Bonsoir à toutes et à tous;
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12 septembre 1914
Continuation de la marche en avant. Itinéraire : Sogny-aux-Moulins, Moncetz, ferme du Sauna ( ?), partie Est de L’Epine.
Colonne constituée comme la veille. Arrivée sans incidents a Moncetz.
11 h 50 : Nouveau départ par itinéraire : la Maison-Neuve « chemin à un trait » vers Cheppe. Arrivée cote 152 à 17 h 30. Le brouillard et la forte pluie empêchent l’artillerie de canonner des mouvements ennemis. L’A.G. pousse jusqu’à la Cheppe qu’elle occupe. Cantonnement et bivouac vers 23 h.
Extraits du livre " jours de gloire, jours de misère" d' henri RENE.
"la plaine quand nous arriverons en face de la Cheppe. Nos éclaireurs signalent que l’ennemi s’y trouve encore et le bataillon d’avant-garde se déploie pour attaquer. On y mettrait moins de formes que si l’on savait que les allemands fuyaient, mais personne ne nous l’a dit. Nous en sommes à supposer que la bataille s’est seulement déplacée et, l’expérience aidant, nous ne nous lançons plus à la légère.
L’orage éclate. En quelques secondes, nous voilà trempés jusqu’aux os et de fort méchante humeur : on ne s’arrêtera donc plus jamais ? Il fait aussi sombre qu’hier. A 21 h 00, l’avant-garde rend compte qu’elle occupe la localité et, pour ne plus perdre un temps précieux, la brigade à l’ordre des s’y porter en formation massée. On s’ébranle sous le trombe d’eau : pas un point de direction à l’horizon, pas la moindre lumière au village, impossible de sortir une carte sous ce déluge. Nous mettons plus d’une heure pour franchir 1200 m. Les hommes se bousculant, les hommes tombant dans les trous, la houle se propageant de droite à gauche et de la tête à la queue. Le bataillon ressemble à un ivrogne : titubant, jurant, sacrant, pestant. Au fond, c’est très comique, et ceux d’entre nous qui ont meilleur moral se payent le luxe de quelques bons mots. Notre avalanche se déverse parmi les ruines ; tout est bouleversé par le passage de la horde, et nos unités se réfugient dans les granges ou dans les remises pour s’y mettre à l’abri des cataractes du ciel. Une odeur pestilentielle se dégage des cadavres de chevaux qui jonchent les rues et les potagers, et des quartiers de viandes abandonnées en hâte par l’ennemi.
Nous trouvons un gîte dans une maison dont les murs sont intacts, mais où tout est saccagé, les tiroirs renversés, le linge et les effets répandus sur le sol au milieu de la boue. Quel bien-être cependant ! Il y a une immense cheminée, ou nous voyons pétiller les flammes et bouillir une vaste marmite. Il y a surtout deux grands lits en bois avec les sommiers intacts, et deux matelas étendus par terre. Ce luxe nous paraît d’autant plus exquis que l’ennemi a failli en profiter et que, maintenant, il grelotte sous la pluie. Je me souviens d’un détail piquant. Parmi ce linge épars, deux de nos camarades ont pu faire leur choix de chemises de rechange, et je crois même que c’étaient des chemises de femme ! Dans l’état d’extrême pénurie et de misère où nous sommes, toutes les ressources existantes sont du bien national : deux sous-lieutenants, habillés de neuf, chauffés et réconfortés, cela représente deux sections qui, demain, se comporteront si s’est possible encore plus vaillamment que la veille."
13 septembre 1914
Récupération de 13 prisonniers restés dans le village « sur plusieurs sont trouvés des objets dérobés en France »
Poursuite de l’avance par passage à niveau de Piémont, carrefour à 800 m à l’Est de la ferme de Piémont puis Suippes.
Le mouvement est interrompu par l’engagement de la 86e brigade. Il reprend après la prise de Suippes par les 1er et 3e B.C.P.. La ville est en feu. L’ennemi retraite au nord.
