Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Organisation, unités, hôpitaux, blessés....
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite...)


Au milieu du mois de janvier,notre inaction relative prit fin.Notre train fut envoyé à Ost...,pour y prendre des blessés et des malades.
De nouveau,nous passons par Iv.... et Sk.....
A Sk....,la vie normale reprend.On rebâtit la gare,que j'ai vue toute détruite lors de mon dernier passage.
Les trous dans le quai ont été recouverts de planches; on a enlevé les amas de briques tombés des murs écroulés.
La population revenue dans ses foyers,ou plutôt dans ce qui reste,a l'air de n'avoir jamais quitté ces lieux dévastés.Près de la gare,on a élevé des sortes de tentes faites de pieux et de toiles.Elles sont disposées sur deux rangs.Dans chaque tente,il y a une table et une couple de chaises; sur la table,un samovar,des tasses,des baranki,etc...

A deux verstes de la gare,on voit un village.J'y vais.
Deux paysannes polonaises me font bon accueil dans leur maison,située à l'entrée.L'une d'elle est très jeune,l'autre déjà âgée.Je leur demande ce qu'elles ont éprouvé pendant le séjour des Allemands.
Avaient-elles peur?
"-Si nous avions peur? Nullement.Nous étions seules dans la maison.Notre mère et mes enfants étaient partis avant l'arrivée des Allemands.Quant à moi et à ma soeur,nous sommes restées ici pour garder la maison: on ne pouvait pas la laisser sans surveillance,explique la plus âgée.Les Allemands ont introduit ici leur ordre,à eux.Nous devions nous coucher à huit heures,et,après huit heures,les fenêtres ne devaient pas être éclairées.Nous les bouchions avec des coussins,pour qu'on ne pût pas voir la lumière.Durant toute la nuit,des patrouilles circulaient dans la rue.Presque tous les soirs,des soldats frappaient à notre porte pour demander quelque chose à manger.Quand nous les comprenions,nous leur donnions.Quand nous ne les comprenions pas,ils cherchaient eux-mêmes ce qu'ils voulaient avoir.Un soir,ils vinrent et me dirent: "Huhn!" Je compris qu'ils me demandaient une poule,mais je n'en avais que deux et j'en avais pitié,de mes poules.Je fis semblant de ne pas comprendre....Je leur montrai du pain,du sucre....Alors,un Allemand prit une bougie,alla dans la remise,trouva les poules et en emporta une.Oh! que je la plaignais,ma poule!
-Payaient-ils les denrées?
-Pas toujours.Pour la poule,il me donna trois pièces de plomb.Qu'en ferais-je? Elles ne sont bonnes à rien.A d'autres ils donnaient des récépissés."
Après une minute de silence,elle continua:
"-A un de nos paysans ils ont voulu prendre son cheval.Il s'accrocha à lui,ne voulant pas le laisser partir.On lui donna un coup sur la tête...Il mourut...."
Elle racontait tout cela d'un ton posé et avec réserve,ce qui m'étonna d'abord.Puis je compris.Leur village est devenu un champ de bataille changeant de maîtres suivant la fortune des armes.Avant-hier,il faisait partie de l'empire russe.Hier,les Allemands en étaient devenus les possesseurs.Aujourd'hui,ce sont de nouveau les Russes....Qu'est-ce que l'avenir leur apportera,à ces pauvres paysannes? Elles n'en savent rien.Mais ce qu'elles savent,c'est qu'il faut être prudent...
L'intérieur de leur maison était si propre et si bien rangé que la différence était frappante entre cette demeure paisible et le chaos régnant encore à la gare.De la pièce voisine,quatre petites têtes d'enfants regardaient avec curiosité.
"-Quand sont-ils rentrés,vos enfants?
-Quand? Aussitôt que les Allemands se sont retirés.
-Et quand ont-ils incendié la gare?
-Pendant la retraite.Ici,ils n'ont incendié que des bâtiments gouvernementaux.Ils ont fait aussi sauter le chemin de fer.A la première explosion,les fenêtres chez nous faillirent être brisées."

Quand je quittai les deux paysannes,il neigeait.Je n'étais pas revenue à la gare que le village cessait déjà d'être visible pour moi,derrière l'épais rideau des flocons dansant dans l'air assombri.



