Bonsoir à tous,
Je partage ce soir l’Opus 5 – L’escouade du silence, un nouvel épisode de la chronique autour de Louis Pergaud et de ses camarades.
Mars 1915, Marchéville. Une patrouille dans le no man’s land, menée dans le silence, la boue et l’angoisse, par une poignée d’hommes résolus.
Six hommes. Un chien.
Une mission en apparence simple… mais reviendront-ils tous ?
Merci à vous pour votre fidélité et vos lectures.
Bonne soirée à toutes et tous.
Polux.
L’escouade du silence
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Une pluie fine tombait sans répit depuis la veille, rendant le sol spongieux, perfide, prêt à happer la semelle du moindre pas hésitant. L’air était chargé d’odeurs de moisissure, de linge sale et de fer rouillé, mâtinées par instants d’un relent sucré et écœurant qu’on n’osait plus identifier.
Dans l’abri du boyau de première ligne, Pergaud, blême sous la lueur fumeuse d’une bougie, pliait une feuille qu’il venait d’écrire à Delphine. Le sergent Desprez arriva, la capote ruisselante, et glissa quelques mots à voix basse. Ordre du commandement : envoyer une patrouille de reconnaissance dans le no man’s land, vérifier si les Boches tenaient toujours leurs postes d’écoute avancés.
Il hocha simplement la tête. Puis il se leva.
Il rejoignit la tranchée. Sous la pluie, les hommes, engourdis et silencieux, semblaient être des pierres humaines. Il observa les visages. Il choisit cinq hommes. Les plus sûrs.
Piquemal, raidi, leva à peine les yeux. Il prit son Lebel sans un mot, glissa le revolver d’ordonnance MAS 1892 à sa ceinture, comme on boucle un silence.
Léonard, qui avait encore les doigts noircis par le cambouis du tube oublié, remit son képi.
Le Braconnier hocha la tête — il savait où poser le pied, même dans les recoins les plus noirs du no man’s land.
Le Silencieux caressa Gustave sans mot dire, puis attrapa et caressa son Lebel.
Et Lambin, l’ordonnance, se leva sans rien demander. Il alla chercher son Lebel, l’attrapa d’un geste sûr, ouvrit la culasse, vérifia la chambre, puis le referma doucement.
Aucun ne protesta. Il n’y eut pas de discours. Juste ce silence entêtant qui remplaçait depuis longtemps les prières.
Gustave s’était approché en silence, truffe basse et yeux brillants.
Louis posa une main sur son encolure. « Pas cette fois, vieux frère… »
Le chien ne gémit pas. Il s’assit simplement, la tête penchée, comme s’il gardait déjà leur absence.
À vingt-deux heures, ils quittèrent la tranchée. Un à un, lentement, ils se hissèrent sur le parapet détrempé, enjambant les sacs de terre, foulant les planches glissantes. L’eau s’infiltrait dans les guêtres et coulait dans le dos. Un rat détala près du talon de Lambin. Pas un cri. Il serra les dents.
Dans la nuit opaque, les formes s’effaçaient. La lune jouait avec les ombres, mais le vent rabattait par instants les nuages, plongeant le monde dans une noirceur d’encre. L’escouade progressait à pas comptés, presque à quatre pattes.
Le no man’s land s’étendait devant eux comme un cimetière sans croix. Un morceau de capote ballottait au fil d’un fil de fer, claquant par à-coups comme une mise en garde. Partout, des entonnoirs pleins d’une eau visqueuse, des madriers brisés, des boîtes de conserve rouillées ouvertes comme des plaies, des lambeaux de toile de tente mêlés à des bouts de chair durcie. On distinguait à peine les silhouettes de deux chevaux morts, effondrés l’un contre l’autre, têtes boursouflées, les yeux, deux lunes mortes. L’odeur, épaisse, mêlait le cuir mouillé, la terre retournée, et la pourriture tenace des restes humains que la pluie faisait remonter.
Ils s’arrêtèrent derrière un monticule, à plat ventre. Un craquement à droite. Tous figés. Rien. Un cri de chouette. Puis le silence.
Pergaud leva la main. Le poste d’écoute ennemi était à une cinquantaine de pas, derrière une levée de pierres et de sacs. Ils avancèrent encore. Chaque mouvement semblait ébranler le monde. L’eau giclait à peine sous les coudes. Lambin faillit glisser, mais Le Silencieux lui saisit le bras sans mot. Dans la brume basse, les bretelles de fusil ruisselaient. Puis, une ombre se dessina. Immobile. Un casque à pointe brillant faiblement, penché en avant.
Ils se plaquèrent au sol. Les minutes passèrent, interminables. Le vent tourna. Une voix, allemande, chuchotée. Une autre lui répondit. Deux silhouettes se déplacèrent lentement, puis s’assirent. Le poste était bien occupé. Mission accomplie. Mais le vrai combat restait : rentrer.
Le repli fut une épreuve de chaque pas. La pluie redoubla. Le sol aspirait les jambes, les bottes. Derrière eux, un gémissement faible, lointain. Ils stoppèrent. Peut-être un blessé, un piège… un mort réveillé par la pluie. Ne pas se retourner. Ne pas se faire tuer pour un fantôme.
La tranchée française réapparut dans la nuit, trouble et tremblante, comme un mirage. À quelques mètres d’eux, la ligne de sacs de terre, le bois détrempé du parapet, et ces silhouettes qu’on distinguait à peine : les leurs.
Ils s’arrêtèrent à plat ventre, tout près, si près qu’ils auraient pu lancer une pierre jusqu’à la planche d’appui. Mais personne ne bougea.
Louis fit signe. Attendre.
Chaque minute s’étirait comme un fil prêt à casser. Une fusée éclairante monta dans le ciel, blanche et sifflante. Elle éclata dans un chuintement cruel, suspendue dans les airs, et le monde entier s’immobilisa. Le no man’s land fut inondé d’une lumière spectrale. On aurait pu croire à une aurore d’outre-tombe. Les hommes se figèrent, aplatis dans la boue, les yeux fermés, les muscles noués. Pas un souffle.
Les secondes s’écoulèrent. L’étoile mourut. Le noir revint, plus lourd encore.
Un craquement. Rien. Puis Pergaud murmura : « Un par un. »
Le Braconnier grimpa le premier, lentement, glissant sur la boue, se hissa à bout de bras. Derrière lui, Léonard suivit, souple et rapide. Piquemal prit appui sans un mot, et s’éleva à son tour. Le jeune Lambin faillit s’effondrer, mais une main sûre — celle du Silencieux — l’agrippa dans l’ombre. Restait Louis.
Il s’approcha. Son cœur battait si fort qu’il avait l’impression qu’on l’entendait depuis les lignes ennemies. À deux pas du parapet, son pied s’enfonça dans une flaque visqueuse. Il retint un juron. Il était là, à un mètre. Un mètre du salut, ou de la mort. Une balle, une seule, et tout s’arrêterait.
Il s’accroupit, s’élança, bras tendus — les doigts attrapèrent la terre gorgée d’eau, les ongles s’enfoncèrent dans les sacs. Il grimpa, haletant. Un bras l’attrapa, le tira. Et puis ce fut la chute dans le boyau. Un bruit sourd. La boue. Les épaules. Le souffle. Le retour.
Ils étaient tous là.
Le silence se rompit par des souffles rauques, quelques jurons étouffés, un rire nerveux. Léonard, adossé à la paroi, ferma les yeux un instant, les mâchoires serrées. Lambin, accroupi, vomit dans la boue sans un mot. Piquemal sortit une cigarette, l’alluma d’une main qui tremblait à peine. Le Braconnier observait les ténèbres, immobile. Le Silencieux, à genoux, vérifiait la sangle de son Lebel.
Pergaud, lui, resta un instant dehors. Il leva les yeux. Les étoiles filaient entre deux nuées. Il pensa à l’école, aux enfants, à Landresse. Une truffe humide vint frôler sa main. Gustave s’était approché sans bruit. Louis s’accroupit, glissa ses doigts dans le pelage tiède. Pas un mot. Juste cette accolade muette entre deux âmes de la même guerre. Il rentra dans l’abri, s’assit et sortit son carnet.
Carnet de Louis — Mars 1915, Marchéville, face à la côte 233
« Ronde nocturne. Les Boches sont là.
Deux voix, deux ombres. C’était une guerre de chiens, ce soir.
Pas une balle. Pas un cri. Mais chaque pas valait un siècle.
Il y avait un cheval mort. J’ai cru qu’il me regardait.
Ils sont tous revenus. Pour cette fois. »
Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à tous,
Voici le sixième opus de la série en première ligne : « Ceux qu’on n’a pas tirés ».
Un épisode rare, presque suspendu dans la nuit du front, à la lisière de la guerre et de l’humanité.
Le récit d’un face-à-face entre ennemis qui, pour quelques instants, ne le sont plus.
Pas de manichéisme ici, mais de la fatigue, du froid, de la peur, et ce souffle pudique qui passe entre les hommes lorsqu’ils choisissent la vie.
Merci à tous pour vos lectures.
Je vous souhaite une très bonne soirée.
Polux.
Ceux qu’on n’a pas tirés
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Le jour, lentement, avait plié bagage. Il avait quitté le front sans bruit, comme un veilleur de nuit épuisé. Et dans cette lumière qui n’en est plus vraiment une, cette heure trouble entre chien et loup, le secteur s’endormait sans s’endormir.
Un souffle humide s’était abattu sur la ligne. La boue s’assombrissait, le ciel se retirait derrière un voile gris-violet, et chaque ombre semblait veiller quelque chose. On n’entendait presque rien, hormis quelques lointains halètements de canons — ronds, étouffés, presque respectueux.
Les tours de garde s’enchaînaient. Lentement, méthodiquement. Comme le battement régulier d’un cœur inquiet. À chaque relève, un mot rapide, un clignement d’œil fatigué, et l’autre partait, les reins en feu, le fusil dans le dos, rejoindre la cagna ou le coin de toile goudronnée qui lui tenait lieu de couche.
Piquemal, était à son créneau. C’était son tour. Il s’y installa comme on s’installe à un guet d’eau pour chasser, tendu mais calme. Son képi bien enfoncé, la capote nouée au col, les yeux ouverts sur le vide. Il scrutait l’horizon, mais ce n’était plus un horizon : c’était un grand néant noir ponctué d’ombres molles. Le no man’s land s’effaçait dans la brume.
Toutes les trois minutes, une fusée s’élevait. Chuintement bref, éclair aveuglant. La tranchée, l’instant d’un soupir, se figeait dans un théâtre d’ombres blêmes. Les hommes devenaient statues. Les sacs, les baïonnettes, les profils crispés : tout cela se dessinait, blanc et noir, dans une lumière d’os. Puis l’obscurité retombait, encore plus lourde qu’avant.
Piquemal resserra ses doigts sur le pontet de son fusil. Il ne pensait pas, ou alors à des choses vagues, inutiles — comme on le fait lorsqu’on guette. Ses mains, rougies de froid, se réchauffaient à peine dans ses mitaines décousues. Son souffle montait en volutes épaisses devant sa bouche, et parfois, il tournait un peu la tête pour détendre ses cervicales, comme le fait un veilleur usé.
Au fond de la cagna de Louis, Gustave s’agita. Un grognement discret, puis deux. Une sorte d’alerte sourde, intérieure, animale. Il leva la tête. Ses oreilles dressées, la truffe frémissante, il s’était figé comme un vieux loup qui aurait flairé le trouble.
Louis, penché sur une carte, leva à peine les yeux. Il tendit la main, posa doucement ses doigts sur l’encolure du chien.
— Doucement, mon vieux… doucement…
Gustave, docile, se coucha à nouveau, mais ses yeux restaient ouverts. Quelque chose… quelque chose flottait dans l’air. Pas encore un bruit, pas encore un mouvement. Mais une présence.
La nuit, sur le front, n’est jamais tout à fait vide.
Le temps s’était figé, comme suspendu au fil invisible qui sépare le jour de la nuit. Ce moment incertain, que les anciens appellent « entre chien et loup », avait plongé le no man’s land dans une pâleur sale, irisée de reflets morts. Loin à l’ouest, les derniers feux du couchant se dissolvaient dans un ciel couleur d’ombre sale.
Au-dessus de la tranchée, une fusée éclairante griffa le ciel en gémissant, puis éclata en halo pâle. La lumière crue balaya la plaine meurtrie, révélant pour un instant la dentelure chaotique des barbelés, les cratères comblés de boue, les restes épars d’équipements — et puis retomba, comme un rideau.
Piquemal, debout derrière son créneau, l’œil rivé à la ligne d’horizon, attendait. Il connaissait le moindre râle de cette terre souillée. Chaque son lui racontait une histoire — ou un piège. Il était de ceux qui écoutent d’abord, qui flairent avant de voir.
Un souffle.
Un craquement ?
Ses doigts, raides de froid, glissèrent vers le pontet de son Lebel. Il ne cligna pas. Une seconde fusée s’éleva.
Cette fois, il vit quelque chose.
Pas une charge, non. Une ombre.
Quelque chose… ou quelqu’un. Une forme droite, à demi recroquevillée, surgie d’un repli de terrain. Loin de l’attitude d’un assaillant. Plutôt celle d’un homme seul, qui avance avec prudence, les bras un peu levés, comme pour conjurer les coups.
Piquemal serra la crosse de son fusil. Il ne bougea pas, pas un cil, tendu comme un collet. L’ombre s’arrêta net, comme si elle avait deviné la présence de ce regard invisible qui l’épiait.
Puis elle parla. D’une voix rauque, maladroite, étrangère — mais pas tout à fait inconnue.
— Français… Pas tirer… Je viens seul… pas tirer…
Cela avait surgi dans le silence comme un souffle. Piquemal ne répondit pas.
Derrière, dans la cagna de Louis, Gustave gronda sourdement. Pas un aboiement — un simple grondement bas et long, comme s’il sentait, lui aussi, que quelque chose était là. Louis releva la tête, posa sa main sur le dos de l’animal pour le calmer.
— Chut, mon bon… chut… Qu’est-ce qu’y t’agace ?…
En haut, la tension gagnait encore.
Une troisième fusée déchira le ciel.
L’ombre était toujours là, figée à vingt ou trente pas du réseau de barbelés. Elle semblait presque suppliante. Elle fit un pas, puis s’arrêta net.
Celui qui se tenait là, c’était un homme. Il avait sans doute rampé jusque-là, profitant des plis du terrain, et ce n’est qu’à cette distance qu’il s’était redressé lentement.
Il avançait droit vers le créneau, les bras levés au-dessus de la tête, sans arme, silhouette tendue dans la brume.
— Je suis… Alsacien…
Un temps.
— Je veux parler… pas tirer… parler… juste parler !
Piquemal sentit quelque chose tordre dans sa poitrine. Il ne tira pas. Pas encore. Ce n’était pas un leurre classique. Il y avait dans cette voix une fêlure, un désespoir qui n’était pas de comédie.
Il ne bougea toujours pas. Mais il savait qu’il devait prévenir Louis. Et vite.
Piquemal était immobile comme un pieu dans la glaise, tendu comme un chien d’arrêt. Le Lebel en joue mais légèrement baissé, le regard pointé sur la silhouette qui, à mi-distance, ne bougeait plus. La lumière des fusées éclairantes passait par vagues, dessinant à chaque passage un peu plus les traits de l’homme.
Il n’était pas armé.
Pas de casque, mais une coiffure molle, une Mütze très certainement. Il semblait grelotter. Un bras toujours levé à moitié, l’autre pointant lentement son torse, comme pour dire : « Moi. Seul. »
Piquemal se redressa légèrement et lança à mi-voix, rauque :
— Qu’est-ce que tu veux ?
L’homme leva les deux mains cette fois. Sa voix tremblait, mais elle portait.
— Pas tirer ! Je… Je suis Genser… Jakob Genser. Je suis… Alsacien… Je parle français… un peu.
Piquemal sentit son index effleurer la détente, par pur réflexe. Mais il garda le contrôle. Il jeta un regard derrière lui. Personne. Il était seul pour l’instant.
L’homme poursuivit, haletant, entre deux giclées de lumière :
— On est dix… dans notre tranchée… On veut plus. On veut… sortir… se rendre !
Il marqua un temps. Un long silence tomba, puis il ajouta avec ce ton désespéré que seuls les hommes au bord du gouffre savent trouver :
— On veut pas mourir pour rien… C’est fini. C’est trop…
La voix de Genser se brisait, écorchée d’un accent rude, rocailleux, mais les mots étaient limpides. Il venait chercher une chance. Une permission d’abandonner. Peut-être même, une forme de rédemption.
Piquemal hésita. Ce n’était pas un guet-apens classique. Trop mal amené. Trop… sincère ?
Mais la prudence, chez lui, n’était pas un tic. C’était une seconde nature.
Il murmura :
— Dix, tu dis ?
— Oui… dix… Pas de gradé… plus là. Y a un sous-officier… lui aussi… il veut. On tient plus. On veut pas se faire tuer. On a pas mangé… plus d’eau. Juste de la boue et du froid…
Une fusée éclata à nouveau au-dessus d’eux. Piquemal cligna des yeux. Le boche était toujours là, main sur le cœur, l’autre tendue, maigre et tordue comme une branche sèche.
— Et pourquoi moi ? Pourquoi ici ?
— Vous… Vous êtes pas loin… On vous entend pas hurler comme les autres… Vous tirez pas pour rien…
Piquemal gronda dans sa barbe. C’était peut-être vrai.
— Et tu veux quoi maintenant ?
— Je reviens… à une heure du matin. Si vous voulez… Je dis “Genser – Alsace”. Si pas de balle… on vient… doucement… un à un. On dira “Kamarade !”… On veut pas mourir…
Piquemal resta interdit. L’homme baissa lentement les bras, comme si les retenir en l’air lui coûtait la vie. Il recula de deux pas, puis s’arrêta.
— Je reviens… à une heure ! souffla-t-il une dernière fois.
Puis il disparut dans la nuit comme il était venu, avalé par le noir et le silence.
Piquemal demeura encore un instant à son créneau, le regard planté dans le vide, comme s’il espérait revoir surgir cette silhouette. À ses côtés, une présence discrète s’était glissée sans bruit.
C’était Arnoult. Intrigué par les murmures, il s’était faufilé jusqu’à lui, courbé, attentif, les yeux cherchant à percer l’épaisseur du no man’s land. Il se glissa à ses côtés, un souffle court dans la gorge.
— Qu’est-ce que c’était, ce type ? murmura-t-il, les yeux encore fixés sur l’obscurité.
Piquemal ne répondit pas tout de suite. Il resta un instant figé, les mains posées sur le bord du créneau, l’esprit encore suspendu à l’étrange apparition. Puis il tourna lentement la tête vers Arnoult, et ses mots tombèrent comme des pierres.
— Il veut se rendre. Il dit qu’ils sont dix. Des Alsaciens, peut-être… ou des types au bout. Ils veulent venir ici. Pas tirer. Juste… passer.
Il marqua une pause, l’œil dur, la mâchoire serrée.
— Arnoult… va chercher le Lieutenant Pergaud. Dis-lui que c’est urgent… Et que c’est pas une blague.
Un souffle court, un hochement de tête, et Arnoult détala dans le boyau, son pas feutré pressé par une inquiétude qu’il n’avait pas encore su nommer.
Piquemal resta là, le fusil à la main, l’œil dans la nuit, à scruter l’obscurité comme on guette un fantôme. Il se savait désormais porteur d’un drôle de message. Un de ceux qu’on ne lit pas dans les manuels. Un rendez-vous avec des hommes. Pas des ennemis. Pas encore des frères. Mais peut-être autre chose… un instant suspendu entre deux mondes.
Il dormait à moitié, roulé dans sa capote, le dos contre un madrier ruisselant d’humidité grasse. La cagna suintait le goudron, la sueur et les relents anciens de pipe éteinte. Gustave, aux aguets malgré l’heure, leva soudain la tête, oreilles dressées. Une truffe frémissante. Une intuition de bête fidèle. Puis un grognement étouffé. Pas de colère… d’alerte.
Un souffle. Des pas. Arnoult entra, essoufflé, glissant presque :
— Lieutenant ! Lieutenant Pergaud ! C’est Piquemal… Il faut venir… tout de suite !
Louis se redressa, yeux grands ouverts.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Un Boche, mon lieutenant… un seul. Il est venu, tout à l’heure, au créneau de garde. Il parle français. Un Alsacien, je crois. Il dit qu’ils sont dix. Ils veulent se rendre. Il revient à une heure. Il a donné un mot de passe : « Genser – Alsace ».
Louis, enfilant son manteau, resta un instant figé. Dix Boches. Qui se rendent. Volontairement. En pleine nuit. Comme ça.
La méfiance fut la première à se lever, comme un vieux chat écorché.
Il posa une main sur le crâne de Gustave, qui le regardait en silence. Puis il dit doucement :
— Bon… J’y vais.
Il rejoignit Piquemal au créneau. Celui-ci ne s’était pas déplacé d’un pouce. La tête rentrée dans les épaules, les yeux rivés vers l’avant, il semblait encore habité par la scène.
Louis murmura :
— Tu confirmes ?
— Oui, mon lieutenant. Il est venu seul. Il ne semblait pas armé. Il tremblait. Il parlait avec un accent de Mulhouse. Il dit qu’ils n’ont plus de vivres, plus de chefs. Que c’est maintenant ou jamais.
Louis posa les yeux sur l’horizon noir, où les fusées éclairantes laissaient, de loin en loin, de longs filaments blancs.
Le froid lui mordait la nuque. Il sentait cette étrange chaleur du doute lui remonter dans les tripes. Ce n’était pas la peur. C’était ce moment rare, terrible, où l’homme devient plus important que le gradé, où l’officier doute, mais l’âme commande.
Il pensa à l’absurde. À la possibilité d’un piège. À ses hommes, qui comptaient sur lui. Et à Genser, quelque part dans la nuit, transi, prêt à tenter sa chance, ou à tomber.
Il dit enfin, après un silence où l’on aurait pu entendre le ciel se taire :
— On y sera.
Puis il se tourna vers Arnoult.
— Tu files chercher Lambin, Léonard, et le Braconnier. Je veux l’escouade complète ici à minuit quarante-cinq. Baïonnette au canon. On ne tire que sur ordre. Tu entends bien ? Pas de couac. Pas de zèle. Si c’est une feinte, ils n’auront pas le temps de sourire.
Il réfléchit encore un instant.
— Piquemal, tu restes ici. C’est à ton créneau qu’ils se présentent. Tu les accueilles, un par un. S’ils lèvent les mains, s’ils disent « Kamarade », tu ne tires pas. Mais tu les fais passer l’un après l’autre. Pas en groupe. On contrôle tout. Si l’un se baisse, fait un geste suspect… tu sais ce qu’il faut faire.
Piquemal acquiesça d’un coup de menton.
— À vos ordres, mon lieutenant.
Louis lança un regard dans la nuit, puis un autre à Gustave, qui l’avait suivi. Il lui parla comme à un frère d’armes :
— Reste près de moi, vieux. Ce soir, faut avoir du flair. Celui du cœur… et celui du loup.
Minuit quarante-cinq. La tranchée basse bruissait à peine. Les fusils pointaient, sans un bruit, baïonnettes droites comme des croix figées.
Le silence était un suaire tendu sur des nerfs prêts à se rompre.
Il ne restait plus qu’à attendre.
Une heure approchait.
Et le cœur de Louis battait comme s’il allait, ce soir-là, décider du sort de dix hommes et d’un monde un peu plus humain.
Une fusée éclairante grésilla dans le ciel noir, puis retomba, s’éteignant dans une traînée grise. La tranchée était muette, figée dans une tension presque animale. On respirait court. On écoutait large. Chaque pas, chaque raclement, chaque battement d’aile dans le lointain semblait chargé d’un sens que seul un cœur battant pouvait interpréter.
Piquemal, au créneau, attendait. Courbé légèrement, les coudes calés sur la terre meuble, le doigt reposant hors de la détente, juste au-dessus — comme il l’avait toujours fait, quand il traquait dans les bois et qu’il ne fallait pas rater le premier coup.
À sa droite, dans l’ombre, le Braconnier, plus trapu, baïonnette levée comme un arbuste furieux, murmurait entre ses dents :
— Faut pas qu’ils fassent les malins…
Louis, en retrait, observait tout. L’œil fixe, tendu, comme s’il pouvait suspendre le moment dans une vitre invisible. À ses pieds, Gustave, couché, le museau pointé vers l’avant, semblait comprendre, flairant dans l’air le goût âcre de la nuit mêlé d’une tension humaine. Il grognait bas, très bas, comme un orage lointain prêt à gronder.
Puis, entre deux fusées…
Une silhouette.
Fine, droite, hésitante. Elle surgit comme une âme — non pas bondissante, mais poussée hors du néant.
— Genser… Alsace, souffla une voix.
Louis fit un geste. Piquemal répondit à voix basse :
— Avance… un à la fois.
L’homme hocha la tête. Il fit demi-tour, s’éclipsa dans le noir.
Quelques secondes.
Puis un second homme apparut.
Lentement, très lentement, il franchit le parapet, le dos courbé, les mains levées au-dessus de sa tête.
Ses bras tremblaient. Son visage était fendu d’un masque pâle, d’un effroi presque enfantin.
— Kamarade… Kamarade ! Pas kapout !
Il descendit à pas comptés dans la tranchée, les poilus l’encadrant de leurs baïonnettes pointées, sans un mot. Il n’y eut ni geste brusque, ni cri, ni mot.
Juste ce souffle :
— Merci… Merci…
Et déjà un deuxième suivait. Puis un troisième. À quelques mètres d’intervalle.
Ils avaient rompu avec leur ligne depuis un moment déjà. Aucun tir ne venait dans leur dos. Ils arrivaient sans armes, sans retour possible.
Chacun sortait du noir, bras en l’air, criant le même mot comme une prière :
— Kamarade ! Pas kapout !
Certains avaient des larmes. D’autres tombaient presque de fatigue en arrivant au fond du boyau. Leurs visages étaient creusés. Leurs joues n’étaient plus que des ombres. Des ombres amaigries de l’Est, dans une tranchée de l’Ouest.
Piquemal les faisait passer, l’un après l’autre. À chaque fois, il les dévisageait. Un regard à la fois méfiant, et presque paternel.
— T’avises pas de courir, murmura-t-il à l’un qui pressait le pas, pris par le froid ou la peur.
Dans la tranchée, le Braconnier, large et muet, tournait autour d’eux comme un chien de garde. Il ne parlait pas. Il jaugeait.
Lui et deux autres poilus s’assuraient, d’un geste ferme mais sans brutalité, que chacun des hommes était désarmé. Les manteaux étaient ouverts, les capotes palpées, les ceinturons dégrafés. Rien, sinon des mains tremblantes, des regards fuyants, et cette fatigue poisseuse qui collait à leur peau.
Gustave, lui, flairait chaque nouveau venu. Il grognait, parfois, puis reniflait encore. Un ou deux Boches osèrent lui caresser le dos. Il se laissa faire. Lentement. Mais jamais il ne cessa de les surveiller du coin de l’œil.
Sous la lueur étouffée de deux lanternes voilées, posées à même la boue, les silhouettes ennemies cessaient peu à peu d’être des cibles. Elles devenaient simplement des hommes.
Ils étaient dix.
Le dernier, le plus jeune peut-être, regarda Louis dans les yeux, et d’une voix étranglée dit :
— Merci… On en peut plus, Herr Lieutenant…
Louis ne répondit pas. Il hocha seulement la tête. Puis il tourna les talons. Ses hommes, silencieux, le regardaient. Aucun ne se risqua à rompre le silence de cette étrange cérémonie.
Une forme de respect sourd.
Comme si quelque chose venait de basculer.
Comme si, dans ce coin perdu du front, pour une nuit au moins, on avait désarmé sans ordre les haines anciennes.
À quelques pas de là, Léonard souffla, presque amusé :
— Tu les as vus, Lambin ? Leurs yeux, on aurait dit des lucioles dans une cave !
— Ouais… répondit Lambin, plus grave. Mais j’te jure… Moi, j’échangerais pas ma place avec la leur. Avec ce qu’ils nous ont dit… ça sent la famine chez les Boches. Et la débandade pas loin.
Le Braconnier, en replaçant sa capote, murmura :
— Peut-être qu’ils sont les plus malins… Eux, leur guerre… elle est finie.
Et la tranchée, refermant ses flancs sur ses hôtes inattendus, retourna au silence.
Mais un silence un peu moins sale.
Un silence presque humain.
Ils étaient tous là, regroupés, assis ou accroupis le long du parapet. Leurs silhouettes paraissaient minuscules dans cette nuit encore pleine de grondements lointains. Sous la faible clarté des lanternes camouflées, posées au ras du sol, leurs visages apparaissaient, minés par la fatigue et la boue.
Louis s’avança lentement, les regardant un à un, sans les interroger encore. Il les jaugeait, comme un instituteur entrant dans une salle pleine de visages inconnus.
Piquemal, calme, restait debout à ses côtés, le fusil dans ses bras croisés, le regard fixe. Derrière, Le Silencieux, Lambin, Léonard, le Braconnier formaient une ligne compacte, fusils en veille, sans hostilité mais sans familiarité non plus.
Louis parla enfin, d’une voix claire mais calme :
— Qui est le plus gradé parmi vous ?
Un homme leva la main, maigre, les yeux cernés jusqu’au fond de l’âme. Il avait l’air d’un instituteur usé, et parlait un français à l’accent râpeux mais compréhensible.
— Je suis… sous-officier. Feldwebel. C’est moi qui ai décidé… avec Genser.
Louis hocha la tête. Il s’accroupit, posant une main sur son genou. Il regardait l’homme droit dans les yeux.
— Nom, régiment ?
— Otto Frey… 121e régiment de réserve, compagnie 5. Nous étions en première ligne depuis… — il hésita, chercha ses mots — …six jours… peut-être sept. Sans relève. Sans courrier. Sans café.
Un rire nerveux, sans joie, secoua un des hommes à sa gauche. Il se tut aussitôt.
— Depuis combien de temps n’avez-vous rien mangé ? demanda Louis, les sourcils froncés.
Otto baissa les yeux.
— Deux jours… Peut-être plus. Il y avait des rations… mais moisies. Ou pourries. Les rats plus gros que nos jambes. On les mangeait presque… On n’en peut plus, Monsieur…
Un autre intervint. Il parlait comme à l’aveugle, sans lever la tête :
— On avait reçu des ordres… tenir… tenir encore. Mais on ne tient plus quand on dort pas. Depuis l’autre matin… on a fait qu’envoyer… et recevoir… des pruneaux…
Sa voix se brisa. Il marqua une pause, puis reprit, hagard :
— La nuit aussi. Vous nous teniez « chaud »… avec vos fusées, vos bombes… Sans blague… on enviait ceux qui tombaient… au moins eux, ils se reposaient.
Louis ne broncha pas. Il prit le temps de regarder chaque visage. Tous semblaient vidés. Il n’y avait pas de ruse dans ces regards-là. Juste de la fatigue. Et une immense lassitude.
— Et hier ? Hier soir ?
Un troisième Boche, jeune encore, souffla avec des larmes dans les yeux :
— Les vivres sont arrivés… mais… personne n’avait la force… de se mettre le pain à la bouche… Même pas de mâcher. Trop crevés. Trop… morts dedans.
Louis se redressa, lentement. Il serra les poings, et détourna les yeux un instant vers la ligne de ciel noir.
Puis il dit à mi-voix, presque pour lui-même :
— Et dire qu’on les imagine tous pleins d’allant… de fanatisme… de crocs.
Léonard s’approcha, tendit à l’un d’eux une gamelle fumante de soupe claire. Le Boche la prit à deux mains, comme on reçoit un enfant. Il but sans bruit. Sans un mot. L’émotion montait en silence, par nappes.
Piquemal, à côté, murmura à Louis :
— Ils ont plus de haine que de forces… On dirait qu’ils vont s’écrouler là, comme des épis mûrs.
— Oui… répondit Louis. Mais faut rester vigilants. La pitié, c’est une belle chose… sauf si elle coûte un homme.
Il regarda à nouveau le Feldwebel.
— Vous serez conduits à l’arrière. Le service du renseignement vous interrogera. Mais vous êtes traités ici comme des prisonniers de guerre. Pas comme des bêtes.
Un silence de plomb suivit.
Puis Otto, dans un souffle rauque, dit :
— Merci… Lieutenant. Merci de… de pas nous avoir fait tirer… comme des chiens…
Gustave, jusque-là couché, s’approcha d’un des Boches. Il le renifla longuement. Puis, sans bruit, posa sa tête contre sa jambe. L’homme n’osa pas bouger. Mais des larmes tombèrent de ses yeux creux.
Et ce fut là tout.
Le convoi s’ébranla lentement, sans un mot.
Ils étaient dix, encadrés par trois hommes de la section de Louis. Lambin en tête, fusil à l’épaule, une lanterne partiellement obturée à la main. Deux autres fermaient la marche. On les avait fait passer par le boyau de la Croix Grise, à flanc de talus, pour éviter la ligne de feu.
Ils avançaient, penchés, s’enfonçant dans le noir comme dans une veine de terre. Leurs pas mouillés s’écrasaient dans la glaise, sans rythme. On aurait dit une file de damnés allant vers un jugement moins cruel que celui de la boue.
Louis restait accoudé au parapet. Il regardait l’ombre du dernier soldat qui disparaissait au coin du boyau. Piquemal vint le rejoindre.
— Ils sont tous partis. Direction l’arrière du PC du 2e bataillon, ils vont les faire causer dans une baraque chauffée.
Il grimaça, la mâchoire serrée.
— Ils parleront, oui… Mais est-ce qu’on les croira ?… Je te parie qu’à l’état-major, on dira encore que c’est une ruse. Une simulation de débandade, comme ils disent. Ils aiment les mots plus que la boue.
Le Silencieux passa à côté d’eux sans dire un mot. Il tenait encore son Lebel serré, comme si la fatigue des Boches pouvait sauter à la gorge. Louis le regarda disparaître, puis se tourna vers Piquemal.
— Tu sais ce qui m’a frappé ?… Leurs mains. J’ai vu les mains d’Otto. Elles tremblaient comme celles de mon père quand il avait la fièvre. Et ce regard, pas hautain, pas suppliant non plus. Juste… las. Comme un arbre sans feuilles.
Dans l’abris, les gars qui n’avaient pas vu la scène posaient des questions. Léonard, lui, racontait tout, accroupi près d’un feu maigre que l’on faisait durer.
— Dix boches, j’vous dis. Pas armés, rien. Le premier, il avait même enlevé son ceinturon ! Ils sont arrivés comme des fantômes, un par un, comme dans une procession de cimetière.
Le Braconnier, qui buvait une goutte de gnôle dans une gamelle, grimaça :
— Ça m’fout l’cafard, tout ça. Des types qu’on arrosait encore y’a deux jours. Pis là, on leur tend du pain. C’est peut-être ça, la guerre… ou ce qui en reste.
Un silence suivit. Puis Lambin, revenu de sa marche d’escorte, se posa contre une paroi, jeta sa capote en arrière, et dit avec son air bourru :
— Moi j’vous l’dis : c’étaient pas des lions, ni des saints. C’étaient des gars, c’est tout. Des gars qui avaient le ventre vide, les os qui grincent, et plus rien à perdre. Ils sont venus parce qu’ils avaient fini de croire à leur guerre.
Louis revint dans son abri. Il enleva lentement sa capote, la suspendit à un clou, s’assit sur un tronc scié. Il sortit son carnet, traça quelques lignes à la lumière de la bougie, puis resta longuement immobile, les yeux perdus dans la flamme.
Enfin, il murmura :
— On tue. Puis on partage le pain.
Et parfois… c’est le pain qui vous tue plus que la balle.
Au dehors, le ciel commençait à blanchir, très lentement. Les lignes s’effaçaient.
Mais dans les cœurs, il restait l’empreinte d’une nuit étrange.
Pas de feu, pas de cris. Pas même un tir de barrage.
Juste dix ombres que l’on avait vu s’éloigner… en paix.
Carnet de Louis – Mars 1915 — Tranchée de Marchéville
Quelque chose s’est passé cette nuit. Quelque chose d’inexplicable, d’indéfinissable.
Ils sont venus. Dix. À la file, comme des bœufs harassés qu’on mène à l’étable après la pluie.
Ils avaient des visages de fièvre et des mains qui demandaient grâce sans oser s’ouvrir.
Ils sont venus, sans armes, sans cris.
Juste des “Kamarade !” lancés dans l’obscurité, des mots usés, mille fois criés, mais qui ce soir avaient le goût de la vérité.
On a hésité, bien sûr. Et si c’était une ruse ? Et si derrière eux, l’attaque sournoise ?
Mais rien. Que leurs pas. Que leurs regards. Que cette fatigue déchirante qui n’a pas de camp.
On les a fait entrer. On les a fait s’asseoir.
Et je les ai regardés.
L’un s’appelait Jakob Genser, Alsacien. Il parlait notre langue avec une musique étranglée, comme s’il se souvenait d’un pays d’avant la guerre.
Un autre avait les joues creusées comme des tranchées. Un troisième m’a confié, dans un souffle rauque : “On voulait juste manger et dormir… et ne plus tirer.”
Je crois que je les ai compris. Mieux que certains de mes supérieurs, que beaucoup de nos officiers, et même mieux que moi-même hier encore.
Ce ne sont plus des ennemis, ce sont des frères tombés dans l’erreur du siècle.
Ils voulaient vivre. Juste cela. Et cette nuit, dans le froid, au lieu de tirer, on leur a tendu la main.
Peut-être que c’est cela, le vrai miracle de cette guerre absurde :
une poignée d’hommes perdus qui se rendent sans se haïr.
J’ai regardé leurs ombres s’éloigner dans le boyau.
Et dans le ciel, je jure… la fusée suivante n’a même pas éclaté.
Voici le sixième opus de la série en première ligne : « Ceux qu’on n’a pas tirés ».
Un épisode rare, presque suspendu dans la nuit du front, à la lisière de la guerre et de l’humanité.
Le récit d’un face-à-face entre ennemis qui, pour quelques instants, ne le sont plus.
Pas de manichéisme ici, mais de la fatigue, du froid, de la peur, et ce souffle pudique qui passe entre les hommes lorsqu’ils choisissent la vie.
Merci à tous pour vos lectures.
Je vous souhaite une très bonne soirée.
Polux.
