Le carnet de Pergaud - Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Publié : ven. avr. 18, 2025 3:08 pm
Bonjour,
Le 8 avril dernier, cela faisait 110 ans que Louis Pergaud disparaissait au combat, quelque part entre les lignes françaises et allemandes, sur cette côte 233 qui surplombe Marchéville dans le Woëvre. Après avoir ravivé sa mémoire à travers un premier texte https://forum.pages14-18.com/viewtopic.php?t=81104,
voici un second hommage : une évocation romancée, imaginée avec pudeur, de ce qui pourrait être resté, une fois le vacarme éteint, les hommes tombés… mais la mémoire, elle, toujours debout.
Bonne lecture et bonne fin de journée,
Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Quand l’aube de ce 8 avril 1915 eut imposé un repli précipité, Louis ne fut pas de ceux qui se comptèrent à la 2ème section dans la tranchée parallèle de départ. Vivait-il encore à ce moment-là ?
Ils revinrent au cantonnement par petits groupes le long de cette rectiligne et ingrate route de Metz, sans mot, sans fanfare, sans même lever les yeux.
Les bottes pleines de glaise, le visage noirci par la suie des obus, les épaules basses, ces hommes n’avaient plus grand-chose d’une section. Ils rentraient à pied, lentement, l’un derrière l’autre, avec ce pas irrégulier des soldats qui ne savent plus marcher ensemble. Ils n’étaient plus qu’une poignée.
Son compagnon de route, le capitaine Pierre Legouis est déjà là. Il attend des nouvelles. Il ne pose pas de questions. Il sait. Il les regarde l’un après l’autre, et dans ce silence pesant, chacun comprend.
Le sergent Louis Desprez secoue la tête, lentement.
« On l’a vu tomber… quelque part dans les barbelés… mais il n’est pas rentré. »
Arrivent le Lieutenant de Montvert, commandant de compagnie, rejoint immédiatement par le Sous-Lieutenant Romain et le médecin auxiliaire Mistarlet.
Pergaud ? On ne savait pas. On s’était repliés en désordre. Les ordres n’étaient plus clairs. Les lignes s’étaient disloquées. Et puis le jour se levait.
Ce soir-là, au cantonnement, c’est un silence étrange qui accueillit les survivants. On s’attendait à du tumulte, des rumeurs, de l’agitation. Mais non. Seulement ce silence, plein d’échos, qui disait tout ce qu’ils ne pouvaient plus dire. Mia ce silence était plus fort que tous les récits, plus précis que toutes les phrases.
Les jours suivants furent englués d’un temps suspendu.
À l’aube du premier jour, certains levaient encore les yeux vers la route, comme s’ils s’attendaient à voir apparaître une silhouette titubante, couverte de boue, les traits tirés, mais bien vivante. Un homme qui aurait dit : « J’étais tombé, mais j’ai tenu. »
Mais Louis Pergaud ne reparut pas.
On vérifia les ambulances, les postes de secours du secteur divisionnaire, interrogé les prisonniers. Rien. Au 166e ? Rien. À l’artillerie de secteur ? Ils n’ont rien vu. Aux régiments voisins de la division ? Rien non plus. Pas de blessé identifié. Pas de message. Pas de corps.
Pas un mot, pas une trace. Comme s’il s’était dissous dans la terre de la côte 233, englouti par cette chair boueuse qui ne rend rien.
Alors on continue d’espérer. Puis on attend un peu moins. Puis on s’habitue à ce vide.
Alors le silence se fit plus lourd. On ne parlait pas de lui. Ou à voix basse, dans les coins sombres de la grange, près de l’établi ou au fumoir. Quelques-uns espéraient encore, naïvement. D’autres, plus lucides ou plus lassés, baissaient les yeux, résignés.
Son ordonnance, ce brave Lambin, toujours debout à l’ombre de la cantine de son Sous-Lieutenant, continuait pourtant de l’attendre.
Ils avaient attendu. Trois jours. Puis cinq. Puis plus encore. Au début, ils y croyaient. On se disait qu’il avait pu se tromper de direction, qu’il était blessé, qu’il allait revenir, le sourire en coin, comme il en avait l’habitude après une marche trop longue ou une nuit trop froide. Et puis, plus rien. Le silence s’était installé. Il avait cette densité sourde, ce poids invisible qui serre la gorge. On n’osait plus en parler.