(à suivre...)
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite...)



La voiture de quatrième classe est remplie de blessés légers.
Un soldat chante:

Petits soldats,braves petits garçons,
Où sont donc vos aïeux?
Nos aïeux,ce sont nos victoires glorieuses:
Voilà où ils sont,nos aïeux!

Petits soldats,braves petits garçons,
Où sont donc vos petites mères?
Nos petites mères,ce sont des tentes blanches:
Voilà où elles sont,nos petites mères!

Petits soldats,braves petits garçons,
Où sont donc vos petits frères?
Nos petits frères,ce sont des sacs sur nos épaules:
Voilà où ils sont,nos petits frères!

Petits soldats,braves petits garçons,
Où sont donc vos soeurs?
Nos soeurs,ce sont des sabres affûtés:
Voilà où elles sont,nos soeurs!

Petits soldats,braves petits garçons,
Où sont donc vos femmes?
Nos femmes,ce sont des fusils chargés:
Voilà où elles sont nos femmes!

Petits soldats,braves petits garçons,
Où sont donc vos petits enfants?
Nos petits enfants,ce sont des balles bien envoyées:
Voilà où ils sont nos petits enfants!



Le train roule.La chanson coule.
L'air en est un original mélange de gaîté martiale et de mélancolie.

---------------------


Nous sommes à la station de Brest-Litovsk.Il est minuit.La grande gare est pleine d'hommes et de mouvement.Partout des soldats en chineli grise,attendant l'heure du départ.
"-Où allez-vous?
-A Lublin.
-Et ensuite?
-Ensuite? Personne n'en sait rien.A la rencontre des Allemands!"

Je quitte la salle de troisième classe.A côté de la salle de première,dans un coin,je vois un grand kiote qui encadre des icônes.
Sous les yeux de la Vierge Marie,de Jésus,des saints,s'allonge le flot des soldats de races et de religions diverses, -orthodoxes,catholiques,musulmans,israélites - qui forment l'armée russe et qui passent ici pour aller à la guerre,à la mort....
Un jeune soldat s'approche du kiote; il jette une monnaie de cuivre dans le tronc qu'on y a placé et prend un menu cierge.
Longuement et attentivement,il regarde le kiote comme s'il y cherchait quelqu'un.
Enfin,il allume son cierge,le place devant un des saints,s'agenouille et prie pendant longtemps...longtemps...
Pour qui? Pour ses proches? Pour lui-même? Prie-t'il son Dieu de faire cesser les souffrances du monde,qui sont devenues ses propres souffrances?
Toujours est-il que je le vois se lever,le visage calme et satisfait.La prière a fait ce qu'il lui demandait...

--------------


Après une journée d'arrêt à Brest,nous allons à O...,pour y prendre des blessés : de sanglants combats viennent en effet d'y avoir lieu.
Pendant le trajet de Brest à O...,à chaque nouvelle station,montent dans notre train de nouveaux passagers momentanés : des officiers,des prêtres,des fonctionnaires divers.
Une dame se présente à nous : elle est en uniforme de soldat,coiffée d'une papakha; elle est blessée et s'appuie sur deux béquilles.Elle nous montre un papier du commandant de la gare qui l'autorise à voyager dans notre train.J'ai une place libre dans mon compartiment et le la lui offre.Elle se couche sur le banc,et nous causons.