Ceux qu’on n’a pas tirés
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Le jour, lentement, avait plié bagage. Il avait quitté le front sans bruit, comme un veilleur de nuit épuisé. Et dans cette lumière qui n’en est plus vraiment une, cette heure trouble entre chien et loup, le secteur s’endormait sans s’endormir.
Un souffle humide s’était abattu sur la ligne. La boue s’assombrissait, le ciel se retirait derrière un voile gris-violet, et chaque ombre semblait veiller quelque chose. On n’entendait presque rien, hormis quelques lointains halètements de canons — ronds, étouffés, presque respectueux.
Les tours de garde s’enchaînaient. Lentement, méthodiquement. Comme le battement régulier d’un cœur inquiet. À chaque relève, un mot rapide, un clignement d’œil fatigué, et l’autre partait, les reins en feu, le fusil dans le dos, rejoindre la cagna ou le coin de toile goudronnée qui lui tenait lieu de couche.
Piquemal, était à son créneau. C’était son tour. Il s’y installa comme on s’installe à un guet d’eau pour chasser, tendu mais calme. Son képi bien enfoncé, la capote nouée au col, les yeux ouverts sur le vide. Il scrutait l’horizon, mais ce n’était plus un horizon : c’était un grand néant noir ponctué d’ombres molles. Le no man’s land s’effaçait dans la brume.
Toutes les trois minutes, une fusée s’élevait. Chuintement bref, éclair aveuglant. La tranchée, l’instant d’un soupir, se figeait dans un théâtre d’ombres blêmes. Les hommes devenaient statues. Les sacs, les baïonnettes, les profils crispés : tout cela se dessinait, blanc et noir, dans une lumière d’os. Puis l’obscurité retombait, encore plus lourde qu’avant.
Piquemal resserra ses doigts sur le pontet de son fusil. Il ne pensait pas, ou alors à des choses vagues, inutiles — comme on le fait lorsqu’on guette. Ses mains, rougies de froid, se réchauffaient à peine dans ses mitaines décousues. Son souffle montait en volutes épaisses devant sa bouche, et parfois, il tournait un peu la tête pour détendre ses cervicales, comme le fait un veilleur usé.
Au fond de la cagna de Louis, Gustave s’agita. Un grognement discret, puis deux. Une sorte d’alerte sourde, intérieure, animale. Il leva la tête. Ses oreilles dressées, la truffe frémissante, il s’était figé comme un vieux loup qui aurait flairé le trouble.
Louis, penché sur une carte, leva à peine les yeux. Il tendit la main, posa doucement ses doigts sur l’encolure du chien.
— Doucement, mon vieux… doucement…
Gustave, docile, se coucha à nouveau, mais ses yeux restaient ouverts. Quelque chose… quelque chose flottait dans l’air. Pas encore un bruit, pas encore un mouvement. Mais une présence.
La nuit, sur le front, n’est jamais tout à fait vide.
Le temps s’était figé, comme suspendu au fil invisible qui sépare le jour de la nuit. Ce moment incertain, que les anciens appellent « entre chien et loup », avait plongé le no man’s land dans une pâleur sale, irisée de reflets morts. Loin à l’ouest, les derniers feux du couchant se dissolvaient dans un ciel couleur d’ombre sale.
Au-dessus de la tranchée, une fusée éclairante griffa le ciel en gémissant, puis éclata en halo pâle. La lumière crue balaya la plaine meurtrie, révélant pour un instant la dentelure chaotique des barbelés, les cratères comblés de boue, les restes épars d’équipements — et puis retomba, comme un rideau.
Piquemal, debout derrière son créneau, l’œil rivé à la ligne d’horizon, attendait. Il connaissait le moindre râle de cette terre souillée. Chaque son lui racontait une histoire — ou un piège. Il était de ceux qui écoutent d’abord, qui flairent avant de voir.
Un souffle.
Un craquement ?
Ses doigts, raides de froid, glissèrent vers le pontet de son Lebel. Il ne cligna pas. Une seconde fusée s’éleva.
Cette fois, il vit quelque chose.
Pas une charge, non. Une ombre.
Quelque chose… ou quelqu’un. Une forme droite, à demi recroquevillée, surgie d’un repli de terrain. Loin de l’attitude d’un assaillant. Plutôt celle d’un homme seul, qui avance avec prudence, les bras un peu levés, comme pour conjurer les coups.
Piquemal serra la crosse de son fusil. Il ne bougea pas, pas un cil, tendu comme un collet. L’ombre s’arrêta net, comme si elle avait deviné la présence de ce regard invisible qui l’épiait.
Puis elle parla. D’une voix rauque, maladroite, étrangère — mais pas tout à fait inconnue.
— Français… Pas tirer… Je viens seul… pas tirer…
Cela avait surgi dans le silence comme un souffle. Piquemal ne répondit pas.
Derrière, dans la cagna de Louis, Gustave gronda sourdement. Pas un aboiement — un simple grondement bas et long, comme s’il sentait, lui aussi, que quelque chose était là. Louis releva la tête, posa sa main sur le dos de l’animal pour le calmer.
— Chut, mon bon… chut… Qu’est-ce qu’y t’agace ?…
En haut, la tension gagnait encore.
Une troisième fusée déchira le ciel.
L’ombre était toujours là, figée à vingt ou trente pas du réseau de barbelés. Elle semblait presque suppliante. Elle fit un pas, puis s’arrêta net.
Celui qui se tenait là, c’était un homme. Il avait sans doute rampé jusque-là, profitant des plis du terrain, et ce n’est qu’à cette distance qu’il s’était redressé lentement.
Il avançait droit vers le créneau, les bras levés au-dessus de la tête, sans arme, silhouette tendue dans la brume.
— Je suis… Alsacien…
Un temps.
— Je veux parler… pas tirer… parler… juste parler !
Piquemal sentit quelque chose tordre dans sa poitrine. Il ne tira pas. Pas encore. Ce n’était pas un leurre classique. Il y avait dans cette voix une fêlure, un désespoir qui n’était pas de comédie.
Il ne bougea toujours pas. Mais il savait qu’il devait prévenir Louis. Et vite.
Piquemal était immobile comme un pieu dans la glaise, tendu comme un chien d’arrêt. Le Lebel en joue mais légèrement baissé, le regard pointé sur la silhouette qui, à mi-distance, ne bougeait plus. La lumière des fusées éclairantes passait par vagues, dessinant à chaque passage un peu plus les traits de l’homme.
Il n’était pas armé.
Pas de casque, mais une coiffure molle, une Mütze très certainement. Il semblait grelotter. Un bras toujours levé à moitié, l’autre pointant lentement son torse, comme pour dire : « Moi. Seul. »
Piquemal se redressa légèrement et lança à mi-voix, rauque :
— Qu’est-ce que tu veux ?
L’homme leva les deux mains cette fois. Sa voix tremblait, mais elle portait.
— Pas tirer ! Je… Je suis Genser… Jakob Genser. Je suis… Alsacien… Je parle français… un peu.
Piquemal sentit son index effleurer la détente, par pur réflexe. Mais il garda le contrôle. Il jeta un regard derrière lui. Personne. Il était seul pour l’instant.
L’homme poursuivit, haletant, entre deux giclées de lumière :
— On est dix… dans notre tranchée… On veut plus. On veut… sortir… se rendre !
Il marqua un temps. Un long silence tomba, puis il ajouta avec ce ton désespéré que seuls les hommes au bord du gouffre savent trouver :
— On veut pas mourir pour rien… C’est fini. C’est trop…
La voix de Genser se brisait, écorchée d’un accent rude, rocailleux, mais les mots étaient limpides. Il venait chercher une chance. Une permission d’abandonner. Peut-être même, une forme de rédemption.
Piquemal hésita. Ce n’était pas un guet-apens classique. Trop mal amené. Trop… sincère ?
Mais la prudence, chez lui, n’était pas un tic. C’était une seconde nature.
Il murmura :
— Dix, tu dis ?
— Oui… dix… Pas de gradé… plus là. Y a un sous-officier… lui aussi… il veut. On tient plus. On veut pas se faire tuer. On a pas mangé… plus d’eau. Juste de la boue et du froid…
Une fusée éclata à nouveau au-dessus d’eux. Piquemal cligna des yeux. Le boche était toujours là, main sur le cœur, l’autre tendue, maigre et tordue comme une branche sèche.
— Et pourquoi moi ? Pourquoi ici ?
— Vous… Vous êtes pas loin… On vous entend pas hurler comme les autres… Vous tirez pas pour rien…
Piquemal gronda dans sa barbe. C’était peut-être vrai.
— Et tu veux quoi maintenant ?
— Je reviens… à une heure du matin. Si vous voulez… Je dis “Genser – Alsace”. Si pas de balle… on vient… doucement… un à un. On dira “Kamarade !”… On veut pas mourir…
Piquemal resta interdit. L’homme baissa lentement les bras, comme si les retenir en l’air lui coûtait la vie. Il recula de deux pas, puis s’arrêta.
— Je reviens… à une heure ! souffla-t-il une dernière fois.
Puis il disparut dans la nuit comme il était venu, avalé par le noir et le silence.
Piquemal demeura encore un instant à son créneau, le regard planté dans le vide, comme s’il espérait revoir surgir cette silhouette. À ses côtés, une présence discrète s’était glissée sans bruit.
C’était Arnoult. Intrigué par les murmures, il s’était faufilé jusqu’à lui, courbé, attentif, les yeux cherchant à percer l’épaisseur du no man’s land. Il se glissa à ses côtés, un souffle court dans la gorge.
— Qu’est-ce que c’était, ce type ? murmura-t-il, les yeux encore fixés sur l’obscurité.
Piquemal ne répondit pas tout de suite. Il resta un instant figé, les mains posées sur le bord du créneau, l’esprit encore suspendu à l’étrange apparition. Puis il tourna lentement la tête vers Arnoult, et ses mots tombèrent comme des pierres.
— Il veut se rendre. Il dit qu’ils sont dix. Des Alsaciens, peut-être… ou des types au bout. Ils veulent venir ici. Pas tirer. Juste… passer.
Il marqua une pause, l’œil dur, la mâchoire serrée.
— Arnoult… va chercher le Lieutenant Pergaud. Dis-lui que c’est urgent… Et que c’est pas une blague.
Un souffle court, un hochement de tête, et Arnoult détala dans le boyau, son pas feutré pressé par une inquiétude qu’il n’avait pas encore su nommer.
Piquemal resta là, le fusil à la main, l’œil dans la nuit, à scruter l’obscurité comme on guette un fantôme. Il se savait désormais porteur d’un drôle de message. Un de ceux qu’on ne lit pas dans les manuels. Un rendez-vous avec des hommes. Pas des ennemis. Pas encore des frères. Mais peut-être autre chose… un instant suspendu entre deux mondes.
Il dormait à moitié, roulé dans sa capote, le dos contre un madrier ruisselant d’humidité grasse. La cagna suintait le goudron, la sueur et les relents anciens de pipe éteinte. Gustave, aux aguets malgré l’heure, leva soudain la tête, oreilles dressées. Une truffe frémissante. Une intuition de bête fidèle. Puis un grognement étouffé. Pas de colère… d’alerte.
Un souffle. Des pas. Arnoult entra, essoufflé, glissant presque :
— Lieutenant ! Lieutenant Pergaud ! C’est Piquemal… Il faut venir… tout de suite !
Louis se redressa, yeux grands ouverts.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Un Boche, mon lieutenant… un seul. Il est venu, tout à l’heure, au créneau de garde. Il parle français. Un Alsacien, je crois. Il dit qu’ils sont dix. Ils veulent se rendre. Il revient à une heure. Il a donné un mot de passe : « Genser – Alsace ».
Louis, enfilant son manteau, resta un instant figé. Dix Boches. Qui se rendent. Volontairement. En pleine nuit. Comme ça.
La méfiance fut la première à se lever, comme un vieux chat écorché.
Il posa une main sur le crâne de Gustave, qui le regardait en silence. Puis il dit doucement :
— Bon… J’y vais.
Il rejoignit Piquemal au créneau. Celui-ci ne s’était pas déplacé d’un pouce. La tête rentrée dans les épaules, les yeux rivés vers l’avant, il semblait encore habité par la scène.
Louis murmura :
— Tu confirmes ?
— Oui, mon lieutenant. Il est venu seul. Il ne semblait pas armé. Il tremblait. Il parlait avec un accent de Mulhouse. Il dit qu’ils n’ont plus de vivres, plus de chefs. Que c’est maintenant ou jamais.
Louis posa les yeux sur l’horizon noir, où les fusées éclairantes laissaient, de loin en loin, de longs filaments blancs.
Le froid lui mordait la nuque. Il sentait cette étrange chaleur du doute lui remonter dans les tripes. Ce n’était pas la peur. C’était ce moment rare, terrible, où l’homme devient plus important que le gradé, où l’officier doute, mais l’âme commande.
Il pensa à l’absurde. À la possibilité d’un piège. À ses hommes, qui comptaient sur lui. Et à Genser, quelque part dans la nuit, transi, prêt à tenter sa chance, ou à tomber.
Il dit enfin, après un silence où l’on aurait pu entendre le ciel se taire :
— On y sera.
Puis il se tourna vers Arnoult.
— Tu files chercher Lambin, Léonard, et le Braconnier. Je veux l’escouade complète ici à minuit quarante-cinq. Baïonnette au canon. On ne tire que sur ordre. Tu entends bien ? Pas de couac. Pas de zèle. Si c’est une feinte, ils n’auront pas le temps de sourire.
Il réfléchit encore un instant.
— Piquemal, tu restes ici. C’est à ton créneau qu’ils se présentent. Tu les accueilles, un par un. S’ils lèvent les mains, s’ils disent « Kamarade », tu ne tires pas. Mais tu les fais passer l’un après l’autre. Pas en groupe. On contrôle tout. Si l’un se baisse, fait un geste suspect… tu sais ce qu’il faut faire.
Piquemal acquiesça d’un coup de menton.
— À vos ordres, mon lieutenant.
Louis lança un regard dans la nuit, puis un autre à Gustave, qui l’avait suivi. Il lui parla comme à un frère d’armes :
— Reste près de moi, vieux. Ce soir, faut avoir du flair. Celui du cœur… et celui du loup.
Minuit quarante-cinq. La tranchée basse bruissait à peine. Les fusils pointaient, sans un bruit, baïonnettes droites comme des croix figées.
Le silence était un suaire tendu sur des nerfs prêts à se rompre.
Il ne restait plus qu’à attendre.
Une heure approchait.
Et le cœur de Louis battait comme s’il allait, ce soir-là, décider du sort de dix hommes et d’un monde un peu plus humain.
Une fusée éclairante grésilla dans le ciel noir, puis retomba, s’éteignant dans une traînée grise. La tranchée était muette, figée dans une tension presque animale. On respirait court. On écoutait large. Chaque pas, chaque raclement, chaque battement d’aile dans le lointain semblait chargé d’un sens que seul un cœur battant pouvait interpréter.
Piquemal, au créneau, attendait. Courbé légèrement, les coudes calés sur la terre meuble, le doigt reposant hors de la détente, juste au-dessus — comme il l’avait toujours fait, quand il traquait dans les bois et qu’il ne fallait pas rater le premier coup.
À sa droite, dans l’ombre, le Braconnier, plus trapu, baïonnette levée comme un arbuste furieux, murmurait entre ses dents :
— Faut pas qu’ils fassent les malins…
Louis, en retrait, observait tout. L’œil fixe, tendu, comme s’il pouvait suspendre le moment dans une vitre invisible. À ses pieds, Gustave, couché, le museau pointé vers l’avant, semblait comprendre, flairant dans l’air le goût âcre de la nuit mêlé d’une tension humaine. Il grognait bas, très bas, comme un orage lointain prêt à gronder.
Puis, entre deux fusées…
Une silhouette.
Fine, droite, hésitante. Elle surgit comme une âme — non pas bondissante, mais poussée hors du néant.
— Genser… Alsace, souffla une voix.
Louis fit un geste. Piquemal répondit à voix basse :
— Avance… un à la fois.
L’homme hocha la tête. Il fit demi-tour, s’éclipsa dans le noir.
Quelques secondes.
Puis un second homme apparut.
Lentement, très lentement, il franchit le parapet, le dos courbé, les mains levées au-dessus de sa tête.
Ses bras tremblaient. Son visage était fendu d’un masque pâle, d’un effroi presque enfantin.
— Kamarade… Kamarade ! Pas kapout !
Il descendit à pas comptés dans la tranchée, les poilus l’encadrant de leurs baïonnettes pointées, sans un mot. Il n’y eut ni geste brusque, ni cri, ni mot.
Juste ce souffle :
— Merci… Merci…
Et déjà un deuxième suivait. Puis un troisième. À quelques mètres d’intervalle.
Ils avaient rompu avec leur ligne depuis un moment déjà. Aucun tir ne venait dans leur dos. Ils arrivaient sans armes, sans retour possible.
Chacun sortait du noir, bras en l’air, criant le même mot comme une prière :
— Kamarade ! Pas kapout !
Certains avaient des larmes. D’autres tombaient presque de fatigue en arrivant au fond du boyau. Leurs visages étaient creusés. Leurs joues n’étaient plus que des ombres. Des ombres amaigries de l’Est, dans une tranchée de l’Ouest.
Piquemal les faisait passer, l’un après l’autre. À chaque fois, il les dévisageait. Un regard à la fois méfiant, et presque paternel.
— T’avises pas de courir, murmura-t-il à l’un qui pressait le pas, pris par le froid ou la peur.
Dans la tranchée, le Braconnier, large et muet, tournait autour d’eux comme un chien de garde. Il ne parlait pas. Il jaugeait.
Lui et deux autres poilus s’assuraient, d’un geste ferme mais sans brutalité, que chacun des hommes était désarmé. Les manteaux étaient ouverts, les capotes palpées, les ceinturons dégrafés. Rien, sinon des mains tremblantes, des regards fuyants, et cette fatigue poisseuse qui collait à leur peau.
Gustave, lui, flairait chaque nouveau venu. Il grognait, parfois, puis reniflait encore. Un ou deux Boches osèrent lui caresser le dos. Il se laissa faire. Lentement. Mais jamais il ne cessa de les surveiller du coin de l’œil.
Sous la lueur étouffée de deux lanternes voilées, posées à même la boue, les silhouettes ennemies cessaient peu à peu d’être des cibles. Elles devenaient simplement des hommes.
Ils étaient dix.
Le dernier, le plus jeune peut-être, regarda Louis dans les yeux, et d’une voix étranglée dit :
— Merci… On en peut plus, Herr Lieutenant…
Louis ne répondit pas. Il hocha seulement la tête. Puis il tourna les talons. Ses hommes, silencieux, le regardaient. Aucun ne se risqua à rompre le silence de cette étrange cérémonie.
Une forme de respect sourd.
Comme si quelque chose venait de basculer.
Comme si, dans ce coin perdu du front, pour une nuit au moins, on avait désarmé sans ordre les haines anciennes.
À quelques pas de là, Léonard souffla, presque amusé :
— Tu les as vus, Lambin ? Leurs yeux, on aurait dit des lucioles dans une cave !
— Ouais… répondit Lambin, plus grave. Mais j’te jure… Moi, j’échangerais pas ma place avec la leur. Avec ce qu’ils nous ont dit… ça sent la famine chez les Boches. Et la débandade pas loin.
Le Braconnier, en replaçant sa capote, murmura :
— Peut-être qu’ils sont les plus malins… Eux, leur guerre… elle est finie.
Et la tranchée, refermant ses flancs sur ses hôtes inattendus, retourna au silence.
Mais un silence un peu moins sale.
Un silence presque humain.
Ils étaient tous là, regroupés, assis ou accroupis le long du parapet. Leurs silhouettes paraissaient minuscules dans cette nuit encore pleine de grondements lointains. Sous la faible clarté des lanternes camouflées, posées au ras du sol, leurs visages apparaissaient, minés par la fatigue et la boue.
Louis s’avança lentement, les regardant un à un, sans les interroger encore. Il les jaugeait, comme un instituteur entrant dans une salle pleine de visages inconnus.
Piquemal, calme, restait debout à ses côtés, le fusil dans ses bras croisés, le regard fixe. Derrière, Le Silencieux, Lambin, Léonard, le Braconnier formaient une ligne compacte, fusils en veille, sans hostilité mais sans familiarité non plus.
Louis parla enfin, d’une voix claire mais calme :
— Qui est le plus gradé parmi vous ?
Un homme leva la main, maigre, les yeux cernés jusqu’au fond de l’âme. Il avait l’air d’un instituteur usé, et parlait un français à l’accent râpeux mais compréhensible.
— Je suis… sous-officier. Feldwebel. C’est moi qui ai décidé… avec Genser.
Louis hocha la tête. Il s’accroupit, posant une main sur son genou. Il regardait l’homme droit dans les yeux.
— Nom, régiment ?
— Otto Frey… 121e régiment de réserve, compagnie 5. Nous étions en première ligne depuis… — il hésita, chercha ses mots — …six jours… peut-être sept. Sans relève. Sans courrier. Sans café.
Un rire nerveux, sans joie, secoua un des hommes à sa gauche. Il se tut aussitôt.
— Depuis combien de temps n’avez-vous rien mangé ? demanda Louis, les sourcils froncés.
Otto baissa les yeux.
— Deux jours… Peut-être plus. Il y avait des rations… mais moisies. Ou pourries. Les rats plus gros que nos jambes. On les mangeait presque… On n’en peut plus, Monsieur…
Un autre intervint. Il parlait comme à l’aveugle, sans lever la tête :
— On avait reçu des ordres… tenir… tenir encore. Mais on ne tient plus quand on dort pas. Depuis l’autre matin… on a fait qu’envoyer… et recevoir… des pruneaux…
Sa voix se brisa. Il marqua une pause, puis reprit, hagard :
— La nuit aussi. Vous nous teniez « chaud »… avec vos fusées, vos bombes… Sans blague… on enviait ceux qui tombaient… au moins eux, ils se reposaient.
Louis ne broncha pas. Il prit le temps de regarder chaque visage. Tous semblaient vidés. Il n’y avait pas de ruse dans ces regards-là. Juste de la fatigue. Et une immense lassitude.
— Et hier ? Hier soir ?
Un troisième Boche, jeune encore, souffla avec des larmes dans les yeux :
— Les vivres sont arrivés… mais… personne n’avait la force… de se mettre le pain à la bouche… Même pas de mâcher. Trop crevés. Trop… morts dedans.
Louis se redressa, lentement. Il serra les poings, et détourna les yeux un instant vers la ligne de ciel noir.
Puis il dit à mi-voix, presque pour lui-même :
— Et dire qu’on les imagine tous pleins d’allant… de fanatisme… de crocs.
Léonard s’approcha, tendit à l’un d’eux une gamelle fumante de soupe claire. Le Boche la prit à deux mains, comme on reçoit un enfant. Il but sans bruit. Sans un mot. L’émotion montait en silence, par nappes.
Piquemal, à côté, murmura à Louis :
— Ils ont plus de haine que de forces… On dirait qu’ils vont s’écrouler là, comme des épis mûrs.
— Oui… répondit Louis. Mais faut rester vigilants. La pitié, c’est une belle chose… sauf si elle coûte un homme.
Il regarda à nouveau le Feldwebel.
— Vous serez conduits à l’arrière. Le service du renseignement vous interrogera. Mais vous êtes traités ici comme des prisonniers de guerre. Pas comme des bêtes.
Un silence de plomb suivit.
Puis Otto, dans un souffle rauque, dit :
— Merci… Lieutenant. Merci de… de pas nous avoir fait tirer… comme des chiens…
Gustave, jusque-là couché, s’approcha d’un des Boches. Il le renifla longuement. Puis, sans bruit, posa sa tête contre sa jambe. L’homme n’osa pas bouger. Mais des larmes tombèrent de ses yeux creux.
Et ce fut là tout.
Le convoi s’ébranla lentement, sans un mot.
Ils étaient dix, encadrés par trois hommes de la section de Louis. Lambin en tête, fusil à l’épaule, une lanterne partiellement obturée à la main. Deux autres fermaient la marche. On les avait fait passer par le boyau de la Croix Grise, à flanc de talus, pour éviter la ligne de feu.
Ils avançaient, penchés, s’enfonçant dans le noir comme dans une veine de terre. Leurs pas mouillés s’écrasaient dans la glaise, sans rythme. On aurait dit une file de damnés allant vers un jugement moins cruel que celui de la boue.
Louis restait accoudé au parapet. Il regardait l’ombre du dernier soldat qui disparaissait au coin du boyau. Piquemal vint le rejoindre.
— Ils sont tous partis. Direction l’arrière du PC du 2e bataillon, ils vont les faire causer dans une baraque chauffée.
Il grimaça, la mâchoire serrée.
— Ils parleront, oui… Mais est-ce qu’on les croira ?… Je te parie qu’à l’état-major, on dira encore que c’est une ruse. Une simulation de débandade, comme ils disent. Ils aiment les mots plus que la boue.
Le Silencieux passa à côté d’eux sans dire un mot. Il tenait encore son Lebel serré, comme si la fatigue des Boches pouvait sauter à la gorge. Louis le regarda disparaître, puis se tourna vers Piquemal.
— Tu sais ce qui m’a frappé ?… Leurs mains. J’ai vu les mains d’Otto. Elles tremblaient comme celles de mon père quand il avait la fièvre. Et ce regard, pas hautain, pas suppliant non plus. Juste… las. Comme un arbre sans feuilles.
Dans l’abris, les gars qui n’avaient pas vu la scène posaient des questions. Léonard, lui, racontait tout, accroupi près d’un feu maigre que l’on faisait durer.
— Dix boches, j’vous dis. Pas armés, rien. Le premier, il avait même enlevé son ceinturon ! Ils sont arrivés comme des fantômes, un par un, comme dans une procession de cimetière.
Le Braconnier, qui buvait une goutte de gnôle dans une gamelle, grimaça :
— Ça m’fout l’cafard, tout ça. Des types qu’on arrosait encore y’a deux jours. Pis là, on leur tend du pain. C’est peut-être ça, la guerre… ou ce qui en reste.
Un silence suivit. Puis Lambin, revenu de sa marche d’escorte, se posa contre une paroi, jeta sa capote en arrière, et dit avec son air bourru :
— Moi j’vous l’dis : c’étaient pas des lions, ni des saints. C’étaient des gars, c’est tout. Des gars qui avaient le ventre vide, les os qui grincent, et plus rien à perdre. Ils sont venus parce qu’ils avaient fini de croire à leur guerre.
Louis revint dans son abri. Il enleva lentement sa capote, la suspendit à un clou, s’assit sur un tronc scié. Il sortit son carnet, traça quelques lignes à la lumière de la bougie, puis resta longuement immobile, les yeux perdus dans la flamme.
Enfin, il murmura :
— On tue. Puis on partage le pain.
Et parfois… c’est le pain qui vous tue plus que la balle.
Au dehors, le ciel commençait à blanchir, très lentement. Les lignes s’effaçaient.
Mais dans les cœurs, il restait l’empreinte d’une nuit étrange.
Pas de feu, pas de cris. Pas même un tir de barrage.
Juste dix ombres que l’on avait vu s’éloigner… en paix.
Carnet de Louis – Mars 1915 — Tranchée de Marchéville
Quelque chose s’est passé cette nuit. Quelque chose d’inexplicable, d’indéfinissable.
Ils sont venus. Dix. À la file, comme des bœufs harassés qu’on mène à l’étable après la pluie.
Ils avaient des visages de fièvre et des mains qui demandaient grâce sans oser s’ouvrir.
Ils sont venus, sans armes, sans cris.
Juste des “Kamarade !” lancés dans l’obscurité, des mots usés, mille fois criés, mais qui ce soir avaient le goût de la vérité.
On a hésité, bien sûr. Et si c’était une ruse ? Et si derrière eux, l’attaque sournoise ?
Mais rien. Que leurs pas. Que leurs regards. Que cette fatigue déchirante qui n’a pas de camp.
On les a fait entrer. On les a fait s’asseoir.
Et je les ai regardés.
L’un s’appelait Jakob Genser, Alsacien. Il parlait notre langue avec une musique étranglée, comme s’il se souvenait d’un pays d’avant la guerre.
Un autre avait les joues creusées comme des tranchées. Un troisième m’a confié, dans un souffle rauque : “On voulait juste manger et dormir… et ne plus tirer.”
Je crois que je les ai compris. Mieux que certains de mes supérieurs, que beaucoup de nos officiers, et même mieux que moi-même hier encore.
Ce ne sont plus des ennemis, ce sont des frères tombés dans l’erreur du siècle.
Ils voulaient vivre. Juste cela. Et cette nuit, dans le froid, au lieu de tirer, on leur a tendu la main.
Peut-être que c’est cela, le vrai miracle de cette guerre absurde :
une poignée d’hommes perdus qui se rendent sans se haïr.
J’ai regardé leurs ombres s’éloigner dans le boyau.
Et dans le ciel, je jure… la fusée suivante n’a même pas éclaté.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous partage ce soir le septième opus de la série En première ligne : « Le bombardement boche »
Mars 1915, à l’aube. Marchéville. Une heure de feu ininterrompu. Les abris cèdent, la tranchée se referme sur les hommes.
Un ordre absurde venu de l’arrière. Et au milieu de tout cela… un nom s’éteint : Képlart.
Un texte dur, oui. Inspiré de témoignages, d’archives, et de cette volonté de ne pas oublier.
Merci pour vos lectures fidèles et votre bienveillance.
Bonne soirée à toutes et à tous.
Polux.
Le bombardement boche
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
C’était encore la nuit, ou déjà l’aube — on ne savait plus.
Un de ces entre-deux où le ciel hésite, et où l’homme, lui, n’a plus le luxe d’hésiter.
Dans la tranchée, les poilus grelottaient en silence. Le ciel, noir d’encre, se fendait parfois d’un frisson violet, lointain. Pas encore l’éclair, mais déjà la menace.
Piquemal, debout dans la tranchée, scrutait l’Est. Il reniflait l’air comme un chien de garenne. Puis, il cracha dans la boue.
— Ça pue l’artillerie… J’le sens. Et c’est pas pour nous envoyer des dragées.
Louis sortit à son tour. Il boutonna sa capote jusqu’en haut. Dans l’air froid, une tension étrange vibrait. Le genre de silence qui tire l’oreille, comme un archet invisible sur la corde raide des nerfs.
Couché, le museau collé à la paroi de glaise, Gustave fixait l’Est. Ses oreilles frémirent, puis se dressèrent lentement. Un gémissement court, râpeux, lui échappa — un son venu d’avant les mots, quand la peur ne savait pas encore parler.
Et puis, soudain…
Un sifflement. Aigu. Bref.
Fschiiiiiii…
Un premier obus fendit l’air, passa haut, bien haut. Puis un second, plus grave. Puis trois. Puis dix.
— Abritez-vous ! hurla Louis. À couvert !
C’était le prélude, rien que ça. Mais déjà, le sol tremblait. Et dans le lointain, les feux montaient :
le 77, le 105, et le gros 150. Les trois voix du diable.
Piquemal jura entre ses dents. Il pointa le doigt vers le ciel déjà gribouillé d’éclats :
— C’est pour hier… Pour les Boches qu’on a laissés passer. Ils nous font payer Genser et les autres.
Le Braconnier, accroupi derrière un pan de paroi, grogna :
— Venger dix types à coups de tonneaux d’acier… C’est qu’ils ont de la rancune pleine les obus.
Déjà, la tranchée s’écrasait sur elle-même. Les gars plongeaient dans les cagnas, se plaquaient contre les flancs, les képis vissés dans la ceinture ou enroulés dans un mouchoir, comme si un bout de tissu pouvait arrêter le ciel.
Le Silencieux attrapa Képlart par le bras :
— À l’abri, nom de Dieu ! Et bien au fond !
Mais Képlart hésita, le visage tourné vers le ciel où les étoiles fuyaient. Une gerbe éclata à une dizaine de mètres. Et puis un sifflement, plus court. Un 105. En plein parapet.
Képlart se jeta dans l’abri.
Une pluie de glaise, de planches… et de chair.
Le bombardement venait de commencer.
La terre, d’abord, a grogné. Un grondement sourd, guttural, comme un estomac vide qui rugit de haine.
Puis elle s’est cabrée.
Un obus de 150 tomba sur le flanc droit du boyau. Un instant, il n’y eut que lumière. Blanche, crue, déchirante. Puis le sol s’ouvrit, vomissant des planches, des mottes, des bottes, des cris.
Le boyau de la Croix Grise se disloqua comme une corde d’argile. Une cagna s’écrasa, puis une autre. Un cri. Puis plus rien.
On aurait dit que la terre elle-même saignait.
Louis, plaqué contre la paroi, la bouche pleine de glaise, sentait le souffle chaud de Gustave, recroquevillé contre lui. Chaque explosion rapprochait un peu plus l’idée de mourir en miettes. On ne pensait plus à rien. Même pas à courir. On attendait. On comptait les secondes entre les coups. Et les secondes ne passaient plus.
Le Braconnier, recroquevillé dans une niche à flanc de tranchée, gueula :
— C’est pas un tir de préparation, ça ! C’est l’enfer qu’a perdu sa bride !
Un obus de 77 frappa tout près, arrachant une poutre qui vola en éclats. Un éclat d’obus long comme un couteau vint se ficher dans la cuisse de Griton. Il hurla, mais resta conscient.
Le Silencieux l’attrapa au col, le tira en arrière. Le sang pissait. Mais il respirait. Le Silencieux prit son paquet individuel de pansement et commença à lui bander sa cuisse.
Piquemal, dans une niche creusée à la baïonnette, serrait le manche de son fusil comme un pieu de bois. Il gueula, pour se donner contenance :
— Même les marmottes ont jamais creusé si profond, bordel de Dieu !
À chaque obus, un homme priait, ou râlait, ou gémissait.
Le sol vibrait, le ciel tombait en miettes. L’aube, derrière cette crasse d’acier et de feu, n’existait plus. Plus de lumière naturelle : seulement la lueur pâle des éclatements, le jaune maladif des lampes, le blanc cassé de la peur.
Louis pensa, un instant fugitif, à Genser. À ses dix gars partis la veille, le cœur sec, les mains en l’air. Ce déluge… c’était pour eux. Un cadeau des états-majors. La vengeance des orgueilleux.
Et, dans tout cela, les hommes abrités et courbés n’étaient que des copeaux dans la forge.
Un abri, c’est souvent une promesse. Une promesse de tenir, de durer, de survivre au moins un peu plus longtemps que le voisin. Mais ce matin-là, à l’aube, les promesses tenaient aussi bien que les madriers.
Le bombardement cognait comme un cœur en furie, sans rythme, sans pitié. Les obus de 105 et 150 se succédaient sans ordre, sans logique. Ils tombaient à l’aveugle, mais chaque fois un peu plus juste.
Et soudain, ce fut l’abri de Képlart.
Un craquement de poutre, une détonation mat, un souffle sec… Puis un râle. Un de ceux qui vous glacent. Le genre de son qui ne ment pas. Pas besoin de mots : on sait qu’un homme vient de partir.
Le Braconnier, arrivé le premier, beugla :
— Il est dessous ! Merde ! Képlart est dessous !
Ils furent deux, trois, à s’acharner à creuser, à dégager la glaise collante, les poutres éclatées, les sacs de terre éventrés.
Mais c’était trop tard.
Le visage de Képlart, maculé de terre et de sang, les yeux ouverts vers un ciel qu’il ne voyait plus, émergea entre deux planches. Un mince filet rouge — sang mêlé de cervelle — lui coulait de l’oreille, comme une larme trouble. Le souffle s’était tu, net.
Le Braconnier ne dit rien. Il ne put même pas fermer les yeux du mort : une autre explosion fit trembler les parois. La terre s’effondra par endroits. Fuir ou mourir ensemble.
— On laisse… cria-t-il à contre-cœur.
— On reviendra. Plus tard.
Ils reculèrent, repoussés par la fureur des 150.
La boue entra ensuite. Non plus seulement par les bottes, mais par les murs, par les sacs crevés, par le haut et par en dessous. Une boue vivante, sournoise, qui s’infiltrait dans les cols, dans les manches, dans les narines, et bientôt dans le cœur.
Les cagnas n’étaient plus des abris. C’étaient des pièges mous, des cercueils pâteux où l’on étouffait à petit feu.
Dans une sape, Arnoult et Lambin tentaient de caler une planche contre une paroi suintante.
L’eau entrait. La terre tombait. Griton, la cuisse toujours bandée, suait à grosses gouttes, les regardait.
— Elle tient pas, cette saloperie… marmonna-t-il entre les dents.
— On est foutus si ça pète encore là-dessus !
Un obus éclata non loin. L’air lui-même sembla se figer de peur.
Arnoult laissa tomber la planche. Il s’appuya contre la paroi, haletant, couvert de gadoue.
— J’ai peur, Lambin. J’te jure… j’me fous de l’avouer. J’ai peur comme un chien.
Lambin, sans rire, hocha la tête. Il répondit tout bas :
— Moi aussi.
La tranchée n’est plus qu’une gorge éclatée, saignée par le pilonnage. Les 77 sifflent, les 105 déchiquètent, les 150 anéantissent. Les obus tombent comme s’ils voulaient viser la pensée elle-même, et c’est parfois réussi.
Un pan entier du boyau s’effondre. On n’y voit plus rien. Juste des gerbes de terre, des éclats de bois, des morceaux d’hommes. Un Lebel vole, puis un bras — on ne sait pas d’où.
Les impacts sont si proches qu’on croit que la terre va se retourner comme une table renversée.
Chaque explosion vous plaque contre la paroi.
Chaque souffle cherche votre cœur.
Lambin, plaqué au sol, les oreilles pleines de boue, remue les lèvres : on dirait qu’il prie, mais aucun son ne sort.
Piquemal, lui, fixe le ciel, comme s’il attendait qu’on vienne lui rendre une réponse.
À dix pas de là, un homme cherche son fusil à quatre pattes, les mains fouillant dans la glaise, aveugle de peur, sourd aux cris. Il fouille, gratte, halète… Comme s’il cherchait son nom, sa place, le sens d’être encore là.
Le Braconnier, prostré dans un recoin, serre ses genoux, ses yeux fixes.
Le Silencieux, debout, tête baissée, ne cligne plus. Il est ailleurs, ou dedans. C’est difficile à dire.
Et partout… cette odeur. Poudre, sang, sueur, crottin, chair, tripes. Mélange ancestral. Mélange de fin du monde.