Le sergent Louis Desprez était l’un des rares à ne pas avoir baissé les bras. Chaque jour, il glanait des nouvelles, il interrogeait les autres régiments, les artilleurs, les coureurs, même un officier d’observation, qui, du haut de son avion, avait peut-être vu quelque chose. Mais la réponse était toujours la même : non, rien vu, désolé…
Et puis, un matin pâle, alors que la brume traînait encore entre les arbres du cantonnement, le Colonel Desthieux convoqua les hommes. Il n’eut pas besoin de lire de communiqué. Il n'y avait d'ailleurs rien à lire. Simplement, il dit en regardant ailleurs :
« Le Sous-Lieutenant Pergaud ne figure pas parmi les survivants. On doit désormais considérer qu’il est… tombé au champ d'honneur. » Ordre était donné de rassembler les affaires de Louis et de les renvoyer.
Le mot était tombé comme un couvercle. Rien de solennel, juste une chape invisible. Les visages se durcirent. Quelques têtes baissées, un silence de pierre.
Lambin, l’ordonnance, attendit le soir. Il alluma une bougie dans le petit réduit où Pergaud dormait et écrivait parfois.
Il fallait faire le tri dans les effets du sous-lieutenant. Lambin, s’y attela sans un mot. Il entra dans la baraque en bois où Pergaud dormait, écrivait, songeait. Tout était resté tel quel. Le lit fait à la hâte. Sa capote accrochée au clou. Une boîte de plumes, des papiers, un livre de Montaigne ouvert sur une phrase soulignée.
Lambin resta figé quelques secondes, comme s’il redoutait que l’ombre du maître des lieux surgisse derrière lui, les sourcils froncés, la voix grave, lui demandant ce qu’il faisait là.
Alors, lentement, presque religieusement, il se mit à plier les affaires. Il rangea ses lettres, ses carnets, ses livres, ses papiers d’état-major, son képi, sa cravate noire, cette cravate qu’il nouait d’un geste précis, chaque matin. Il rangea précieusement le tout dans la cantine métallique, prête à être expédiée, avec l’étiquette réglementaire. Tout sauf une chose.
Un carnet. Un petit carnet fatigué, usé aux angles, à la couverture noircie par la boue et la suie, un crayon glissé dans la tranche, soigneusement rangé entre le lit et la table. Il le prit, lentement, l’ouvrit, tourna les premières pages. Ce n’étaient pas que des notes de service, c’était sa guerre. La vraie. Ses pensées, ses doutes, ses colères, ses lueurs d’espoir, ses dessins. Des morceaux de ciel. Des phrases à faire trembler un cœur. Et cette écriture : rapide, penchée, vivante, serrée, nerveuse, parfois hâtive. Comme une voix qui remonte du silence.
Lambin s’assit sur la paillasse, carnet en main. Les doigts tremblants, Il tourna doucement les pages et lut quelques passages, le cœur noué. Les yeux humides, il lut encore, en murmurant, comme pour ne pas déranger les morts. C’était tout Pergaud, là. Sa plume, sa voix, ses doutes. Son courage aussi, mêlé de cette tendresse rare qu’il cachait sous ses ordres secs.
Il referma le carnet, le tint contre lui. Ce carnet… c’était Pergaud. C’était ce qu’il restait de lui. Plus que son képi, plus que ses galons. C’était sa mémoire, son souffle, ses mots, son âme.
Il le glissa avec soin dans un petit sac de toile qu’il posa au-dessus de la pile. Puis il s’agenouilla devant la cantine. Il ne pria pas, mais ce qu’il fit s’en approchait. Il posa la main à plat sur le couvercle, les yeux fermés. Et, dans un murmure, il souffla :
« Adieu, mon Lieutenant… »
Et puis les ordres reprirent, les corvées, les rondes, les pelles, les fusils.
Il fut regretté, autant que la résignation nécessaire aux combattants pour tenir le permit. Mais c’est seulement plus tard qu’ils sentirent la grandeur de la perte qu’ils venaient de subir, lorsque le danger et l’accoutumance à la mort n’émoussèrent plus leur sensibilité.
Quelques jours plus tard, la cantine parvint à Delphine Pergaud, dans leur appartement parisien du sixième arrondissement. Elle avait été prévenue, bien sûr, par le Lieutenant de Montvert. Des mots mesurés, formulés avec cette froideur administrative qui ne dit rien du chagrin. "Disparu au combat." Mais Delphine, elle, n’en avait rien cru.