17 h 00 : La brigade reçoit l’ordre de marcher sur Somme-Py par Souain et passe devant la 86e brigade.
18 h 00 : La tête de la colonne est canonnée par l’artillerie allemande. Les régiments se remettent en colonne par 4.
Arrivée dans la nuit noire à Souain, le village est vide à 300 m. Au-delà elle est accueillie par des mitrailleuses et une vive fusillade sur le front et sur les flancs. L’A.G. se déploie et se retranche pour la nuit. La brigade est au bivouac.
Extraits du livre " jours de gloire, jours de misère" d' henri RENE.
"« Il faut arriver à Somme-Py cette nuit morts ou vifs ! ».
Tel est l’ordre de mouvement que l’on nous communique à Suippe, le 13, à 18 h 00, après une nouvelle journée de marche où l’ennemi ne nous a arrêtés que par de timides arrière-gardes. La nouvelle d’une grande victoire, déjà vieille en fait de deux ou trois jours, s’est enfin répandue comme une traînée de poudre. Soldats ! plus rien ne doit vous arrêter, ni les fatigues, ni les privations, ni les obus tirés de très loin, pour vous retarder sur l’objectif qui vous est assigné, en avant coûte que coûte…
Il suffit. Ah ! si nous avions connu plus tôt cette magnifique nouvelle ! Il n’est temps ni d’y réfléchir ni d’analyser les sentiments qu’elle provoque ni de peser la lourdeur des jambes. Direction Souain….
Nuit du 13 au 14 septembre 1914
Mes fonctions, que je remplis maintenant comme officier, me désignent encore pour centraliser les liaisons et les renseignements à l’avant-garde, auprès du commandant L….., qui a repris le commandement du bataillon, avec la 9e compagnie, du capitaine S….., et la 10e où le capitaine P….. a remplacé le lieutenant M…..
Le colonel E…..nous recommande une allure résolue, sans hésitations, sans tâtonnements, sans précautions excessives : toute la division nous suit et nos arrêts ne pourraient que gêner sa marche. Mission délicate s’il en fût.
Nous cheminons à travers champs en formation semi-déployée tant que l’obscurité n’est pas complète, puis par la grand-route, avec des patrouilles à courte portée sur nos flancs et vers l’avant, une reconnaissance de pointe commandée par l’ex-adjudant C…., promu sous-lieutenant. Nous nous hâtons. Les capitaines des 9e et 10e compagnies combinent leur plan d’action pour aborder Souain et s’en rendre maîtres dans le cas où les allemands y seraient encore. Chaque pas nous en rapproche, on n’en est plus qu-à 200 m : rien de nouveau. Nous voici à 100 m, deux coups de feu percent le silence et, assez loin, on entend le trot d’un cheval sur la route. A droite et à gauche, il nous semble voir des lanternes sourdes qui se déplacent, nous nous demandons si ce ne sont pas des hallucinations. Les sous-lieutenants C….. nous fait dire par un cycliste : « Je suis tombé sur une patrouille de uhlans. Ils ont crié :Wer da, feuer,…ont tiré et disparu aussitôt ».
Le capitaine L…. hésite quelques secondes.
- Marchez, mais marchez donc, lui fait dire aussitôt le colonel.
Advienne que pourra, continuons.
La route descend et devient la rue du village. A l’entrée, un camion automobile aux vitres brisées, qui vient d’être abandonné. Pas une lumière, les granges sont ouvertes, les murs sont muets : cela sent le traquenard. Nous frottons une allumette, éclairons une lanterne, inspectons rapidement les premières maisons. Rien.
- Marchez, mais marchez donc !
- Tant pis pour eux… allons-y, puisqu’ils veulent absolument tomber dans la souricière.
Auraient-ils raison et avions-nous vraiment trop peur ? Nous traversons tout le village sans accroc, nous en sortons au Nord. Toujours rien. J’affirme que des lanternes se déplacent sur nos flancs, que j’entends des bruits de voix ; le capitaine commandant, nerveusement, me répond par la formule qui vient de l’arrière :
- Marchez, mais marchez donc !