Un râle s’élève. Quelqu’un appelle sa mère — ou peut-être la Vierge. Ou rien.
La peur animale n’a pas de mots. Elle coule, suinte, ronge. Elle fait de vous un ver sous la pluie. Et dans ce maelström de glaise, de fer, d’acier et de tripes, le silence du ciel reste intact.
Depuis là-bas. Là où le café est chaud. Où les bottes ne collent pas à la glaise. Là où les cartes sont propres et les consciences aussi. Un agent de liaison surgit dans le boyau, titubant, le visage noirci, les oreilles encore sifflantes. Il porte un brassard, un souffle court, et un papier froissé qu’il brandit comme une croix dérisoire.
— Ordre du colonel ! Faut tenir la position ! Et préparer une section pour contre-attaque à la fin du pilonnage !
Il hurle pour couvrir le tonnerre — mais on n’entend que l’absurdité.
Louis ne répond pas tout de suite. Il le regarde. Non, il regarde au travers de lui.
Ses yeux sont vides. Ses joues couvertes de poussière, de suie, d’un peu de sang aussi.
Il fait un geste. Lent. Lascif presque. Comme s’il chassait une mouche invisible.
— Contre-attaque ? Qu’ils viennent ici, eux.
Il a dit cela sans crier. Et pourtant, tous ont entendu. Même la terre.
Autour, des hommes pansent les blessés à la hâte, entre tremblements et jurons. Le pansement individuel sert une fois. Après, on arrache les chemises, on noue des chiffons imbibés. Et plus loin, on gratte la terre, on fouille à genoux pour retrouver Képlart. Il en manque une moitié… et même ça, c’est pas certain.
Piquemal souffle, sans ironie :
— Ils doivent être bien installés, au PC, pour savoir ce qu’il faut faire ici.
Mais l’ordre est là. Sec. Mécanique. Un ordre venu d’un couloir bien propre, où l’on trace des flèches sur des cartes et où l’on mange des œufs durs pendant les briefings.
La guerre de tranchées obéit à la guerre de bureaux. La guerre de tripes plie devant la guerre de timbres humides.
Louis serre les dents. Puis il dit, tout bas :
— On obéira, oui… mais qu’ils sachent qu’on n’est plus des soldats. Juste des hommes qui tiennent… à un fil.
Un obus de 150 explose à pleine gueule sur le parapet Est. Un bruit creux, sourd, un ventre de tonnerre qui se retourne. La terre gicle. Les madriers volent. Puis, le silence. Un silence après la fracture.
La cagna n°3… celle des sapeurs… s’effondre. Un cri. Puis rien.
Le Silencieux émerge quelques secondes plus tard, le visage éclaboussé de sang, de tripes, de cervelle. Il porte un corps sur son dos, comme on porte un frère. On dirait un sac, un paquet mou, qui ne respire plus. Il vacille, s’écroule presque en arrivant devant l’abri.
Piquemal hurle, les bras en croix :
— On n’a plus d’place ! On n’a plus rien !
Derrière lui, un gars. Jeune, pas grand. Assis dans la boue, le dos calé contre la paroi.
Sa capote est ouverte par un trou noir, béant, juste au ventre.
Il serre ses tripes dans les mains, comme s’il pouvait les remettre. Ça coule entre ses doigts, tiède.
On l’a laissé là. Pas de brancard. Pas de place.
Il dit :
— Maman…
Pas un cri. Une voix fêlée, qui s’éteint à chaque syllabe.
Autour, personne ne bouge.
Piquemal baisse les yeux. Le Braconnier s’éloigne. Le Silencieux serre la crosse de son Lebel.
On n’ose pas le regarder trop longtemps. Comme si ça pouvait nous arriver dans dix minutes.
Louis, les traits figés, ne dit rien.Mais dans ses yeux, ce n’est plus l’officier qui regarde : c’est l’homme, le frère, le survivant. Et ce qu’il voit là, aucun mot ne saurait le contenir.
Et puis, la pluie. Pas celle des bombes, celle du ciel. Battante. Froide. Ironique.
Elle s’insinue dans les fissures de la tranchée, ruisselle sur les visages, s’infiltre dans les plaies. Elle lave sans pitié ce qui reste d’humain. Elle achève le travail commencé par le canon.
Le Braconnier, enfoncé jusqu’aux mollets dans la boue, crache, puis dit, tout bas :
— C’est pas une guerre. C’est une démolition…
Une heure. Soixante minutes. Trois mille six cents secondes. Et puis… plus rien.
Le dernier obus — un 105, éclaté sur une traverse — s’est tu. Un sifflement, un impact, un râle, puis le vide.
Le front, soudain, n’émet plus aucun son. Ni feu, ni vent. Pas même un cri.
Juste le silence. Mais un silence épais, saturé, rempli à ras-bord de tout ce qu’il vient de broyer. Un silence de survivance.
Dans le boyau éventré, des formes rampent, rampent encore. Les poilus sortent de leurs trous, comme des bêtes. Visages éclaboussés, yeux creux, oreilles sifflantes.
Lambin, appuyé contre un madrier tordu, pleure. Pas de sanglots. Des larmes qui coulent toutes seules, comme un trop-plein.
Le Braconnier s’est assis sur une caisse de munitions. Il ne dit rien. Il regarde ses mains, pleines de boue et de sang. Il ne les essuie pas.
Gustave, le museau noirci, s’ébroue violemment. Puis il fixe Louis, muet, attentif, comme s’il attendait un ordre… ou une caresse. Mais Louis ne dit rien non plus. Son regard flotte au-dessus du parapet, perdu dans un monde qu’on ne voit plus.
Un obus a fauché un arbre plus loin. Les branches, calcinées, fument encore. On croirait un cierge de cimetière oublié dans le matin.
Ils ne savent plus. S’ils ont tenu. S’ils ont perdu. Ou simplement survécu.
Un cliquetis métallique résonne. C’est Arnoult qui tente de réarmer son Lebel. Mais il s’arrête au milieu du geste. Il le laisse tomber doucement contre son épaule. À quoi bon.
Louis, enfin, murmure. À personne. Peut-être à lui-même. Ou à la terre.
— Y a plus rien. Même pas la guerre.
L’aube est levée depuis un moment. Un ciel blême, sans nuages, ni clémence. La lumière crue tombe sur la tranchée comme un jugement.
On ramasse. On cherche. On espère ne pas trouver.
Louis marche lentement, Piquemal derrière lui, un carnet à la main.
Le Braconnier porte une pelle, pas pour creuser mais pour soulever ce qui reste.
Le Silencieux a les mains couvertes de sang séché. Il ne dit rien. Depuis tout à l’heure, il aide à relever les corps. Sans broncher. Un rôle. Une nécessité.
À vingt pas, on découvre la cagna de Képlart. Ou ce qu’il en reste. Un trou noir, un paquet de planches éclatées, des débris de toile.
Louis s’agenouille. Un pan de capote dépasse. La boue l’a figée, comme une algue morte dans un étang.
Le Silencieux souffle :
— C’était Képlart. Je lui ai dit de s’abriter au fond de sa cagna, que c’était plus sûr.
Louis ne répond pas tout de suite. Il tire doucement le tissu, découvre un visage gris, encore étonné. Les yeux ouverts. Pas effrayés. Juste surpris. Comme si la mort était venue en visite imprévue.
Un bruit derrière eux. C’est Gustave, qui s’est assis à côté, tête basse. Il fixe le corps, puis détourne les yeux.
Lambin arrive, les traits tirés :
— J’peux pas creuser, pas maintenant… Mais j’vais chercher une toile. Qu’on le recouvre. On ne va pas le laisser là, à la vue de tous.
Louis sort une enveloppe de sa poche. L’adresse est encore lisible : Madame Képlart, 3 rue des Augustins, Angers. Il la glisse dans le carnet de Piquemal.
— Tu feras suivre… Quand on aura un moment.
Piquemal hoche la tête. Son crayon reste suspendu un instant au-dessus de la page. Puis il note :
« Képlart, tué à l’ennemi par 150 mm. Mort sur le coup. Marchéville. Mars 1915. »
Rien d’autre. Puis, un brancard, on l’emporte.
Un grondement sourd résonne au loin. Vers l’Est. Déjà, une autre salve s’annonce, plus loin, pour d’autres tranchées.
Louis se redresse, rajuste son col. Il ne dit pas adieu. Il ne prie pas. Il sait que la prière, ici, c’est le silence.
Et dans ce silence, il entend encore la voix de Képlart — douce, nasillarde, un soir où il imitait un général pour faire rire l’escouade :
— “En avant… pour la victoire, les enfants !”
Et les gars avaient ri. Même Louis. Même le Braconnier.
Mais ils ne riront pas ce matin.
Carnet de Louis — Mars 1915, matin
Ils ont répondu.
Pas par des mots. Par de l’acier. Par du feu. Leur vengeance est tombée à l’aube, sur nous tous, à parts égales. Les dix hommes qu’on a laissés passer hier ont coûté cher à l’orgueil boche. Alors, cette nuit, ils ont frappé. Fort. Pour laver l’affront. Pour faire taire la compassion.
Des 77, des 105, des 150. La gamme complète de la haine. En une heure. Pas une minute de plus. Mais une heure dévastée, hors du temps.
J’ai vu la tranchée sauter sous mes yeux. Les planches voler, les corps basculer. J’ai vu la terre hurler, se refermer sur les hommes, les recracher en morceaux.
Képlart n’a pas eu cette chance. Il est resté dessous. Écrasé. Éteint. Je l’ai retrouvé ce matin. Les yeux ouverts. Il ne semblait pas comprendre. Et moi non plus, je crois. On ne comprend jamais qu’on a perdu un rire.
On nous a envoyé un agent de liaison, au milieu du chaos. Il hurlait des ordres. Il voulait une section prête à contre-attaquer. Contre quoi ? Contre qui ? Même les obus, parfois, semblent plus lucides que certains chefs.
Et pourtant, on a tenu. Non par bravoure. Par réflexe, par accablement, par fraternité. On se terre, on se serre. On attend que ça passe. Et quand ça passe, on compte.
Les morts. Les éclopés. Les absents. On gratte la boue à mains nues pour retrouver un fusil. Ou un visage.
Le Silencieux a porté un blessé sur ses épaules.
Piquemal gueulait qu’on n’avait plus de place pour les allonger.
Lambin a pleuré.
Le Braconnier s’est assis et a regardé l’horizon comme un homme qui ne croit plus aux lendemains.
Et moi ? J’ai regardé Gustave s’ébrouer dans un coin, trempé, les pattes sales, les yeux perdus. Il me semblait plus humain que tous les discours du GQG réunis.
Ce matin, il n’y a pas de victoire. Il n’y a que des vivants à moitié morts, et un mort qu’on n’oubliera pas.
Képlart.
Adieu, camarade. Tu nous manqueras, quand il faudra encore faire semblant d’y croire.
Je vous partage ce soir le septième opus de la série En première ligne : « Le bombardement boche »
Mars 1915, à l’aube. Marchéville. Une heure de feu ininterrompu. Les abris cèdent, la tranchée se referme sur les hommes.
Un ordre absurde venu de l’arrière. Et au milieu de tout cela… un nom s’éteint : Képlart.
Un texte dur, oui. Inspiré de témoignages, d’archives, et de cette volonté de ne pas oublier.
Merci pour vos lectures fidèles et votre bienveillance.
Bonne soirée à toutes et à tous.
Polux.
Le bombardement boche
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
C’était encore la nuit, ou déjà l’aube — on ne savait plus.
Un de ces entre-deux où le ciel hésite, et où l’homme, lui, n’a plus le luxe d’hésiter.
Dans la tranchée, les poilus grelottaient en silence. Le ciel, noir d’encre, se fendait parfois d’un frisson violet, lointain. Pas encore l’éclair, mais déjà la menace.
Piquemal, debout dans la tranchée, scrutait l’Est. Il reniflait l’air comme un chien de garenne. Puis, il cracha dans la boue.
— Ça pue l’artillerie… J’le sens. Et c’est pas pour nous envoyer des dragées.
Louis sortit à son tour. Il boutonna sa capote jusqu’en haut. Dans l’air froid, une tension étrange vibrait. Le genre de silence qui tire l’oreille, comme un archet invisible sur la corde raide des nerfs.
Couché, le museau collé à la paroi de glaise, Gustave fixait l’Est. Ses oreilles frémirent, puis se dressèrent lentement. Un gémissement court, râpeux, lui échappa — un son venu d’avant les mots, quand la peur ne savait pas encore parler.
Et puis, soudain…
Un sifflement. Aigu. Bref.
Fschiiiiiii…
Un premier obus fendit l’air, passa haut, bien haut. Puis un second, plus grave. Puis trois. Puis dix.
— Abritez-vous ! hurla Louis. À couvert !
C’était le prélude, rien que ça. Mais déjà, le sol tremblait. Et dans le lointain, les feux montaient :
le 77, le 105, et le gros 150. Les trois voix du diable.
Piquemal jura entre ses dents. Il pointa le doigt vers le ciel déjà gribouillé d’éclats :
— C’est pour hier… Pour les Boches qu’on a laissés passer. Ils nous font payer Genser et les autres.
Le Braconnier, accroupi derrière un pan de paroi, grogna :
— Venger dix types à coups de tonneaux d’acier… C’est qu’ils ont de la rancune pleine les obus.
Déjà, la tranchée s’écrasait sur elle-même. Les gars plongeaient dans les cagnas, se plaquaient contre les flancs, les képis vissés dans la ceinture ou enroulés dans un mouchoir, comme si un bout de tissu pouvait arrêter le ciel.
Le Silencieux attrapa Képlart par le bras :
— À l’abri, nom de Dieu ! Et bien au fond !
Mais Képlart hésita, le visage tourné vers le ciel où les étoiles fuyaient. Une gerbe éclata à une dizaine de mètres. Et puis un sifflement, plus court. Un 105. En plein parapet.
Képlart se jeta dans l’abri.
Une pluie de glaise, de planches… et de chair.
Le bombardement venait de commencer.
La terre, d’abord, a grogné. Un grondement sourd, guttural, comme un estomac vide qui rugit de haine.
Puis elle s’est cabrée.
Un obus de 150 tomba sur le flanc droit du boyau. Un instant, il n’y eut que lumière. Blanche, crue, déchirante. Puis le sol s’ouvrit, vomissant des planches, des mottes, des bottes, des cris.
Le boyau de la Croix Grise se disloqua comme une corde d’argile. Une cagna s’écrasa, puis une autre. Un cri. Puis plus rien.
On aurait dit que la terre elle-même saignait.
Louis, plaqué contre la paroi, la bouche pleine de glaise, sentait le souffle chaud de Gustave, recroquevillé contre lui. Chaque explosion rapprochait un peu plus l’idée de mourir en miettes. On ne pensait plus à rien. Même pas à courir. On attendait. On comptait les secondes entre les coups. Et les secondes ne passaient plus.
Le Braconnier, recroquevillé dans une niche à flanc de tranchée, gueula :
— C’est pas un tir de préparation, ça ! C’est l’enfer qu’a perdu sa bride !
Un obus de 77 frappa tout près, arrachant une poutre qui vola en éclats. Un éclat d’obus long comme un couteau vint se ficher dans la cuisse de Griton. Il hurla, mais resta conscient.
Le Silencieux l’attrapa au col, le tira en arrière. Le sang pissait. Mais il respirait. Le Silencieux prit son paquet individuel de pansement et commença à lui bander sa cuisse.
Piquemal, dans une niche creusée à la baïonnette, serrait le manche de son fusil comme un pieu de bois. Il gueula, pour se donner contenance :
— Même les marmottes ont jamais creusé si profond, bordel de Dieu !
À chaque obus, un homme priait, ou râlait, ou gémissait.
Le sol vibrait, le ciel tombait en miettes. L’aube, derrière cette crasse d’acier et de feu, n’existait plus. Plus de lumière naturelle : seulement la lueur pâle des éclatements, le jaune maladif des lampes, le blanc cassé de la peur.
Louis pensa, un instant fugitif, à Genser. À ses dix gars partis la veille, le cœur sec, les mains en l’air. Ce déluge… c’était pour eux. Un cadeau des états-majors. La vengeance des orgueilleux.
Et, dans tout cela, les hommes abrités et courbés n’étaient que des copeaux dans la forge.
Un abri, c’est souvent une promesse. Une promesse de tenir, de durer, de survivre au moins un peu plus longtemps que le voisin. Mais ce matin-là, à l’aube, les promesses tenaient aussi bien que les madriers.
Le bombardement cognait comme un cœur en furie, sans rythme, sans pitié. Les obus de 105 et 150 se succédaient sans ordre, sans logique. Ils tombaient à l’aveugle, mais chaque fois un peu plus juste.
Et soudain, ce fut l’abri de Képlart.
Un craquement de poutre, une détonation mat, un souffle sec… Puis un râle. Un de ceux qui vous glacent. Le genre de son qui ne ment pas. Pas besoin de mots : on sait qu’un homme vient de partir.
Le Braconnier, arrivé le premier, beugla :
— Il est dessous ! Merde ! Képlart est dessous !
Ils furent deux, trois, à s’acharner à creuser, à dégager la glaise collante, les poutres éclatées, les sacs de terre éventrés.
Mais c’était trop tard.
Le visage de Képlart, maculé de terre et de sang, les yeux ouverts vers un ciel qu’il ne voyait plus, émergea entre deux planches. Un mince filet rouge — sang mêlé de cervelle — lui coulait de l’oreille, comme une larme trouble. Le souffle s’était tu, net.
Le Braconnier ne dit rien. Il ne put même pas fermer les yeux du mort : une autre explosion fit trembler les parois. La terre s’effondra par endroits. Fuir ou mourir ensemble.
— On laisse… cria-t-il à contre-cœur.
— On reviendra. Plus tard.
Ils reculèrent, repoussés par la fureur des 150.
La boue entra ensuite. Non plus seulement par les bottes, mais par les murs, par les sacs crevés, par le haut et par en dessous. Une boue vivante, sournoise, qui s’infiltrait dans les cols, dans les manches, dans les narines, et bientôt dans le cœur.
Les cagnas n’étaient plus des abris. C’étaient des pièges mous, des cercueils pâteux où l’on étouffait à petit feu.
Dans une sape, Arnoult et Lambin tentaient de caler une planche contre une paroi suintante.
L’eau entrait. La terre tombait. Griton, la cuisse toujours bandée, suait à grosses gouttes, les regardait.
— Elle tient pas, cette saloperie… marmonna-t-il entre les dents.
— On est foutus si ça pète encore là-dessus !
Un obus éclata non loin. L’air lui-même sembla se figer de peur.
Arnoult laissa tomber la planche. Il s’appuya contre la paroi, haletant, couvert de gadoue.
— J’ai peur, Lambin. J’te jure… j’me fous de l’avouer. J’ai peur comme un chien.
Lambin, sans rire, hocha la tête. Il répondit tout bas :
— Moi aussi.
La tranchée n’est plus qu’une gorge éclatée, saignée par le pilonnage. Les 77 sifflent, les 105 déchiquètent, les 150 anéantissent. Les obus tombent comme s’ils voulaient viser la pensée elle-même, et c’est parfois réussi.
Un pan entier du boyau s’effondre. On n’y voit plus rien. Juste des gerbes de terre, des éclats de bois, des morceaux d’hommes. Un Lebel vole, puis un bras — on ne sait pas d’où.
Les impacts sont si proches qu’on croit que la terre va se retourner comme une table renversée.
Chaque explosion vous plaque contre la paroi.
Chaque souffle cherche votre cœur.
Lambin, plaqué au sol, les oreilles pleines de boue, remue les lèvres : on dirait qu’il prie, mais aucun son ne sort.
Piquemal, lui, fixe le ciel, comme s’il attendait qu’on vienne lui rendre une réponse.
À dix pas de là, un homme cherche son fusil à quatre pattes, les mains fouillant dans la glaise, aveugle de peur, sourd aux cris. Il fouille, gratte, halète… Comme s’il cherchait son nom, sa place, le sens d’être encore là.
Le Braconnier, prostré dans un recoin, serre ses genoux, ses yeux fixes.
Le Silencieux, debout, tête baissée, ne cligne plus. Il est ailleurs, ou dedans. C’est difficile à dire.
Et partout… cette odeur. Poudre, sang, sueur, crottin, chair, tripes. Mélange ancestral. Mélange de fin du monde.
Un râle s’élève. Quelqu’un appelle sa mère — ou peut-être la Vierge. Ou rien.
La peur animale n’a pas de mots. Elle coule, suinte, ronge. Elle fait de vous un ver sous la pluie. Et dans ce maelström de glaise, de fer, d’acier et de tripes, le silence du ciel reste intact.
Depuis là-bas. Là où le café est chaud. Où les bottes ne collent pas à la glaise. Là où les cartes sont propres et les consciences aussi. Un agent de liaison surgit dans le boyau, titubant, le visage noirci, les oreilles encore sifflantes. Il porte un brassard, un souffle court, et un papier froissé qu’il brandit comme une croix dérisoire.
— Ordre du colonel ! Faut tenir la position ! Et préparer une section pour contre-attaque à la fin du pilonnage !
Il hurle pour couvrir le tonnerre — mais on n’entend que l’absurdité.
Louis ne répond pas tout de suite. Il le regarde. Non, il regarde au travers de lui.
Ses yeux sont vides. Ses joues couvertes de poussière, de suie, d’un peu de sang aussi.
Il fait un geste. Lent. Lascif presque. Comme s’il chassait une mouche invisible.
— Contre-attaque ? Qu’ils viennent ici, eux.
Il a dit cela sans crier. Et pourtant, tous ont entendu. Même la terre.
Autour, des hommes pansent les blessés à la hâte, entre tremblements et jurons. Le pansement individuel sert une fois. Après, on arrache les chemises, on noue des chiffons imbibés. Et plus loin, on gratte la terre, on fouille à genoux pour retrouver Képlart. Il en manque une moitié… et même ça, c’est pas certain.
Piquemal souffle, sans ironie :
— Ils doivent être bien installés, au PC, pour savoir ce qu’il faut faire ici.
Mais l’ordre est là. Sec. Mécanique. Un ordre venu d’un couloir bien propre, où l’on trace des flèches sur des cartes et où l’on mange des œufs durs pendant les briefings.
La guerre de tranchées obéit à la guerre de bureaux. La guerre de tripes plie devant la guerre de timbres humides.
Louis serre les dents. Puis il dit, tout bas :
— On obéira, oui… mais qu’ils sachent qu’on n’est plus des soldats. Juste des hommes qui tiennent… à un fil.
Un obus de 150 explose à pleine gueule sur le parapet Est. Un bruit creux, sourd, un ventre de tonnerre qui se retourne. La terre gicle. Les madriers volent. Puis, le silence. Un silence après la fracture.
La cagna n°3… celle des sapeurs… s’effondre. Un cri. Puis rien.
Le Silencieux émerge quelques secondes plus tard, le visage éclaboussé de sang, de tripes, de cervelle. Il porte un corps sur son dos, comme on porte un frère. On dirait un sac, un paquet mou, qui ne respire plus. Il vacille, s’écroule presque en arrivant devant l’abri.
Piquemal hurle, les bras en croix :
— On n’a plus d’place ! On n’a plus rien !
Derrière lui, un gars. Jeune, pas grand. Assis dans la boue, le dos calé contre la paroi.
Sa capote est ouverte par un trou noir, béant, juste au ventre.
Il serre ses tripes dans les mains, comme s’il pouvait les remettre. Ça coule entre ses doigts, tiède.
On l’a laissé là. Pas de brancard. Pas de place.
Il dit :
— Maman…
Pas un cri. Une voix fêlée, qui s’éteint à chaque syllabe.
Autour, personne ne bouge.
Piquemal baisse les yeux. Le Braconnier s’éloigne. Le Silencieux serre la crosse de son Lebel.
On n’ose pas le regarder trop longtemps. Comme si ça pouvait nous arriver dans dix minutes.
Louis, les traits figés, ne dit rien.Mais dans ses yeux, ce n’est plus l’officier qui regarde : c’est l’homme, le frère, le survivant. Et ce qu’il voit là, aucun mot ne saurait le contenir.
Et puis, la pluie. Pas celle des bombes, celle du ciel. Battante. Froide. Ironique.
Elle s’insinue dans les fissures de la tranchée, ruisselle sur les visages, s’infiltre dans les plaies. Elle lave sans pitié ce qui reste d’humain. Elle achève le travail commencé par le canon.
Le Braconnier, enfoncé jusqu’aux mollets dans la boue, crache, puis dit, tout bas :
— C’est pas une guerre. C’est une démolition…
Une heure. Soixante minutes. Trois mille six cents secondes. Et puis… plus rien.
Le dernier obus — un 105, éclaté sur une traverse — s’est tu. Un sifflement, un impact, un râle, puis le vide.
Le front, soudain, n’émet plus aucun son. Ni feu, ni vent. Pas même un cri.
Juste le silence. Mais un silence épais, saturé, rempli à ras-bord de tout ce qu’il vient de broyer. Un silence de survivance.
Dans le boyau éventré, des formes rampent, rampent encore. Les poilus sortent de leurs trous, comme des bêtes. Visages éclaboussés, yeux creux, oreilles sifflantes.
Lambin, appuyé contre un madrier tordu, pleure. Pas de sanglots. Des larmes qui coulent toutes seules, comme un trop-plein.
Le Braconnier s’est assis sur une caisse de munitions. Il ne dit rien. Il regarde ses mains, pleines de boue et de sang. Il ne les essuie pas.
Gustave, le museau noirci, s’ébroue violemment. Puis il fixe Louis, muet, attentif, comme s’il attendait un ordre… ou une caresse. Mais Louis ne dit rien non plus. Son regard flotte au-dessus du parapet, perdu dans un monde qu’on ne voit plus.
Un obus a fauché un arbre plus loin. Les branches, calcinées, fument encore. On croirait un cierge de cimetière oublié dans le matin.
Ils ne savent plus. S’ils ont tenu. S’ils ont perdu. Ou simplement survécu.
Un cliquetis métallique résonne. C’est Arnoult qui tente de réarmer son Lebel. Mais il s’arrête au milieu du geste. Il le laisse tomber doucement contre son épaule. À quoi bon.
Louis, enfin, murmure. À personne. Peut-être à lui-même. Ou à la terre.
— Y a plus rien. Même pas la guerre.
L’aube est levée depuis un moment. Un ciel blême, sans nuages, ni clémence. La lumière crue tombe sur la tranchée comme un jugement.
On ramasse. On cherche. On espère ne pas trouver.
Louis marche lentement, Piquemal derrière lui, un carnet à la main.
Le Braconnier porte une pelle, pas pour creuser mais pour soulever ce qui reste.
Le Silencieux a les mains couvertes de sang séché. Il ne dit rien. Depuis tout à l’heure, il aide à relever les corps. Sans broncher. Un rôle. Une nécessité.
À vingt pas, on découvre la cagna de Képlart. Ou ce qu’il en reste. Un trou noir, un paquet de planches éclatées, des débris de toile.
Louis s’agenouille. Un pan de capote dépasse. La boue l’a figée, comme une algue morte dans un étang.
Le Silencieux souffle :
— C’était Képlart. Je lui ai dit de s’abriter au fond de sa cagna, que c’était plus sûr.
Louis ne répond pas tout de suite. Il tire doucement le tissu, découvre un visage gris, encore étonné. Les yeux ouverts. Pas effrayés. Juste surpris. Comme si la mort était venue en visite imprévue.
Un bruit derrière eux. C’est Gustave, qui s’est assis à côté, tête basse. Il fixe le corps, puis détourne les yeux.
Lambin arrive, les traits tirés :
— J’peux pas creuser, pas maintenant… Mais j’vais chercher une toile. Qu’on le recouvre. On ne va pas le laisser là, à la vue de tous.
Louis sort une enveloppe de sa poche. L’adresse est encore lisible : Madame Képlart, 3 rue des Augustins, Angers. Il la glisse dans le carnet de Piquemal.
— Tu feras suivre… Quand on aura un moment.
Piquemal hoche la tête. Son crayon reste suspendu un instant au-dessus de la page. Puis il note :
« Képlart, tué à l’ennemi par 150 mm. Mort sur le coup. Marchéville. Mars 1915. »
Rien d’autre. Puis, un brancard, on l’emporte.
Un grondement sourd résonne au loin. Vers l’Est. Déjà, une autre salve s’annonce, plus loin, pour d’autres tranchées.
Louis se redresse, rajuste son col. Il ne dit pas adieu. Il ne prie pas. Il sait que la prière, ici, c’est le silence.
Et dans ce silence, il entend encore la voix de Képlart — douce, nasillarde, un soir où il imitait un général pour faire rire l’escouade :
— “En avant… pour la victoire, les enfants !”
Et les gars avaient ri. Même Louis. Même le Braconnier.
Mais ils ne riront pas ce matin.
Carnet de Louis — Mars 1915, matin
Ils ont répondu.
Pas par des mots. Par de l’acier. Par du feu. Leur vengeance est tombée à l’aube, sur nous tous, à parts égales. Les dix hommes qu’on a laissés passer hier ont coûté cher à l’orgueil boche. Alors, cette nuit, ils ont frappé. Fort. Pour laver l’affront. Pour faire taire la compassion.
Des 77, des 105, des 150. La gamme complète de la haine. En une heure. Pas une minute de plus. Mais une heure dévastée, hors du temps.
J’ai vu la tranchée sauter sous mes yeux. Les planches voler, les corps basculer. J’ai vu la terre hurler, se refermer sur les hommes, les recracher en morceaux.
Képlart n’a pas eu cette chance. Il est resté dessous. Écrasé. Éteint. Je l’ai retrouvé ce matin. Les yeux ouverts. Il ne semblait pas comprendre. Et moi non plus, je crois. On ne comprend jamais qu’on a perdu un rire.
On nous a envoyé un agent de liaison, au milieu du chaos. Il hurlait des ordres. Il voulait une section prête à contre-attaquer. Contre quoi ? Contre qui ? Même les obus, parfois, semblent plus lucides que certains chefs.
Et pourtant, on a tenu. Non par bravoure. Par réflexe, par accablement, par fraternité. On se terre, on se serre. On attend que ça passe. Et quand ça passe, on compte.
Les morts. Les éclopés. Les absents. On gratte la boue à mains nues pour retrouver un fusil. Ou un visage.
Le Silencieux a porté un blessé sur ses épaules.
Piquemal gueulait qu’on n’avait plus de place pour les allonger.
Lambin a pleuré.
Le Braconnier s’est assis et a regardé l’horizon comme un homme qui ne croit plus aux lendemains.
Et moi ? J’ai regardé Gustave s’ébrouer dans un coin, trempé, les pattes sales, les yeux perdus. Il me semblait plus humain que tous les discours du GQG réunis.
Ce matin, il n’y a pas de victoire. Il n’y a que des vivants à moitié morts, et un mort qu’on n’oubliera pas.
Képlart.
Adieu, camarade. Tu nous manqueras, quand il faudra encore faire semblant d’y croire.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Je vous propose ce soir, le 8ème opus du cycle consacré à la première ligne : « Le lièvre dans le no man’s land ».
Un matin de guerre. Un lièvre surgit entre les tranchées.
Et, l’espace d’un instant suspendu, la chasse s’engage…
Des deux côtés.
Français et Allemands, unis dans l’absurde, le regard rivé sur la même proie.
Pas d’ordres. Pas de haine. Juste un souffle inattendu, fragile, presque beau.
Je vous remercie chaleureusement pour vos lectures fidèles.
Bonne lecture, et bonne soirée à tous.
Polux.
Le lièvre dans le no man’s land
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
L’aube peinait à naître. Un ciel de plomb, bas, figé. Pas encore le jour, plus tout à fait la nuit. Un de ces instants suspendus, où même la guerre retient son souffle. Dans la tranchée, tout était silence. Juste un cliquetis de ferraille, une goutte d’eau tombée d’un madrier. Le silence avant le roulement. Le calme avant le cri.
Gustave, museau au sol, reniflait, les oreilles raides. Il grogna, imperceptiblement.
Et puis, soudain… un frisson dans le champ.
Un mouvement, là-bas, dans le no man’s land.
Un frisson ? Non. Une forme.
Un bond. Deux.
Un lièvre. Immense. Sale. Ébouriffé. Une oreille pendait comme un vieux chiffon. Il surgit d’un creux d’obus, détala à travers les touffes d’herbe noircie, zigzaguant entre les carcasses de fil de fer, les restes de planches, les casques vides.
Personne ne bougea.
Piquemal, accroupi au bord du parapet, ouvrit grand les yeux.
Le Braconnier, l’œil encore mi-clos, murmura :
— J’le crois pas… Un putain de clapier, ici.
Lambin écarquilla les yeux.
Léonard lâcha son quignon de pain.
Arnoult, main crispée sur le Lebel.
Même les corbeaux, perchés sur un arbre décharné, se turent.
Gustave gronda. Une plainte basse, vibrante, comme un souvenir venu du fond des âges.
On eût dit une apparition. Un mirage, né de la fatigue, du froid, de trop de jours sans dormir. Mais non.
Le lièvre était bien là. Vivant. Et libre, surtout. Libre, là où nul ne l’était plus.
Le lièvre filait toujours, entre les touffes de chiendent cramé et les cratères pleins d’eau noire.
Un éclair de vie, là où tout puait la mort.
Dans la tranchée, personne ne bougea. Mais les têtes se levèrent lentement, comme si l’instant risquait de se briser.
Piquemal, le dos plaqué au parapet, n’avait plus rien à dire. Sa grande gueule s’était tue. Pour une fois.
Le Silencieux, lui, haussa un sourcil. Juste un. Un geste minuscule, mais dans ce matin figé, cela valait discours.
Léonard avait la bouche ouverte, les yeux clignotants, comme s’il venait de voir un revenant. Et puis, un bruit. Un souffle bref, étouffé… un rire. Peut-être Arnoult, ou Vayssière. Allez savoir.
Un rire. Dans une tranchée. Ça avait des airs de miracle.
On se tourna les uns vers les autres. Un regard. Puis deux. Des yeux incrédules, mi-fascinés, mi-inquiets. Comme s’ils venaient tous de sortir d’un rêve — ou d’y entrer.
Lambin glissa, tout bas :
— Il est à nous, ce bestiau ?
Louis, adossé à un madrier suintant, répondit sans détourner le regard :
— J’crois qu’il est à personne.
Un silence, encore. Et pourtant… pourtant.
Quelque chose remonta. Quelque chose de primitif. Un frisson de chasse, vieux comme le feu, enfoui sous la glaise et les ordres. Dans ce matin figé, l’instinct grattait à la porte.
Le lièvre détalait toujours. Et, dans son sillage, le cœur des hommes… battait un peu plus vite.
Un cliquetis. Infime. Presque un murmure dans l’ombre. Puis un éclat terne, entre deux piquets brisés. Un casque pointu, gris fer, surgit à peine au-dessus du parapet d’en face.
Un autre suit. Puis un troisième.
Ils l’ont vu, eux aussi. Le lièvre.
Eux aussi sont figés, suspendus, l’arme au creux des bras, mais le doigt immobile. De là-bas, on distingue mal les visages — mais on devine les yeux. Écarquillés. Incrédules. Peut-être les mêmes regards que ceux d’ici.
Un boche, silhouette maigre, lève doucement une main. Pas un salut. Pas une menace. Juste une main ouverte, qui hésite.
Puis, plus lentement encore, il fait un geste. Lent, ample, presque solennel. Comme un… “attendez”. Ou peut-être : “pas maintenant.”
Un autre casque se tourne, cherche son voisin. Ils se parlent sans mots. Ils regardent le lièvre, puis nos lignes. Puis à nouveau le lièvre. Un instant rare. Suspendu.
Personne ne tire. Pas encore.
Un miracle silencieux se joue. Un accord d’hommes. Sans langue. Sans pacte. Mais profond.
Un souffle passe sur les barbelés. Il ne vient ni d’ici ni de là-bas. C’est peut-être le vent. Ou la paix — celle qui ne dure jamais.
Et puis, d’un coup, le lièvre repart. Une secousse de vie. Un éclair brun. Il détale, museau bas, oreilles au vent, les pattes giflant les flaques gelées. Son zigzag fend le no man’s land comme un trait de pinceau sur une toile de boue.
Le Braconnier bondit hors du boyau, fusil en bandoulière, le souffle court :
— Je vais l’avoir !
Gustave file derrière, langue pendante, museau tendu, comme si ce gibier-là comptait plus que tous les ordres du monde.
Et là, de l’autre côté, une silhouette jaillit. Un Feldgrau, jeune sans doute, grand, le pas souple. Lui aussi s’élance, sans tirer. Un autre encore le suit, bras levés, riant presque, bottes éclaboussant les flaques gelées.
Les deux lignes, françaises et allemandes, restent là. Penchées sur les parapets. Immobiles.
Des têtes, en casques à pointe ou en képi, se tournent, se répondent.
Personne ne tire.
Tout le monde regarde.
Un poilu chuchote :
— Ils le veulent aussi, les cochons…
Et un autre répond, sans haine :
— Y a peut-être un pari, là-bas aussi…
On suit la course comme des gamins regardent une bille rouler. Un souffle collectif. Un battement commun.
Là-bas, entre deux cratères, le Braconnier trébuche, se rattrape. Le Boche le dépasse d’un poil, puis glisse à son tour.
Comme des gosses à une course d’escargots. C’est absurde. C’est beau. C’est fragile. Et fou.
Louis murmure, sans hausser la voix :
— Laissez-le courir.
Et personne ne tire.
Une chasse sans fusil. Une guerre sans haine. Aussi insaisissable qu’un lièvre dans les labours.
Un coup de feu claque. Sec. Haut. Juste au-dessus des têtes.
Le lièvre bondit, vrille, puis détale plus vite encore. Il file droit vers une touffe d’herbe noire, calcinée, vestige d’un obus de la veille.
Un silence se suspend. Un silence coupé net.
Sur la tranchée allemande, un soldat baisse lentement son fusil. Il l’avait levé, réflexe ou geste ancien, mais non. Il baisse l’arme, doucement, presque respectueusement. À ses côtés, un autre rit. Un rire sans moquerie, un souffle d’homme surpris d’être encore humain.
Le Braconnier, debout dans le no man’s land, regarde vers eux. Il lève son képi. Pas un salut militaire. Un geste d’enfant, de foire. Un vieux reste de kermesse dans un monde de mort.