Elle le refusait. Louis ne pouvait pas être mort. Pas lui. Il était peut-être blessé, perdu quelque part entre deux lignes, prisonnier peut-être… Mais vivant. Forcément vivant. Elle s’y accrochait comme à une dernière branche au-dessus du vide.
Alors, lorsqu’elle reçut la cantine, elle resta longtemps devant, debout, droite, les mains tremblantes sans qu’elle ne le montre. Elle n’osa pas l’ouvrir tout de suite. Ce coffre, posé là dans le silence du salon, avait la forme d’un cercueil sans corps. L’ouvrir, ce serait admettre. Ce serait commencer à dire adieu. Et elle n’était pas prête.
Le soir même, quand la lumière déclina, accompagnée du chat Toto, elle finit par tourner les crochets. L’odeur de la terre, du feu de bois et de l’encre séchée s’en échappa doucement, comme un souffle d’outre-front. Elle découvrit ses affaires. Le képi, la cravate, les livres, les lettres… Des choses simples, mille fois touchées par lui. Elle les prit une à une, les tenant longtemps dans ses doigts. Rien, dans ces objets, ne parlait de la mort.
Puis elle trouva le carnet. Petit, noirci, abîmé. Elle comprit aussitôt que ce carnet n’était pas un simple journal. C’était lui. C’était ce qu’il avait pensé, écrit, ressenti. C’était sa voix, ses veilles, ses cris silencieux, ses clins d’œil aussi. Son souffle.
Elle le porta contre elle. Longtemps. Comme on serre un enfant dans l’obscurité.
Non, elle ne pleura pas. Elle ne pleurait plus depuis le jour où l’on lui avait parlé de sa disparition. Depuis ce jour, elle vivait dans une attente ardente, brûlante. Elle irait tous les jours consulter les listes, les journaux, les témoignages. Elle écrirait, elle chercherait, elle interrogerait. La guerre finirait bien. Et alors, s’il était vivant, il reviendrait. Peut-être amaigri, peut-être le regard changé, mais il franchirait la porte, il rirait, et il lui dirait que tout cela, ce n’était qu’un long cauchemar.
Elle allait devenir veuve, oui. Mais pas encore. Pas aujourd’hui. Pas tant que Louis n’était pas revenu. Et tant qu’il lui restait ce carnet, tant que sa plume y vivait encore, quelque part, dans une phrase, dans un mot griffonné à la hâte… elle croyait.
Les années passèrent. Des pierres furent dressées, des noms gravés. Les uns parlèrent d’un trou d’obus, de blessure, d’un éclat, d’un tir croisé. D’autres murmurèrent une fin inconnue, là-bas, quelque part, entre la côte 233 et les lignes allemandes. Mais nulle tombe, jamais, ne put être désignée du doigt.
Le Sous-Lieutenant Louis Pergaud n’eut pas de sépulture. Il ne restait de lui ni croix, ni plaque, ni tertre. Juste un nom suspendu entre deux silences.
On écrivit à son sujet. Des critiques, des hommages, des silences aussi. Les livres restèrent. « La Guerre des boutons, De Goupil à Margot », les contes, les pamphlets. Le maître d’école, le franc-tireur de l’écriture, le poète au verbe libre. Il fut lu, relu, redécouvert. Mais derrière l’écrivain, peu osèrent parler de l’homme, de celui que la guerre avait emporté sans témoin direct, sans adieu.
Delphine garda la cantine. Elle y plaça le carnet dans une boîte en bois de rose. Elle le sortait parfois, au crépuscule, quand le vent bruissait dans les rideaux. Elle n’avait jamais cessé d’attendre. Et lorsqu’en 1919 on la déclara officiellement veuve, elle ne protesta pas. Mais elle ne porta jamais le noir.
Un jour, bien plus tard, elle offrit le carnet à un ami de confiance. "Qu’il soit lu et publié, avait-elle dit. Qu’il vive." Ce fut ainsi que, page après page, Louis revint. Non en chair, mais en mots. Non en uniforme, mais avec ses colères, ses tendresses, ses lueurs.
Et ceux qui, plus tard, ouvrirent ce carnet, sur un pupitre de bibliothèque ou à la lueur d’un bureau, furent sa relève. Chaque lecture de sa publication était une résurrection. Car l’écrivain tombé restait vivant à travers eux.
C’est ainsi qu’il ne fut jamais tout à fait mort.
Et qu’à chaque fois qu’une main tourne une page…
Louis Pergaud respire encore.