Nous avons progressé de 300 m. A ce moment, des coups de sifflets stridents retentissent à notre nez et à nos oreilles, nous donnant immédiatement cette terrible impression de demi-enveloppement. Le clairons ennemis jettent leurs lugubres notes d’alerte, et nous sommes au centre du roulement de la fusillade. J’ai le sentiment que les balles ennemies partent à 50 m devant nous, autour de nous. Des milliers de petits éclairs me le confirment, et le tapotement d’une dizaine de mitrailleuses, nous cingle. D’instinct, nous nous sommes jetés dans les fossés de la route. Les 9e et 10e compagnie déploient quelques fractions de part et d’autre, et nous répondons au feu par le feu. C’est infernal. On tire aux étoiles, sans savoir pourquoi ni sur qui, mais on tire, on tire, on tire. Il n’y a pas grand dommage, car on vise trop haut de part et d’autre. Que dis-je, et qui parle de viser ?… C’est un concours de bruit, horriblement impressionnant, terrifiant. C’est l’embuscade. Il fallait s’y attendre, on n’a pas voulu nous croire et je voudrais bien voir le désordre du gros de la colonne qui n’a pas gardé sa distance et qui, en ce moment, doit être engouffrée dans le village !
L’embuscade ennemie ne pouvant être forcée de front, le capitaine L…. me prend avec lui pour aller organiser et lancer une manœuvre latérale qui, partant du village et appuyant à l’Est, cherchera d’autres débouchés. Il laisse au capitaine S…. le commandement des deux compagnies de tête, et il replie le groupe des liaisons, rampant dans les fossés de la route, sur les premières maisons. En passant, il donne l’ordre à la compagnie du génie de mettre la lisière en état de défense : les sapeurs sont aplatis contre le talus ; les trois chevaux des officiers, imprudemment amenés vers l’avant et incapables de s’affaisser sous la menace des balles, gisent expirant au milieu de la chaussée. Le crépi des murs vole en éclats. Toutes les trajectoires semblent converger de notre côté : nous nous réfugions dans une grange pour délibérer. Les balles traversent, bourdonnent, vont mourir dans la paille.
Je constitue en patrouille mon groupe de liaison, grossi de quelques isolés qui se sont joints à nous dans le désarroi de la nuit, et nous nous coulons dans un ravin, vers l’Est. Des fractions d’un autre bataillon sont là, sans objectif, sans mission, cherchant à s’employer. Le capitaine les prend et me suit avec elles. Nous avançons de 200 à 300 m, nous guidant sur la fusillade qui continue à notre gauche et cherchant à nous élever sur son flanc. Arrêt. On se couche. Harassés, presque tous les hommes s’endorment aussitôt, le nez au sol. Réunion des gradés, explication à voix basse : on va marcher droit encore 200 m, puis on se rabattra à gauche par une conversion, on traversera les buissons du ravin. On se serrera les coudes. On se rapprochera de l’emplacement présumé de l’ennemi et on se tiendra prêt à se jeter sur lui à l’arme blanche. Deux recommandations essentielles : pas de bruit, marcher à pas de loup, tenir les baïonnettes avec la main pour éviter le cliquetis dans les fourreaux et pour tout le monde, avoir la précaution exclusive de sentir avec son coude le voisin de gauche. Nous circulons derrière les dormeurs : debout, allons, debout ! Ils n’entendent pas nos appels, à voix basse, nous les soulevons les uns après les autres par la patelette de leur sac, les plus maussades retombent lourdement comme des masses inertes. Il faut les secouer : on ne s’en prive pas. Nous expliquons la consigne à l’oreille de chacun, mais il n’est pas pire sourd que celui qui ne veut rien entendre ! J’insiste chaque fois : surtout, direction à gauche…De plus en plus, je me heurte à la force d’inertie… La ligne s’ébranle, les pieds automatiquement se portent l’un devant l’autre, les yeux restent fermés, les