Lambin murmure, à mi-voix :
— C’est un carnaval… un carnaval cousu dans la boue.
Et personne, ni d’un côté, ni de l’autre, ne veut être celui qui gâchera tout.
Un accord sans parole. Un fil de paix tendu au-dessus du vide.
Le Braconnier et le Feldgrau courent, presque côte à côte. Leurs godasses écrasent la même boue, foulent la même mort figée.Un instant, ils se croisent du regard. Pas un mot. Pas un geste hostile. Deux hommes. Deux souffles. Deux cœurs battant au rythme d’un instinct ancien.
Gustave suit la trace, museau bas. Il ralentit. Le lièvre est trop loin.
Et soudain — il n’y est plus. Disparu. Avalé par le décor.
Un creux, une anfractuosité, une ruse de la terre. Ou bien un miracle. Plus rien. Même pas un frémissement d’herbe.
Le Braconnier s’arrête, souffle court, mains sur les cuisses. L’autre aussi. Le Feldgrau, torse levé, visage blême de fatigue. Ils se regardent. Longtemps. Comme deux éclaireurs perdus dans le même rêve.
Puis, d’un même mouvement, presque synchrones, ils lèvent les bras — paumes ouvertes, mains vides. Geste universel. Geste d’abandon, ou de paix.
Gustave s’avance. Il flaire le boche, museau tendu… puis recule d’un pas. Pas d’aboiement. Pas de menace. Seulement un doute, animal et ancien.
Un Feldgrau, à voix basse, souffle :
— Hase…
Et dans ce murmure, on ne sait plus s’il nomme le lièvre, un souvenir d’enfance, ou ce bref moment de paix.
Le no man’s land a gagné. Ni eux, ni les leurs. Juste la terre, et un lièvre, libre.
Ils reviennent. Le Braconnier d’un côté, le Feldgrau de l’autre. Deux silhouettes en miroir, éreintées, crottées, mais entières. Chacun regagne sa tranchée, comme après une corvée de bois, sauf que cette fois… rien à rapporter.
Le Braconnier glisse en silence dans le boyau. Il a le souffle court, le regard flottant. Ses godillots font schlock-schlock dans la boue tiède.
— Il était trop malin, dit-il en s’asseyant.
Piquemal, les mains dans les poches, lâche entre ses dents :
— Un lièvre, ça vaut pas un obus…
Puis il souffle, lointain :
— Il était trop malin…
Personne ne rit. Pas un mot, pas un haussement d’épaule. Mais tous comprennent. Quelque chose a eu lieu. Un moment suspendu, volé à la guerre, à l’horreur, hors du temps et des ordres. Un souffle d’humanité dans le puits de l’absurde.
Comme si, juste un instant, le front avait oublié qu’il était un front.
Et que des hommes étaient redevenus des hommes, à la poursuite d’un souffle vivant dans un monde qui ne l’était plus.
Louis est accroupi dans l’ombre d’un pan de boyau, le dos calé contre une planche humide. Il tient son carnet ouvert sur les genoux, une page encore vierge, maculée de gouttes de boue. Il écrit lentement. Quelques mots, pas plus. Le crayon hésite, puis trace :
« Ce matin, un lièvre.
Les deux camps l’ont poursuivi.
Il n’a pas été pris.
C’est lui, le vainqueur.
Ce lièvre, plus libre que nous.
Il court encore, quelque part, entre les morts. »
Il referme doucement le carnet. Le glisse dans sa poche. Comme on glisserait un rêve fragile entre deux lambeaux de réalité.
Au loin, un grondement sourd. Un 77 peut-être. Ou un 150. La guerre revient, elle n’a jamais vraiment quitté.
Mais dans les regards — ceux de Lambin, de Piquemal, du Braconnier, du Silencieux — quelque chose a changé. Un rien. Un presque rien.
Un souvenir qui ne s’explique pas.
Juste… un lièvre.
Entre les tombes ouvertes.
Entre les lignes.
Entre les hommes.
Un bruit d’obus au loin. La guerre revient, comme une vague. Mais dans les regards, dans les silences, quelque chose est resté. Un souvenir étrange qui ne s’explique pas, un peu fou, qui ne fera l’objet d’aucun rapport, d’aucune citation dans les journaux.
Piquemal grogne à nouveau :
— Un lièvre, ça vaut pas un obus…
Mais personne ne le contredit.
Je vous propose ce soir, le 8ème opus du cycle consacré à la première ligne : « Le lièvre dans le no man’s land ».
Un matin de guerre. Un lièvre surgit entre les tranchées.
Et, l’espace d’un instant suspendu, la chasse s’engage…
Des deux côtés.
Français et Allemands, unis dans l’absurde, le regard rivé sur la même proie.
Pas d’ordres. Pas de haine. Juste un souffle inattendu, fragile, presque beau.
Je vous remercie chaleureusement pour vos lectures fidèles.
Bonne lecture, et bonne soirée à tous.
Polux.
Le lièvre dans le no man’s land
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
L’aube peinait à naître. Un ciel de plomb, bas, figé. Pas encore le jour, plus tout à fait la nuit. Un de ces instants suspendus, où même la guerre retient son souffle. Dans la tranchée, tout était silence. Juste un cliquetis de ferraille, une goutte d’eau tombée d’un madrier. Le silence avant le roulement. Le calme avant le cri.
Gustave, museau au sol, reniflait, les oreilles raides. Il grogna, imperceptiblement.
Et puis, soudain… un frisson dans le champ.
Un mouvement, là-bas, dans le no man’s land.
Un frisson ? Non. Une forme.
Un bond. Deux.
Un lièvre. Immense. Sale. Ébouriffé. Une oreille pendait comme un vieux chiffon. Il surgit d’un creux d’obus, détala à travers les touffes d’herbe noircie, zigzaguant entre les carcasses de fil de fer, les restes de planches, les casques vides.
Personne ne bougea.
Piquemal, accroupi au bord du parapet, ouvrit grand les yeux.
Le Braconnier, l’œil encore mi-clos, murmura :
— J’le crois pas… Un putain de clapier, ici.
Lambin écarquilla les yeux.
Léonard lâcha son quignon de pain.
Arnoult, main crispée sur le Lebel.
Même les corbeaux, perchés sur un arbre décharné, se turent.
Gustave gronda. Une plainte basse, vibrante, comme un souvenir venu du fond des âges.
On eût dit une apparition. Un mirage, né de la fatigue, du froid, de trop de jours sans dormir. Mais non.
Le lièvre était bien là. Vivant. Et libre, surtout. Libre, là où nul ne l’était plus.
Le lièvre filait toujours, entre les touffes de chiendent cramé et les cratères pleins d’eau noire.
Un éclair de vie, là où tout puait la mort.
Dans la tranchée, personne ne bougea. Mais les têtes se levèrent lentement, comme si l’instant risquait de se briser.
Piquemal, le dos plaqué au parapet, n’avait plus rien à dire. Sa grande gueule s’était tue. Pour une fois.
Le Silencieux, lui, haussa un sourcil. Juste un. Un geste minuscule, mais dans ce matin figé, cela valait discours.
Léonard avait la bouche ouverte, les yeux clignotants, comme s’il venait de voir un revenant. Et puis, un bruit. Un souffle bref, étouffé… un rire. Peut-être Arnoult, ou Vayssière. Allez savoir.
Un rire. Dans une tranchée. Ça avait des airs de miracle.
On se tourna les uns vers les autres. Un regard. Puis deux. Des yeux incrédules, mi-fascinés, mi-inquiets. Comme s’ils venaient tous de sortir d’un rêve — ou d’y entrer.
Lambin glissa, tout bas :
— Il est à nous, ce bestiau ?
Louis, adossé à un madrier suintant, répondit sans détourner le regard :
— J’crois qu’il est à personne.
Un silence, encore. Et pourtant… pourtant.
Quelque chose remonta. Quelque chose de primitif. Un frisson de chasse, vieux comme le feu, enfoui sous la glaise et les ordres. Dans ce matin figé, l’instinct grattait à la porte.
Le lièvre détalait toujours. Et, dans son sillage, le cœur des hommes… battait un peu plus vite.
Un cliquetis. Infime. Presque un murmure dans l’ombre. Puis un éclat terne, entre deux piquets brisés. Un casque pointu, gris fer, surgit à peine au-dessus du parapet d’en face.
Un autre suit. Puis un troisième.
Ils l’ont vu, eux aussi. Le lièvre.
Eux aussi sont figés, suspendus, l’arme au creux des bras, mais le doigt immobile. De là-bas, on distingue mal les visages — mais on devine les yeux. Écarquillés. Incrédules. Peut-être les mêmes regards que ceux d’ici.
Un boche, silhouette maigre, lève doucement une main. Pas un salut. Pas une menace. Juste une main ouverte, qui hésite.
Puis, plus lentement encore, il fait un geste. Lent, ample, presque solennel. Comme un… “attendez”. Ou peut-être : “pas maintenant.”
Un autre casque se tourne, cherche son voisin. Ils se parlent sans mots. Ils regardent le lièvre, puis nos lignes. Puis à nouveau le lièvre. Un instant rare. Suspendu.
Personne ne tire. Pas encore.
Un miracle silencieux se joue. Un accord d’hommes. Sans langue. Sans pacte. Mais profond.
Un souffle passe sur les barbelés. Il ne vient ni d’ici ni de là-bas. C’est peut-être le vent. Ou la paix — celle qui ne dure jamais.
Et puis, d’un coup, le lièvre repart. Une secousse de vie. Un éclair brun. Il détale, museau bas, oreilles au vent, les pattes giflant les flaques gelées. Son zigzag fend le no man’s land comme un trait de pinceau sur une toile de boue.
Le Braconnier bondit hors du boyau, fusil en bandoulière, le souffle court :
— Je vais l’avoir !
Gustave file derrière, langue pendante, museau tendu, comme si ce gibier-là comptait plus que tous les ordres du monde.
Et là, de l’autre côté, une silhouette jaillit. Un Feldgrau, jeune sans doute, grand, le pas souple. Lui aussi s’élance, sans tirer. Un autre encore le suit, bras levés, riant presque, bottes éclaboussant les flaques gelées.
Les deux lignes, françaises et allemandes, restent là. Penchées sur les parapets. Immobiles.
Des têtes, en casques à pointe ou en képi, se tournent, se répondent.
Personne ne tire.
Tout le monde regarde.
Un poilu chuchote :
— Ils le veulent aussi, les cochons…
Et un autre répond, sans haine :
— Y a peut-être un pari, là-bas aussi…
On suit la course comme des gamins regardent une bille rouler. Un souffle collectif. Un battement commun.
Là-bas, entre deux cratères, le Braconnier trébuche, se rattrape. Le Boche le dépasse d’un poil, puis glisse à son tour.
Comme des gosses à une course d’escargots. C’est absurde. C’est beau. C’est fragile. Et fou.
Louis murmure, sans hausser la voix :
— Laissez-le courir.
Et personne ne tire.
Une chasse sans fusil. Une guerre sans haine. Aussi insaisissable qu’un lièvre dans les labours.
Un coup de feu claque. Sec. Haut. Juste au-dessus des têtes.
Le lièvre bondit, vrille, puis détale plus vite encore. Il file droit vers une touffe d’herbe noire, calcinée, vestige d’un obus de la veille.
Un silence se suspend. Un silence coupé net.
Sur la tranchée allemande, un soldat baisse lentement son fusil. Il l’avait levé, réflexe ou geste ancien, mais non. Il baisse l’arme, doucement, presque respectueusement. À ses côtés, un autre rit. Un rire sans moquerie, un souffle d’homme surpris d’être encore humain.
Le Braconnier, debout dans le no man’s land, regarde vers eux. Il lève son képi. Pas un salut militaire. Un geste d’enfant, de foire. Un vieux reste de kermesse dans un monde de mort.
Lambin murmure, à mi-voix :
— C’est un carnaval… un carnaval cousu dans la boue.
Et personne, ni d’un côté, ni de l’autre, ne veut être celui qui gâchera tout.
Un accord sans parole. Un fil de paix tendu au-dessus du vide.
Le Braconnier et le Feldgrau courent, presque côte à côte. Leurs godasses écrasent la même boue, foulent la même mort figée.Un instant, ils se croisent du regard. Pas un mot. Pas un geste hostile. Deux hommes. Deux souffles. Deux cœurs battant au rythme d’un instinct ancien.
Gustave suit la trace, museau bas. Il ralentit. Le lièvre est trop loin.
Et soudain — il n’y est plus. Disparu. Avalé par le décor.
Un creux, une anfractuosité, une ruse de la terre. Ou bien un miracle. Plus rien. Même pas un frémissement d’herbe.
Le Braconnier s’arrête, souffle court, mains sur les cuisses. L’autre aussi. Le Feldgrau, torse levé, visage blême de fatigue. Ils se regardent. Longtemps. Comme deux éclaireurs perdus dans le même rêve.
Puis, d’un même mouvement, presque synchrones, ils lèvent les bras — paumes ouvertes, mains vides. Geste universel. Geste d’abandon, ou de paix.
Gustave s’avance. Il flaire le boche, museau tendu… puis recule d’un pas. Pas d’aboiement. Pas de menace. Seulement un doute, animal et ancien.
Un Feldgrau, à voix basse, souffle :
— Hase…
Et dans ce murmure, on ne sait plus s’il nomme le lièvre, un souvenir d’enfance, ou ce bref moment de paix.
Le no man’s land a gagné. Ni eux, ni les leurs. Juste la terre, et un lièvre, libre.
Ils reviennent. Le Braconnier d’un côté, le Feldgrau de l’autre. Deux silhouettes en miroir, éreintées, crottées, mais entières. Chacun regagne sa tranchée, comme après une corvée de bois, sauf que cette fois… rien à rapporter.
Le Braconnier glisse en silence dans le boyau. Il a le souffle court, le regard flottant. Ses godillots font schlock-schlock dans la boue tiède.
— Il était trop malin, dit-il en s’asseyant.
Piquemal, les mains dans les poches, lâche entre ses dents :
— Un lièvre, ça vaut pas un obus…
Puis il souffle, lointain :
— Il était trop malin…
Personne ne rit. Pas un mot, pas un haussement d’épaule. Mais tous comprennent. Quelque chose a eu lieu. Un moment suspendu, volé à la guerre, à l’horreur, hors du temps et des ordres. Un souffle d’humanité dans le puits de l’absurde.
Comme si, juste un instant, le front avait oublié qu’il était un front.
Et que des hommes étaient redevenus des hommes, à la poursuite d’un souffle vivant dans un monde qui ne l’était plus.
Louis est accroupi dans l’ombre d’un pan de boyau, le dos calé contre une planche humide. Il tient son carnet ouvert sur les genoux, une page encore vierge, maculée de gouttes de boue. Il écrit lentement. Quelques mots, pas plus. Le crayon hésite, puis trace :
« Ce matin, un lièvre.
Les deux camps l’ont poursuivi.
Il n’a pas été pris.
C’est lui, le vainqueur.
Ce lièvre, plus libre que nous.
Il court encore, quelque part, entre les morts. »
Il referme doucement le carnet. Le glisse dans sa poche. Comme on glisserait un rêve fragile entre deux lambeaux de réalité.
Au loin, un grondement sourd. Un 77 peut-être. Ou un 150. La guerre revient, elle n’a jamais vraiment quitté.
Mais dans les regards — ceux de Lambin, de Piquemal, du Braconnier, du Silencieux — quelque chose a changé. Un rien. Un presque rien.
Un souvenir qui ne s’explique pas.
Juste… un lièvre.
Entre les tombes ouvertes.
Entre les lignes.
Entre les hommes.
Un bruit d’obus au loin. La guerre revient, comme une vague. Mais dans les regards, dans les silences, quelque chose est resté. Un souvenir étrange qui ne s’explique pas, un peu fou, qui ne fera l’objet d’aucun rapport, d’aucune citation dans les journaux.
Piquemal grogne à nouveau :
— Un lièvre, ça vaut pas un obus…
Mais personne ne le contredit.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Le neuvième opus de notre cycle est prêt.
Un texte plus long, plus dur, peut-être — il ne pouvait en être autrement.
Mars 1915, secteur de Marchéville.
L’ordre est tombé. L’assaut est pour demain.
Louis, Piquemal, le Braconnier, Le Silencieux, Arnoult, Lambin, Léonard, et les autres…
Ils attendent. Et puis ils partent.
200 mètres.
Quelques instants. Une éternité.
Une course dans le vacarme, la boue, le sang, la confusion.
Des cris, des corps, des noms qui ne répondent plus.
Et au bout… la question qui ronge : à quoi bon ?
Ce neuvième opus est un hommage à ceux qui ont marché droit, sans savoir s’ils reviendraient.
Reviennent-ils ?
Merci à celles et ceux qui suivent encore cette chronique au fil des jours.
Et bonne soirée à tous.
Polux.
L’attaque française
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Ils l’ont su en fin d’après-midi.
Pas par le Capitaine — il était reclus dans son PC, occupé à gratter des papiers. Non, ils l’ont su comme on apprend les mauvaises nouvelles : par les pas pressés d’un agent de liaison, par le silence soudain du Braconnier, par le regard que Louis a croisé chez le lieutenant.
C’était pour demain.
L’attaque.
Le mot est tombé comme un couperet. Froid. Bref. Sec.
Tous. La section entière. Cinquante hommes.
Un chiffre qu’on évite de dire trop fort, comme s’il pouvait conjurer le sort.
Piquemal a soufflé entre ses dents :
— C’est pour nous, cette fois.
Lambin a compté sur ses doigts.
— Ça fera quatre jours qu’on tient ce bout de tranchée. Et demain… on file en face.
Le Silencieux a fermé les yeux. Pas un mot. Mais ses doigts ont serré sa gamelle plus fort que d’habitude.
Louis a regardé les autres.
Loudoc. Griveton. Lousse. Mistone. Lemercier. Paxon. Cuq. Lacaz. Pacaud. Peguin.
Chacun dans son coin. Chacun dans ses pensées. Tous déjà un peu plus loin.
Le Braconnier a sorti son couteau, comme d’habitude avant les mauvais jours. Il l’a passé lentement sur la pierre plate qu’il garde au fond du sac.
— On verra bien, qu’il a soufflé.
Louis fit signe à son sergent, Desprez.
— Tu fais passer : vérification complète des armes. Fusils, baïonnettes, revolvers, couteaux… tout. Rien ne doit coincer demain.
Desprez hocha la tête, sans un mot.
Louis ajouta, plus bas :
— Cent cinquante cartouches par homme.
— Bien, mon lieutenant.
Alors, peu à peu, les hommes s’y mirent.
Sans qu’on ait besoin d’en dire plus, chacun se mit à la tâche. D’abord lentement, puis avec plus de soin.
On déverrouillait les culasses, on soufflait dans les canons, on astiquait les baïonnettes avec des chiffons gris.
Certains frottaient les crosses du plat de la main, d’autres vérifiaient les sangles, les cartouchières, le lacet du couteau coincé dans la capote.
Lambin murmurait quelque chose à son fusil, comme s’il lui parlait.
Le Silencieux démontait calmement son revolver, pièce après pièce, et les alignait devant lui.
Même Piquemal, d’habitude grande gueule, astiquait son Lebel avec une concentration de moine copiste.
Un peu plus loin, le Braconnier, vérifiait le tranchant de sa lame. Il souffla dessus, puis la caressa du pouce. Il sourit. À peine.
Chacun s’appliquait. Comme si de ce geste dépendait la suite. Comme si l’arme devait les reconnaître demain.
Gustave regardait tout ça sans bruit. Il ne grognait pas. Il est venu poser sa tête sur les genoux de Louis. Il n’a pas grogné. Il n’a pas levé les oreilles. Juste ce geste, lourd, doux, triste comme un adieu.
Et Louis a pensé à Delphine. À Toto, le chat. Aux petits matins d’école.
Avant que tout ne bascule.
Il a regardé le ciel. Pas d’étoiles ce soir-là. Juste une lueur pâle, là-bas, vers l’est.
Demain.
Dès l’aube, les canons se sont mis à parler.
Pas un coup isolé. Pas une salve comme celles des nuits ordinaires. Non. Une clameur. Une grêle aveugle de feu. Un fracas sans fin.
Du 75, crachant à pleine gorge. Du 120. Et même, plus loin derrière, du 155. Les obus pleuvaient sur les lignes d’en face, labouraient les tranchées allemandes, soufflaient la terre, broyaient les planches, retournaient les abris comme des boîtes d’allumettes.
La terre tremblait sous les godillots. Le sol semblait frémir comme une bête blessée. Dans la tranchée, on se regardait en silence, la mâchoire serrée.
Mistone marmonna :
— Ils vont rien laisser debout, ces salauds.
Piquemal, assis en tailleur, les coudes sur les genoux, souffla, presque admiratif :
— C’est une vraie musique. Une sale musique. Mais une musique quand même.
Lambin, lui, fixait le ciel, gris et bas, comme s’il cherchait une échappatoire là-haut.
Le Silencieux mâchait une brindille. Lentement. Sans ciller.
Gustave, collé contre Louis, grognait à chaque détonation, mais restait là. Courageux, mais pas téméraire. Un chien de guerre. Un compagnon de silence.
Le Braconnier, les yeux mi-clos, comptait. Un, deux, trois… pause. Un, deux, trois… une cadence d’enfer.
— Ça tape sec, murmura-t-il. On dirait qu’ils veulent tout effacer.
Louis fermait les yeux par moments. Il pensait aux hommes là-bas, en face. À ceux qu’il avait aperçus lors de la chasse au lièvre. À celui qui avait dit “Hase”. Était-il encore en vie, celui-là ? Était-il en train de se terrer, lui aussi, dans une tranchée retournée comme une tombe ouverte ?
Le vacarme ne cessait pas. Il emplissait tout. Le ciel, la terre, les corps. Il écrasait les pensées. Il tuait le temps.
Et chacun, dans ce fracas, savait que c’était pour eux. Pour ouvrir le chemin. Pour nettoyer, disaient-ils. Pour que “ça passe mieux”.
Un obus tomba trop court, à cent pas à peine. Un souffle, un geyser de boue, un cri étouffé.
Peguin jura, les mains sur la nuque.
Cuq glissa, en regardant Louis :
— Même nos propres marmites veulent notre peau…
Louis ne répondit pas.
Le vacarme redoubla encore.
Et l’attente, elle, devenait une torture.
Le barrage d’artillerie continuait, mais les coups semblaient plus espacés. Moins rageurs. Comme si les canons reprenaient leur souffle.
Dans la tranchée, pourtant, c’était l’inverse : les cœurs accéléraient.
L’ordre n’était pas encore tombé, mais tous savaient. Ce vacarme-là, c’était le prélude. Après lui, viendrait le silence. Et dans ce silence… la montée.
Louis scrutait ses hommes.
Lambin, blême, vérifiait son Lebel, le regard fuyant.
Le Braconnier vidait son bidon à petites lampées.
Piquemal ne parlait pas. Même lui. Il mâchonnait un morceau de tissu, les yeux fixés sur la paroi de terre.
Le Silencieux, agenouillé, attachait calmement ses lacets. Chaque geste avait une lenteur cérémonielle.
Plus loin, Griveton posa une photo contre le bois du parapet. Une femme, peut-être. Il ne disait rien. Il appuya deux doigts sur le cliché, comme une bénédiction.
Mistone pestait entre ses dents. Pas contre l’ennemi. Pas contre le sort. Juste pour expulser la peur.
— Fait chier, ce silence de merde… Ça va tomber d’un coup, on va voir.
Louis, lui, comptait. Il les regardait tous, un à un. Lousse, Paxon, Lacaz, Cuq, Pacaud, Lemercier, Peguin… Les gars du fond du pays, des fermes et des faubourgs, les rieurs, les taiseux, les râleurs, les résignés. Cinquante. Ou quarante-neuf. Peut-être quarante-huit demain.
Il pensa à Delphine, là-bas, si loin, et à Toto, le chat. À la lumière du matin dans la cuisine, au glouglou de la cafetière sur le poêle. Un instant, l’image le submergea, violente comme un coup au ventre.
Gustave, resté dans le creux de la sape, couinait doucement. Louis s’agenouilla, le prit par la tête.
— Toi, tu restes là. Tu m’entends ? Tu montes pas. Pas cette fois.
Le chien gémit, posa sa truffe contre la manche de la capote. Et ne bougea plus.
Un cri. Court, sec. Le sergent de liaison, suant à grosses gouttes :
— En place ! Baïonnette au canon !
Le moment était venu.
Un bruit métallique. Les baïonnettes glissèrent sur les futs des Lebel.
Le cliquetis avait quelque chose de sinistre. Pas martial. Pas glorieux.
Juste… irrévocable.
Louis jeta un regard au ciel. Toujours ce gris de plomb. Pas un rayon.
Piquemal, képi sur les yeux, souffla :
— Merde alors… ça y est.
Le Braconnier, sans ciller :
— Ils vont tirer le rideau. On entre en scène.
Le Silencieux, lui, se leva.
Et attendit. Droit. Immobile. Comme un arbre avant la tempête.
Le barrage s’estompa.
D’abord un silence. Un silence qui hurle. Puis… le sifflet.
Trois coups longs.
Le signal.
Louis bondit.
— En avant ! Suivez-moi !
Les corps jaillirent du parapet comme arrachés par le vent. La tranchée vomit ses hommes dans le no man’s land, ce ventre gris, dévasté, suintant de pièges. Ils couraient. Par bonds. En ligne. Hachés par les cratères, par les fils, par la peur.
Lambin trébucha dans un barbelé, se releva d’un sursaut.
Piquemal haletait déjà, gueulait dans le vide :
— Allez ! Allez ! Bordel !
Le Braconnier courait tête baissée, comme s’il chassait encore.
Le Silencieux, droit comme un if, avançait, pas à pas, tiré par une force plus vieille que la peur.
À droite, un choc sourd, un claquement humide et métallique, comme si la chair et l’acier s’étaient violemment embrassés. Puis un cri.
Mistone venait de tomber. Il roulait dans la boue, mains crispées sur son ventre. Un trou noir entre les doigts. Un gémissement rauque.
Louis ne se retourna pas.
Le vent fouettait le visage, et déjà les balles sifflaient comme des guêpes rageuses filant près des tempes.
Pas de rafales continues. Pas encore. Mais des coups secs. Précis.
Des balles qui choisissent. Qui désignent. Qui tuent.
Paxon, juste devant, leva le bras. Un crac sec et brutal éclata à sa tempe, comme une branche brisée. Un trou noir béant à la tempe. Son képi voltigea dans la boue.
Louis sentit son souffle hurler dans sa gorge.
Il voulait crier, hurler. Mais ses lèvres restaient collées par la glaise séchée.
Plus loin, la ligne ennemie. Encore cent mètres.
Un rideau de fils, de pieux, de débris. Et des gueules. Des gueules d’hommes.
Griveton s’effondra à genoux, tenant quelque chose dans sa main. Sa photo peut-être. Puis bascula en avant, comme un sac de blé mouillé.
Le sol vibrait. Le sol saignait.
Louis sentit une main frôler la sienne. Lacaz, essoufflé, regardait droit devant, les dents serrées.
Un obus éclata. Cuq fut englouti dans un nuage de fumée et de terre. Pas un cri. Juste… la terre qui retombe.
Et malgré tout, ils couraient encore.
Ils couraient parce qu’on leur avait dit de courir. Parce que c’était ça, ou rester et crever. Parce qu’à ce moment-là, il n’y avait plus d’avant, plus d’après. Juste l’instant. Le bond suivant. Et encore le suivant.
— Tenez la ligne ! cria Louis sans s’entendre lui-même.
Les godillots martelaient la terre. Le ciel grondait. Le sang coulait.
Et bientôt, déjà, à portée de voix :
La tranchée ennemie.
— À la tranchée ! hurla Louis, dans le sifflement des balles.
À sa gauche, Lousse tombait à genoux, les yeux grands ouverts.
À sa droite, Lemercier levait sa baïonnette, hurlant un prénom — le sien ou un autre.
Louis sauta dans le vide.
Un dernier bond.
Et tout bascula.
Le saut.
Et la chute.
Louis s’effondra dans la tranchée ennemie comme on tombe dans une fosse.
Un choc. Une boue plus noire encore, plus grasse. Une odeur d’urine et de poudre. Et, tout de suite, le hurlement.
Un Feldgrau, jeune, la baïonnette en avant. Louis pare, tire, tire encore.
Le dernier coup part, sec, brûlant les doigts. L’Allemand bascule contre le mur, les bras écartés, l’uniforme déjà noir de sang.
Autour de lui, on se tue.
Pas le temps de comprendre. Pas le temps d’avoir peur.
L’arme blanche accomplit sa besogne.
La baïonnette pénètre d’un coup sec. Où elle peut.
Dans le ventre.
Dans le dos.
Dans le cou.
Il n’y a que les hurlements de surprise, d’angoisse, de douleur.
La détonation d’un revolver éclate, plus proche que son propre cœur.
Tous les yeux sont dilatés. Le sang bourdonne aux oreilles.
Nul ne sait ce qui se passe à côté de lui.
Louis voit un officier allemand qui le met en joue — mais trop tard.
Un éclair.
Un coup.
Et la silhouette s’effondre, clouée contre la paroi par la baïonnette d’un poilu.
Le sol est jonché de corps. On glisse. On trébuche. On tombe.
Certains blessés s’agrippent aux jambes, hurlent, implorent, se débattent.
Certains s’agrippent pour tuer.
Le Braconnier hurle, les yeux fous. Il tient le Lebel par le canon.
Il frappe à coups de crosse. Des moulinets furieux, désespérés.
Crânes brisés. Visages broyés.
Et encore ces cris.
Toujours ces cris.
Piquemal pousse un hurlement guttural et se jette sur un Boche plus grand que lui.
Les deux roulent dans la boue, grognant comme des bêtes, avant que l’un des deux ne s’immobilise.
Louis recharge.
Tire.
Tire encore.
Une baïonnette trancha l’air vers sa poitrine. Il pivote, sent la morsure du métal érafler sa veste.
Il riposte. Touche.
Un râle.
Un corps s’effondre.
Autour de lui, c’est un désordre de gestes, de fer et de boue.
Des mains qui frappent. Des jambes qui reculent. Des hurlements arrachés aux tripes.
Le Silencieux enfonce calmement sa baïonnette dans le flanc d’un adversaire, comme on plante un pieu.
Puis l’essuie sur un pan de vareuse.
Des cadavres sur lesquels on trébuche.
Des blessés qui rampent.
Des corps qui s’abattent encore, dans un grand cri ou un dernier souffle.
Louis voit l’éclair des yeux bleus d’un grand gaillard juste avant qu’il ne s’effondre, atteint à la fois par sa balle et celle d’un autre poilu.
Et malgré tout ça — malgré l’effroi, la puanteur, l’horreur nue — ils avancent.
Ils prennent mètre après mètre.
Baïonnette en avant.
Crosse levée.
Respiration rauque.
Fronts en sueur.
L’inhumain est devenu l’ordre du jour.
C’est fini.
Ou du moins, cela semble fini.
La tranchée est à eux. Enfin… ce qu’il en reste.
Un boyau déchiqueté, éclaboussé de sang frais, encombré de corps — certains remuent encore. D’autres… non.
Louis halète. Le souffle court, les bras engourdis.
Ses doigts tremblent. Il ne sait plus si c’est de froid, de fatigue, ou d’autre chose.
Il regarde ses mains : pleines de boue, de sang. Peut-être le sien. Peut-être pas.
Ils sont une douzaine, peut-être moins, debout dans la fange.
Piquemal s’est adossé à un pan de tranchée, le regard vide.
Lambin compte à voix basse, les lèvres blêmes.
Le Braconnier crache, puis s’assied, le dos contre un cadavre encore tiède.
Un silence s’installe. Pas un vrai silence, non.
Plutôt un vide, tendu comme une ficelle.
On entend les râles des blessés, les plaintes, parfois un nom qu’on appelle — sans réponse.
Louis avance de quelques pas.
Le Silencieux est là, déjà en train de refermer les yeux d’un Boche, doucement.
Il fait cela comme on couvre un enfant. Puis il se relève, sans un mot.
Griveton n’est plus.
Loudoc non plus.
Mistone ?
Personne ne l’a vu depuis le saut de tranchée.
Louis hoche la tête.
Rien à dire. Rien à faire. Pas ici. Pas maintenant.
Un frisson parcourt la ligne. Une rumeur.
On dit que l’autre section, à gauche, a échoué.
Qu’ils ont été repoussés.
Qu’ils ne sont pas arrivés jusque-là.
Et s’ils étaient seuls ?
Seuls, au fond d’une tranchée ennemie, sans munitions, sans renfort, sans certitude.
Une peur froide se glisse sous les vareuses.
Pas la panique. Pas encore.
Mais ce doute sourd, rampant, collant — qui éteint les yeux et noue les ventres.
Lambin murmure, presque pour lui :
— Ils vont revenir… Ils reviendront, c’est sûr…
Louis ne répond pas.
Il le sait, lui aussi.
Ils reviendront.
Avec des renforts. Avec des cris. Avec le feu.
Mais pour l’instant…
Ils tiennent.
Debout.
Sales.
Muets.
Égarés.
Ils tiennent cette tranchée prise au prix du sang.
Et personne ne sait pourquoi.
Depuis combien de temps ils sont là ?
Cinq minutes ? Dix ? Une éternité de boue.
Louis a perdu la mesure. Même son cœur, il ne sait plus s’il bat.
Et soudain — Un cri.
Un cri d’alerte, aigu, étranglé, lancé depuis le parapet.
Puis des fusées jaillissent à gauche, à droite, dans les hauteurs grises.
Vert pâle. Rouge sang.
Et ce vacarme, tout à coup.
Comme un rouleau de tonnerre. Des sifflements. Des claquements.
Ils reviennent. Les Boches reviennent.
Louis crie :
— EN PLACE !
Mais ils ne sont plus assez.
Douze ? Dix ? Huit ?
À peine une poignée, épuisés, dispersés dans les débris.
Ils se postent, comme ils peuvent.
Le Braconnier recharge avec des doigts gourds.
Le Silencieux glisse entre deux pans effondrés, fusil en joue.
Piquemal grogne, recule d’un pas, mais reste. Il y a de la peur dans ses yeux — mais il est là.
Et déjà, des silhouettes s’approchent.
Basses. Vives. Grelottantes d’acier.
Une contre-attaque. Franche. Nombreuse.
Les Boches hurlent. On distingue des Hurra ! dans le tumulte.
Une grenade boche éclate à cinq mètres. Un éclat transperce le bras de Lemercier, qui s’effondre, sans même un cri.
Louis tire. Deux fois. Trois. Il croit en toucher un — mais qu’importe ?
La tranchée, si chèrement prise, est en train de leur glisser des mains.
— On recule ! beugle-t-il.
— Repli, nom de Dieu, repli !
Pas de panique.
Pas de débandade.
Mais un reflux.
Comme une marée sale. Comme un instinct de survie plus fort que tout.
Le Braconnier écrase une dernière nuque au fusil retourné.
Puis court.
Le Silencieux tire un homme par le col, le traîne dans le boyau.
Gustave aboie au loin. Il sent que ça tourne mal.
— Arrière ! Hurle Louis. — Repli, vite, repli !
On saute hors de la tranchée. On recourt dans l’autre sens. Même chemin. Même boue. Les balles sifflent autour de Louis, claquent dans la boue, trouent un bidon d’un cling métallique. Les cris des Boches hurlent dans son dos.
Et ceux qui tombent cette fois…
On ne les voit plus.
Lambin trébuche. Louis l’agrippe par la vareuse, l’arrache d’un cratère.
Ils s’éloignent, haletants, glissants, fous.
Puis — le parapet français.
Un poilu tend la main. Un autre tire.
Ils repassent la ligne.
Ils sont rentrés.
Mais pas tous.
Pas Griveton, ni Peguin.
Ni Cuq, ni Lousse.
Certains sont là-bas.
Ou plus là du tout.
Ils s’effondrent dans la tranchée amie.
Souffles courts. Tempes battantes.
Et ce silence — pas le vrai, non — ce vide dans les rangs.
Louis serre les dents. Il regarde à gauche. À droite.
Des absents. Partout. Trop.
Et personne n’ose encore poser la question.
Ont-ils tenu ? Ont-ils perdu ? Pour quoi ? Pour rien ?
Mais ce n’est pas fini.
La nuit va tomber.
Et dans le no man’s land, là-bas… il y a des blessés qui gémissent.
Et qui attendent qu’on vienne les chercher.
La lumière s’est retirée sans prévenir.
Pas de crépuscule : une chute.
Le ciel s’est refermé comme une trappe.
Et dans la tranchée, les hommes ne parlent plus.
Ils attendent.
Dos au bois vermoulu.
Yeux dans le vide.
Les fusils posés, essuyés à peine.
Louis compte. Une fois. Deux. Trois.
Il recompte, pour être sûr.
Mais rien n’y fait.
Ils ne sont plus que vingt-sept.
Un nom traverse son esprit. Puis un autre. Et encore un. Tous absents.
— On était cinquante, dit Lambin, la voix blanche.
Personne ne répond.
Même Piquemal regarde ses godasses.
Gustave tourne, inquiet, gratte les sacs, renifle les parois, revient se coucher contre le Silencieux, le museau dans la boue.
Lui aussi sent que quelque chose cloche.
Qu’il en manque, des voix, des mains, des odeurs familières.
La section de renfort est arrivée sans un mot.
Les poilus ont vu leurs yeux, leur silence.
Ils ont compris.
Et puis… la nuit est devenue plus noire.
Plus lourde.
Alors Louis a dit :
— J’y vais.
Pas d’ordre.
Juste une phrase.
Et aussitôt, le Braconnier, Léonard, Arnoult, Piquemal aussi.
Ils prennent leurs toiles, des pansements, quelques gourdes.
Ils rampent.
Un à un.
Vers le no man’s land.
Là où les blessés gémissent.
Là où les copains attendent. Ou plus.
On n’entend que des râles, au loin.
Des plaintes qui se taisent.
Des soupirs… qu’on espère encore humains.
Et puis le temps passe. Long. Trop long.
La tranchée reste figée.
On guette. On espère.
Certains prient. D’autres fixent le sol.
Et puis — des bruits de pas.
Des frottements. Un glissement dans les boyaux.
Un à un, ils reviennent.
Cuq. Lacaz. Lousse.
Un pansement, une jambe raide, un bandage poisseux.