« À toi, Louis… que ton absence ne soit jamais silence. »
Le 8 avril dernier, cela faisait 110 ans que Louis Pergaud disparaissait au combat, quelque part entre les lignes françaises et allemandes, sur cette côte 233 qui surplombe Marchéville dans le Woëvre. Après avoir ravivé sa mémoire à travers un premier texte https://forum.pages14-18.com/viewtopic.php?t=81104,
voici un second hommage : une évocation romancée, imaginée avec pudeur, de ce qui pourrait être resté, une fois le vacarme éteint, les hommes tombés… mais la mémoire, elle, toujours debout.
Bonne lecture et bonne fin de journée,
Ce que la guerre n’a pas pu tuer
Quand l’aube de ce 8 avril 1915 eut imposé un repli précipité, Louis ne fut pas de ceux qui se comptèrent à la 2ème section dans la tranchée parallèle de départ. Vivait-il encore à ce moment-là ?
Ils revinrent au cantonnement par petits groupes le long de cette rectiligne et ingrate route de Metz, sans mot, sans fanfare, sans même lever les yeux.
Les bottes pleines de glaise, le visage noirci par la suie des obus, les épaules basses, ces hommes n’avaient plus grand-chose d’une section. Ils rentraient à pied, lentement, l’un derrière l’autre, avec ce pas irrégulier des soldats qui ne savent plus marcher ensemble. Ils n’étaient plus qu’une poignée.
Son compagnon de route, le capitaine Pierre Legouis est déjà là. Il attend des nouvelles. Il ne pose pas de questions. Il sait. Il les regarde l’un après l’autre, et dans ce silence pesant, chacun comprend.
Le sergent Louis Desprez secoue la tête, lentement.
« On l’a vu tomber… quelque part dans les barbelés… mais il n’est pas rentré. »
Arrivent le Lieutenant de Montvert, commandant de compagnie, rejoint immédiatement par le Sous-Lieutenant Romain et le médecin auxiliaire Mistarlet.
Pergaud ? On ne savait pas. On s’était repliés en désordre. Les ordres n’étaient plus clairs. Les lignes s’étaient disloquées. Et puis le jour se levait.
Ce soir-là, au cantonnement, c’est un silence étrange qui accueillit les survivants. On s’attendait à du tumulte, des rumeurs, de l’agitation. Mais non. Seulement ce silence, plein d’échos, qui disait tout ce qu’ils ne pouvaient plus dire. Mia ce silence était plus fort que tous les récits, plus précis que toutes les phrases.
Les jours suivants furent englués d’un temps suspendu.
À l’aube du premier jour, certains levaient encore les yeux vers la route, comme s’ils s’attendaient à voir apparaître une silhouette titubante, couverte de boue, les traits tirés, mais bien vivante. Un homme qui aurait dit : « J’étais tombé, mais j’ai tenu. »
Mais Louis Pergaud ne reparut pas.
On vérifia les ambulances, les postes de secours du secteur divisionnaire, interrogé les prisonniers. Rien. Au 166e ? Rien. À l’artillerie de secteur ? Ils n’ont rien vu. Aux régiments voisins de la division ? Rien non plus. Pas de blessé identifié. Pas de message. Pas de corps.
Pas un mot, pas une trace. Comme s’il s’était dissous dans la terre de la côte 233, englouti par cette chair boueuse qui ne rend rien.
Alors on continue d’espérer. Puis on attend un peu moins. Puis on s’habitue à ce vide.
Alors le silence se fit plus lourd. On ne parlait pas de lui. Ou à voix basse, dans les coins sombres de la grange, près de l’établi ou au fumoir. Quelques-uns espéraient encore, naïvement. D’autres, plus lucides ou plus lassés, baissaient les yeux, résignés.
Son ordonnance, ce brave Lambin, toujours debout à l’ombre de la cantine de son Sous-Lieutenant, continuait pourtant de l’attendre.
Ils avaient attendu. Trois jours. Puis cinq. Puis plus encore. Au début, ils y croyaient. On se disait qu’il avait pu se tromper de direction, qu’il était blessé, qu’il allait revenir, le sourire en coin, comme il en avait l’habitude après une marche trop longue ou une nuit trop froide. Et puis, plus rien. Le silence s’était installé. Il avait cette densité sourde, ce poids invisible qui serre la gorge. On n’osait plus en parler.