Elle me raconte qu'au début de la guerre,elle a quitté ses deux petits enfants pour accompagner son mari,médecin militaire,et son frère,capitaine.Travestie en soldat,elle travaillait dans les tranchées comme infirmier.Les soldats ne savaient pas que cet infirmier fût une femme et la prenaient pour le "petit frère" de leur capitaine.Pendant les attaques,elle courait le long des rangs pour transmettre les ordres de son frère; l'action finie,elle pansait les blessures....
Un shrapnell les frappa tous les trois : son mari,son frère et elle-même.On amputa une jambe au frère.Le mari,grièvement blessé,resta sur le terrain et fut ramassé par les Allemands.Quant à elle,elle avait les doigts du pied gauche écrasés.
"-Mais il n'y a qu'une chose qui m'afflige,dit-elle : c'est qu'une partie du régiment fut cernée par les ennemis et dut se rendre sans combat....Vous comprenez? sans combat !! "
Ses prunelles brillaient.Je l'écoutais attentivement en regardant la finesse de ses traits,ses beaux yeux gris,ses cheveux coupés court,mais bouclés,et je me représentais si vivement le "petit frère" du capitaine courant dans les tranchées porter ses ordres!
Pendant quelques minutes,nous gardons le silence.
Je le romps pour demander à ma compagne de voyage où se trouvent ses enfants.
"-Je les ai laissés à la campagne,chez maman.Je vais à X...(une ville de Pologne) pour me défaire de l'appartement et des meubles.Je ne sais pas quand nous y retournerons,et même si nous retournerons jamais.Il faut liquider tout."
A X...,nous arrivons tard dans la nuit.J'aide la blessée à descendre sur le quai,et j'appelle un cocher.Nous nous disons adieu,et je l'embrasse.Elle obtient de moi la promesse de lui rendre visite à Moscou,dans l'hôpital où elle terminera sa cure,interrompue par ce voyage.

---------------------


Depuis longtemps déjà,j'ai voulu avoir une petite bibliothèque dans notre train pour distraire mes patients par la lecture pendant nos longs et fatigants voyages d'un "point d'évacuation" à l'autre.
Mais créer une bibliothèque dans un train sanitaire est une affaire assez difficile.Car,dans les bibliothèques des "établissements hospitaliers",seuls sont admis les livres portés sur la liste des ouvrages "non subversifs",qui est élaborée et approuvée par le ministère.
Mettant à profit mon court séjour à Moscou,je me suis adressée à un comité qui s'occupe spécialement de former des bibliothèques pour les soldats blessés,et là,on m'a remis une collection de livres et de brochures.
Je l'ai placée dans mon compartiment et maintenant j'ai,plus ou moins,de quoi donner à lire aux soldats.
Les blessures nettoyées et pansées,je prends une brochure et je lis à mes patients "comment les hommes ont appris à voler en l'air".
Nous voyons dans cette brochure qu'un des premiers à qui soit venue l'idée de faire de l'aviation est un moujik russe du XVIè siècle.Il "se vantait" de pouvoir faire des "ailes de mica" et de voler au moyen de ces ailes.
Le tsar Ivan Le Terrible s'intéressa à l'invention de son sujet et lui ordonna de prouver devant le public qu'il ne mentait pas.Le jour de l'épreuve,le pauvre moujik n'ayant pu s'élever sur ses "ailes de mica",le tsar ordonna de lui brûler le nez,de lui donner le knout et de le déporter.
Mes hommes écoutent cette triste histoire,plaignent le sort de l'aviateur malheureux,mais sont contents de savoir qu'un des "leurs" s'occupait d'aviation il y a trois cents ans déjà.

(....censuré...........)


Je récite aux blessés des poésies que j'ai apprises au lycée et que je n'ai pas encore oubliées.
Celle-ci,de Nekrassov, leur plaît surtout:

En écoutant les horreurs de la guerre,
Devant chaque nouvelle victime des combats,
Je ne plains ni l'ami ni la femme,
Je ne plains pas même le héros.

Hélàs! une femme se consolera,
Et le meilleur ami oubliera son ami.
Mais il y a dans le monde une âme
Qui se souviendra toujours.

Parmi nos affaires hypocrites,
Et toute la platitude et tout le terre-à-terre,
Je n'ai vu qu'une sorte
De larmes saintes et sincères.

Ce sont les larmes des pauvres mères.
Elles ne peuvent oublier leurs fils
Tombés dans la moisson sanglante,
Comme un saule pleureur ne peut relever
Ses branches inclinées vers la terre.



"-Qui a composé cela? demande un des auditeurs.
-Nekrassov,poète bien connu.
-C'est un bon compositeur.Il dit la vérité.Ce sont les mères qui pleurent le plus ceux qui meurent à la guerre.
Répétez-moi encore une fois ces vers."

Je recommence:

En écoutant les horreurs de la guerre....




(à suivre....)
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite...)