Ils ont tenu.
Ils ont rampé, saigné, pleuré.
Mais ils sont là.
Louis ferme la marche.
Le dos courbé. Les mains rouges. Le regard vide.
— Mistone… pas trouvé, dit-il.
— Griveton… trop loin. Il appelait, puis plus rien.
Personne ne l’interrompt.
Personne ne pleure.
Pas encore.
Ils s’installent comme ils peuvent.
Autour d’eux, la tranchée semble plus vaste.
Il manque des rires. Il manque des voix.
Le Silencieux tend un quart de gnôle.
Louis le refuse. Il sort son carnet. Et trace, lentement :
« Aujourd’hui, on a tenu une heure dans la ligne boche.
On a perdu Loudoc, Peguin, Griveton, Mistone, Lousse (blessé), Lacaz (blessé), Cuq (blessé).
On a tenu… mais pour quoi ?
Pour rien.
Juste pour prouver qu’on peut mourir debout. »
Il referme le carnet.
Gustave se glisse contre lui.
Le chat Toto ronronne dans un coin, comme pour dire : je suis là, moi.
Et la nuit s’étire, comme un suaire.
Et demain sera pareil.
Ou pire.
Mais ce soir, au fond de la tranchée, les vivants pleurent les absents — sans un mot.
Le neuvième opus de notre cycle est prêt.
Un texte plus long, plus dur, peut-être — il ne pouvait en être autrement.
Mars 1915, secteur de Marchéville.
L’ordre est tombé. L’assaut est pour demain.
Louis, Piquemal, le Braconnier, Le Silencieux, Arnoult, Lambin, Léonard, et les autres…
Ils attendent. Et puis ils partent.
200 mètres.
Quelques instants. Une éternité.
Une course dans le vacarme, la boue, le sang, la confusion.
Des cris, des corps, des noms qui ne répondent plus.
Et au bout… la question qui ronge : à quoi bon ?
Ce neuvième opus est un hommage à ceux qui ont marché droit, sans savoir s’ils reviendraient.
Reviennent-ils ?
Merci à celles et ceux qui suivent encore cette chronique au fil des jours.
Et bonne soirée à tous.
Polux.
L’attaque française
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Ils l’ont su en fin d’après-midi.
Pas par le Capitaine — il était reclus dans son PC, occupé à gratter des papiers. Non, ils l’ont su comme on apprend les mauvaises nouvelles : par les pas pressés d’un agent de liaison, par le silence soudain du Braconnier, par le regard que Louis a croisé chez le lieutenant.
C’était pour demain.
L’attaque.
Le mot est tombé comme un couperet. Froid. Bref. Sec.
Tous. La section entière. Cinquante hommes.
Un chiffre qu’on évite de dire trop fort, comme s’il pouvait conjurer le sort.
Piquemal a soufflé entre ses dents :
— C’est pour nous, cette fois.
Lambin a compté sur ses doigts.
— Ça fera quatre jours qu’on tient ce bout de tranchée. Et demain… on file en face.
Le Silencieux a fermé les yeux. Pas un mot. Mais ses doigts ont serré sa gamelle plus fort que d’habitude.
Louis a regardé les autres.
Loudoc. Griveton. Lousse. Mistone. Lemercier. Paxon. Cuq. Lacaz. Pacaud. Peguin.
Chacun dans son coin. Chacun dans ses pensées. Tous déjà un peu plus loin.
Le Braconnier a sorti son couteau, comme d’habitude avant les mauvais jours. Il l’a passé lentement sur la pierre plate qu’il garde au fond du sac.
— On verra bien, qu’il a soufflé.
Louis fit signe à son sergent, Desprez.
— Tu fais passer : vérification complète des armes. Fusils, baïonnettes, revolvers, couteaux… tout. Rien ne doit coincer demain.
Desprez hocha la tête, sans un mot.
Louis ajouta, plus bas :
— Cent cinquante cartouches par homme.
— Bien, mon lieutenant.
Alors, peu à peu, les hommes s’y mirent.
Sans qu’on ait besoin d’en dire plus, chacun se mit à la tâche. D’abord lentement, puis avec plus de soin.
On déverrouillait les culasses, on soufflait dans les canons, on astiquait les baïonnettes avec des chiffons gris.
Certains frottaient les crosses du plat de la main, d’autres vérifiaient les sangles, les cartouchières, le lacet du couteau coincé dans la capote.
Lambin murmurait quelque chose à son fusil, comme s’il lui parlait.
Le Silencieux démontait calmement son revolver, pièce après pièce, et les alignait devant lui.
Même Piquemal, d’habitude grande gueule, astiquait son Lebel avec une concentration de moine copiste.
Un peu plus loin, le Braconnier, vérifiait le tranchant de sa lame. Il souffla dessus, puis la caressa du pouce. Il sourit. À peine.
Chacun s’appliquait. Comme si de ce geste dépendait la suite. Comme si l’arme devait les reconnaître demain.
Gustave regardait tout ça sans bruit. Il ne grognait pas. Il est venu poser sa tête sur les genoux de Louis. Il n’a pas grogné. Il n’a pas levé les oreilles. Juste ce geste, lourd, doux, triste comme un adieu.
Et Louis a pensé à Delphine. À Toto, le chat. Aux petits matins d’école.
Avant que tout ne bascule.
Il a regardé le ciel. Pas d’étoiles ce soir-là. Juste une lueur pâle, là-bas, vers l’est.
Demain.
Dès l’aube, les canons se sont mis à parler.
Pas un coup isolé. Pas une salve comme celles des nuits ordinaires. Non. Une clameur. Une grêle aveugle de feu. Un fracas sans fin.
Du 75, crachant à pleine gorge. Du 120. Et même, plus loin derrière, du 155. Les obus pleuvaient sur les lignes d’en face, labouraient les tranchées allemandes, soufflaient la terre, broyaient les planches, retournaient les abris comme des boîtes d’allumettes.
La terre tremblait sous les godillots. Le sol semblait frémir comme une bête blessée. Dans la tranchée, on se regardait en silence, la mâchoire serrée.
Mistone marmonna :
— Ils vont rien laisser debout, ces salauds.
Piquemal, assis en tailleur, les coudes sur les genoux, souffla, presque admiratif :
— C’est une vraie musique. Une sale musique. Mais une musique quand même.
Lambin, lui, fixait le ciel, gris et bas, comme s’il cherchait une échappatoire là-haut.
Le Silencieux mâchait une brindille. Lentement. Sans ciller.
Gustave, collé contre Louis, grognait à chaque détonation, mais restait là. Courageux, mais pas téméraire. Un chien de guerre. Un compagnon de silence.
Le Braconnier, les yeux mi-clos, comptait. Un, deux, trois… pause. Un, deux, trois… une cadence d’enfer.
— Ça tape sec, murmura-t-il. On dirait qu’ils veulent tout effacer.
Louis fermait les yeux par moments. Il pensait aux hommes là-bas, en face. À ceux qu’il avait aperçus lors de la chasse au lièvre. À celui qui avait dit “Hase”. Était-il encore en vie, celui-là ? Était-il en train de se terrer, lui aussi, dans une tranchée retournée comme une tombe ouverte ?
Le vacarme ne cessait pas. Il emplissait tout. Le ciel, la terre, les corps. Il écrasait les pensées. Il tuait le temps.
Et chacun, dans ce fracas, savait que c’était pour eux. Pour ouvrir le chemin. Pour nettoyer, disaient-ils. Pour que “ça passe mieux”.
Un obus tomba trop court, à cent pas à peine. Un souffle, un geyser de boue, un cri étouffé.
Peguin jura, les mains sur la nuque.
Cuq glissa, en regardant Louis :
— Même nos propres marmites veulent notre peau…
Louis ne répondit pas.
Le vacarme redoubla encore.
Et l’attente, elle, devenait une torture.
Le barrage d’artillerie continuait, mais les coups semblaient plus espacés. Moins rageurs. Comme si les canons reprenaient leur souffle.
Dans la tranchée, pourtant, c’était l’inverse : les cœurs accéléraient.
L’ordre n’était pas encore tombé, mais tous savaient. Ce vacarme-là, c’était le prélude. Après lui, viendrait le silence. Et dans ce silence… la montée.
Louis scrutait ses hommes.
Lambin, blême, vérifiait son Lebel, le regard fuyant.
Le Braconnier vidait son bidon à petites lampées.
Piquemal ne parlait pas. Même lui. Il mâchonnait un morceau de tissu, les yeux fixés sur la paroi de terre.
Le Silencieux, agenouillé, attachait calmement ses lacets. Chaque geste avait une lenteur cérémonielle.
Plus loin, Griveton posa une photo contre le bois du parapet. Une femme, peut-être. Il ne disait rien. Il appuya deux doigts sur le cliché, comme une bénédiction.
Mistone pestait entre ses dents. Pas contre l’ennemi. Pas contre le sort. Juste pour expulser la peur.
— Fait chier, ce silence de merde… Ça va tomber d’un coup, on va voir.
Louis, lui, comptait. Il les regardait tous, un à un. Lousse, Paxon, Lacaz, Cuq, Pacaud, Lemercier, Peguin… Les gars du fond du pays, des fermes et des faubourgs, les rieurs, les taiseux, les râleurs, les résignés. Cinquante. Ou quarante-neuf. Peut-être quarante-huit demain.
Il pensa à Delphine, là-bas, si loin, et à Toto, le chat. À la lumière du matin dans la cuisine, au glouglou de la cafetière sur le poêle. Un instant, l’image le submergea, violente comme un coup au ventre.
Gustave, resté dans le creux de la sape, couinait doucement. Louis s’agenouilla, le prit par la tête.
— Toi, tu restes là. Tu m’entends ? Tu montes pas. Pas cette fois.
Le chien gémit, posa sa truffe contre la manche de la capote. Et ne bougea plus.
Un cri. Court, sec. Le sergent de liaison, suant à grosses gouttes :
— En place ! Baïonnette au canon !
Le moment était venu.
Un bruit métallique. Les baïonnettes glissèrent sur les futs des Lebel.
Le cliquetis avait quelque chose de sinistre. Pas martial. Pas glorieux.
Juste… irrévocable.
Louis jeta un regard au ciel. Toujours ce gris de plomb. Pas un rayon.
Piquemal, képi sur les yeux, souffla :
— Merde alors… ça y est.
Le Braconnier, sans ciller :
— Ils vont tirer le rideau. On entre en scène.
Le Silencieux, lui, se leva.
Et attendit. Droit. Immobile. Comme un arbre avant la tempête.
Le barrage s’estompa.
D’abord un silence. Un silence qui hurle. Puis… le sifflet.
Trois coups longs.
Le signal.
Louis bondit.
— En avant ! Suivez-moi !
Les corps jaillirent du parapet comme arrachés par le vent. La tranchée vomit ses hommes dans le no man’s land, ce ventre gris, dévasté, suintant de pièges. Ils couraient. Par bonds. En ligne. Hachés par les cratères, par les fils, par la peur.
Lambin trébucha dans un barbelé, se releva d’un sursaut.
Piquemal haletait déjà, gueulait dans le vide :
— Allez ! Allez ! Bordel !
Le Braconnier courait tête baissée, comme s’il chassait encore.
Le Silencieux, droit comme un if, avançait, pas à pas, tiré par une force plus vieille que la peur.
À droite, un choc sourd, un claquement humide et métallique, comme si la chair et l’acier s’étaient violemment embrassés. Puis un cri.
Mistone venait de tomber. Il roulait dans la boue, mains crispées sur son ventre. Un trou noir entre les doigts. Un gémissement rauque.
Louis ne se retourna pas.
Le vent fouettait le visage, et déjà les balles sifflaient comme des guêpes rageuses filant près des tempes.
Pas de rafales continues. Pas encore. Mais des coups secs. Précis.
Des balles qui choisissent. Qui désignent. Qui tuent.
Paxon, juste devant, leva le bras. Un crac sec et brutal éclata à sa tempe, comme une branche brisée. Un trou noir béant à la tempe. Son képi voltigea dans la boue.
Louis sentit son souffle hurler dans sa gorge.
Il voulait crier, hurler. Mais ses lèvres restaient collées par la glaise séchée.
Plus loin, la ligne ennemie. Encore cent mètres.
Un rideau de fils, de pieux, de débris. Et des gueules. Des gueules d’hommes.
Griveton s’effondra à genoux, tenant quelque chose dans sa main. Sa photo peut-être. Puis bascula en avant, comme un sac de blé mouillé.
Le sol vibrait. Le sol saignait.
Louis sentit une main frôler la sienne. Lacaz, essoufflé, regardait droit devant, les dents serrées.
Un obus éclata. Cuq fut englouti dans un nuage de fumée et de terre. Pas un cri. Juste… la terre qui retombe.
Et malgré tout, ils couraient encore.
Ils couraient parce qu’on leur avait dit de courir. Parce que c’était ça, ou rester et crever. Parce qu’à ce moment-là, il n’y avait plus d’avant, plus d’après. Juste l’instant. Le bond suivant. Et encore le suivant.
— Tenez la ligne ! cria Louis sans s’entendre lui-même.
Les godillots martelaient la terre. Le ciel grondait. Le sang coulait.
Et bientôt, déjà, à portée de voix :
La tranchée ennemie.
— À la tranchée ! hurla Louis, dans le sifflement des balles.
À sa gauche, Lousse tombait à genoux, les yeux grands ouverts.
À sa droite, Lemercier levait sa baïonnette, hurlant un prénom — le sien ou un autre.
Louis sauta dans le vide.
Un dernier bond.
Et tout bascula.
Le saut.
Et la chute.
Louis s’effondra dans la tranchée ennemie comme on tombe dans une fosse.
Un choc. Une boue plus noire encore, plus grasse. Une odeur d’urine et de poudre. Et, tout de suite, le hurlement.
Un Feldgrau, jeune, la baïonnette en avant. Louis pare, tire, tire encore.
Le dernier coup part, sec, brûlant les doigts. L’Allemand bascule contre le mur, les bras écartés, l’uniforme déjà noir de sang.
Autour de lui, on se tue.
Pas le temps de comprendre. Pas le temps d’avoir peur.
L’arme blanche accomplit sa besogne.
La baïonnette pénètre d’un coup sec. Où elle peut.
Dans le ventre.
Dans le dos.
Dans le cou.
Il n’y a que les hurlements de surprise, d’angoisse, de douleur.
La détonation d’un revolver éclate, plus proche que son propre cœur.
Tous les yeux sont dilatés. Le sang bourdonne aux oreilles.
Nul ne sait ce qui se passe à côté de lui.
Louis voit un officier allemand qui le met en joue — mais trop tard.
Un éclair.
Un coup.
Et la silhouette s’effondre, clouée contre la paroi par la baïonnette d’un poilu.
Le sol est jonché de corps. On glisse. On trébuche. On tombe.
Certains blessés s’agrippent aux jambes, hurlent, implorent, se débattent.
Certains s’agrippent pour tuer.
Le Braconnier hurle, les yeux fous. Il tient le Lebel par le canon.
Il frappe à coups de crosse. Des moulinets furieux, désespérés.
Crânes brisés. Visages broyés.
Et encore ces cris.
Toujours ces cris.
Piquemal pousse un hurlement guttural et se jette sur un Boche plus grand que lui.
Les deux roulent dans la boue, grognant comme des bêtes, avant que l’un des deux ne s’immobilise.
Louis recharge.
Tire.
Tire encore.
Une baïonnette trancha l’air vers sa poitrine. Il pivote, sent la morsure du métal érafler sa veste.
Il riposte. Touche.
Un râle.
Un corps s’effondre.
Autour de lui, c’est un désordre de gestes, de fer et de boue.
Des mains qui frappent. Des jambes qui reculent. Des hurlements arrachés aux tripes.
Le Silencieux enfonce calmement sa baïonnette dans le flanc d’un adversaire, comme on plante un pieu.
Puis l’essuie sur un pan de vareuse.
Des cadavres sur lesquels on trébuche.
Des blessés qui rampent.
Des corps qui s’abattent encore, dans un grand cri ou un dernier souffle.
Louis voit l’éclair des yeux bleus d’un grand gaillard juste avant qu’il ne s’effondre, atteint à la fois par sa balle et celle d’un autre poilu.
Et malgré tout ça — malgré l’effroi, la puanteur, l’horreur nue — ils avancent.
Ils prennent mètre après mètre.
Baïonnette en avant.
Crosse levée.
Respiration rauque.
Fronts en sueur.
L’inhumain est devenu l’ordre du jour.
C’est fini.
Ou du moins, cela semble fini.
La tranchée est à eux. Enfin… ce qu’il en reste.
Un boyau déchiqueté, éclaboussé de sang frais, encombré de corps — certains remuent encore. D’autres… non.
Louis halète. Le souffle court, les bras engourdis.
Ses doigts tremblent. Il ne sait plus si c’est de froid, de fatigue, ou d’autre chose.
Il regarde ses mains : pleines de boue, de sang. Peut-être le sien. Peut-être pas.
Ils sont une douzaine, peut-être moins, debout dans la fange.
Piquemal s’est adossé à un pan de tranchée, le regard vide.
Lambin compte à voix basse, les lèvres blêmes.
Le Braconnier crache, puis s’assied, le dos contre un cadavre encore tiède.
Un silence s’installe. Pas un vrai silence, non.
Plutôt un vide, tendu comme une ficelle.
On entend les râles des blessés, les plaintes, parfois un nom qu’on appelle — sans réponse.
Louis avance de quelques pas.
Le Silencieux est là, déjà en train de refermer les yeux d’un Boche, doucement.
Il fait cela comme on couvre un enfant. Puis il se relève, sans un mot.
Griveton n’est plus.
Loudoc non plus.
Mistone ?
Personne ne l’a vu depuis le saut de tranchée.
Louis hoche la tête.
Rien à dire. Rien à faire. Pas ici. Pas maintenant.
Un frisson parcourt la ligne. Une rumeur.
On dit que l’autre section, à gauche, a échoué.
Qu’ils ont été repoussés.
Qu’ils ne sont pas arrivés jusque-là.
Et s’ils étaient seuls ?
Seuls, au fond d’une tranchée ennemie, sans munitions, sans renfort, sans certitude.
Une peur froide se glisse sous les vareuses.
Pas la panique. Pas encore.
Mais ce doute sourd, rampant, collant — qui éteint les yeux et noue les ventres.
Lambin murmure, presque pour lui :
— Ils vont revenir… Ils reviendront, c’est sûr…
Louis ne répond pas.
Il le sait, lui aussi.
Ils reviendront.
Avec des renforts. Avec des cris. Avec le feu.
Mais pour l’instant…
Ils tiennent.
Debout.
Sales.
Muets.
Égarés.
Ils tiennent cette tranchée prise au prix du sang.
Et personne ne sait pourquoi.
Depuis combien de temps ils sont là ?
Cinq minutes ? Dix ? Une éternité de boue.
Louis a perdu la mesure. Même son cœur, il ne sait plus s’il bat.
Et soudain — Un cri.
Un cri d’alerte, aigu, étranglé, lancé depuis le parapet.
Puis des fusées jaillissent à gauche, à droite, dans les hauteurs grises.
Vert pâle. Rouge sang.
Et ce vacarme, tout à coup.
Comme un rouleau de tonnerre. Des sifflements. Des claquements.
Ils reviennent. Les Boches reviennent.
Louis crie :
— EN PLACE !
Mais ils ne sont plus assez.
Douze ? Dix ? Huit ?
À peine une poignée, épuisés, dispersés dans les débris.
Ils se postent, comme ils peuvent.
Le Braconnier recharge avec des doigts gourds.
Le Silencieux glisse entre deux pans effondrés, fusil en joue.
Piquemal grogne, recule d’un pas, mais reste. Il y a de la peur dans ses yeux — mais il est là.
Et déjà, des silhouettes s’approchent.
Basses. Vives. Grelottantes d’acier.
Une contre-attaque. Franche. Nombreuse.
Les Boches hurlent. On distingue des Hurra ! dans le tumulte.
Une grenade boche éclate à cinq mètres. Un éclat transperce le bras de Lemercier, qui s’effondre, sans même un cri.
Louis tire. Deux fois. Trois. Il croit en toucher un — mais qu’importe ?
La tranchée, si chèrement prise, est en train de leur glisser des mains.
— On recule ! beugle-t-il.
— Repli, nom de Dieu, repli !
Pas de panique.
Pas de débandade.
Mais un reflux.
Comme une marée sale. Comme un instinct de survie plus fort que tout.
Le Braconnier écrase une dernière nuque au fusil retourné.
Puis court.
Le Silencieux tire un homme par le col, le traîne dans le boyau.
Gustave aboie au loin. Il sent que ça tourne mal.
— Arrière ! Hurle Louis. — Repli, vite, repli !
On saute hors de la tranchée. On recourt dans l’autre sens. Même chemin. Même boue. Les balles sifflent autour de Louis, claquent dans la boue, trouent un bidon d’un cling métallique. Les cris des Boches hurlent dans son dos.
Et ceux qui tombent cette fois…
On ne les voit plus.
Lambin trébuche. Louis l’agrippe par la vareuse, l’arrache d’un cratère.
Ils s’éloignent, haletants, glissants, fous.
Puis — le parapet français.
Un poilu tend la main. Un autre tire.
Ils repassent la ligne.
Ils sont rentrés.
Mais pas tous.
Pas Griveton, ni Peguin.
Ni Cuq, ni Lousse.
Certains sont là-bas.
Ou plus là du tout.
Ils s’effondrent dans la tranchée amie.
Souffles courts. Tempes battantes.
Et ce silence — pas le vrai, non — ce vide dans les rangs.
Louis serre les dents. Il regarde à gauche. À droite.
Des absents. Partout. Trop.
Et personne n’ose encore poser la question.
Ont-ils tenu ? Ont-ils perdu ? Pour quoi ? Pour rien ?
Mais ce n’est pas fini.
La nuit va tomber.
Et dans le no man’s land, là-bas… il y a des blessés qui gémissent.
Et qui attendent qu’on vienne les chercher.
La lumière s’est retirée sans prévenir.
Pas de crépuscule : une chute.
Le ciel s’est refermé comme une trappe.
Et dans la tranchée, les hommes ne parlent plus.
Ils attendent.
Dos au bois vermoulu.
Yeux dans le vide.
Les fusils posés, essuyés à peine.
Louis compte. Une fois. Deux. Trois.
Il recompte, pour être sûr.
Mais rien n’y fait.
Ils ne sont plus que vingt-sept.
Un nom traverse son esprit. Puis un autre. Et encore un. Tous absents.
— On était cinquante, dit Lambin, la voix blanche.
Personne ne répond.
Même Piquemal regarde ses godasses.
Gustave tourne, inquiet, gratte les sacs, renifle les parois, revient se coucher contre le Silencieux, le museau dans la boue.
Lui aussi sent que quelque chose cloche.
Qu’il en manque, des voix, des mains, des odeurs familières.
La section de renfort est arrivée sans un mot.
Les poilus ont vu leurs yeux, leur silence.
Ils ont compris.
Et puis… la nuit est devenue plus noire.
Plus lourde.
Alors Louis a dit :
— J’y vais.
Pas d’ordre.
Juste une phrase.
Et aussitôt, le Braconnier, Léonard, Arnoult, Piquemal aussi.
Ils prennent leurs toiles, des pansements, quelques gourdes.
Ils rampent.
Un à un.
Vers le no man’s land.
Là où les blessés gémissent.
Là où les copains attendent. Ou plus.
On n’entend que des râles, au loin.
Des plaintes qui se taisent.
Des soupirs… qu’on espère encore humains.
Et puis le temps passe. Long. Trop long.
La tranchée reste figée.
On guette. On espère.
Certains prient. D’autres fixent le sol.
Et puis — des bruits de pas.
Des frottements. Un glissement dans les boyaux.
Un à un, ils reviennent.
Cuq. Lacaz. Lousse.
Un pansement, une jambe raide, un bandage poisseux.
Ils ont tenu.
Ils ont rampé, saigné, pleuré.
Mais ils sont là.
Louis ferme la marche.
Le dos courbé. Les mains rouges. Le regard vide.
— Mistone… pas trouvé, dit-il.
— Griveton… trop loin. Il appelait, puis plus rien.
Personne ne l’interrompt.
Personne ne pleure.
Pas encore.
Ils s’installent comme ils peuvent.
Autour d’eux, la tranchée semble plus vaste.
Il manque des rires. Il manque des voix.
Le Silencieux tend un quart de gnôle.
Louis le refuse. Il sort son carnet. Et trace, lentement :
« Aujourd’hui, on a tenu une heure dans la ligne boche.
On a perdu Loudoc, Peguin, Griveton, Mistone, Lousse (blessé), Lacaz (blessé), Cuq (blessé).
On a tenu… mais pour quoi ?
Pour rien.
Juste pour prouver qu’on peut mourir debout. »
Il referme le carnet.
Gustave se glisse contre lui.
Le chat Toto ronronne dans un coin, comme pour dire : je suis là, moi.
Et la nuit s’étire, comme un suaire.
Et demain sera pareil.
Ou pire.
Mais ce soir, au fond de la tranchée, les vivants pleurent les absents — sans un mot.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Voici le dixième opus du cycle de la première ligne : « L’ordonnance ».
La nuit suit l’attaque.
Dans une tranchée voisine, un jeune ordonnance refuse de croire que son lieutenant est mort.
Contre les ordres, il vient demander à Lambin — l’ordonnance de Louis — de l’aider à le retrouver, là-bas, dans le no man’s land.
Une histoire de fidélité, de courage têtu, et de promesses qu’on n’abandonne pas.
Parfois, deux ombres suffisent à ramener un peu de lumière.
Merci pour votre lecture,
Bonne soirée,
Polux.
L’ordonnance
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Il était près de minuit quand ils l’ont vu descendre.
Un gamin, pas plus de vingt ans, trempé de sueur malgré le froid, les bottes pleines de glaise. Il glissait plus qu’il ne marchait, les mains plaquées contre les parois du boyau comme pour ne pas tomber.
On l’a d’abord pris pour un sapeur, ou un coureur d’ordre en retard. Mais dès qu’il a croisé Louis, il a salué, ôté son képi, d’un geste sec, et s’est figé.
— Mon lieutenant, c’est vous le lieutenant Pergaud ?
— C’est moi.
— Je cherche Lambin… votre ordonnance.
Sa voix tremblait un peu, sans qu’on sache si c’était la fatigue, la peur ou autre chose. Il semblait tenir debout par miracle, le visage noirci de suie et d’attente, la capote déchirée à l’épaule. Il avait dû courir longtemps.
Louis a désigné le coin d’ombre, là-bas, où Lambin resserrait sa ceinture au-dessus de sa capote encore trempée.
— Là.
Le gamin s’est redressé. Il a soufflé fort, comme pour chasser l’émotion. Et il a marché vers Lambin d’un pas trop droit, trop raide pour être naturel.
Quand il est arrivé, personne n’a parlé. Même Gustave, roulé en boule sous une bâche, a levé les oreilles sans grogner.
Ils se sont parlé à voix basse, tous les deux.
Lambin hochait la tête de temps en temps. Il posait des questions brèves. L’autre, Murais, répondait du tac au tac, comme s’il avait répété. Mais ses yeux, eux, disaient autre chose. Ils cherchaient du secours. Ou peut-être une permission. Ou juste un regard qui comprenne.
Louis s’est approché, sans rien dire. Il a posé une main sur l’épaule du garçon.
— Ordonnance de qui ?
— Le lieutenant Duchaussoy. 3e section.
Il a dégluti.
— Il est tombé lors de l’attaque d’hier, en fin du repli. Je l’ai vu… Je suis sûr qu’il n’est pas mort. Il a bougé. Il a levé le bras.
Silence.
Le mot n’était pas encore dit, mais tout le monde l’avait compris.
Il voulait y retourner.
— J’ai demandé à mon sergent, commença Murais, les yeux rivés sur ses godillots.
— Et ? fit Lambin, les bras croisés.
Il ne répondit pas tout de suite. Il leva les yeux vers Louis, puis vers les autres, puis les baissa de nouveau. Il semblait chercher une façon de le dire qui ne l’humilierait pas.
— Il a refusé net. Il m’a dit : “On ne va pas crever pour un mort.”
Puis il a tourné les talons.
Le silence se fit autour. Même ceux qui n’écoutaient pas, écoutaient désormais.
— Mais vous pensez qu’il vit encore ? demanda doucement Louis.
— J’en suis sûr, mon lieutenant. Il avait le bras levé. Il me regardait. Il respirait.
Il s’est interrompu, le souffle court.
— Et… c’est pas loin. Trente mètres, pas plus. Juste avant les fils.
Personne ne parlait. Les mots de Murais tombaient un à un, comme les gouttes d’eau d’un bidon percé.
Lambin fixait le gamin, le visage fermé. Il savait ce que cela voulait dire. Il avait vu, lui aussi, ceux qui ne revenaient pas.
— Tu sais que c’est la nuit noire, que les Boches sont tendus comme des fils de fer, et que si tu bouges là-bas, tu brilles comme un feu de Bengale ?
— Je sais, répondit Murais. Mais c’est lui. J’suis son ordonnance. Depuis sept mois. C’est moi qui lui fais chauffer son eau le matin, c’est moi qui lui allume sa pipe quand il tremble, c’est moi qui… qui ai juré que je le laisserais pas là.
Il s’interrompit. Sa gorge s’étrangla.
Louis s’accroupit devant lui. Lentement. Pas pour le dominer, non. Pour parler d’homme à homme.
— Et qu’est-ce que tu veux, exactement ?
Murais le fixa droit dans les yeux. Et cette fois, sa voix ne tremblait plus.
— Que vous me laissiez passer par ici. Que je tente ma chance. Seul.
Il marqua une pause, puis, plus bas :
— Ou… que l’un des vôtres me guide. Si possible.
Il n’avait pas demandé de permission. Pas supplié. Juste… dit ce qu’il avait à dire.
Lambin jeta un regard vers Louis. Long. Lourd.
Louis inspira. Il sentait cette pression sourde, ce mélange de respect et d’absurdité. On ne ramenait pas les morts. Mais là, ce n’était pas un mort. C’était peut-être un vivant. Et ce gamin prêt à ramper en enfer pour un homme qu’il appelait mon lieutenant.
Un serment d’homme, ça ne se balaie pas d’un revers de manche.
Il se redressa.
— Repose-toi un peu. Prends une couverture. Mange un quignon.
Il se tourna vers Lambin tout en s’adressant à Murais.
— T’es son ordonnance. Tu juges. Mais je veux savoir ce que vous comptez faire. Et je veux pas de connerie. Compris ?
Lambin hocha la tête.
Murais ne souriait pas. Mais ses mains, elles, tremblaient un peu moins.
Ils ne parlaient plus.
Murais était resté assis sur un caisson, les coudes sur les genoux, à fixer un éclat d’obus planté dans la terre. Il n’avait rien mangé, malgré le quignon tendu par Louis. Juste bu une gorgée d’eau, le geste mécanique.
Lambin, lui, s’était éloigné de quelques pas. Il regardait la paroi de la tranchée, comme s’il cherchait dans les nervures de la boue une réponse. Il mâchait sa joue, les poings dans les poches, le regard noir.
Autour, les autres reprenaient lentement leur veille. Un œil sur l’horizon, l’autre sur le gamin. On sentait que ça les remuait. Ce n’était pas leur lieutenant. Pas leur ordonnance. Mais ce qu’il voulait faire, ça leur parlait. Tous, au fond, portaient un serment semblable. Quelque part. À quelqu’un.
Louis s’était adossé à un pan de tranchée, les bras croisés, sans rien dire. Il laissait faire. C’était une affaire d’hommes.
Puis Lambin revint. Lentement. Il s’accroupit devant Murais. Et parla bas. Très bas. Pour lui seul.
— T’es qu’un gamin. Et tu vas peut-être mourir pour un homme déjà froid.
Murais ne répondit pas. Il baissa juste les yeux.
Lambin continua.
— Mais j’ai vu ton regard. Et j’ai vu le mien dedans. J’connaissais un gars, moi aussi. Il s’appelait René. Mon sergent. En 14. J’ai pas pu aller le chercher. Et j’le porte encore tous les jours, au fond du dos.
Il se redressa.
— Alors on ira.
Murais leva les yeux. Lentement. Il ne souriait pas. Mais son souffle s’était ralenti.
— Quand ?
Lambin jeta un œil au ciel. Noir comme le charbon. Pas un souffle. Pas une étoile.
— Dans deux heures. Quand les sentinelles boches changent la garde. Juste avant le tour de ronde. C’est court, mais c’est là qu’on a une chance.
— Je prends quoi ?
— Rien. Tu prends ton courage et ton instinct. Et tu marches derrière moi. Tu fais exactement ce que je fais. Pas un souffle. Pas un geste de travers. Et si on croise quelqu’un… tu cours. Tu cries pas. Tu cours.
Murais hocha la tête. Une fois.
Louis s’approcha. Une main sur l’épaule de Lambin.
— Tu reviens, Lambin. Je veux pas perdre un frère pour un mirage. Tu m’entends ?
— Je vous laisse pas seul avec Gustave, mon lieutenant.
Un sourire. Léger. Presque invisible. Mais il était là.
Murais s’était levé. Il se tenait droit, malgré ses jambes flageolantes.
Deux ombres. Deux silhouettes. Un serment.
Et derrière eux, dans la tranchée, vingt-cinq hommes qui savaient qu’ils allaient regarder le noir un peu plus fort cette nuit.
Le mot n’a pas été dit. Pas à voix haute. Il s’est glissé dans les gestes, dans les regards. Dans cette poignée de main que Louis a donnée à Lambin, longue, forte, silencieuse.
Et ce simple signe de tête vers Murais.
C’était suffisant.
C’était oui.
Et Louis, du coin des lèvres, a juste dit :
— Bon vent, les gars. Et gardez la tête basse.
— Faites pas les héros, avait juste soufflé le Braconnier.
Personne n’a ajouté un mot. Il aurait fallu parler trop fort. Et cela aurait brisé le peu de courage que Murais et Lambin portaient sur eux comme une armure trop grande.
Lambin s’était déjà glissé dans la sape, suivi de Murais, les épaules basses et la gorge nouée.
Ils avaient noué leur toile autour des épaules, pris des pansements individuels, une gourde. Et une corde fine, au cas où.
Personne n’a ajouté un mot.
La tranchée, pourtant pleine d’yeux, s’était faite muette. Même Gustave, d’ordinaire si remuant, s’était couché sans un bruit contre la paroi, le museau posé sur les pattes.
Ils sont montés. D’abord Lambin, en souplesse, presque avec l’habitude. Puis Murais, plus raide, plus hésitant, la sueur froide déjà dans le dos.
Le boyau s’ouvrait sur un parapet détrempé. Au-delà : le no man’s land. Rien. Du noir, de la boue, des cratères, des morts.
Le no man’s land dormait, crevé, puant, défiguré par la journée.
Ils ont basculé.
Le no man’s land les a engloutis.
Le Braconnier a murmuré :
— C’est un peu con, mais on a toujours l’impression que ça fait pas de bruit… alors que chaque mouvement claque dans la nuit.
Le monde s’est resserré autour d’eux. Chaque bruit, chaque geste, chaque battement devenait écho. Leurs coudes heurtaient la glaise. Leurs genoux glissaient sur des filins tordus.
Et le silence, autour, devenait tension. Un silence prêt à craquer.
Lambin ouvrait la marche.
Murais collé à ses godillots.
Ils rampaient.
Vite, mais sans bruit.
En ligne droite d’abord, puis en biais.
Vers cette cuvette, là-bas, où l’on disait avoir vu tomber le lieutenant Duchaussoy.
Une fusée éclairante surgit sans prévenir.
Blanche.
Cruelle.
Ils se figèrent.
Plaqués au sol. Immobiles.
Le souffle suspendu dans la gorge, comme s’il pouvait les trahir.
Elle retomba.
Personne n’avait tiré.
Ils reprirent.
Chaque mouvement semblait une éternité.
Chaque bruit — un glissement de toile, une pierre déplacée — faisait se crisper les mâchoires.
Murais tremblait. Lambin sentit ses doigts s’agripper à son mollet dans la boue. Lambin murmurait, les yeux dans le vague :
— Putain… fais pas le con… fais pas le con…
— C’est là, souffla Murais. Là, juste là… Il était là.
Ils fouillaient à tâtons. La glaise, les godasses, une toile de tente déchirée, des lambeaux d’étoffe. Puis — un râle.
Murais se figea.
— Lieutenant ? Mon lieutenant ?!
Un autre râle. Faible. Presque un souffle.
Ils le trouvèrent.
Le corps, étendu de côté, le bras replié sous lui.
Du sang et de la boue partout.
Et cette odeur. Forte. Aigre. Pourrie.
Mélange de terre retournée, de chair, d’excréments, de métal.
Le lieutenant n’était pas beau à voir.
Le visage gonflé, strié de sang séché. La vareuse déchirée.
Il respirait à peine. Mais il respirait.
Vivant.
— Il respire, bon sang… il respire !
Lambin déroula la tente.
— Pas le temps de panser, il y a du sang partout. On l’emmène au plus vite !
Murais attrapa les bras.
Et dans le noir, dans la boue, dans cette attente de plomb, ils commencèrent à tirer.
Tirer un homme hors de la mort.
Dans la tranchée, ils les voyaient à peine.
Juste deux ombres qui revenaient.
Un souffle.
Un miracle.
On les a vus revenir comme on guette l’aube : sans un bruit, sans un cri. Seulement des yeux, rivés au parapet. Et l’attente, tendue comme une corde de violon.
Le premier à les voir, c’est Piquemal. Il lève un doigt, lentement.
— Là !
Des ombres rampent dans le noir, mal dégrossies, à peine humaines. La toile bat contre les flaques, un bruit mou, étouffé. Ils tirent quelque chose. Quelqu’un. Un homme. Un corps.
Murais glisse le long du talus, le souffle court. Lambin le suit, plus lourd, les mains brûlées par la corde de la tente. Entre eux, calé dans la toile, le lieutenant Duchaussoy.
Encore vivant. Mais si pâle.
Personne ne dit un mot. Même le Braconnier, accoudé contre le sac de terre, reste figé. Le Silencieux serre les mâchoires. Et Louis, droit comme un if, s’avance.
Il s’agenouille. Effleure le front du blessé. Puis fixe Lambin, sans parler. Et hoche la tête. Une fois. Lentement.
Ce geste-là, c’est tout.
