait sa vie, l'idée du sacrifice total, il muta dans les chasseurs à pied : corps d'élite, exposé
entre tous.

Mais ce n'est pas seulement dans la conception de son devoir que Louis Jaurès s'inspirait de son père. C'est dans la réalisation même de ce devoir.

Tous ceux qui ont connu Jaurès, qui l'ont compris, qui l'ont aimé, qui l'ont pleuré, admiraient surtout en lui la grande simplicité avec laquelle il réalisait son destin. Il
allait droit son chemin sans aucune préoccupation personnelle, sans aucun mobile étroit, sans autre guide que sa conscience sans peur, et avec le mépris total du danger et des menaces.

On raconte qu'à la veille du crime, l'assassin qui le guettait, le croisa au bas de l'escalier de l'immeuble où étaient, où sont encore les bureaux de l'Humanité. Il
avait l'arme du meurtre cachée dans la main il avait le pouvoir de frapper à coup sûr. Il hésita et il s'enfuit sans oser.

C'est lui, c'est l'assassin qui avait tremblé devant la placidité de sa victime c'est lui qui avait eu peur devant la noblesse du regard, devant la grandeur du front.

Le fils de Jaurès rappelait tout à fait son père par cette simplicité d'allure, par cette quiétude et cette sûreté dans l'accomplissement du devoir. Il le rappelait d'ailleurs aussi bien physiquement que moralement.

Il faut que nous fassions connaître davantage ce bel adolescent à ceux, qui ont aimé son père. La classe ouvrière, à qui Jaurès a donné sa vie, et qui ne cesse de le pleurer, doit adopter aussi la mémoire de l'orphelin. Elle doit confondre dans une même reconnaissance et le père et le fils. Pauvre enfant, dont la courte existence ne fut guère qu'une légère ombre projetée par la grandiose image paternelle.

A peine formé quand son père mourut, Louis Jaurès s'était extraordinairement développé dans les deux années qui suivirent le drame. Il s'était entraîné pour pouvoir
s'engager. Aussi, à 17 ans, était-il le type accompli du soldat français, de l'élève officier, selon l'admirable type que son père a fixé dans l'armée nouvelle.

Grand, élancé, souple et fort à la fois, entraîné a tous les exercices du corps, infatigable, il avait une ligne superbe, une beauté d'antique, et la plus pure figure
d'adolescent qu'on puisse imaginer.

D'ailleurs, tous les militants qui le rencontraient étaient frappés de son absolue ressemblance avec son père : le même beau front découvert, les mêmes grands yeux
bleus, pleins de douceur et de finesse, pleins d'infini dans un visage tout jeune, un visage de vingt ans.

̃Avec cela, une réserve, une discrétion qui allait jusqu'à la timidité. Louis parlait peu. Il osait à peine interroger, comme si la vie qui l'avait si injustement meurtri, eût été infestée de choses mauvaises. Mais il observait, il écoutait sans cesse. De temps en temps, un mot, une phrase lui échappaient, qui révélaient dans cet âme d'enfant une vie intérieure d'une extrême intensité

C'était encore, comme chez son père, le naturel, le vrai qui dominait sa vie. Il faisait tout son devoir naturellement. Il trouvait toutes naturelles les fatigues du front, et il était fier de les supporter. Il trouvait tout simple, tout naturel, qu'on souffrit, qu'on mourût pour son idéal. Il avait une répulsion instinctive pour tout cabotinage pour toute exploitation des beaux sentiments.

Depuis son engagement, il fut donné à celui qui vous parle de le voir à chacune de ses permissions. Chaque fois on demeurait frappé des progrès de son expérience. On peut dire qu'ils brûlait les étapes comme s'il avait d'avance connu sa destinée.

Que savait-il de son, père, quand celui-ci mourut ? Rien ou presque rien, tant il était jeune.

Jaurès, d'ailleurs, avait laissé son fils en dehors de tous les grands problèmes qui l'agitaient, de toutes ses luttes politiques, de ses préoccupations d'homme public. Il ne se croyait pas le droit d'influencer sa jeune intelligence. Il lui avait donné toutes les bases d'une forte éducation, d'une instruction solide. A l'enfant de se développer et de conclure.