Une nuit noire bouche les fenêtres de notre wagon quand nous arrivons à R...
Le médecin chef du "point d'évacuation" entre chez nous:
"-Il y a beaucoup de grands blessés.Ménagez l'espace dans le train; réservez des places pour de grands blessés.On décrochera de votre train quatre tieplouchki et on les enverra avec vos soeurs vers les positions qui se trouvent à sept verstes de la ligne de combat.On y ramassera des blessés."
Les tieplouchki vite décrochées,nous nous mettons en route.Un médecin et dix infirmiers nous accompagnent.
Il est deux heures du matin.La nuit est sombre.Sur l'horizon noir à chaque instant s'allume une flamme d'un blanc rougeâtre,qui rappelle les éclairs de chaleur.Elle s'allume,éclaire l'espace,et tout de suite on entend des détonations.
C'est l'artillerie qui travaille.
Nous avons dépassé un bois.Une plaine s'étend.
La flamme des canons vue sur la plaine nue produit un effet plus saisissant que quand on l'aperçoit par-dessus la cime des arbres.Sur un fond couleur de sang se détend subitement un fil d'argent,au bout duquel s'allume pour un instant comme une ampoule électrique.
De nouveau,nous entrons dans le bois.Notre voyage se termine bientôt.Un coup de sifflet léger nous parvient.La locomotive s'arrête.
Le son du canon se rapproche.La bataille se livre à notre droite,et nous descendons du train au côté gauche du bois.Nous avançons avec des lanternes parmi les arbres.
Il y règne un silence interrompu seulement par le canon.Le bois paraît enfoncé dans une lourde torpeur.Tout est noir autour de nous.Mais voilà que,de tous les côtés,de petits feux apparaissent comme des vers luisants: ce sont des infirmiers avec leurs lanternes.Ils transportent des blessés vers notre train.Nous les aidons à déposer leur charge sur les lits,tandis que ceux des hommes "qui peuvent marcher" s'approchent en silence,et en silence s'asseoient près des wagons,comme pour s'effacer devant leurs camarades plus grièvrement atteints.
Les infirmiers allument un feu de branches sèches.La flamme saute,éclairant les groupes où les hommes se serrent l'un contre l'autre,les bras et les têtes bandés,les visages mortellement pâles,les chineli ensanglantées,les rangées de brancards chargés de corps immobiles.
On m'apporte un blessé.Toute sa figure est enveloppée; seule,la bouche est à découvert.Je le prend par la main.La main est froide.Je tâte le pouls,qui n'est pas facile à trouver.
"-Laissez celui-là,ma soeur,me dit le médecin.Ne vous en occupez pas.Faites-le coucher sur un lit.Il n'est pas probable que vous l'amènerez vivant à R..."
Je cours chez une autre soeur et je la prie de lui faire une injection de camphre et de lui mettre des couvertures chaudes: il me semble qu'il a froid.
-"Il n'y a plus de blessés sur les brancards,déclare le médecin.On peut monter dans les voitures ceux qui peuvent marcher."
Et "ceux qui peuvent marcher" se traînent péniblement vers les marchepieds,pour les gravir plus péniblement encore.Quelques minutes plus tard,nous retournons à R...
A R...,un autre train de marchandises nous attend déjà,tout plein de blessés qui doivent être transférés dans le nôtre.Toute la nuit le transbordement continue.Tous sont dans un état grave.Aucun ne "peut marcher".
Cette bataille nocturne nous a coûté cher.
Mais le fait même que nous avons un tel nombre de grands blessés est rassurant: il indique avec certitude que les nôtres ne reculent pas,car on ne peut pas ramasser les grands blessés pendant une retraite.Donc,cette bataille est heureuse; et cela me console....