Le sergent Louis Desprez était l’un des rares à ne pas avoir baissé les bras. Chaque jour, il glanait des nouvelles, il interrogeait les autres régiments, les artilleurs, les coureurs, même un officier d’observation, qui, du haut de son avion, avait peut-être vu quelque chose. Mais la réponse était toujours la même : non, rien vu, désolé…
Et puis, un matin pâle, alors que la brume traînait encore entre les arbres du cantonnement, le Colonel Desthieux convoqua les hommes. Il n’eut pas besoin de lire de communiqué. Il n'y avait d'ailleurs rien à lire. Simplement, il dit en regardant ailleurs :
« Le Sous-Lieutenant Pergaud ne figure pas parmi les survivants. On doit désormais considérer qu’il est… tombé au champ d'honneur. » Ordre était donné de rassembler les affaires de Louis et de les renvoyer.
Le mot était tombé comme un couvercle. Rien de solennel, juste une chape invisible. Les visages se durcirent. Quelques têtes baissées, un silence de pierre.
Lambin, l’ordonnance, attendit le soir. Il alluma une bougie dans le petit réduit où Pergaud dormait et écrivait parfois.
Il fallait faire le tri dans les effets du sous-lieutenant. Lambin, s’y attela sans un mot. Il entra dans la baraque en bois où Pergaud dormait, écrivait, songeait. Tout était resté tel quel. Le lit fait à la hâte. Sa capote accrochée au clou. Une boîte de plumes, des papiers, un livre de Montaigne ouvert sur une phrase soulignée.
Lambin resta figé quelques secondes, comme s’il redoutait que l’ombre du maître des lieux surgisse derrière lui, les sourcils froncés, la voix grave, lui demandant ce qu’il faisait là.
Alors, lentement, presque religieusement, il se mit à plier les affaires. Il rangea ses lettres, ses carnets, ses livres, ses papiers d’état-major, son képi, sa cravate noire, cette cravate qu’il nouait d’un geste précis, chaque matin. Il rangea précieusement le tout dans la cantine métallique, prête à être expédiée, avec l’étiquette réglementaire. Tout sauf une chose.
Un carnet. Un petit carnet fatigué, usé aux angles, à la couverture noircie par la boue et la suie, un crayon glissé dans la tranche, soigneusement rangé entre le lit et la table. Il le prit, lentement, l’ouvrit, tourna les premières pages. Ce n’étaient pas que des notes de service, c’était sa guerre. La vraie. Ses pensées, ses doutes, ses colères, ses lueurs d’espoir, ses dessins. Des morceaux de ciel. Des phrases à faire trembler un cœur. Et cette écriture : rapide, penchée, vivante, serrée, nerveuse, parfois hâtive. Comme une voix qui remonte du silence.
Lambin s’assit sur la paillasse, carnet en main. Les doigts tremblants, Il tourna doucement les pages et lut quelques passages, le cœur noué. Les yeux humides, il lut encore, en murmurant, comme pour ne pas déranger les morts. C’était tout Pergaud, là. Sa plume, sa voix, ses doutes. Son courage aussi, mêlé de cette tendresse rare qu’il cachait sous ses ordres secs.
Il referma le carnet, le tint contre lui. Ce carnet… c’était Pergaud. C’était ce qu’il restait de lui. Plus que son képi, plus que ses galons. C’était sa mémoire, son souffle, ses mots, son âme.
Il le glissa avec soin dans un petit sac de toile qu’il posa au-dessus de la pile. Puis il s’agenouilla devant la cantine. Il ne pria pas, mais ce qu’il fit s’en approchait. Il posa la main à plat sur le couvercle, les yeux fermés. Et, dans un murmure, il souffla :
« Adieu, mon Lieutenant… »
Et puis les ordres reprirent, les corvées, les rondes, les pelles, les fusils.
Il fut regretté, autant que la résignation nécessaire aux combattants pour tenir le permit. Mais c’est seulement plus tard qu’ils sentirent la grandeur de la perte qu’ils venaient de subir, lorsque le danger et l’accoutumance à la mort n’émoussèrent plus leur sensibilité.
Quelques jours plus tard, la cantine parvint à Delphine Pergaud, dans leur appartement parisien du sixième arrondissement. Elle avait été prévenue, bien sûr, par le Lieutenant de Montvert. Des mots mesurés, formulés avec cette froideur administrative qui ne dit rien du chagrin. "Disparu au combat." Mais Delphine, elle, n’en avait rien cru.