En un mot, à son fils comme à tous les fils de France, Jaurès avait laissé, simplement laissé l'admirable discours à la jeunesse.

Surpris par la mort brutale de son père, Louis Jaurès, j'en suis certain, fut troublé jusqu'au fond de l'âme par le grand drame de la vie. Mais je suis plus certain encore qu'en quelques années cet enfant parcourut dans les rudes chemins de la guerre une terrible étape qui le conduisit tout droit, sans faiblesse, sans influence, logiquement, à l'adhésion totale à l'oeuvre paternelle.

Et quel hommage plus doux pouvez-vous offrir à Jaurès en cet anniversaire ? Son fils ayant assez vécu, juste assez vécu pour s'écrier de lui-même en mourant « Père, je te comprends, toi seul avais raison. »

C'était dans les derniers jours de mai, peu avant sa mort, Louis était en congé. Après quelques jours a Paris il était allé à Bessoulet embrasser sa mère. Là il apprend, soudain, l'attaque de l'Aisne, où son bataillon est engagé. Il n'hésite pas. Il brise son congé. Et le voici, errant chaque jour, entre Soissons, Crépy-en-Valois, Château-Thierry, pour retrouver sa section qui l'attend.

Un soir, exténué, il vient coucher dans une régulatrice près de Paris. Un train doit l'emmener à 10 heures, vers Reims, d'où, hélas ! il ne reviendra plus. Il profite de ces quelques moments pour venir saluer la maison paternelle où il reposait à chaque voyage tout près de ce petit bureau qui fut si justement respecté. Hanté par le souvenir de son père, voulant à tout prix parler de son père, connaître de son père, il frappe au matin à la porte d'un ami. Et, pour la première fois, voici que cet enfant se livre tout entier et parle en homme. Comme s'il sentait sur lui peser la destinée, il éprouve le besoin d'ouvrir son âme, toute son âme. Il parle du grand disparu avec un abandon total. Il rentre en son père. Et ses confidences ont la puissance d'un testament.

Oui, pressentant son destin, il a voulu dire aux hommes avant de partir pour toujours, que trois années de tranchées, trois années de guerre, trois années d'expériences cruelles ont fait du fils de Jean Jaurès l'adepte plus fervent, le plus sincère, le plus éloquent et le plus beau de Jean Jaurès.

Tel est le secret que je ne pouvais garder.

Vous tous, hommes, femmes, familles, qui avez pleuré le soir du crime, comme si l'un des vôtres avait été frappé ; vous, tous, que les épreuves surhumaines de cette guerre ont plus encore rapproché de Jaurès, ne séparez plus dans vos regrets Jean Jaurès de son fils.

Les deux existences n'en font qu'une.

Et, d'ailleurs, malheureux du monde, êtres si douloureusement meurtris dans votre chair, qu'à aucune époque de l'histoire humaine on ne vît pareille douleur, rendez-vous bien compte que la mort du fils de Jaurès est l'épreuve ultime du grand disparu, l'épreuve totale, par laquelle il communie du fond du tombeau avec la misère des hommes.

Car, ce Fils de l'Homme avait le coeur si grand, le cerveau si puissant, qu'il avait d'avance, entendez-bien, vu comme je vous vois, l'universelle hécatombe et
l'universelle douleur.

Et n'ayant pu arrêter l'avalanche des morts et des souffrances, il se donna d'abord lui-même, et par delà la mort, il donna son enfant, afin d'être tout à fait, tout à fait vivant et mort avec les meurtres.

Oh ! Jaurès ! Jaurès ! ton nom est sur nos lèvres comme une douceur infinie, comme une consolation quand même, comme le seul et le dernier écho de nos espoirs, au milieu de l'effroyable détresse du genre humain. >>
source l'Humanité du jeudi 1er août 1918 sur Gallica