esprits ne quittent pas les ténèbres. Au bout de 50 pas, tout le monde appuie à droite, parce qu’une déclivité du terrain entraîne de ce côté les inerties. Halte ! murmure le capitaine. Il veut faire serrer sur la gauche pour réparer l’erreur, peine perdue : à l’arrêt, cinquante masses sont retombées, endormies. Nous passons une demi-heure à stimuler notre monde, à l’oreille : l’ennemi est là, nous allons le rosser, en avant, en avant… On repart, tant bien que mal, on commence la conversion, on se déchire la figure et les mains à la traversée des buissons. On prend pour nouveau point de direction la silhouette vague des grands arbres de la route, là où nous avons laissé les 9e et 10e compagnie au contact de l’embuscade et d’où nous voulons les délivrer par notre manœuvre. Elles sont malheureusement retombées dans le silence morne et nous n’avons même plus leur combat pour nous guider. Il nous semble que nous sommes à pied d’œuvre et déjà circule l’avertissement d’attaque : attention, au coup de sifflet, à la baïonnette. Soudain, la rafale reprend, tout près, les sinistres claquements de coups tirés à bout portant nous jettent par terre. Nous répondons, nos fusils braqués dans toutes les directions, vers l’ennemi, peut-être aussi vers les nôtres, crachent leurs jets de flammes, dispersent leurs projectiles. Le vacarme est assourdissant, rien ne peut l’arrêter. Les culasses se manœuvrent nerveusement et bruyamment, les commandements français et allemands se mêlent en une indicible confusion. Seul et plus fort que tout, même que l’instinct de conservation, le sommeil couche les fusils dans l’herbe les uns après les autres et peu à peu remplace par un des ronflements de fatigue la pétulance du feu.
Décidément , l’embuscade est plus sérieuse que nous le pensions. Il faut songer, non pas à la déborder, mais à constituer un front d’engagement pour s’aligner avec elle en combat singulier. Nous laissons là les fractions de l’autre bataillon, avec mission de couvrir notre flanc droit, et, nous reportant un peu en arrière, nous décrivons à travers champs un demi-cercle pour nous rapprocher des nôtres. Voici le capitaine S….
- C’est vous, L…. ? Dites donc, vous ne pouvez pas nous laisser ici, c’est intenable.
- Je sais bien. Et c’est pourquoi je reviens à vous.
- Il était temps. Vous savez que vous nous avez tiré dessus tant que vous avez pu !
- Possible. On ne fait pas ce qu’on veut par cette satanée obscurité. Et maintenant, en arrière, homme par homme, par les fossés, dans le plus absolu silence.
Nous ne nous décrocherons qu’au prix de précautions inouïes. Ralliement à la lisière du village. Ce n’est pas une petite affaire que d’insuffler encore à nos unités assez de vie pour permettre l’exécution de cet ordre. Nous circulons comme des revenants et, renonçant à leur expliquer quoi que se soit, nous prenons nos hommes sous les bras, comme des infirmes, nous les jetons plutôt que nous les amenons dans les fossés de la route, leur indiquant, ensuite de filer droit devant eux. Lourdement ahuris, sans y rien comprendre, ils vont. Il y en a pour deux bonnes heures à les dévider ainsi : nous y réussissons cependant sous les coups de feu qui sont devenus plus rares, et c’est avec un soupir de profond soulagement que nous remettons quelques 300 m entre nous et l’ennemi, qui ne nous suit pas. Avons –nous perdu du monde ? Mystère… mais certainement pas beaucoup, car ces tirs de nuit sont de la poudre jetée aux moineaux. Les trois chevaux mourants obstruent la route. Nous y heurtons bien aussi du pied quelques formes humaines, mais ce sont vraisemblablement des dormeurs que des morts.
Par un de ces retours de la fortune des combats, nous battons en retraite, nous qui, poursuiveurs éperdus, avions voulu ce soir coucher à Somme-Py."
Bien cordialement.
Denis