Pas de grandes embrassades. Pas de mots ronflants. Mais autour, les gars s’écartent. On leur fait de la place. On les aide sans rien dire.
Un brancard. Un bidon d’eau. Une couverture qu’on tire. Une cigarette qu’on allume, sans la proposer, juste pour faire comprendre qu’on est là.
Murais est assis contre la paroi, la tête dans les mains. Il tremble encore, mais ne pleure pas.
Lambin s’essuie les paumes sur le pantalon. Il respire fort, comme s’il revenait de loin. Il jette un regard vers Louis, puis baisse les yeux.
Gustave s’approche. Il renifle le blessé, puis Lambin, puis revient se coucher à sa place, sans un bruit.
Le silence dure encore un peu.
Puis Piquemal, le plus grande gueule, murmure :
— Et ben… fallait le faire.
Personne ne répond. Mais dans les regards, il y a quelque chose. Un respect. Un élan contenu. Comme un feu sous la cendre.
Louis se relève.
— Panser-le et veillez sur lui, dit-il simplement. Il en a bavé.
Puis il tourne les talons.
Et le monde reprend lentement son souffle.
Il n’a pas ouvert les yeux tout de suite.
D’abord, ce fut une plainte — sourde, étouffée — échappée de la couverture. Puis un frémissement des doigts, presque imperceptible, comme si son corps hésitait à revenir d’où il venait.
Lambin, qui veillait là, accroupi depuis une heure, appela à mi-voix :
— Lieutenant Pergaud… il bouge.
Louis s’approcha. Lentement. Il s’accroupit sans un mot.
Le visage du lieutenant Duchaussoy, éclairé par la lueur vacillante d’une veilleuse de fortune, était d’une pâleur presque diaphane. Le sang avait séché, brun, sur sa tempe, son épaule et dans son cou. Mais la respiration était là. Moins sifflante. Moins fragile.
Alors, dans un souffle à peine audible, il dit :
— Je… où ?
Murais, accroupi à l’opposé, bondit à demi :
— Mon lieutenant ! C’est moi, Murais. On vous a ramené. Vous êtes dans la tranchée… chez les voisins, la section du lieutenant Pergaud.
Un silence. Un battement.
Puis Duchaussoy tourna la tête, très lentement. Il vit Louis. Leurs regards se croisèrent. Un moment suspendu.
— Merci, dit-il. Ce fut tout.
Louis se contenta de hocher la tête.
Il aurait pu dire : on a fait ce qu’on pouvait, ou c’est Murais qui a insisté. Mais il n’en fit rien. Ce n’était pas l’heure des récits.
Le lieutenant voulut bouger. Une grimace le figea.
— Ne bougez pas, mon lieutenant, dit Lambin doucement. Vous avez un éclat dans l’épaule. Et sans doute des côtes fêlées. On a pansé comme on a pu, mais faut pas bouger.
Duchaussoy respira lentement. Il cligna des yeux, une fois. Deux fois.
— Vous êtes de la 2e compagnie du 166e ?
— Oui, dit Louis. Lieutenant Pergaud. Et lui, c’est Lambin, mon ordonnance.
— Et lui ?
— Il s’appelle Gustave, répondit Lambin en souriant. Notre mascotte.
Le chien leva la tête à l’évocation de son nom, puis se recoucha aussitôt.
Un souffle léger s’échappa des lèvres du blessé. Peut-être un rictus. Peut-être un soupir.
— Murais, tu es revenu ?
— Oui mon lieutenant. Je… j’étais sûr que vous étiez vivant.
— Tu es têtu comme un bougre.
— J’essaie, mon lieutenant.
Louis se redressa.
— Il faut qu’on vous évacue dès ce matin, avant l’aube. L’ambulance est prévenue. Nous irons à la rencontre des brancardiers. Vous tiendrez ?
— J’ai tenu jusque-là, dit Duchaussoy dans un murmure. Je peux bien tenir encore jusqu’au matin.
Lambin remit la couverture. Murais restait là, à genoux, les poings fermés sur les genoux. On aurait dit un enfant en punition. Ou un soldat priant à voix basse.
Puis, dans un dernier effort, Duchaussoy souffla :
— Merci à vous tous. Merci… d’avoir ramené… ce qu’il reste de moi.
Un silence suivi d’un souffle. Il s’était rendormi.
Louis fit signe à Lambin de veiller encore un peu. Il posa une main sur l’épaule de Murais, puis s’éloigna.
Et dans la tranchée, le silence retomba.
Mais un silence plus doux, plus dense, comme s’il venait de se refermer sur quelque chose de précieux.
Ils l’ont évacué peu avant le lever du jour.
Un moment entre chien et loup, quand le ciel hésite encore à se teinter de gris. Pas de clairon, pas d’ordre crié. Juste quelques silhouettes penchées, les brancardiers à la tâche, le pas feutré, la capote trempée de sueur et de nuit.
Louis tenait le brancard d’un côté, Lambin de l’autre. Murais, à l’avant, montrait le chemin, le menton tendu, les yeux cernés d’épuisement.
Le brancard avançait en silence, pesant de tout le poids d’un corps vivant mais fragile.
Duchaussoy, à moitié conscient, n’avait pas dit un mot. Ses paupières remuaient par moments, au gré des cahots, mais il ne se plaignait pas. Peut-être rêvait-il déjà d’un lit d’ambulance, d’une voix douce, de morphine.
Le boyau semblait plus long qu’à l’aller. Le sol collait, le souffle peinait. Mais pas un mot, pas un cri.
Juste une mission : le sortir de là.
À l’embranchement de la tranchée de soutien, Louis s’arrêta, la main sur le bois du parapet. Les brancardiers de l’ambulance étaient là.
Murais se tourna, croisa le regard de Duchaussoy.
Ils ne se dirent rien. Mais le salut fut net. Lent. Un salut de respect entre deux hommes qui ne se reverraient peut-être pas.
Puis les brancardiers disparurent avec Duchaussoy dans le boyau d’où ils étaient venus.
Louis, Lambin et Murais restèrent là un instant.
Le ciel s’éclaircissait. L’ombre pâle de la côte 233 se dessinait à l’est, encore couverte de brume. Un vol de corneilles s’éleva derrière les lignes. Leur cri rauque fendit l’air, avant de retomber comme un mauvais présage.
— Il s’en sortira, vous le croyez mon lieutenant ? demanda Lambin.
Louis hocha lentement la tête.
— Je ne sais pas… mais il n’est pas mort cette nuit. C’est déjà ça.
Ils redescendirent dans la tranchée.
Gustave était resté là, fidèle à sa place, museau sur les pattes. Il se leva d’un bond en les voyant, leur fit fête sans bruit, comme il savait le faire, la queue battant doucement le bord du parapet.
Autour, la tranchée s’éveillait à peine.
Arnoult toussait dans un coin. Léonard grattait une gamelle.
Le Silencieux, debout, scrutait l’horizon depuis un créneaux.
Le Braconnier dormait, roulé dans sa capote, un bras replié sous la tête.
Louis se laissa tomber contre un pan de tranchée.
Lambin s’assit à côté, les mains sur les genoux.
— Vous pensez qu’il y aura une attaque aujourd’hui ?
— Non. Pas aujourd’hui. Ils nous ont assez donné hier.
Murais s’alluma une cigarette.
Un silence s’installa. Moins tendu que d’habitude.
Un silence vidé de peur, mais rempli d’épuisement.
L’aube s’était levée.
Et dans la tranchée, les vivants reprenaient doucement place, un à un.
Ils étaient restés là, à l’écart des autres, dans le renfoncement de la tranchée P1.
L’aube filtrait maintenant par-dessus le parapet, d’un gris pâle et sale. Le genre de lumière qui ne réchauffe rien.
Murais, les épaules tombantes, tenait son képi à deux mains, le visage encore trempé de boue séchée, les traits tirés, mais les yeux clairs.
Il regardait Lambin, puis Louis, tour à tour, comme s’il cherchait les mots — ou qu’il craignait de les froisser.
— Merci. À vous deux, dit-il simplement.
Lambin haussa les épaules :
— C’est rien. Tu l’as sorti de là, ton lieutenant. C’est toi qu’il faudra remercier, s’il s’en sort.
Murais secoua la tête :
— Seul, j’y serais pas arrivé. Sans vous, je l’aurais même pas tenté.
Un silence. Puis il s’approcha de Louis. Le regarda bien en face.
— Lieutenant… J’sais pas comment vous dire ça… Mais… ce que vous avez ici, là, avec vos hommes… c’est rare.
Louis ne répondit pas tout de suite. Il croisa les bras, inclina un peu la tête.
— On n’a rien d’exceptionnel, Murais. Juste des gars qui veulent pas crever seuls.
Murais sourit. Un de ces sourires à la fois tristes et pleins. Puis il tendit la main.
Louis la serra. Fermement. Longtemps.
Lambin fit de même. Une poignée franche, sans bavure.
Alors Murais remit son képi, tira un peu sur sa capote, et recula d’un pas.
— Faut que je rentre. On va finir par s’inquiéter de pas me voir.
Il se tourna, fit trois pas dans le boyau, puis s’arrêta.
— Vous me pardonnerez si je vous pique deux pansements et une gnôle ? dit-il, la voix presque rieuse.
— Sers-toi, lança Lambin. Mais garde-nous la bouteille à moitié pleine si on passe un jour par chez toi.
— Promis.
Il leva la main. Un salut bref, mais solide.
Et s’éloigna, seul, dans le boyau encore humide, jusqu’à disparaître dans la courbe du talus.
Louis soupira.
— Un brave petit.
Lambin, les mains dans les poches, hocha la tête.
— Et une belle nuit, malgré tout.
Louis leva les yeux vers le ciel, où le jour, lentement, s’affirmait.
— Allez, Lambin. Faut qu’on se remette à vivre.
— Ouais. Jusqu’à la prochaine nuit.
Et Gustave, silencieux jusqu’alors, s’étira et les suivit d’un pas tranquille, tandis que, derrière eux, la tranchée s’éveillait dans l’odeur du café tiède et de la boue battue.
Carnet de Louis — Mars 1915, à l’aube
« Il est revenu vivant.
Murais. Petit ordonnance d’une autre section.
Parti dans le no man’s land chercher son lieutenant, Duchaussoy.
On lui avait dit non. Il y est allé quand même.
Lambin l’a accompagné. Moi, j’ai regardé.
J’ai regardé deux hommes ramper entre les cratères, se frayer un chemin dans ce désert à ciel ouvert, ce champ de tombes sans croix.
Et j’ai pensé que ça aurait pu être moi, couché là-bas, sous la lune, le sang dans la gorge et les yeux fixés sur rien.
J’ai pensé à Delphine. À Toto, le chat.
Si ça avait été moi, qui aurait rampé ?
Je me suis surpris à envier Murais.
Non pas pour sa bravoure — mais pour ce besoin fou de sauver.
Ce feu-là, il est rare.
Duchaussoy vivra peut-être.
Et s’il meurt, ce ne sera pas seul.
Ici, c’est tout ce qu’on peut espérer. »
Et quand Murais repartit, seul, vers sa section endormie, les hommes de Louis restèrent un moment sans rien dire. Le ciel pâlissait à peine. Quelqu’un murmura :
— Cette nuit, on a ramené un homme… et peut-être un peu de courage.
Voici le dixième opus du cycle de la première ligne : « L’ordonnance ».
La nuit suit l’attaque.
Dans une tranchée voisine, un jeune ordonnance refuse de croire que son lieutenant est mort.
Contre les ordres, il vient demander à Lambin — l’ordonnance de Louis — de l’aider à le retrouver, là-bas, dans le no man’s land.
Une histoire de fidélité, de courage têtu, et de promesses qu’on n’abandonne pas.
Parfois, deux ombres suffisent à ramener un peu de lumière.
Merci pour votre lecture,
Bonne soirée,
Polux.
L’ordonnance
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Il était près de minuit quand ils l’ont vu descendre.
Un gamin, pas plus de vingt ans, trempé de sueur malgré le froid, les bottes pleines de glaise. Il glissait plus qu’il ne marchait, les mains plaquées contre les parois du boyau comme pour ne pas tomber.
On l’a d’abord pris pour un sapeur, ou un coureur d’ordre en retard. Mais dès qu’il a croisé Louis, il a salué, ôté son képi, d’un geste sec, et s’est figé.
— Mon lieutenant, c’est vous le lieutenant Pergaud ?
— C’est moi.
— Je cherche Lambin… votre ordonnance.
Sa voix tremblait un peu, sans qu’on sache si c’était la fatigue, la peur ou autre chose. Il semblait tenir debout par miracle, le visage noirci de suie et d’attente, la capote déchirée à l’épaule. Il avait dû courir longtemps.
Louis a désigné le coin d’ombre, là-bas, où Lambin resserrait sa ceinture au-dessus de sa capote encore trempée.
— Là.
Le gamin s’est redressé. Il a soufflé fort, comme pour chasser l’émotion. Et il a marché vers Lambin d’un pas trop droit, trop raide pour être naturel.
Quand il est arrivé, personne n’a parlé. Même Gustave, roulé en boule sous une bâche, a levé les oreilles sans grogner.
Ils se sont parlé à voix basse, tous les deux.
Lambin hochait la tête de temps en temps. Il posait des questions brèves. L’autre, Murais, répondait du tac au tac, comme s’il avait répété. Mais ses yeux, eux, disaient autre chose. Ils cherchaient du secours. Ou peut-être une permission. Ou juste un regard qui comprenne.
Louis s’est approché, sans rien dire. Il a posé une main sur l’épaule du garçon.
— Ordonnance de qui ?
— Le lieutenant Duchaussoy. 3e section.
Il a dégluti.
— Il est tombé lors de l’attaque d’hier, en fin du repli. Je l’ai vu… Je suis sûr qu’il n’est pas mort. Il a bougé. Il a levé le bras.
Silence.
Le mot n’était pas encore dit, mais tout le monde l’avait compris.
Il voulait y retourner.
— J’ai demandé à mon sergent, commença Murais, les yeux rivés sur ses godillots.
— Et ? fit Lambin, les bras croisés.
Il ne répondit pas tout de suite. Il leva les yeux vers Louis, puis vers les autres, puis les baissa de nouveau. Il semblait chercher une façon de le dire qui ne l’humilierait pas.
— Il a refusé net. Il m’a dit : “On ne va pas crever pour un mort.”
Puis il a tourné les talons.
Le silence se fit autour. Même ceux qui n’écoutaient pas, écoutaient désormais.
— Mais vous pensez qu’il vit encore ? demanda doucement Louis.
— J’en suis sûr, mon lieutenant. Il avait le bras levé. Il me regardait. Il respirait.
Il s’est interrompu, le souffle court.
— Et… c’est pas loin. Trente mètres, pas plus. Juste avant les fils.
Personne ne parlait. Les mots de Murais tombaient un à un, comme les gouttes d’eau d’un bidon percé.
Lambin fixait le gamin, le visage fermé. Il savait ce que cela voulait dire. Il avait vu, lui aussi, ceux qui ne revenaient pas.
— Tu sais que c’est la nuit noire, que les Boches sont tendus comme des fils de fer, et que si tu bouges là-bas, tu brilles comme un feu de Bengale ?
— Je sais, répondit Murais. Mais c’est lui. J’suis son ordonnance. Depuis sept mois. C’est moi qui lui fais chauffer son eau le matin, c’est moi qui lui allume sa pipe quand il tremble, c’est moi qui… qui ai juré que je le laisserais pas là.
Il s’interrompit. Sa gorge s’étrangla.
Louis s’accroupit devant lui. Lentement. Pas pour le dominer, non. Pour parler d’homme à homme.
— Et qu’est-ce que tu veux, exactement ?
Murais le fixa droit dans les yeux. Et cette fois, sa voix ne tremblait plus.
— Que vous me laissiez passer par ici. Que je tente ma chance. Seul.
Il marqua une pause, puis, plus bas :
— Ou… que l’un des vôtres me guide. Si possible.
Il n’avait pas demandé de permission. Pas supplié. Juste… dit ce qu’il avait à dire.
Lambin jeta un regard vers Louis. Long. Lourd.
Louis inspira. Il sentait cette pression sourde, ce mélange de respect et d’absurdité. On ne ramenait pas les morts. Mais là, ce n’était pas un mort. C’était peut-être un vivant. Et ce gamin prêt à ramper en enfer pour un homme qu’il appelait mon lieutenant.
Un serment d’homme, ça ne se balaie pas d’un revers de manche.
Il se redressa.
— Repose-toi un peu. Prends une couverture. Mange un quignon.
Il se tourna vers Lambin tout en s’adressant à Murais.
— T’es son ordonnance. Tu juges. Mais je veux savoir ce que vous comptez faire. Et je veux pas de connerie. Compris ?
Lambin hocha la tête.
Murais ne souriait pas. Mais ses mains, elles, tremblaient un peu moins.
Ils ne parlaient plus.
Murais était resté assis sur un caisson, les coudes sur les genoux, à fixer un éclat d’obus planté dans la terre. Il n’avait rien mangé, malgré le quignon tendu par Louis. Juste bu une gorgée d’eau, le geste mécanique.
Lambin, lui, s’était éloigné de quelques pas. Il regardait la paroi de la tranchée, comme s’il cherchait dans les nervures de la boue une réponse. Il mâchait sa joue, les poings dans les poches, le regard noir.
Autour, les autres reprenaient lentement leur veille. Un œil sur l’horizon, l’autre sur le gamin. On sentait que ça les remuait. Ce n’était pas leur lieutenant. Pas leur ordonnance. Mais ce qu’il voulait faire, ça leur parlait. Tous, au fond, portaient un serment semblable. Quelque part. À quelqu’un.
Louis s’était adossé à un pan de tranchée, les bras croisés, sans rien dire. Il laissait faire. C’était une affaire d’hommes.
Puis Lambin revint. Lentement. Il s’accroupit devant Murais. Et parla bas. Très bas. Pour lui seul.
— T’es qu’un gamin. Et tu vas peut-être mourir pour un homme déjà froid.
Murais ne répondit pas. Il baissa juste les yeux.
Lambin continua.
— Mais j’ai vu ton regard. Et j’ai vu le mien dedans. J’connaissais un gars, moi aussi. Il s’appelait René. Mon sergent. En 14. J’ai pas pu aller le chercher. Et j’le porte encore tous les jours, au fond du dos.
Il se redressa.
— Alors on ira.
Murais leva les yeux. Lentement. Il ne souriait pas. Mais son souffle s’était ralenti.
— Quand ?
Lambin jeta un œil au ciel. Noir comme le charbon. Pas un souffle. Pas une étoile.
— Dans deux heures. Quand les sentinelles boches changent la garde. Juste avant le tour de ronde. C’est court, mais c’est là qu’on a une chance.
— Je prends quoi ?
— Rien. Tu prends ton courage et ton instinct. Et tu marches derrière moi. Tu fais exactement ce que je fais. Pas un souffle. Pas un geste de travers. Et si on croise quelqu’un… tu cours. Tu cries pas. Tu cours.
Murais hocha la tête. Une fois.
Louis s’approcha. Une main sur l’épaule de Lambin.
— Tu reviens, Lambin. Je veux pas perdre un frère pour un mirage. Tu m’entends ?
— Je vous laisse pas seul avec Gustave, mon lieutenant.
Un sourire. Léger. Presque invisible. Mais il était là.
Murais s’était levé. Il se tenait droit, malgré ses jambes flageolantes.
Deux ombres. Deux silhouettes. Un serment.
Et derrière eux, dans la tranchée, vingt-cinq hommes qui savaient qu’ils allaient regarder le noir un peu plus fort cette nuit.
Le mot n’a pas été dit. Pas à voix haute. Il s’est glissé dans les gestes, dans les regards. Dans cette poignée de main que Louis a donnée à Lambin, longue, forte, silencieuse.
Et ce simple signe de tête vers Murais.
C’était suffisant.
C’était oui.
Et Louis, du coin des lèvres, a juste dit :
— Bon vent, les gars. Et gardez la tête basse.
— Faites pas les héros, avait juste soufflé le Braconnier.
Personne n’a ajouté un mot. Il aurait fallu parler trop fort. Et cela aurait brisé le peu de courage que Murais et Lambin portaient sur eux comme une armure trop grande.
Lambin s’était déjà glissé dans la sape, suivi de Murais, les épaules basses et la gorge nouée.
Ils avaient noué leur toile autour des épaules, pris des pansements individuels, une gourde. Et une corde fine, au cas où.
Personne n’a ajouté un mot.
La tranchée, pourtant pleine d’yeux, s’était faite muette. Même Gustave, d’ordinaire si remuant, s’était couché sans un bruit contre la paroi, le museau posé sur les pattes.
Ils sont montés. D’abord Lambin, en souplesse, presque avec l’habitude. Puis Murais, plus raide, plus hésitant, la sueur froide déjà dans le dos.
Le boyau s’ouvrait sur un parapet détrempé. Au-delà : le no man’s land. Rien. Du noir, de la boue, des cratères, des morts.
Le no man’s land dormait, crevé, puant, défiguré par la journée.
Ils ont basculé.
Le no man’s land les a engloutis.
Le Braconnier a murmuré :
— C’est un peu con, mais on a toujours l’impression que ça fait pas de bruit… alors que chaque mouvement claque dans la nuit.
Le monde s’est resserré autour d’eux. Chaque bruit, chaque geste, chaque battement devenait écho. Leurs coudes heurtaient la glaise. Leurs genoux glissaient sur des filins tordus.
Et le silence, autour, devenait tension. Un silence prêt à craquer.
Lambin ouvrait la marche.
Murais collé à ses godillots.
Ils rampaient.
Vite, mais sans bruit.
En ligne droite d’abord, puis en biais.
Vers cette cuvette, là-bas, où l’on disait avoir vu tomber le lieutenant Duchaussoy.
Une fusée éclairante surgit sans prévenir.
Blanche.
Cruelle.
Ils se figèrent.
Plaqués au sol. Immobiles.
Le souffle suspendu dans la gorge, comme s’il pouvait les trahir.
Elle retomba.
Personne n’avait tiré.
Ils reprirent.
Chaque mouvement semblait une éternité.
Chaque bruit — un glissement de toile, une pierre déplacée — faisait se crisper les mâchoires.
Murais tremblait. Lambin sentit ses doigts s’agripper à son mollet dans la boue. Lambin murmurait, les yeux dans le vague :
— Putain… fais pas le con… fais pas le con…
— C’est là, souffla Murais. Là, juste là… Il était là.
Ils fouillaient à tâtons. La glaise, les godasses, une toile de tente déchirée, des lambeaux d’étoffe. Puis — un râle.
Murais se figea.
— Lieutenant ? Mon lieutenant ?!
Un autre râle. Faible. Presque un souffle.
Ils le trouvèrent.
Le corps, étendu de côté, le bras replié sous lui.
Du sang et de la boue partout.
Et cette odeur. Forte. Aigre. Pourrie.
Mélange de terre retournée, de chair, d’excréments, de métal.
Le lieutenant n’était pas beau à voir.
Le visage gonflé, strié de sang séché. La vareuse déchirée.
Il respirait à peine. Mais il respirait.
Vivant.
— Il respire, bon sang… il respire !
Lambin déroula la tente.
— Pas le temps de panser, il y a du sang partout. On l’emmène au plus vite !
Murais attrapa les bras.
Et dans le noir, dans la boue, dans cette attente de plomb, ils commencèrent à tirer.
Tirer un homme hors de la mort.
Dans la tranchée, ils les voyaient à peine.
Juste deux ombres qui revenaient.
Un souffle.
Un miracle.
On les a vus revenir comme on guette l’aube : sans un bruit, sans un cri. Seulement des yeux, rivés au parapet. Et l’attente, tendue comme une corde de violon.
Le premier à les voir, c’est Piquemal. Il lève un doigt, lentement.
— Là !
Des ombres rampent dans le noir, mal dégrossies, à peine humaines. La toile bat contre les flaques, un bruit mou, étouffé. Ils tirent quelque chose. Quelqu’un. Un homme. Un corps.
Murais glisse le long du talus, le souffle court. Lambin le suit, plus lourd, les mains brûlées par la corde de la tente. Entre eux, calé dans la toile, le lieutenant Duchaussoy.
Encore vivant. Mais si pâle.
Personne ne dit un mot. Même le Braconnier, accoudé contre le sac de terre, reste figé. Le Silencieux serre les mâchoires. Et Louis, droit comme un if, s’avance.
Il s’agenouille. Effleure le front du blessé. Puis fixe Lambin, sans parler. Et hoche la tête. Une fois. Lentement.
Ce geste-là, c’est tout.
Pas de grandes embrassades. Pas de mots ronflants. Mais autour, les gars s’écartent. On leur fait de la place. On les aide sans rien dire.
Un brancard. Un bidon d’eau. Une couverture qu’on tire. Une cigarette qu’on allume, sans la proposer, juste pour faire comprendre qu’on est là.
Murais est assis contre la paroi, la tête dans les mains. Il tremble encore, mais ne pleure pas.
Lambin s’essuie les paumes sur le pantalon. Il respire fort, comme s’il revenait de loin. Il jette un regard vers Louis, puis baisse les yeux.
Gustave s’approche. Il renifle le blessé, puis Lambin, puis revient se coucher à sa place, sans un bruit.
Le silence dure encore un peu.
Puis Piquemal, le plus grande gueule, murmure :
— Et ben… fallait le faire.
Personne ne répond. Mais dans les regards, il y a quelque chose. Un respect. Un élan contenu. Comme un feu sous la cendre.
Louis se relève.
— Panser-le et veillez sur lui, dit-il simplement. Il en a bavé.
Puis il tourne les talons.
Et le monde reprend lentement son souffle.
Il n’a pas ouvert les yeux tout de suite.
D’abord, ce fut une plainte — sourde, étouffée — échappée de la couverture. Puis un frémissement des doigts, presque imperceptible, comme si son corps hésitait à revenir d’où il venait.
Lambin, qui veillait là, accroupi depuis une heure, appela à mi-voix :
— Lieutenant Pergaud… il bouge.
Louis s’approcha. Lentement. Il s’accroupit sans un mot.
Le visage du lieutenant Duchaussoy, éclairé par la lueur vacillante d’une veilleuse de fortune, était d’une pâleur presque diaphane. Le sang avait séché, brun, sur sa tempe, son épaule et dans son cou. Mais la respiration était là. Moins sifflante. Moins fragile.
Alors, dans un souffle à peine audible, il dit :
— Je… où ?
Murais, accroupi à l’opposé, bondit à demi :
— Mon lieutenant ! C’est moi, Murais. On vous a ramené. Vous êtes dans la tranchée… chez les voisins, la section du lieutenant Pergaud.
Un silence. Un battement.
Puis Duchaussoy tourna la tête, très lentement. Il vit Louis. Leurs regards se croisèrent. Un moment suspendu.
— Merci, dit-il. Ce fut tout.
Louis se contenta de hocher la tête.
Il aurait pu dire : on a fait ce qu’on pouvait, ou c’est Murais qui a insisté. Mais il n’en fit rien. Ce n’était pas l’heure des récits.
Le lieutenant voulut bouger. Une grimace le figea.
— Ne bougez pas, mon lieutenant, dit Lambin doucement. Vous avez un éclat dans l’épaule. Et sans doute des côtes fêlées. On a pansé comme on a pu, mais faut pas bouger.
Duchaussoy respira lentement. Il cligna des yeux, une fois. Deux fois.
— Vous êtes de la 2e compagnie du 166e ?
— Oui, dit Louis. Lieutenant Pergaud. Et lui, c’est Lambin, mon ordonnance.
— Et lui ?
— Il s’appelle Gustave, répondit Lambin en souriant. Notre mascotte.
Le chien leva la tête à l’évocation de son nom, puis se recoucha aussitôt.
Un souffle léger s’échappa des lèvres du blessé. Peut-être un rictus. Peut-être un soupir.
— Murais, tu es revenu ?
— Oui mon lieutenant. Je… j’étais sûr que vous étiez vivant.
— Tu es têtu comme un bougre.
— J’essaie, mon lieutenant.
Louis se redressa.
— Il faut qu’on vous évacue dès ce matin, avant l’aube. L’ambulance est prévenue. Nous irons à la rencontre des brancardiers. Vous tiendrez ?
— J’ai tenu jusque-là, dit Duchaussoy dans un murmure. Je peux bien tenir encore jusqu’au matin.
Lambin remit la couverture. Murais restait là, à genoux, les poings fermés sur les genoux. On aurait dit un enfant en punition. Ou un soldat priant à voix basse.
Puis, dans un dernier effort, Duchaussoy souffla :
— Merci à vous tous. Merci… d’avoir ramené… ce qu’il reste de moi.
Un silence suivi d’un souffle. Il s’était rendormi.
Louis fit signe à Lambin de veiller encore un peu. Il posa une main sur l’épaule de Murais, puis s’éloigna.
Et dans la tranchée, le silence retomba.
Mais un silence plus doux, plus dense, comme s’il venait de se refermer sur quelque chose de précieux.
Ils l’ont évacué peu avant le lever du jour.
Un moment entre chien et loup, quand le ciel hésite encore à se teinter de gris. Pas de clairon, pas d’ordre crié. Juste quelques silhouettes penchées, les brancardiers à la tâche, le pas feutré, la capote trempée de sueur et de nuit.
Louis tenait le brancard d’un côté, Lambin de l’autre. Murais, à l’avant, montrait le chemin, le menton tendu, les yeux cernés d’épuisement.
Le brancard avançait en silence, pesant de tout le poids d’un corps vivant mais fragile.
Duchaussoy, à moitié conscient, n’avait pas dit un mot. Ses paupières remuaient par moments, au gré des cahots, mais il ne se plaignait pas. Peut-être rêvait-il déjà d’un lit d’ambulance, d’une voix douce, de morphine.
Le boyau semblait plus long qu’à l’aller. Le sol collait, le souffle peinait. Mais pas un mot, pas un cri.
Juste une mission : le sortir de là.
À l’embranchement de la tranchée de soutien, Louis s’arrêta, la main sur le bois du parapet. Les brancardiers de l’ambulance étaient là.
Murais se tourna, croisa le regard de Duchaussoy.
Ils ne se dirent rien. Mais le salut fut net. Lent. Un salut de respect entre deux hommes qui ne se reverraient peut-être pas.
Puis les brancardiers disparurent avec Duchaussoy dans le boyau d’où ils étaient venus.
Louis, Lambin et Murais restèrent là un instant.
Le ciel s’éclaircissait. L’ombre pâle de la côte 233 se dessinait à l’est, encore couverte de brume. Un vol de corneilles s’éleva derrière les lignes. Leur cri rauque fendit l’air, avant de retomber comme un mauvais présage.
— Il s’en sortira, vous le croyez mon lieutenant ? demanda Lambin.
Louis hocha lentement la tête.
— Je ne sais pas… mais il n’est pas mort cette nuit. C’est déjà ça.
Ils redescendirent dans la tranchée.
Gustave était resté là, fidèle à sa place, museau sur les pattes. Il se leva d’un bond en les voyant, leur fit fête sans bruit, comme il savait le faire, la queue battant doucement le bord du parapet.
Autour, la tranchée s’éveillait à peine.
Arnoult toussait dans un coin. Léonard grattait une gamelle.
Le Silencieux, debout, scrutait l’horizon depuis un créneaux.
Le Braconnier dormait, roulé dans sa capote, un bras replié sous la tête.
Louis se laissa tomber contre un pan de tranchée.
Lambin s’assit à côté, les mains sur les genoux.
— Vous pensez qu’il y aura une attaque aujourd’hui ?
— Non. Pas aujourd’hui. Ils nous ont assez donné hier.
Murais s’alluma une cigarette.
Un silence s’installa. Moins tendu que d’habitude.
Un silence vidé de peur, mais rempli d’épuisement.
L’aube s’était levée.
Et dans la tranchée, les vivants reprenaient doucement place, un à un.
Ils étaient restés là, à l’écart des autres, dans le renfoncement de la tranchée P1.
L’aube filtrait maintenant par-dessus le parapet, d’un gris pâle et sale. Le genre de lumière qui ne réchauffe rien.
Murais, les épaules tombantes, tenait son képi à deux mains, le visage encore trempé de boue séchée, les traits tirés, mais les yeux clairs.
Il regardait Lambin, puis Louis, tour à tour, comme s’il cherchait les mots — ou qu’il craignait de les froisser.
— Merci. À vous deux, dit-il simplement.
Lambin haussa les épaules :
— C’est rien. Tu l’as sorti de là, ton lieutenant. C’est toi qu’il faudra remercier, s’il s’en sort.
Murais secoua la tête :
— Seul, j’y serais pas arrivé. Sans vous, je l’aurais même pas tenté.
Un silence. Puis il s’approcha de Louis. Le regarda bien en face.
— Lieutenant… J’sais pas comment vous dire ça… Mais… ce que vous avez ici, là, avec vos hommes… c’est rare.
Louis ne répondit pas tout de suite. Il croisa les bras, inclina un peu la tête.
— On n’a rien d’exceptionnel, Murais. Juste des gars qui veulent pas crever seuls.
Murais sourit. Un de ces sourires à la fois tristes et pleins. Puis il tendit la main.
Louis la serra. Fermement. Longtemps.
Lambin fit de même. Une poignée franche, sans bavure.
Alors Murais remit son képi, tira un peu sur sa capote, et recula d’un pas.
— Faut que je rentre. On va finir par s’inquiéter de pas me voir.
Il se tourna, fit trois pas dans le boyau, puis s’arrêta.
— Vous me pardonnerez si je vous pique deux pansements et une gnôle ? dit-il, la voix presque rieuse.
— Sers-toi, lança Lambin. Mais garde-nous la bouteille à moitié pleine si on passe un jour par chez toi.
— Promis.
Il leva la main. Un salut bref, mais solide.
Et s’éloigna, seul, dans le boyau encore humide, jusqu’à disparaître dans la courbe du talus.
Louis soupira.
— Un brave petit.
Lambin, les mains dans les poches, hocha la tête.
— Et une belle nuit, malgré tout.
Louis leva les yeux vers le ciel, où le jour, lentement, s’affirmait.
— Allez, Lambin. Faut qu’on se remette à vivre.
— Ouais. Jusqu’à la prochaine nuit.
Et Gustave, silencieux jusqu’alors, s’étira et les suivit d’un pas tranquille, tandis que, derrière eux, la tranchée s’éveillait dans l’odeur du café tiède et de la boue battue.
Carnet de Louis — Mars 1915, à l’aube
« Il est revenu vivant.
Murais. Petit ordonnance d’une autre section.
Parti dans le no man’s land chercher son lieutenant, Duchaussoy.
On lui avait dit non. Il y est allé quand même.
Lambin l’a accompagné. Moi, j’ai regardé.
J’ai regardé deux hommes ramper entre les cratères, se frayer un chemin dans ce désert à ciel ouvert, ce champ de tombes sans croix.
Et j’ai pensé que ça aurait pu être moi, couché là-bas, sous la lune, le sang dans la gorge et les yeux fixés sur rien.
J’ai pensé à Delphine. À Toto, le chat.
Si ça avait été moi, qui aurait rampé ?
Je me suis surpris à envier Murais.
Non pas pour sa bravoure — mais pour ce besoin fou de sauver.
Ce feu-là, il est rare.
Duchaussoy vivra peut-être.
Et s’il meurt, ce ne sera pas seul.
Ici, c’est tout ce qu’on peut espérer. »
Et quand Murais repartit, seul, vers sa section endormie, les hommes de Louis restèrent un moment sans rien dire. Le ciel pâlissait à peine. Quelqu’un murmura :
— Cette nuit, on a ramené un homme… et peut-être un peu de courage.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Après la nuit de l’attaque, puis celle du sauvetage de l’ordonnance, voici venu le temps d’un calme en trompe-l’œil.
Je vous propose ce soir le onzième opus du cycle de la première ligne :
« Une journée ordinaire ».
Une journée comme tant d’autres, dans la fange et l’attente.
Les gestes se répètent, les visages se ferment, le silence s’installe.
Et pourtant… derrière la routine, il y a la vie.
Il y a des regards, des fusils qu’on nettoie, des mots qu’on ne dit pas.
Il y a la neige, la boue, le vent. Et l’espoir, parfois, sous la forme d’un rien.
Merci encore pour vos lectures fidèles.
Bonne soirée,
Polux.
Une journée ordinaire en première ligne
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
L’aube est venue sans fracas, comme une ombre plus pâle glissée sur la nuit.
Dans la tranchée P1, personne ne l’a vraiment saluée. Elle s’est contentée de poindre par-dessus les sacs de terre, de s’infiltrer dans les moindres replis de glaise, d’éclaircir la crasse sans jamais réchauffer.
Louis s’était levé le premier. Non par devoir, mais parce que son dos ne supportait plus la position recroquevillée. Il s’était extirpé de sous sa couverture, avait secoué un peu la capote et s’était étiré, les bras tendus vers le ciel bas, sans un mot.
À sa droite, Lambin dormait encore, roulé dans son manteau, les bottes toujours aux pieds, la main posée sur son ceinturon comme un enfant sur son doudou.
Le Silencieux, déjà debout, fumait près d’un créneau, les yeux fixés sur l’horizon. Il ne disait jamais rien, mais chaque matin, il allumait sa pipe au même endroit, avec le même calme, le même regard. Comme une sentinelle sans consigne.
Le Braconnier grognait dans un abri, cherchant à remettre la main sur sa gamelle sans quitter sa couche de paille humide. Il jurait à mi-voix, pestant contre un rat ou une crampe.
Un peu plus loin, Piquemal chantonnait, faussement gai :
— Il est là-bas à deux pas de la forêt, une maison aux murs tout couverts de lierre, "aux tourlouroux", c'est le nom du cabaret…
Il s’interrompit pour cracher, puis reprit, entre deux râles :
— La servante est jeune et gentille, Légère comme un papillon…
Louis s’adossa à un pan de tranchée et observa la scène. C’était un matin comme tant d’autres, englué dans la boue, étranglé par le froid, traversé de gestes lents et sans illusion.
Au loin, un coup de feu, sec. Sans suite.
Personne ne bougea. Juste un froncement de sourcils, une main qui ralentit son geste.
La guerre était là. Présente. Souterraine. Pas besoin de fanfare. Pas besoin d’éclat. Elle rongeait tout, en silence.
Louis sortit son carnet, griffonna quelques mots sans trop y penser. Il y avait, dans cette immobilité, quelque chose de doux-amer. On avait survécu à la nuit. Rien que ça, c’était déjà une victoire.