Elle le refusait. Louis ne pouvait pas être mort. Pas lui. Il était peut-être blessé, perdu quelque part entre deux lignes, prisonnier peut-être… Mais vivant. Forcément vivant. Elle s’y accrochait comme à une dernière branche au-dessus du vide.
Alors, lorsqu’elle reçut la cantine, elle resta longtemps devant, debout, droite, les mains tremblantes sans qu’elle ne le montre. Elle n’osa pas l’ouvrir tout de suite. Ce coffre, posé là dans le silence du salon, avait la forme d’un cercueil sans corps. L’ouvrir, ce serait admettre. Ce serait commencer à dire adieu. Et elle n’était pas prête.
Le soir même, quand la lumière déclina, accompagnée du chat Toto, elle finit par tourner les crochets. L’odeur de la terre, du feu de bois et de l’encre séchée s’en échappa doucement, comme un souffle d’outre-front. Elle découvrit ses affaires. Le képi, la cravate, les livres, les lettres… Des choses simples, mille fois touchées par lui. Elle les prit une à une, les tenant longtemps dans ses doigts. Rien, dans ces objets, ne parlait de la mort.
Puis elle trouva le carnet. Petit, noirci, abîmé. Elle comprit aussitôt que ce carnet n’était pas un simple journal. C’était lui. C’était ce qu’il avait pensé, écrit, ressenti. C’était sa voix, ses veilles, ses cris silencieux, ses clins d’œil aussi. Son souffle.
Elle le porta contre elle. Longtemps. Comme on serre un enfant dans l’obscurité.
Non, elle ne pleura pas. Elle ne pleurait plus depuis le jour où l’on lui avait parlé de sa disparition. Depuis ce jour, elle vivait dans une attente ardente, brûlante. Elle irait tous les jours consulter les listes, les journaux, les témoignages. Elle écrirait, elle chercherait, elle interrogerait. La guerre finirait bien. Et alors, s’il était vivant, il reviendrait. Peut-être amaigri, peut-être le regard changé, mais il franchirait la porte, il rirait, et il lui dirait que tout cela, ce n’était qu’un long cauchemar.
Elle allait devenir veuve, oui. Mais pas encore. Pas aujourd’hui. Pas tant que Louis n’était pas revenu. Et tant qu’il lui restait ce carnet, tant que sa plume y vivait encore, quelque part, dans une phrase, dans un mot griffonné à la hâte… elle croyait.
Les années passèrent. Des pierres furent dressées, des noms gravés. Les uns parlèrent d’un trou d’obus, de blessure, d’un éclat, d’un tir croisé. D’autres murmurèrent une fin inconnue, là-bas, quelque part, entre la côte 233 et les lignes allemandes. Mais nulle tombe, jamais, ne put être désignée du doigt.
Le Sous-Lieutenant Louis Pergaud n’eut pas de sépulture. Il ne restait de lui ni croix, ni plaque, ni tertre. Juste un nom suspendu entre deux silences.
On écrivit à son sujet. Des critiques, des hommages, des silences aussi. Les livres restèrent. « La Guerre des boutons, De Goupil à Margot », les contes, les pamphlets. Le maître d’école, le franc-tireur de l’écriture, le poète au verbe libre. Il fut lu, relu, redécouvert. Mais derrière l’écrivain, peu osèrent parler de l’homme, de celui que la guerre avait emporté sans témoin direct, sans adieu.
Delphine garda la cantine. Elle y plaça le carnet dans une boîte en bois de rose. Elle le sortait parfois, au crépuscule, quand le vent bruissait dans les rideaux. Elle n’avait jamais cessé d’attendre. Et lorsqu’en 1919 on la déclara officiellement veuve, elle ne protesta pas. Mais elle ne porta jamais le noir.
Un jour, bien plus tard, elle offrit le carnet à un ami de confiance. "Qu’il soit lu et publié, avait-elle dit. Qu’il vive." Ce fut ainsi que, page après page, Louis revint. Non en chair, mais en mots. Non en uniforme, mais avec ses colères, ses tendresses, ses lueurs.
Et ceux qui, plus tard, ouvrirent ce carnet, sur un pupitre de bibliothèque ou à la lueur d’un bureau, furent sa relève. Chaque lecture de sa publication était une résurrection. Car l’écrivain tombé restait vivant à travers eux.
C’est ainsi qu’il ne fut jamais tout à fait mort.
Et qu’à chaque fois qu’une main tourne une page…
Louis Pergaud respire encore.
« À toi, Louis… que ton absence ne soit jamais silence. »