Cordialement
Étienne
<< On peut critiquer les parlements comme les rois, parce que tout ce qui est humain est plein de fautes.
Nous épuiserions notre vie à faire le procès des choses. >> Clemenceau
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Skellbraz .
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par Skellbraz . »

bonsoir à tous,
Merci IM Louis Jean,
pour ce témoignage ainsi que pour la poignante citation qui l'accompagne. On s'exprimait dans une bien belle langue au XIXème, de surcroît, on osait encore le faire avec le coeur.
OUI, Louis Jaurès est quasiment tombé aux oubliettes. C'est avec stupéfaction et émotion que j'ai découvert sa brève existence lors de ma visite à l'exposition consacrée, par les Archives Nationales, au centenaire de l'assassinat de Jaurès.
Quelque chose me tracasse encore : le jeune Clemenceau, médecin et maire des pauvres de la Butte Montmartre et "le tigre" de la guerre 14 / 18 , sont -ils une seule et même personne? quelque chose m'échappe... s'agirait-il d'un homonyme? (private joke)
bien à vous,
Brigitte B.
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IM Louis Jean
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par IM Louis Jean »

Bonjour à toutes et à tous,
On s'exprimait dans une bien belle langue au XIXème, de surcroît, on osait encore le faire avec le coeur.
Oui, et le message qu'il transmet est beau, aussi, et fort.

Mais peut-être cela bouscule-t-il des idées reçues.

Cordialement
Étienne
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POUDRIERE
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par POUDRIERE »

Bonjour,
Mais, depuis le 1er janvier 1900 on (enfin, ils) était/étaient déjà dans le XXème siècle...
Patrick Fournié
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mikado
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par mikado »

Bonjour

Petite erreur. C'est toujours le dix-neuvième siècle. Le suivant, ne commencera que le 1er janvier 1901.

Cordialement
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Skellbraz .
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par Skellbraz . »

Bonjour,
Mais, depuis le 1er janvier 1900 on (enfin, ils) était/étaient déjà dans le XXème siècle...
Bonjour,
OUI oui, vous avez raison, "stricto-sensu".
J'ai juste fait exprès de considérer que la formation au vocabulaire, à l'expression écrite... est antérieure à l'âge de la maturité adulte, c'est pourquoi j'ai choisi d'impliquer le XIXème siècle.
Le style de cet écrit est encore dans l'esprit des grands auteurs du romantisme. Je crois que le XXème apportera un changement dans la forme comme dans le fond.
bien à vous :hello:
Brigitte B.
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POUDRIERE
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par POUDRIERE »

Bonsoir mikado,
Mea culpa. Vous avez tout à fait raison, absolument.
Voilà ce qui arrive quand on écrit trop vite... et sans réfléchir !
Néanmoins, le discours est bien, lui, du XX° siècle.
Mais je comprends la référence naturelle que fait Brigitte à l'inimitable littérature du siècle précédent.
Aujourd'hui, on parle le SMS, le Tweeter ou je ne sais quoi...
Avec toutes mes excuses.

:jap:
Patrick Fournié
chanteloube
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par chanteloube »

Bonjour,

Un petit mot... juste en passant

Dans notre société où l'on pense que l'on n'oublie souvent les victimes au bénéfice des "coupables" il est peut être bon de se rappeler, aussi, que Villain, l'assassin de Jean JAURES a eu un destin bien singulier....qui s'en souvient?
Bien plus singulier que celui de Cottin auteur de la tentative d'assassinat contre Clemenceau.
Les deux ont cependant un point commun que l'on trouvera aisément .

Je n’évoque pas tous les noms de ceux qui ont « lancé l’appel au meurtre » de Jaurés . Ils sont connus !

Je retiens cependant un article de presse fort connu lui aussi!

Dans Paris-Midi, Maurice de Waleffe écrit : "A la veille de la guerre, le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre, à bout portant, le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général là n'aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? Si, et je l'y aiderais..."

Quelque chose me tracasse encore : le jeune Clémenceau, médecin des pauvres de la Butte Montmartre et "le tigre" de la guerre 14 / 18 , sont-ils une seule et même personne?

bien à vous


Il me semble que oui... mais peu de temps!


A bientôt

CC
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IM Louis Jean
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Re: le fils de Jean Jaurès

Message par IM Louis Jean »

Bonjour à toutes et à tous,
Oui, et le message qu'il transmet est beau, aussi, et fort.
Mais peut-être cela bouscule-t-il des idées reçues.
Les digressions-diversions hors sujet, c'est à dire Louis Jaurès, le prouvent hélas.

Cordialement
Étienne
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Nous épuiserions notre vie à faire le procès des choses. >> Clemenceau
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