Il releva les yeux. Gustave, le chien, dormait encore, roulé près du feu éteint. Son museau frémit. Peut-être rêvait-il d’un autre matin, d’un matin d’avant.
Le feu ne chauffait plus. Juste un peu de cendre tiède, battue par l’humidité. Alors on a ravivé, soufflé, craqué une allumette volée à la veille.
Piquemal râlait :
— Ce bois fume plus qu’il brûle… On va s’asphyxier avant d’avoir un truc chaud.
Lambin, réveillé entre-temps, avait pris le relais. Il remuait doucement la vieille gamelle cabossée. Une poignée de café noir y bouillait, mélangée à des miettes de pain et, sans doute, à un peu de terre. À force, tout se confondait.
— Vous appelez ça du café, vous ? lança le Braconnier en s’asseyant.
— J’appelle ça chaud, répondit Lambin. Et c’est déjà pas mal.
Le Silencieux tendit son quart sans un mot. Il le reçut plein. Avala d’un trait. Et hocha la tête, en guise de merci.
Louis observait tout cela d’un œil tranquille. C’était là le ballet du matin, aussi sûr que l’humidité dans les godillots. On râlait. On jurait. On buvait. Et on se taisait plus qu’on ne parlait.
Un craquement d’os signala qu’Arnoult se redressait à son tour. Il tendit le bras, bâilla longuement, et dit d’une voix encore pleine de nuit :
— C’est pas qu’j’veux pas me lever… c’est qu’j’ai pas envie d’avoir froid.
— Il neige ? demanda Léonard, le nez dehors.
— Ça tombe, ouais. Des flocons mouillés. Même la neige est fainéante ici, dit Lambin en remplissant un autre quart.
On se passait les quarts. On s’échangeait un morceau de sucre, un bout de tabac. On reprenait forme humaine. Lentement. Par gestes.
Le Braconnier coinça un mégot derrière son oreille :
— Les Boches sont calmes ce matin… Trop calmes.
— Tais-toi, tu vas leur rappeler qu’on existe, marmonna Piquemal.
Un souffle. Un rire étouffé. Gustave trottina entre les jambes, jappa deux fois, et se coucha de nouveau, le museau dans la paille.
Louis s’approcha du feu, tendit ses doigts gourds vers la flamme maigre. Il ne disait rien. Mais dans ses yeux, il y avait une lueur. Celle, peut-être, de ceux qui savent que chaque matin partagé, aussi misérable soit-il, est un petit acte de révolte contre la guerre.
Le matin s’était tiré sans heurt, usé par la brume et les gestes fatigués.
À mesure que la lumière grise se posait sur la tranchée, les hommes s’éparpillaient dans leurs coins, comme des chats retournant à leurs habitudes.
Piquemal, Léonard et le Braconnier s’étaient installés sur une caisse de munitions, un vieux jeu de cartes graisseuses entre les mains. Le trèfle avait l’air d’un artichaut, le roi de pique d’un ivrogne. Mais on jouait quand même. Et on comptait.
— Un as, deux as… T’as triché, je t’ai vu !
— Ferme-la, tu confonds mes cartes avec ton manque de chance.
Ils se chamaillaient sans haine. Les insultes sortaient molles, plus pour meubler que pour blesser.
À côté, le Silencieux nettoyait son fusil. D’un geste lent, méthodique. Chaque pièce démontée, essuyée, huilée, remontée. Il ne levait pas les yeux, mais on savait qu’il écoutait tout.
Lambin, lui, grattait une gamelle de boue sèche. Ce n’était pas vraiment utile, mais ça occupait les mains. Et ça faisait du bien de faire quelque chose qui n’était pas tuer ou survivre.
Louis écrivait. Comme souvent. Un carnet à la couverture tannée, maintes fois mouillé, resséché, raturé. Il noircissait des phrases courtes, parfois illisibles. Parfois, il s’arrêtait, levait les yeux. On devinait qu’il pensait à Delphine, ou peut-être à son pays, à l’Est. Là où le vent sentait l’herbe et non la poudre.
Gustave dormait contre ses jambes, les pattes tendues, un œil à demi ouvert. Le seul être ici qui semblait pouvoir rêver.
Une corvée fut envoyée chercher de l’eau — cinq hommes, deux seaux, trois jurons. Ils revinrent une heure plus tard, trempés, boueux, sans un mot. L’eau était trouble, mais on n’en ferait pas d’histoire.
Un obus tomba loin, sans suite. Juste un bruit sourd, comme un grondement de tonnerre au loin, avalé par l’horizon. Le Braconnier leva les yeux :
— Même pas pour nous.
Les Boches s’agitaient aussi. Parfois, on en voyait un, là-bas, qui sortait une pelle, remuait de la terre. Alors, un coup de fusil partait, plus par réflexe que par espoir.
Et parfois, un poilu passait la tête hors du créneau. Alors un tir allemand fusait. Et on recommençait.
— Ils nous regardent, on les regarde, dit Lambin. C’est une drôle de guerre.
— Une guerre de chien de faïence, répondit Louis sans lever les yeux.
Et le temps passait ainsi, grumeleux, épais, comme une soupe de Lentilles ou pois secs qu’on laisse refroidir sans l’avoir goûtée.
Mais parfois, dans ce silence trouble, un mot revenait. Un prénom griffonné dans une lettre. Un éclat de ciel entre deux sacs de sable. Une voix d’enfant, qu’on croyait avoir oubliée.
Et là, le silence n’était plus tout à fait vide.
Il y avait, dans les plis de la tranchée, des présences qu’on ne nommait plus.
Les morts récents, ceux d’hier, du mois dernier, du mois d’avant. Pas ceux dont on parlait à voix haute. Non. Ceux qu’on voyait encore, là, assis sur un caisson, appuyés contre un madrier, ou penchés sur la gamelle du matin.
Parfois, Louis les apercevait du coin de l’œil. Un geste, un mot, un froissement de capote — et il croyait revoir Griveton, le petit barbu du Jura, toujours à chercher sa cuillère dans les poches des autres. Ou Loudoc, celui qui sifflait faux les chansons de Montéhus, même dans la boue.
Ils étaient là. Pas fantômes, non. Plus… souvenirs incarnés. Comme si la tranchée n’avait pas encore fini de les porter.
Lambin, lui, se taisait plus que d’ordinaire.
Il gratta un moment l’intérieur de son quart, puis s’interrompit.
— Vous vous rappelez de Képlart ?
Louis leva les yeux. Oui, bien sûr qu’il s’en rappelait. C’était le seul à dire bonjour aux Boches, à la relève. Il leur lançait des noms d’oiseau en allemand, et ils répondaient parfois. Un drôle de type.
— Je crois que je l’ai entendu cette nuit. Un coup dans le noir. Comme un soupir. Juste derrière moi.
Il disait ça doucement. Pas comme une peur. Plutôt comme un fait.
— On croit qu’on s’y fait, souffla-t-il. Mais y a toujours un moment où l’un d’eux revient.
— Ils ne reviennent pas, dit Louis. C’est nous qui ne partons pas.
Ils restèrent un moment sans parler. Le vent s’était levé. Une poussière fine, sèche malgré la boue, glissait sur les planches. Et dans le boyau de liaison, on crut entendre un rire bref, étouffé par la distance.
— C’est peut-être eux qui veillent sur nous, murmura Léonard, accoudé à sa toile de tente.
— Ou qui attendent qu’on vienne les rejoindre, dit le Braconnier.
— Ou les deux.
Le Silencieux haussa les épaules. Lui n’avait pas besoin de mots pour dire qu’il les avait, lui aussi, dans les poches. Ces noms qu’on n’ose plus prononcer mais qu’on plie et replie comme un mouchoir d’enfant.
Le vent apporta une odeur de café froid, un peu d’urine, un peu de cuir. Odeur des vivants, mêlée à celle des absents. On ne faisait plus la différence.
Et là, sans prévenir, Gustave s’est mis à aboyer. Une fois. Brève. Franche. Puis il s’est recouché, comme s’il avait reconnu quelqu’un.
Personne n’a rien dit. Mais tous, d’un même regard, se sont tournés vers le fond de la tranchée. Là où personne n’était entré.
Le Silencieux était posté depuis deux heures.
Il scrutait l’horizon au périscope, les coudes calés contre le bord du créneau, le souffle court.
Rien.
Puis encore rien.
Puis encore.
La neige.
Le vent.
Le grésil.
Un monde d’uniforme, comme lavé du sang, mais pas de la peur. La couche blanche n’avait rien de paisible. C’était du silence tombé en poudre, du froid déposé en manteau. Un déguisement de guerre, qui ne trompait personne.
Louis passa à sa hauteur et jeta un coup d’œil. Un champ désert. Des squelettes de branches. Des barbelés figés dans la glace comme les nerfs d’un cadavre.
— Il bouge, l’arbre là-bas ?
— Non mon lieutenant, dit le Silencieux sans détourner les yeux. C’est juste la neige qui fait semblant.
Il reposa le périscope contre le madrier et s’assit sur un sac de terre. Il grelottait à peine, comme s’il avait appris à frissonner de l’intérieur, sans gaspiller d’énergie.
La soupe, ce jour-là, était arrivée tiède. Pas froide, mais pas chaude non plus. Une tiédeur triste, sans sel, comme le goût de la résignation.
Léonard jurait contre le pain gelé. Le Braconnier râlait parce qu’il ne sentait plus ses doigts. Arnoult avait de la glace sur les moustaches et pestait contre le Ciel, les Boches et les marmites de corvée, dans cet ordre.
Et pourtant… personne ne râlait vraiment.
C’était une journée normale.
Le genre de jour qu’on note dans le carnet d’un trait — pas pour ce qu’il s’y passe, mais parce qu’il n’y a rien à noter.
— Vous vous souvenez du 3 janvier mon lieutenant ? dit Lambin, en trempant un croûton dans sa gamelle.
— Lequel ? demanda Louis.
— Celui où il n’a rien plu, et où y avait une boîte de sardines pour deux. On s’est dit que c’était une bonne journée.
Le Braconnier renifla.
— Faut pas trop parler des bonnes journées. Sinon les mauvaises reviennent plus vite.
Une rafale souleva un peu de neige fondue et la projeta contre le sac de terre. Elle fondit en traînées lentes.
Gustave se coucha contre les bottes de Lambin, museau sur les pattes, les oreilles frémissantes.
Le monde s’était rétréci. À la tranchée, au quart de soupe, au regard noir de la lunette. Les grands mots, les discours, ne servait plus à rien.
Il y avait seulement cela : attendre sans pourrir. Veiller sans geler. Manger sans vomir.
Survivre, sans devenir de la neige.
L’après-midi s’étira comme une ficelle trop tendue.
Personne n’osait vraiment dire qu’il ne se passait rien. Ce genre de phrase portait la poisse. Alors on tuait le temps sans bruit, chacun à sa manière.
Piquemal et Léonard jouaient à la manille, dos contre dos, entre deux sacs de sable. Une boîte de singe posée entre eux servait de pot. À chaque pli, un soupir. À chaque annonce, un grognement. Ils jouaient mal, mais ils jouaient. C’était tout ce qui comptait.
Un peu plus loin, Arnoult avait ressorti un jeu de dominos maculé de terre. Il les posait d’un geste las contre un madrier humide, en les regardant tomber comme s’il fallait leur en vouloir.
Le Braconnier, lui, guettait les avions.
— C’est un boche, celui-là, grommela-t-il en désignant un point noir qui fendait le ciel en gémissant.
— Pas sûr, répondit Lambin, en plissant les yeux. Y’a peut-être une cocarde sous l’aile.
— J’te parie ton quart de gnôle que c’est une croix noire.
— Tu paries souvent, toi, pour quelqu’un qui a plus rien à boire.
— C’est pour ça que j’parie.
Le ciel était gris, coupé de stries, comme si la lumière hésitait à percer. Par moments, une fusée partait loin, côté allemand. Une reconnaissance, peut-être. Un signal. Personne ne bougeait.
— Vous croyez qu’ils vont attaquer mon lieutenant ? lança Piquemal sans lever les yeux.
— Pas aujourd’hui, répondit Louis, calme. Ils attendent qu’on s’endorme.
— Eh ben, qu’ils attendent. J’suis réveillé jusqu’à mardi.
Un rire bref. Sec. Puis de nouveau le silence.
Murais — revenu pour la journée — écrivait sur un coin de planche, le dos calé contre la paroi. Il trempait sa plume dans un fond d’encrier en fer-blanc, concentré, la langue entre les dents.
— T’écris à qui ? demanda Lambin.
— À ma mère, répondit-il. Je lui dis que tout va bien.
Il ne souriait pas.
Personne ne souriait vraiment. Mais personne ne pleurait non plus. C’était ça, la victoire du jour : tenir encore un peu sans basculer.
Louis s’assit à côté de Gustave et caressa distraitement le poil rugueux du chien.
— C’est fou, dit-il à mi-voix, comme une journée sans mort peut sembler irréelle.
— Faut croire qu’on s’habitue à l’inverse, dit Lambin.
Ils restèrent là. À regarder le ciel. À écouter le vent. À attendre, sans attendre.
Et dans ce bout de tranchée, il n’y avait rien d’héroïque.
Mais il y avait une forme de paix. Fragile. Sale. Un peu tremblante.
Mais réelle.
La lumière commençait à baisser. Cette heure-là, entre deux mondes, donnait aux tranchées un air d’attente permanente. Les silhouettes s’allongeaient, devenaient incertaines. Le froid revenait par en dessous, sournois.
C’est alors que la fusée est partie.
Un sifflement. Un éclair blême. Le genre de lumière qui jette l’ombre de vos os à vos pieds.
— Aux créneaux ! lança Louis sans crier.
Un seul mot, mais tout le monde comprit.
En un souffle, les hommes se plaquèrent contre les parapets. Les fusils sortaient à peine, les baïonnettes suintaient de condensation. Gustave grogna et se tassa dans un coin. Il savait, lui aussi.
Une rafale éclata, sèche, tendue. Puis une autre. On crut entendre une mitrailleuse au loin. Et aussi, un type certainement affolé qui avait brulé toutes les cartouches de son fusil pour rien.
— Tu vois quelque chose ? demanda Lambin, les yeux au périscope.
— Rien. Un éclat dans le fil de fer, peut-être. Ou une ombre.
— Ou ton reflet, dit le Braconnier à mi-voix.
On attendit. Dix secondes. Trente. Une minute.
Le silence retomba, aussi brutal que l’éclair avait été net.
Plus un tir. Plus un cri. Juste la neige qui retombait par petites plaques, et un soupir de Murais qui s’était plaqué trop fort contre un madrier.
— Fausse alerte, marmonna Louis. Ou un coup de sang.
— Ou un lièvre, ajouta Lambin.
Personne ne bougea tout de suite. Même après le calme revenu, on restait aux aguets. Le cœur cognait trop fort pour reprendre comme si de rien n’était.
— On a failli mourir pour un caillou, dit Piquemal.
— Comme d’habitude, répondit Léonard.
Gustave se secoua. Le bruit de ses oreilles fouettant l’air fit sursauter deux hommes. On rit. Nerveusement. Mais on rit.
Louis soupira.
— Remettez-vous. Mais gardez l’œil.
Il jeta un regard au ciel. La fusée avait disparu. Mais l’écho, lui, flottait encore dans la tranchée.
Et chacun se remit lentement à sa place, comme des pantins raccrochés à leurs clous.
La tranchée s’est refermée comme une coquille. Le froid a repris sa place, lentement, naturellement. On a resserré les cols, replié les épaules, calé les fesses sur les planches. Une odeur rance de sueur séchée et de laine mouillée flotte, familière.
Le Silencieux, en faction, ne dit rien. Il gratte parfois le bois du créneau de son ongle, pour rester éveillé. Il guette. Sans savoir quoi. Peut-être juste un bruit différent.
Le Braconnier a roulé sa pipe dans un mouchoir, puis s’est allongé sous une toile pendue en biais entre deux sacs de sable. Il murmure quelque chose à Gustave, qui somnole, les oreilles mi-dressées, comme s’il rêvait d’un lièvre oublié.
Lambin, assis sur son sac, taille lentement un bout de bois. Une habitude plus qu’un passe-temps. Il ne regarde rien. Il attend qu’il se passe quelque chose — ou que rien ne se passe.
Léonard dort. Enfin. À même le sol, roulé dans une capote. Son képi posé sur la poitrine, ses doigts serrés dessus comme sur un talisman. Il n’a pas bougé depuis une heure. Sa bouche entrouverte laisse passer un souffle calme. C’est le seul à dormir vraiment.
Louis écrit.
À la lueur d’un éclat de bougie coincé dans une douille vide, il tient son carnet sur les genoux. Ses mots sont ronds, appliqués. Il ne raconte pas la journée. Il cherche ce qu’il faut sauver d’elle. Une image. Un regard. Un silence qui a compté.
Il écrit pour Delphine, sans l’écrire. Il écrit parce que ça tient chaud. Parce que demain, il faudra tenir encore. Parce qu’au fond, chaque mot est un petit rempart contre le néant.
Au loin, une fusée s’élève — verte, cette fois. Une lueur molle. Personne ne bouge. Ils savent. C’est un signal de relève, ou un repère d’artillerie. Pas pour eux, cette fois.
Un rat passe. Piquemal lève un bras pour l’écraser, puis renonce. Même les bêtes, ici, méritent un peu de répit.
Un râle. Une toux. Une branche qui craque sous la neige plus loin.
Et le silence reprend. Entier. Complet.
Pas un silence vide.
Un silence habité.
Un silence d’hommes vivants.
Après la nuit de l’attaque, puis celle du sauvetage de l’ordonnance, voici venu le temps d’un calme en trompe-l’œil.
Je vous propose ce soir le onzième opus du cycle de la première ligne :
« Une journée ordinaire ».
Une journée comme tant d’autres, dans la fange et l’attente.
Les gestes se répètent, les visages se ferment, le silence s’installe.
Et pourtant… derrière la routine, il y a la vie.
Il y a des regards, des fusils qu’on nettoie, des mots qu’on ne dit pas.
Il y a la neige, la boue, le vent. Et l’espoir, parfois, sous la forme d’un rien.
Merci encore pour vos lectures fidèles.
Bonne soirée,
Polux.
Une journée ordinaire en première ligne
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
L’aube est venue sans fracas, comme une ombre plus pâle glissée sur la nuit.
Dans la tranchée P1, personne ne l’a vraiment saluée. Elle s’est contentée de poindre par-dessus les sacs de terre, de s’infiltrer dans les moindres replis de glaise, d’éclaircir la crasse sans jamais réchauffer.
Louis s’était levé le premier. Non par devoir, mais parce que son dos ne supportait plus la position recroquevillée. Il s’était extirpé de sous sa couverture, avait secoué un peu la capote et s’était étiré, les bras tendus vers le ciel bas, sans un mot.
À sa droite, Lambin dormait encore, roulé dans son manteau, les bottes toujours aux pieds, la main posée sur son ceinturon comme un enfant sur son doudou.
Le Silencieux, déjà debout, fumait près d’un créneau, les yeux fixés sur l’horizon. Il ne disait jamais rien, mais chaque matin, il allumait sa pipe au même endroit, avec le même calme, le même regard. Comme une sentinelle sans consigne.
Le Braconnier grognait dans un abri, cherchant à remettre la main sur sa gamelle sans quitter sa couche de paille humide. Il jurait à mi-voix, pestant contre un rat ou une crampe.
Un peu plus loin, Piquemal chantonnait, faussement gai :
— Il est là-bas à deux pas de la forêt, une maison aux murs tout couverts de lierre, "aux tourlouroux", c'est le nom du cabaret…
Il s’interrompit pour cracher, puis reprit, entre deux râles :
— La servante est jeune et gentille, Légère comme un papillon…
Louis s’adossa à un pan de tranchée et observa la scène. C’était un matin comme tant d’autres, englué dans la boue, étranglé par le froid, traversé de gestes lents et sans illusion.
Au loin, un coup de feu, sec. Sans suite.
Personne ne bougea. Juste un froncement de sourcils, une main qui ralentit son geste.
La guerre était là. Présente. Souterraine. Pas besoin de fanfare. Pas besoin d’éclat. Elle rongeait tout, en silence.
Louis sortit son carnet, griffonna quelques mots sans trop y penser. Il y avait, dans cette immobilité, quelque chose de doux-amer. On avait survécu à la nuit. Rien que ça, c’était déjà une victoire.
Il releva les yeux. Gustave, le chien, dormait encore, roulé près du feu éteint. Son museau frémit. Peut-être rêvait-il d’un autre matin, d’un matin d’avant.
Le feu ne chauffait plus. Juste un peu de cendre tiède, battue par l’humidité. Alors on a ravivé, soufflé, craqué une allumette volée à la veille.
Piquemal râlait :
— Ce bois fume plus qu’il brûle… On va s’asphyxier avant d’avoir un truc chaud.
Lambin, réveillé entre-temps, avait pris le relais. Il remuait doucement la vieille gamelle cabossée. Une poignée de café noir y bouillait, mélangée à des miettes de pain et, sans doute, à un peu de terre. À force, tout se confondait.
— Vous appelez ça du café, vous ? lança le Braconnier en s’asseyant.
— J’appelle ça chaud, répondit Lambin. Et c’est déjà pas mal.
Le Silencieux tendit son quart sans un mot. Il le reçut plein. Avala d’un trait. Et hocha la tête, en guise de merci.
Louis observait tout cela d’un œil tranquille. C’était là le ballet du matin, aussi sûr que l’humidité dans les godillots. On râlait. On jurait. On buvait. Et on se taisait plus qu’on ne parlait.
Un craquement d’os signala qu’Arnoult se redressait à son tour. Il tendit le bras, bâilla longuement, et dit d’une voix encore pleine de nuit :
— C’est pas qu’j’veux pas me lever… c’est qu’j’ai pas envie d’avoir froid.
— Il neige ? demanda Léonard, le nez dehors.
— Ça tombe, ouais. Des flocons mouillés. Même la neige est fainéante ici, dit Lambin en remplissant un autre quart.
On se passait les quarts. On s’échangeait un morceau de sucre, un bout de tabac. On reprenait forme humaine. Lentement. Par gestes.
Le Braconnier coinça un mégot derrière son oreille :
— Les Boches sont calmes ce matin… Trop calmes.
— Tais-toi, tu vas leur rappeler qu’on existe, marmonna Piquemal.
Un souffle. Un rire étouffé. Gustave trottina entre les jambes, jappa deux fois, et se coucha de nouveau, le museau dans la paille.
Louis s’approcha du feu, tendit ses doigts gourds vers la flamme maigre. Il ne disait rien. Mais dans ses yeux, il y avait une lueur. Celle, peut-être, de ceux qui savent que chaque matin partagé, aussi misérable soit-il, est un petit acte de révolte contre la guerre.
Le matin s’était tiré sans heurt, usé par la brume et les gestes fatigués.
À mesure que la lumière grise se posait sur la tranchée, les hommes s’éparpillaient dans leurs coins, comme des chats retournant à leurs habitudes.
Piquemal, Léonard et le Braconnier s’étaient installés sur une caisse de munitions, un vieux jeu de cartes graisseuses entre les mains. Le trèfle avait l’air d’un artichaut, le roi de pique d’un ivrogne. Mais on jouait quand même. Et on comptait.
— Un as, deux as… T’as triché, je t’ai vu !
— Ferme-la, tu confonds mes cartes avec ton manque de chance.
Ils se chamaillaient sans haine. Les insultes sortaient molles, plus pour meubler que pour blesser.
À côté, le Silencieux nettoyait son fusil. D’un geste lent, méthodique. Chaque pièce démontée, essuyée, huilée, remontée. Il ne levait pas les yeux, mais on savait qu’il écoutait tout.
Lambin, lui, grattait une gamelle de boue sèche. Ce n’était pas vraiment utile, mais ça occupait les mains. Et ça faisait du bien de faire quelque chose qui n’était pas tuer ou survivre.
Louis écrivait. Comme souvent. Un carnet à la couverture tannée, maintes fois mouillé, resséché, raturé. Il noircissait des phrases courtes, parfois illisibles. Parfois, il s’arrêtait, levait les yeux. On devinait qu’il pensait à Delphine, ou peut-être à son pays, à l’Est. Là où le vent sentait l’herbe et non la poudre.
Gustave dormait contre ses jambes, les pattes tendues, un œil à demi ouvert. Le seul être ici qui semblait pouvoir rêver.
Une corvée fut envoyée chercher de l’eau — cinq hommes, deux seaux, trois jurons. Ils revinrent une heure plus tard, trempés, boueux, sans un mot. L’eau était trouble, mais on n’en ferait pas d’histoire.
Un obus tomba loin, sans suite. Juste un bruit sourd, comme un grondement de tonnerre au loin, avalé par l’horizon. Le Braconnier leva les yeux :
— Même pas pour nous.
Les Boches s’agitaient aussi. Parfois, on en voyait un, là-bas, qui sortait une pelle, remuait de la terre. Alors, un coup de fusil partait, plus par réflexe que par espoir.
Et parfois, un poilu passait la tête hors du créneau. Alors un tir allemand fusait. Et on recommençait.
— Ils nous regardent, on les regarde, dit Lambin. C’est une drôle de guerre.
— Une guerre de chien de faïence, répondit Louis sans lever les yeux.
Et le temps passait ainsi, grumeleux, épais, comme une soupe de Lentilles ou pois secs qu’on laisse refroidir sans l’avoir goûtée.
Mais parfois, dans ce silence trouble, un mot revenait. Un prénom griffonné dans une lettre. Un éclat de ciel entre deux sacs de sable. Une voix d’enfant, qu’on croyait avoir oubliée.
Et là, le silence n’était plus tout à fait vide.
Il y avait, dans les plis de la tranchée, des présences qu’on ne nommait plus.
Les morts récents, ceux d’hier, du mois dernier, du mois d’avant. Pas ceux dont on parlait à voix haute. Non. Ceux qu’on voyait encore, là, assis sur un caisson, appuyés contre un madrier, ou penchés sur la gamelle du matin.
Parfois, Louis les apercevait du coin de l’œil. Un geste, un mot, un froissement de capote — et il croyait revoir Griveton, le petit barbu du Jura, toujours à chercher sa cuillère dans les poches des autres. Ou Loudoc, celui qui sifflait faux les chansons de Montéhus, même dans la boue.
Ils étaient là. Pas fantômes, non. Plus… souvenirs incarnés. Comme si la tranchée n’avait pas encore fini de les porter.
Lambin, lui, se taisait plus que d’ordinaire.
Il gratta un moment l’intérieur de son quart, puis s’interrompit.
— Vous vous rappelez de Képlart ?
Louis leva les yeux. Oui, bien sûr qu’il s’en rappelait. C’était le seul à dire bonjour aux Boches, à la relève. Il leur lançait des noms d’oiseau en allemand, et ils répondaient parfois. Un drôle de type.
— Je crois que je l’ai entendu cette nuit. Un coup dans le noir. Comme un soupir. Juste derrière moi.
Il disait ça doucement. Pas comme une peur. Plutôt comme un fait.
— On croit qu’on s’y fait, souffla-t-il. Mais y a toujours un moment où l’un d’eux revient.
— Ils ne reviennent pas, dit Louis. C’est nous qui ne partons pas.
Ils restèrent un moment sans parler. Le vent s’était levé. Une poussière fine, sèche malgré la boue, glissait sur les planches. Et dans le boyau de liaison, on crut entendre un rire bref, étouffé par la distance.
— C’est peut-être eux qui veillent sur nous, murmura Léonard, accoudé à sa toile de tente.
— Ou qui attendent qu’on vienne les rejoindre, dit le Braconnier.
— Ou les deux.
Le Silencieux haussa les épaules. Lui n’avait pas besoin de mots pour dire qu’il les avait, lui aussi, dans les poches. Ces noms qu’on n’ose plus prononcer mais qu’on plie et replie comme un mouchoir d’enfant.
Le vent apporta une odeur de café froid, un peu d’urine, un peu de cuir. Odeur des vivants, mêlée à celle des absents. On ne faisait plus la différence.
Et là, sans prévenir, Gustave s’est mis à aboyer. Une fois. Brève. Franche. Puis il s’est recouché, comme s’il avait reconnu quelqu’un.
Personne n’a rien dit. Mais tous, d’un même regard, se sont tournés vers le fond de la tranchée. Là où personne n’était entré.
Le Silencieux était posté depuis deux heures.
Il scrutait l’horizon au périscope, les coudes calés contre le bord du créneau, le souffle court.
Rien.
Puis encore rien.
Puis encore.
La neige.
Le vent.
Le grésil.
Un monde d’uniforme, comme lavé du sang, mais pas de la peur. La couche blanche n’avait rien de paisible. C’était du silence tombé en poudre, du froid déposé en manteau. Un déguisement de guerre, qui ne trompait personne.
Louis passa à sa hauteur et jeta un coup d’œil. Un champ désert. Des squelettes de branches. Des barbelés figés dans la glace comme les nerfs d’un cadavre.
— Il bouge, l’arbre là-bas ?
— Non mon lieutenant, dit le Silencieux sans détourner les yeux. C’est juste la neige qui fait semblant.
Il reposa le périscope contre le madrier et s’assit sur un sac de terre. Il grelottait à peine, comme s’il avait appris à frissonner de l’intérieur, sans gaspiller d’énergie.
La soupe, ce jour-là, était arrivée tiède. Pas froide, mais pas chaude non plus. Une tiédeur triste, sans sel, comme le goût de la résignation.
Léonard jurait contre le pain gelé. Le Braconnier râlait parce qu’il ne sentait plus ses doigts. Arnoult avait de la glace sur les moustaches et pestait contre le Ciel, les Boches et les marmites de corvée, dans cet ordre.
Et pourtant… personne ne râlait vraiment.
C’était une journée normale.
Le genre de jour qu’on note dans le carnet d’un trait — pas pour ce qu’il s’y passe, mais parce qu’il n’y a rien à noter.
— Vous vous souvenez du 3 janvier mon lieutenant ? dit Lambin, en trempant un croûton dans sa gamelle.
— Lequel ? demanda Louis.
— Celui où il n’a rien plu, et où y avait une boîte de sardines pour deux. On s’est dit que c’était une bonne journée.
Le Braconnier renifla.
— Faut pas trop parler des bonnes journées. Sinon les mauvaises reviennent plus vite.
Une rafale souleva un peu de neige fondue et la projeta contre le sac de terre. Elle fondit en traînées lentes.
Gustave se coucha contre les bottes de Lambin, museau sur les pattes, les oreilles frémissantes.
Le monde s’était rétréci. À la tranchée, au quart de soupe, au regard noir de la lunette. Les grands mots, les discours, ne servait plus à rien.
Il y avait seulement cela : attendre sans pourrir. Veiller sans geler. Manger sans vomir.
Survivre, sans devenir de la neige.
L’après-midi s’étira comme une ficelle trop tendue.
Personne n’osait vraiment dire qu’il ne se passait rien. Ce genre de phrase portait la poisse. Alors on tuait le temps sans bruit, chacun à sa manière.
Piquemal et Léonard jouaient à la manille, dos contre dos, entre deux sacs de sable. Une boîte de singe posée entre eux servait de pot. À chaque pli, un soupir. À chaque annonce, un grognement. Ils jouaient mal, mais ils jouaient. C’était tout ce qui comptait.
Un peu plus loin, Arnoult avait ressorti un jeu de dominos maculé de terre. Il les posait d’un geste las contre un madrier humide, en les regardant tomber comme s’il fallait leur en vouloir.
Le Braconnier, lui, guettait les avions.
— C’est un boche, celui-là, grommela-t-il en désignant un point noir qui fendait le ciel en gémissant.
— Pas sûr, répondit Lambin, en plissant les yeux. Y’a peut-être une cocarde sous l’aile.
— J’te parie ton quart de gnôle que c’est une croix noire.
— Tu paries souvent, toi, pour quelqu’un qui a plus rien à boire.
— C’est pour ça que j’parie.
Le ciel était gris, coupé de stries, comme si la lumière hésitait à percer. Par moments, une fusée partait loin, côté allemand. Une reconnaissance, peut-être. Un signal. Personne ne bougeait.
— Vous croyez qu’ils vont attaquer mon lieutenant ? lança Piquemal sans lever les yeux.
— Pas aujourd’hui, répondit Louis, calme. Ils attendent qu’on s’endorme.
— Eh ben, qu’ils attendent. J’suis réveillé jusqu’à mardi.
Un rire bref. Sec. Puis de nouveau le silence.
Murais — revenu pour la journée — écrivait sur un coin de planche, le dos calé contre la paroi. Il trempait sa plume dans un fond d’encrier en fer-blanc, concentré, la langue entre les dents.
— T’écris à qui ? demanda Lambin.
— À ma mère, répondit-il. Je lui dis que tout va bien.
Il ne souriait pas.
Personne ne souriait vraiment. Mais personne ne pleurait non plus. C’était ça, la victoire du jour : tenir encore un peu sans basculer.
Louis s’assit à côté de Gustave et caressa distraitement le poil rugueux du chien.
— C’est fou, dit-il à mi-voix, comme une journée sans mort peut sembler irréelle.
— Faut croire qu’on s’habitue à l’inverse, dit Lambin.
Ils restèrent là. À regarder le ciel. À écouter le vent. À attendre, sans attendre.
Et dans ce bout de tranchée, il n’y avait rien d’héroïque.
Mais il y avait une forme de paix. Fragile. Sale. Un peu tremblante.
Mais réelle.
La lumière commençait à baisser. Cette heure-là, entre deux mondes, donnait aux tranchées un air d’attente permanente. Les silhouettes s’allongeaient, devenaient incertaines. Le froid revenait par en dessous, sournois.
C’est alors que la fusée est partie.
Un sifflement. Un éclair blême. Le genre de lumière qui jette l’ombre de vos os à vos pieds.
— Aux créneaux ! lança Louis sans crier.
Un seul mot, mais tout le monde comprit.
En un souffle, les hommes se plaquèrent contre les parapets. Les fusils sortaient à peine, les baïonnettes suintaient de condensation. Gustave grogna et se tassa dans un coin. Il savait, lui aussi.
Une rafale éclata, sèche, tendue. Puis une autre. On crut entendre une mitrailleuse au loin. Et aussi, un type certainement affolé qui avait brulé toutes les cartouches de son fusil pour rien.
— Tu vois quelque chose ? demanda Lambin, les yeux au périscope.
— Rien. Un éclat dans le fil de fer, peut-être. Ou une ombre.
— Ou ton reflet, dit le Braconnier à mi-voix.
On attendit. Dix secondes. Trente. Une minute.
Le silence retomba, aussi brutal que l’éclair avait été net.
Plus un tir. Plus un cri. Juste la neige qui retombait par petites plaques, et un soupir de Murais qui s’était plaqué trop fort contre un madrier.
— Fausse alerte, marmonna Louis. Ou un coup de sang.
— Ou un lièvre, ajouta Lambin.
Personne ne bougea tout de suite. Même après le calme revenu, on restait aux aguets. Le cœur cognait trop fort pour reprendre comme si de rien n’était.
— On a failli mourir pour un caillou, dit Piquemal.
— Comme d’habitude, répondit Léonard.
Gustave se secoua. Le bruit de ses oreilles fouettant l’air fit sursauter deux hommes. On rit. Nerveusement. Mais on rit.
Louis soupira.
— Remettez-vous. Mais gardez l’œil.
Il jeta un regard au ciel. La fusée avait disparu. Mais l’écho, lui, flottait encore dans la tranchée.
Et chacun se remit lentement à sa place, comme des pantins raccrochés à leurs clous.
La tranchée s’est refermée comme une coquille. Le froid a repris sa place, lentement, naturellement. On a resserré les cols, replié les épaules, calé les fesses sur les planches. Une odeur rance de sueur séchée et de laine mouillée flotte, familière.
Le Silencieux, en faction, ne dit rien. Il gratte parfois le bois du créneau de son ongle, pour rester éveillé. Il guette. Sans savoir quoi. Peut-être juste un bruit différent.
Le Braconnier a roulé sa pipe dans un mouchoir, puis s’est allongé sous une toile pendue en biais entre deux sacs de sable. Il murmure quelque chose à Gustave, qui somnole, les oreilles mi-dressées, comme s’il rêvait d’un lièvre oublié.
Lambin, assis sur son sac, taille lentement un bout de bois. Une habitude plus qu’un passe-temps. Il ne regarde rien. Il attend qu’il se passe quelque chose — ou que rien ne se passe.
Léonard dort. Enfin. À même le sol, roulé dans une capote. Son képi posé sur la poitrine, ses doigts serrés dessus comme sur un talisman. Il n’a pas bougé depuis une heure. Sa bouche entrouverte laisse passer un souffle calme. C’est le seul à dormir vraiment.
Louis écrit.
À la lueur d’un éclat de bougie coincé dans une douille vide, il tient son carnet sur les genoux. Ses mots sont ronds, appliqués. Il ne raconte pas la journée. Il cherche ce qu’il faut sauver d’elle. Une image. Un regard. Un silence qui a compté.
Il écrit pour Delphine, sans l’écrire. Il écrit parce que ça tient chaud. Parce que demain, il faudra tenir encore. Parce qu’au fond, chaque mot est un petit rempart contre le néant.
Au loin, une fusée s’élève — verte, cette fois. Une lueur molle. Personne ne bouge. Ils savent. C’est un signal de relève, ou un repère d’artillerie. Pas pour eux, cette fois.
Un rat passe. Piquemal lève un bras pour l’écraser, puis renonce. Même les bêtes, ici, méritent un peu de répit.
Un râle. Une toux. Une branche qui craque sous la neige plus loin.
Et le silence reprend. Entier. Complet.
Pas un silence vide.
Un silence habité.
Un silence d’hommes vivants.
Re: Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Bonsoir à toutes et à tous,
Voici ce soir le douzième opus de la série, intitulé : « La relève »
La section redescend.
Fourbus, crottés, les hommes quittent la première ligne dans un silence de fatigue et d’ombre.
Certains godillots s’enfoncent plus lourdement que d’autres. Quelques sacs ne sont plus là.
Mais Gustave, lui, ouvre toujours la marche.
Cet opus marque la fin du troisième cycle, celui de la première ligne, où jour après jour, nous avons suivi ces hommes dans la boue, la neige, les gestes du quotidien et la peur tapie.
Merci encore pour vos lectures fidèles.
Bonne soirée à toutes et à tous,
Polux.
La relève
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Ce fut un capitaine du bataillon voisin qui le dit en passant, un mot jeté comme on jette un os au chien :
— Ce soir, à 10 heures, c’est vous qu’on relève.
Il ne s’arrêta pas, n’attendit pas de réponse. Il avait les yeux cernés, la moustache raide, et les doigts encore noircis par une nuit de veille. C’était un de ceux qui ne perdaient plus de temps à faire durer les nouvelles, bonnes ou mauvaises.
Louis releva la tête. Il était assis sur un madrier, un vieux pansement à moitié décousu dans les mains. Il resta un instant sans rien dire. Le Silencieux, non loin, haussa à peine les sourcils. Piquemal, lui, fronça le nez et marmonna entre deux bouffées de tabac :
— On parie qu’on va partir sous la flotte ?
Lambin ne dit rien. Il continua de ravauder la lanière d’un ceinturon, comme si rien n’avait été dit. Mais ses doigts, eux, se mirent à trembler un peu.
Gustave jappa faiblement, puis alla se recoucher, museau sur les pattes, contre le flanc de la tranchée. Il avait compris.
C’était ça, la relève. Pas de cloche, pas de clairon. Juste une phrase. Une phrase qui se posait sur la journée comme un couvercle.
Louis regarda autour de lui. Les planches boueuses, les créneaux ébréchés, les sacs de terre, le ciel. Tout cela allait rester là. Et eux, s’en aller.
Il y eut un long silence. Puis une voix rauque :
— On va où ?
— En cantonnement de repos, répondit Louis. Quelques jours, peut-être.
— Pour mieux y revenir, grogna Arnoult.
Et personne ne répondit. Parce que c’était vrai.
On ne court pas vers la relève. On s’y prépare comme on plie une chemise pour un cercueil.
L’après-midi s’épuisa dans une lenteur étrange. On rassemblait les affaires sans hâte. Chacun savait que tout cela ne tiendrait pas dans le havresac, alors on choisissait. Une couverture en trop ? Un quart cabossé ? Une lettre froissée dans la poche ? Il fallait trier, jeter, parfois dissimuler.
Piquemal regarda ses godillots couverts d’une croûte épaisse, séchée sur plusieurs couches.
— J’devrais les enterrer ici, soupira-t-il
Le Silencieux frotta son arme avec une bande de toile, lentement, comme s’il se lavait les mains d’un cauchemar.
Lambin s’agenouilla devant Gustave et murmura quelque chose à l’oreille du chien. Celui-ci répondit par un coup de langue sur le menton, puis s’ébroua.
Louis fit l’appel. Un à un, les noms sortaient. Ceux qui répondaient le faisaient d’un mot. Pour ceux qui ne répondraient plus jamais, personne ne dit rien. On savait.
On roula les couvertures. On vérifia les Lebel et les baïonnettes. On serra les lanières, on rangea les carnets dans les doublures de capote, on cala les photos dans les plis des chemises.
Et quand tout fut prêt, il restait encore à attendre. Car on part toujours plus tard qu’on ne le pense.
Alors, les hommes s’assirent à nouveau. Certains jouèrent aux cartes, sans miser. D’autres dormirent, la tête sur leur barda. Lambin tailla un bout de bois sans but. Le Braconnier chanta faux, juste pour s’entendre.
Louis, lui, resta debout. Il regardait le ciel, déjà gris. Il avait calé son carnet contre son ventre, sans écrire. Il n’y avait plus rien à dire. Du moins, pas encore.
Et le silence se posa sur la tranchée. Pas celui des obus. L’autre. Celui qui précède les départs.
À dix heures du soir, les silhouettes de la relève avaient émergé des boyaux, lourdes et encapuchonnées, semblables à des ombres chargées d’attente. Un grondement sourd de godillots, de musettes et de fusils s’était approché lentement, puis les nouveaux visages étaient apparus à la lumière vacillante d’un falot.
Louis les avait accueillis d’un signe de tête. Le sous-lieutenant Philippe Barrière, un gars du Lot-et-Garonne, avait tendu la main gantée, et les deux hommes s’étaient échangé les consignes à voix basse, dos à une paroi encore suintante.
— Rien à signaler depuis trois jours. Un bombardement allemand avant-hier, mais pas suivi d’assaut. Deux postes avancés toujours en place, liaison correcte. Les Boches semblent calmés, mais restent nerveux sur le créneau ouest.
Barrière avait hoché la tête, et consulté un petit calepin.
— Des pertes ?
— 23.
Silence. Puis un bref “compris”, presque militaire. Mais les yeux, eux, n’étaient pas de pierre.
Les hommes se croisaient à présent dans le boyau, d’un pas lent, comme un relais de coureurs sans flamme. Certains se saluaient d’un mot. D’autres demandaient en chuchotant :
— Ils sont nerveux ici, les Boches ?
— Tu verras… Ils tirent dans le vide, comme nous.
— Vous avez eu du pinard ? On dit qu’y en a plus en première ligne…
— T’inquiète, ils en trouvent toujours pour les nouveaux.
Un rire bref, une tape sur l’épaule, et la marée montante de la relève s’était installée, doucement. Alors, seulement, Louis avait ordonné le départ.
La relève faite, ils s’ébranlèrent dans la nuit profonde, à l’heure où même les chiens se taisent.
Le boyau de sortie se dessinait comme un serpent de glaise entre les sacs de terre. Il fallait s’y glisser un par un, lentement, en silence. On disait « la relève », mais ce n’était rien d’autre qu’une fuite ordonnée.
Le vent s’était levé. Il soufflait à rebours, rabattant les odeurs de la tranchée — sueur, tabac froid, cuir, et cette autre senteur âcre, plus ancienne, plus tenace… celle du sang séché sous la pluie.
— Éteignez tout, avait murmuré Louis. Pas un mot, pas une flamme. Pas même un soupir.
Lambin passa le premier, Gustave trottinant à ses côtés, oreilles basses, queue repliée. Le chien savait. Il avait cette façon de marcher entre les hommes, en silence, comme s’il comptait les absents.
Derrière lui, Piquemal trébucha sur une racine prise dans la boue. Il jura à voix basse, puis reprit sa marche, le sac calé sur l’épaule.
Le Silencieux fermait la marche. Il se retournait de temps à autre, jetant un dernier regard sur le vide qu’ils laissaient derrière eux.
Louis marchait au milieu, son carnet dans la poche de poitrine, son révolver au ceinturon. À chaque pas, il entendait les mots qu’il n’écrirait pas ce soir-là. Il n’y avait rien à raconter — ou trop.
À mi-chemin, ils croisèrent des poilus qui montaient. D’autres silhouettes, d’autres regards, fatigués d’avance. Personne ne se salua. Juste des frôlements de coudes, des chuchotements à peine audibles.
— C’est comment, là-haut ? demanda une voix jeune dans l’ombre.
Le Braconnier haussa les épaules.
— Tu verras.
Puis il passa.
Et la colonne continua. Pas au pas. Pas en ordre. Juste ensemble. Comme une haleine commune, fendue par les battements des godillots sur la glaise gelée.
Ils redescendaient. Fourbus. Crottés. Et déjà un peu absents.
Ils étaient montés à cinquante. Ils ne reviendraient qu’à vingt-sept.
Rien ne fut dit à voix haute. Mais chacun portait cette absence comme une pierre dans la poche, lourde, mouvante, silencieuse.
Le sac de Loudoc restait accroché à un piquet, dans un coin du réduit, couvert d’un pan de toile. Son quart battait encore contre la sangle, comme un rappel trop net. On ne l’avait pas décroché. Peut-être pour que l’objet dise ce que les bouches ne savaient plus formuler.
Képlart, lui, avait été tué au fond de sa cagna, enseveli sous la terre retournée par un obus. On n’avait d’abord vu que sa tête, à demi prise dans la glaise, la bouche entrouverte, un mince filet rouge coulant de ses lèvres. Sur le moment, on avait dû l’abandonner. Puis, à la fin du bombardement, on était revenu le dégager, à la pelle, à la main. Il avait l’air de dormir encore. Mais la terre l’avait déjà pris.
« Et Griveton… ah, Griveton. Il est resté là-bas, dans le no man’s land. On a retrouvé son képi, noirci et tordu, à quelques pas de lui. Il avait couru avec nous, jusqu’à ce qu’une balle le prenne de côté. Il est tombé net, sans un mot, les mains sur son Lebel »
Louis regardait Lambin, qui portait un sac de plus. Il ne disait rien. Il avançait juste, le dos plié, un poids de mémoire sur l’échine.
Le Braconnier avait coincé un cigarillos tordu au coin des lèvres. Il n’était pas allumée. Mais il le mâchait comme on mâche une prière.
— Ils sont avec nous, dit-il simplement.
Piquemal renifla. Il porta la main à la poche où dormait encore, bien pliée, la lettre inachevée de Griveton.
— On leur doit la suite, souffla-t-il. Alors on continue.
Personne ne répondit.
Mais dans la nuit, leurs pas avaient soudain un rythme plus dense, plus sourd. Comme s’ils savaient qu’ils n’étaient pas seuls à marcher.
En approchant du cantonnement, les odeurs changèrent.
La puanteur de la tranchée s’effaçait peu à peu. Elle s’effilochait comme une mauvaise fumée, remplacée par d’autres senteurs – plus âcres, plus vivantes, presque violentes dans leur franchise.
L’odeur du bois mouillé, des torchis tièdes, du cuir moisi. L’odeur des chevaux, du crottin, des suées humaines. Des relents de soupe réchauffée, de linge mal séché, de pieds mal lavés.
Mais surtout, cette odeur que nul ne nommait et que tous reconnaissaient : celle des vivants.
— J’ai l’impression de rentrer d’un autre monde, souffla Lambin.
— C’est le cas, répondit Louis sans s’arrêter.
Le Silencieux releva la tête. Il renifla l’air comme un chien, puis hocha imperceptiblement. Il reconnaissait ce parfum d’entre-deux, celui des pauses qui n’en sont pas vraiment, des repos qu’on sait comptés.
Gustave trottait un peu devant, la queue basse, mais l’allure souple. Lui aussi flairait, avançait, s’arrêtait, repartait. Il avait senti les gamelles sales, la présence d’autres chiens, les odeurs mêlées des hommes revenus et de ceux qui attendaient.
Piquemal cracha sur le côté :
— Ça sent la chambrée et le bougre qui n’a pas changé de chaussettes depuis Verdun.
— Tu dis ça comme si t’en étais pas un, dit le Braconnier.
— J’en suis pas un. Moi, je les ai perdues à la Toussaint.
Ils rirent doucement. Un rire sans force, mais sans amertume non plus. Un rire de réapparition. Comme un moteur qui redémarre, sans savoir combien de temps il tiendra.
Au détour d’un chemin creux, une lanterne apparut, suspendue au portail d’un bâtiment en planches. Une ombre sortit, bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils :
— C’est vous la troisième section de la deuxième compagnie ?
Louis s’avança. Il reconnut vaguement le visage. Un sergent fourrier ou un vaguemestre, peu importe.
— Oui. On revient de Marchéville.
— Bon. Cette grange et l’étable sont libres. Y a du bois sec dans le coin. Et de quoi faire chauffer une soupe.
La silhouette repartit, sans un mot de plus.
Louis se retourna vers les siens.
— On est arrivés.
Et à cet instant précis, le froid sembla un peu moins mordant.
Ils déposèrent leurs sacs en silence. La grange et l’étable étaient sombres, calfeutrées, vaguement tièdes. Quelques bougies tremblaient sur des caisses retournées. Un poêle au fond ronronnait, maigrement alimenté.
Louis fit l’appel. Non pas en criant, mais du regard.
Il les vit : Lambin qui s’affaissait sur une paillasse sans même enlever ses bandes molletières ; le Silencieux qui grattait la rouille de sa baïonnette sans cesser de fixer le vide ; le Braconnier, qui tentait de faire rentrer tout son dos dans le creux d’un mur.
Et puis il vit ceux qui n’étaient pas là.
— Griveton, murmura Lambin, comme à lui-même.
— Ou Loudoc, souffla Piquemal. Il aurait gueulé pour avoir sa paille sèche.
— Képlart aurait fait une grimace et un jeu de mots, ajouta Léonard, en fouillant son sac comme s’il y cherchait un souvenir.
Un silence se posa. Non pas pesant. Mais juste à sa place. Un silence habité par des noms, des gestes, des rires oubliés, des promesses non tenues. Un silence qui s’assoit parmi eux comme un ancien camarade.
Louis s’assit lentement sur un tabouret bancal. Il sortit son carnet.
Il écrivit, simplement : « Revus les visages. Pas tous. Mais assez pour mesurer l’écart. »
Le Silencieux leva les yeux. Il regarda les autres, puis tira de sa poche un petit galet rond. Il le posa sur le rebord du poêle. Comme un signe. Comme une pierre sur une tombe.
— On va pas faire de discours, dit Piquemal. Ils savent bien qu’on pense à eux.
— C’est pas pour eux qu’on parle, répondit Lambin. C’est pour nous.
Un courant d’air fit frémir la toile qui bouchait une lucarne. Gustave se leva, fit un tour, puis revint se coucher aux pieds de Louis.
Il n’y avait rien de glorieux. Rien d’héroïque.
Mais dans cette pièce, il y avait la mémoire en mouvement.
Le lendemain matin, la corvée de lessive s’organisa à demi-mots.
Lambin avait trouvé une bassine cabossée, une brosse râpée et un morceau de savon noir aussi vieux que la guerre elle-même. Il s’installa dehors, près du puits, le col relevé, les doigts gourds.
— Ça, c’est pas du savon, grommela-t-il. C’est un vieux souvenir qui veut pas partir.
Il frottait une chemise qui avait connu les obus, la boue, la paille moisie et les cauchemars. Il y mettait une sorte d’acharnement doux, comme si laver ce chiffon, c’était aussi gratter les jours passés.
Piquemal apporta une pile de chaussettes rigides comme du carton.
— Tiens, on dirait les godasses du Braconnier.
— Tu vas voir ta tête quand je les aurai mises dans ta soupe, répondit ce dernier, adossé à un madrier, un œil moqueur.
Autour du lavoir improvisé, les rires revinrent par bouffées.
Un caleçon pendu à un fil grinça sous le vent. Léonard fit mine de lui parler comme à un drapeau :
— Soldat Pantalon ! Haut les couleurs !
Gustave, intrigué, aboya une fois, juste pour participer.
Le Silencieux tendit sa veste à tremper. Elle était raide, brune, incrustée d’un monde. Il la regarda se ramollir lentement dans l’eau sale. Il resta là, debout, comme s’il observait une mue. Comme si l’uniforme devait s’excuser de tout ce qu’il avait vu.
Louis, lui, avait remonté ses manches et brossait sa capote avec des gestes amples. Pas pour la faire briller. Juste pour lui rendre un peu d’âme.
— C’est étrange, dit-il, en rinçant un gant de laine. On lave la saleté, mais le reste… reste.
— Et c’est quoi, le reste ? demanda Lambin.
— Ce qu’on a vécu dedans.
Personne ne répondit. Mais tous continuèrent à frotter, à plier, à essorer. Et leurs gestes, dérisoires, ressemblaient à ceux des vivants qui refusent de s’enliser.
Le soir retombait doucement sur le cantonnement, en drapant les pierres d’une lumière dorée. Les ombres s’étiraient sur les murs des granges, comme si même le jour peinait à tourner la page.
Louis était assis sur une souche, le carnet ouvert sur ses genoux. Il n’écrivait pas encore. Il regardait.
Autour de lui, l’escouade s’était éparpillée dans le petit pré. Certains dormaient à demi, le dos contre les sacs, d’autres regardaient le ciel, sans vraiment y penser. Les corps étaient posés là comme des ballots qu’on n’avait pas encore le cœur à porter ailleurs.
Léonard gravait quelque chose sur la crosse de son Lebel. Un nom, peut-être. Ou une date. Il le faisait lentement, à petits coups de canif, comme si chaque lettre lui coûtait une nuit.
Lambin s’était endormi contre un mur chaud, les bras croisés sur la poitrine, un sourire presque imperceptible sur les lèvres. Gustave était roulé à ses pieds, le ventre levé vers le ciel, les pattes en l’air, en paix.
Le Braconnier réparait un bouton avec un bout de ficelle. Il chantonnait un air de chasse, faux et traînant, qu’il modulait à voix basse pour ne réveiller personne.
Le Silencieux, immobile, contemplait un papillon posé sur sa manche. Une petite tache vivante, absurde ici, mais bienvenue.
Et Arnoult, lui, écrivait une lettre. Il n’avait pas assez d’encre, alors il grattait avec une plume trop sèche, et l’on devinait qu’il remplaçait les pleins et les déliés par des pensées qu’il n’écrirait jamais.
Louis, enfin, posa la pointe de son crayon sur la page.
Il nota quelques mots. Rien de grand. Juste ce qu’il fallait pour que cette journée existe ailleurs que dans leurs corps fatigués.
« Mars 1915. Repos. Mais on n’oublie pas. »
Puis il leva les yeux, et souffla à voix basse :
— Ils sont là, tous. Sauf ceux qu’on a laissés là-haut.
Personne ne répondit. Mais au fond du pré, là où la lumière s’attardait un peu, il lui sembla voir une forme passer. Peut-être un éclat de fumée. Peut-être un souvenir.
Louis referma son carnet. Le vent s’était levé. Une odeur d’herbe, de suie, de cuir mouillé.
Il se leva. Il était temps de rentrer dans la grange, d’attendre la soupe, de reprendre le fil.
Mais avant de franchir la porte, il jeta un dernier regard vers le chemin de terre par lequel ils étaient revenus.
Un silence doux, mais peuplé.
Comme si les absents les suivaient encore, à quelques pas.
Extrait du carnet de Louis — Mars 1915 — Cantonnement de repos
« Nous sommes redescendus. Pas un mot en chemin. Juste les pas dans la boue, les godillots pleins, les épaules basses. Ce n’était pas une retraite. Ce n’était pas une victoire. C’était une relève, une vraie. Une respiration entre deux abîmes.
On s’est comptés. Comme on compte les pièces d’un vieux jeu dont il manquerait toujours quelqu’un. Il y avait un vide à droite, un silence derrière. Des sacs vides qu’on ne portera plus. Des rires qui ne reviendront pas.
Ce soir, tout est étrange. Même le calme a un goût d’irrégulier. Le feu ne crépite plus pareil. L’eau ne bout pas de la même manière. Et pourtant, les vivants sont là. Encore là. Usés, râpés, mais debout.
Delphine, j’ai pensé à toi en voyant le ciel, à peine rosé, derrière les tuiles. Tu aurais aimé ce silence d’après l’effort, ce silence de laine mouillée et de voix basses. J’ai failli t’écrire une lettre ce soir. Mais je préfère garder les mots pour plus tard. Pour quand ce sera fini. Pour quand je pourrai te raconter les jours où l’on ne mourait pas.
Aujourd’hui fut un de ces jours.
Et c’est déjà beaucoup. »
Voici ce soir le douzième opus de la série, intitulé : « La relève »
La section redescend.
Fourbus, crottés, les hommes quittent la première ligne dans un silence de fatigue et d’ombre.
Certains godillots s’enfoncent plus lourdement que d’autres. Quelques sacs ne sont plus là.
Mais Gustave, lui, ouvre toujours la marche.
Cet opus marque la fin du troisième cycle, celui de la première ligne, où jour après jour, nous avons suivi ces hommes dans la boue, la neige, les gestes du quotidien et la peur tapie.
Merci encore pour vos lectures fidèles.
Bonne soirée à toutes et à tous,
Polux.
La relève
Tranchée de première ligne, Marchéville, mars 1915
Ce fut un capitaine du bataillon voisin qui le dit en passant, un mot jeté comme on jette un os au chien :
— Ce soir, à 10 heures, c’est vous qu’on relève.
Il ne s’arrêta pas, n’attendit pas de réponse. Il avait les yeux cernés, la moustache raide, et les doigts encore noircis par une nuit de veille. C’était un de ceux qui ne perdaient plus de temps à faire durer les nouvelles, bonnes ou mauvaises.
Louis releva la tête. Il était assis sur un madrier, un vieux pansement à moitié décousu dans les mains. Il resta un instant sans rien dire. Le Silencieux, non loin, haussa à peine les sourcils. Piquemal, lui, fronça le nez et marmonna entre deux bouffées de tabac :
— On parie qu’on va partir sous la flotte ?
Lambin ne dit rien. Il continua de ravauder la lanière d’un ceinturon, comme si rien n’avait été dit. Mais ses doigts, eux, se mirent à trembler un peu.
Gustave jappa faiblement, puis alla se recoucher, museau sur les pattes, contre le flanc de la tranchée. Il avait compris.
C’était ça, la relève. Pas de cloche, pas de clairon. Juste une phrase. Une phrase qui se posait sur la journée comme un couvercle.
Louis regarda autour de lui. Les planches boueuses, les créneaux ébréchés, les sacs de terre, le ciel. Tout cela allait rester là. Et eux, s’en aller.
Il y eut un long silence. Puis une voix rauque :
— On va où ?
— En cantonnement de repos, répondit Louis. Quelques jours, peut-être.
— Pour mieux y revenir, grogna Arnoult.
Et personne ne répondit. Parce que c’était vrai.
On ne court pas vers la relève. On s’y prépare comme on plie une chemise pour un cercueil.
L’après-midi s’épuisa dans une lenteur étrange. On rassemblait les affaires sans hâte. Chacun savait que tout cela ne tiendrait pas dans le havresac, alors on choisissait. Une couverture en trop ? Un quart cabossé ? Une lettre froissée dans la poche ? Il fallait trier, jeter, parfois dissimuler.
Piquemal regarda ses godillots couverts d’une croûte épaisse, séchée sur plusieurs couches.
— J’devrais les enterrer ici, soupira-t-il
Le Silencieux frotta son arme avec une bande de toile, lentement, comme s’il se lavait les mains d’un cauchemar.
Lambin s’agenouilla devant Gustave et murmura quelque chose à l’oreille du chien. Celui-ci répondit par un coup de langue sur le menton, puis s’ébroua.
Louis fit l’appel. Un à un, les noms sortaient. Ceux qui répondaient le faisaient d’un mot. Pour ceux qui ne répondraient plus jamais, personne ne dit rien. On savait.
On roula les couvertures. On vérifia les Lebel et les baïonnettes. On serra les lanières, on rangea les carnets dans les doublures de capote, on cala les photos dans les plis des chemises.
Et quand tout fut prêt, il restait encore à attendre. Car on part toujours plus tard qu’on ne le pense.
Alors, les hommes s’assirent à nouveau. Certains jouèrent aux cartes, sans miser. D’autres dormirent, la tête sur leur barda. Lambin tailla un bout de bois sans but. Le Braconnier chanta faux, juste pour s’entendre.
Louis, lui, resta debout. Il regardait le ciel, déjà gris. Il avait calé son carnet contre son ventre, sans écrire. Il n’y avait plus rien à dire. Du moins, pas encore.
Et le silence se posa sur la tranchée. Pas celui des obus. L’autre. Celui qui précède les départs.
À dix heures du soir, les silhouettes de la relève avaient émergé des boyaux, lourdes et encapuchonnées, semblables à des ombres chargées d’attente. Un grondement sourd de godillots, de musettes et de fusils s’était approché lentement, puis les nouveaux visages étaient apparus à la lumière vacillante d’un falot.
Louis les avait accueillis d’un signe de tête. Le sous-lieutenant Philippe Barrière, un gars du Lot-et-Garonne, avait tendu la main gantée, et les deux hommes s’étaient échangé les consignes à voix basse, dos à une paroi encore suintante.
— Rien à signaler depuis trois jours. Un bombardement allemand avant-hier, mais pas suivi d’assaut. Deux postes avancés toujours en place, liaison correcte. Les Boches semblent calmés, mais restent nerveux sur le créneau ouest.
Barrière avait hoché la tête, et consulté un petit calepin.
— Des pertes ?
— 23.
Silence. Puis un bref “compris”, presque militaire. Mais les yeux, eux, n’étaient pas de pierre.
Les hommes se croisaient à présent dans le boyau, d’un pas lent, comme un relais de coureurs sans flamme. Certains se saluaient d’un mot. D’autres demandaient en chuchotant :
— Ils sont nerveux ici, les Boches ?
— Tu verras… Ils tirent dans le vide, comme nous.
— Vous avez eu du pinard ? On dit qu’y en a plus en première ligne…
— T’inquiète, ils en trouvent toujours pour les nouveaux.
Un rire bref, une tape sur l’épaule, et la marée montante de la relève s’était installée, doucement. Alors, seulement, Louis avait ordonné le départ.
La relève faite, ils s’ébranlèrent dans la nuit profonde, à l’heure où même les chiens se taisent.
Le boyau de sortie se dessinait comme un serpent de glaise entre les sacs de terre. Il fallait s’y glisser un par un, lentement, en silence. On disait « la relève », mais ce n’était rien d’autre qu’une fuite ordonnée.
Le vent s’était levé. Il soufflait à rebours, rabattant les odeurs de la tranchée — sueur, tabac froid, cuir, et cette autre senteur âcre, plus ancienne, plus tenace… celle du sang séché sous la pluie.
— Éteignez tout, avait murmuré Louis. Pas un mot, pas une flamme. Pas même un soupir.
Lambin passa le premier, Gustave trottinant à ses côtés, oreilles basses, queue repliée. Le chien savait. Il avait cette façon de marcher entre les hommes, en silence, comme s’il comptait les absents.
Derrière lui, Piquemal trébucha sur une racine prise dans la boue. Il jura à voix basse, puis reprit sa marche, le sac calé sur l’épaule.
Le Silencieux fermait la marche. Il se retournait de temps à autre, jetant un dernier regard sur le vide qu’ils laissaient derrière eux.
Louis marchait au milieu, son carnet dans la poche de poitrine, son révolver au ceinturon. À chaque pas, il entendait les mots qu’il n’écrirait pas ce soir-là. Il n’y avait rien à raconter — ou trop.
À mi-chemin, ils croisèrent des poilus qui montaient. D’autres silhouettes, d’autres regards, fatigués d’avance. Personne ne se salua. Juste des frôlements de coudes, des chuchotements à peine audibles.
— C’est comment, là-haut ? demanda une voix jeune dans l’ombre.
Le Braconnier haussa les épaules.
— Tu verras.
Puis il passa.
Et la colonne continua. Pas au pas. Pas en ordre. Juste ensemble. Comme une haleine commune, fendue par les battements des godillots sur la glaise gelée.
Ils redescendaient. Fourbus. Crottés. Et déjà un peu absents.
Ils étaient montés à cinquante. Ils ne reviendraient qu’à vingt-sept.
Rien ne fut dit à voix haute. Mais chacun portait cette absence comme une pierre dans la poche, lourde, mouvante, silencieuse.
Le sac de Loudoc restait accroché à un piquet, dans un coin du réduit, couvert d’un pan de toile. Son quart battait encore contre la sangle, comme un rappel trop net. On ne l’avait pas décroché. Peut-être pour que l’objet dise ce que les bouches ne savaient plus formuler.
Képlart, lui, avait été tué au fond de sa cagna, enseveli sous la terre retournée par un obus. On n’avait d’abord vu que sa tête, à demi prise dans la glaise, la bouche entrouverte, un mince filet rouge coulant de ses lèvres. Sur le moment, on avait dû l’abandonner. Puis, à la fin du bombardement, on était revenu le dégager, à la pelle, à la main. Il avait l’air de dormir encore. Mais la terre l’avait déjà pris.
« Et Griveton… ah, Griveton. Il est resté là-bas, dans le no man’s land. On a retrouvé son képi, noirci et tordu, à quelques pas de lui. Il avait couru avec nous, jusqu’à ce qu’une balle le prenne de côté. Il est tombé net, sans un mot, les mains sur son Lebel »
Louis regardait Lambin, qui portait un sac de plus. Il ne disait rien. Il avançait juste, le dos plié, un poids de mémoire sur l’échine.
Le Braconnier avait coincé un cigarillos tordu au coin des lèvres. Il n’était pas allumée. Mais il le mâchait comme on mâche une prière.
— Ils sont avec nous, dit-il simplement.
Piquemal renifla. Il porta la main à la poche où dormait encore, bien pliée, la lettre inachevée de Griveton.
— On leur doit la suite, souffla-t-il. Alors on continue.
Personne ne répondit.
Mais dans la nuit, leurs pas avaient soudain un rythme plus dense, plus sourd. Comme s’ils savaient qu’ils n’étaient pas seuls à marcher.
En approchant du cantonnement, les odeurs changèrent.
La puanteur de la tranchée s’effaçait peu à peu. Elle s’effilochait comme une mauvaise fumée, remplacée par d’autres senteurs – plus âcres, plus vivantes, presque violentes dans leur franchise.
L’odeur du bois mouillé, des torchis tièdes, du cuir moisi. L’odeur des chevaux, du crottin, des suées humaines. Des relents de soupe réchauffée, de linge mal séché, de pieds mal lavés.
Mais surtout, cette odeur que nul ne nommait et que tous reconnaissaient : celle des vivants.
— J’ai l’impression de rentrer d’un autre monde, souffla Lambin.
— C’est le cas, répondit Louis sans s’arrêter.
Le Silencieux releva la tête. Il renifla l’air comme un chien, puis hocha imperceptiblement. Il reconnaissait ce parfum d’entre-deux, celui des pauses qui n’en sont pas vraiment, des repos qu’on sait comptés.
Gustave trottait un peu devant, la queue basse, mais l’allure souple. Lui aussi flairait, avançait, s’arrêtait, repartait. Il avait senti les gamelles sales, la présence d’autres chiens, les odeurs mêlées des hommes revenus et de ceux qui attendaient.
Piquemal cracha sur le côté :
— Ça sent la chambrée et le bougre qui n’a pas changé de chaussettes depuis Verdun.
— Tu dis ça comme si t’en étais pas un, dit le Braconnier.
— J’en suis pas un. Moi, je les ai perdues à la Toussaint.
Ils rirent doucement. Un rire sans force, mais sans amertume non plus. Un rire de réapparition. Comme un moteur qui redémarre, sans savoir combien de temps il tiendra.
Au détour d’un chemin creux, une lanterne apparut, suspendue au portail d’un bâtiment en planches. Une ombre sortit, bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils :
— C’est vous la troisième section de la deuxième compagnie ?
Louis s’avança. Il reconnut vaguement le visage. Un sergent fourrier ou un vaguemestre, peu importe.
— Oui. On revient de Marchéville.
— Bon. Cette grange et l’étable sont libres. Y a du bois sec dans le coin. Et de quoi faire chauffer une soupe.
La silhouette repartit, sans un mot de plus.
Louis se retourna vers les siens.
— On est arrivés.
Et à cet instant précis, le froid sembla un peu moins mordant.
Ils déposèrent leurs sacs en silence. La grange et l’étable étaient sombres, calfeutrées, vaguement tièdes. Quelques bougies tremblaient sur des caisses retournées. Un poêle au fond ronronnait, maigrement alimenté.
Louis fit l’appel. Non pas en criant, mais du regard.
Il les vit : Lambin qui s’affaissait sur une paillasse sans même enlever ses bandes molletières ; le Silencieux qui grattait la rouille de sa baïonnette sans cesser de fixer le vide ; le Braconnier, qui tentait de faire rentrer tout son dos dans le creux d’un mur.
Et puis il vit ceux qui n’étaient pas là.
— Griveton, murmura Lambin, comme à lui-même.
— Ou Loudoc, souffla Piquemal. Il aurait gueulé pour avoir sa paille sèche.
— Képlart aurait fait une grimace et un jeu de mots, ajouta Léonard, en fouillant son sac comme s’il y cherchait un souvenir.
Un silence se posa. Non pas pesant. Mais juste à sa place. Un silence habité par des noms, des gestes, des rires oubliés, des promesses non tenues. Un silence qui s’assoit parmi eux comme un ancien camarade.
Louis s’assit lentement sur un tabouret bancal. Il sortit son carnet.
Il écrivit, simplement : « Revus les visages. Pas tous. Mais assez pour mesurer l’écart. »
Le Silencieux leva les yeux. Il regarda les autres, puis tira de sa poche un petit galet rond. Il le posa sur le rebord du poêle. Comme un signe. Comme une pierre sur une tombe.
— On va pas faire de discours, dit Piquemal. Ils savent bien qu’on pense à eux.
— C’est pas pour eux qu’on parle, répondit Lambin. C’est pour nous.
Un courant d’air fit frémir la toile qui bouchait une lucarne. Gustave se leva, fit un tour, puis revint se coucher aux pieds de Louis.
Il n’y avait rien de glorieux. Rien d’héroïque.
Mais dans cette pièce, il y avait la mémoire en mouvement.
Le lendemain matin, la corvée de lessive s’organisa à demi-mots.
Lambin avait trouvé une bassine cabossée, une brosse râpée et un morceau de savon noir aussi vieux que la guerre elle-même. Il s’installa dehors, près du puits, le col relevé, les doigts gourds.
— Ça, c’est pas du savon, grommela-t-il. C’est un vieux souvenir qui veut pas partir.
Il frottait une chemise qui avait connu les obus, la boue, la paille moisie et les cauchemars. Il y mettait une sorte d’acharnement doux, comme si laver ce chiffon, c’était aussi gratter les jours passés.
Piquemal apporta une pile de chaussettes rigides comme du carton.
— Tiens, on dirait les godasses du Braconnier.
— Tu vas voir ta tête quand je les aurai mises dans ta soupe, répondit ce dernier, adossé à un madrier, un œil moqueur.
Autour du lavoir improvisé, les rires revinrent par bouffées.
Un caleçon pendu à un fil grinça sous le vent. Léonard fit mine de lui parler comme à un drapeau :
— Soldat Pantalon ! Haut les couleurs !
Gustave, intrigué, aboya une fois, juste pour participer.
Le Silencieux tendit sa veste à tremper. Elle était raide, brune, incrustée d’un monde. Il la regarda se ramollir lentement dans l’eau sale. Il resta là, debout, comme s’il observait une mue. Comme si l’uniforme devait s’excuser de tout ce qu’il avait vu.
Louis, lui, avait remonté ses manches et brossait sa capote avec des gestes amples. Pas pour la faire briller. Juste pour lui rendre un peu d’âme.
— C’est étrange, dit-il, en rinçant un gant de laine. On lave la saleté, mais le reste… reste.
— Et c’est quoi, le reste ? demanda Lambin.
— Ce qu’on a vécu dedans.
Personne ne répondit. Mais tous continuèrent à frotter, à plier, à essorer. Et leurs gestes, dérisoires, ressemblaient à ceux des vivants qui refusent de s’enliser.
Le soir retombait doucement sur le cantonnement, en drapant les pierres d’une lumière dorée. Les ombres s’étiraient sur les murs des granges, comme si même le jour peinait à tourner la page.
Louis était assis sur une souche, le carnet ouvert sur ses genoux. Il n’écrivait pas encore. Il regardait.
Autour de lui, l’escouade s’était éparpillée dans le petit pré. Certains dormaient à demi, le dos contre les sacs, d’autres regardaient le ciel, sans vraiment y penser. Les corps étaient posés là comme des ballots qu’on n’avait pas encore le cœur à porter ailleurs.
Léonard gravait quelque chose sur la crosse de son Lebel. Un nom, peut-être. Ou une date. Il le faisait lentement, à petits coups de canif, comme si chaque lettre lui coûtait une nuit.
Lambin s’était endormi contre un mur chaud, les bras croisés sur la poitrine, un sourire presque imperceptible sur les lèvres. Gustave était roulé à ses pieds, le ventre levé vers le ciel, les pattes en l’air, en paix.
Le Braconnier réparait un bouton avec un bout de ficelle. Il chantonnait un air de chasse, faux et traînant, qu’il modulait à voix basse pour ne réveiller personne.
Le Silencieux, immobile, contemplait un papillon posé sur sa manche. Une petite tache vivante, absurde ici, mais bienvenue.
Et Arnoult, lui, écrivait une lettre. Il n’avait pas assez d’encre, alors il grattait avec une plume trop sèche, et l’on devinait qu’il remplaçait les pleins et les déliés par des pensées qu’il n’écrirait jamais.
Louis, enfin, posa la pointe de son crayon sur la page.
Il nota quelques mots. Rien de grand. Juste ce qu’il fallait pour que cette journée existe ailleurs que dans leurs corps fatigués.
« Mars 1915. Repos. Mais on n’oublie pas. »
Puis il leva les yeux, et souffla à voix basse :
— Ils sont là, tous. Sauf ceux qu’on a laissés là-haut.
Personne ne répondit. Mais au fond du pré, là où la lumière s’attardait un peu, il lui sembla voir une forme passer. Peut-être un éclat de fumée. Peut-être un souvenir.
Louis referma son carnet. Le vent s’était levé. Une odeur d’herbe, de suie, de cuir mouillé.
Il se leva. Il était temps de rentrer dans la grange, d’attendre la soupe, de reprendre le fil.
Mais avant de franchir la porte, il jeta un dernier regard vers le chemin de terre par lequel ils étaient revenus.
Un silence doux, mais peuplé.
Comme si les absents les suivaient encore, à quelques pas.
Extrait du carnet de Louis — Mars 1915 — Cantonnement de repos
« Nous sommes redescendus. Pas un mot en chemin. Juste les pas dans la boue, les godillots pleins, les épaules basses. Ce n’était pas une retraite. Ce n’était pas une victoire. C’était une relève, une vraie. Une respiration entre deux abîmes.
On s’est comptés. Comme on compte les pièces d’un vieux jeu dont il manquerait toujours quelqu’un. Il y avait un vide à droite, un silence derrière. Des sacs vides qu’on ne portera plus. Des rires qui ne reviendront pas.
Ce soir, tout est étrange. Même le calme a un goût d’irrégulier. Le feu ne crépite plus pareil. L’eau ne bout pas de la même manière. Et pourtant, les vivants sont là. Encore là. Usés, râpés, mais debout.
Delphine, j’ai pensé à toi en voyant le ciel, à peine rosé, derrière les tuiles. Tu aurais aimé ce silence d’après l’effort, ce silence de laine mouillée et de voix basses. J’ai failli t’écrire une lettre ce soir. Mais je préfère garder les mots pour plus tard. Pour quand ce sera fini. Pour quand je pourrai te raconter les jours où l’on ne mourait pas.
Aujourd’hui fut un de ces jours.
Et c’est déjà beaucoup. »