--------------------------

Quelques-uns de ceux qu'on nous a amenés meurent dans le train.
En passant par une des voitures,je vois un soldat en une pose étrange: il appuie les genoux et les mains sur le plancher,dont son front touche la poussière.
"-Monsieur le docteur,commençons le travail par celui-ci: il se tient si singulièrement! ",dis-je à notre jeune médecin auxilliaire.Mais ce médecin est têtu comme un vrai Caucasien qu'il est.Et il fait,de parti pris,le contraire de ce qu'on lui conseille.
"-Pourquoi par celui-ci? Il faut aller de l'un à l'autre en suivant l'ordre."
Nous suivons "l'ordre".Pour arriver à ce soldat,j'ai dû faire transporter une trentaine d'autres.
Quand,enfin,je tâche de soulever l'homme toujours agenouillé au milieu du wagon,je vois qu'il est déjà mort.Ses mains et ses pieds sont froids.
Après le transbordement,nous commençons à panser de nouveaux patients.
Des fractures,des blessures horribles,des hémorragies....Le travail marche vite et bien,mais mon docteur aime trop à procéder par ordre.J'ai dans une des mes voitures deux hommes dont l'état est extrêmement grave.Je prie le docteur de m'autoriser à les laisser à une station intermédiaire où il y a de bons hôpitaux,à M... ou à P....Je crains qu'ils ne supportent pas le long voyage jusqu'à la ville qui nous est assignée comme terminus de notre présente course.
"-Je sais mieux que vous qui doit être laissé à M... ou à P...".Telle fut la réponse.
"-Mais vous ne les avez pas encore examinés.Il faut que vous les examiniez bien."
Mon docteur reste implacable.
Je rentre dans la tieplouchka pour voir mes deux blessés.Leurs bandages sont mouillés.J'en ajoute d'autres.
"Qu'ils ne meurent pas! " c'est l'unique pensée qui occupe mon cerveau.
Le lendemain,à cinq heures du matin,l'infirmier me réveille.
"-Le blessé que vous avez prié le docteur de laisser à P...gémit et prie qu'on lui renouvelle son pansement.Il a une température de 38 degrés 8.Il n'a pas dormi de toute la nuit."
Je saute de mon banc,je réveille le médecin et une autre soeur.Nous faisons au blessé un nouveau pansement,mais sans qu'il soit soulagé; sa jambe devient de plus en plus bleuâtre....
Je pense que,si nous ne le laissons pas dans un hôpital pour qu'on l'opère,il sera perdu; et cette idée me tourmente.
Je m'asseois au chevet du soldat.Il s'agite sur son lit et me demande s'il survivra.
"-Tu sais,ma petite soeur,j'habitais la campagne.Juste à la veille de la guerre,j'ai construit une nouvelle maison.Nous nous en réjouissions tellement,moi et ma femme! J'étais allé en ville pour gagner de quoi payer la maison.J'y travaillais tranquillement.Et voilà qu'on me raconte que la guerre est déclarée.Le patron me dit: "-On te prendra pour le service.-Pourquoi? demandai-je.Je veux travailler: j'ai construit une nouvelle maison."
Le patron me dit: "-Il vaut mieux tout de même que tu ailles chez toi,chez ta femme et que tu lui fasses tes adieux".Et voilà que j'apprends qu'on prend tout le monde pour la guerre,et moi aussi.Je retourne sans retard dans mon village,sans avoir rien dit à personne.J'arrive chez moi et je dis à ma femme: "Adieu,ma petite femme! je vais mourir."
Elle pleure,et moi aussi.Nous avons pleuré tous les deux.Ensuite,je me lève et je dis: "Eh bien,assez!" Et je partis pour la ville.Depuis cette heure-là,je n'ai pas revu ma femme.
-De quel gouvernement êtes-vous?
-De Tchernigov."

Après l'arrivée à G...,je m'adresse directement au médecin en chef du "point d'évacuation",et,sans l'autorisation de mon docteur,je le prie de prendre chez lui mes deux blessés.Il consent volontiers.Pendant ma conversation avec lui,notre médecin auxilliaire donne l'ordre de transporter tous les blessés de notre train dans un autre qui les attend ici pour les évacuer plus loin.
"-Personne ne restera ici au point de pansement",dit-il.
Mais mes deux patients sont déjà dans la salle du "point".
"-Celui-ci doit rester ici,et celui-là aussi" dit le chirurgien après les avoir examinés...
"-On t'enlèvera la jambe,mon petit,dit-il à un des miens.Sinon,ce sera trop tard.
Quant à l'autre,on l'enverra à la ville,à l'hôpital de la Croix-Rouge.Son état est le même",dit le chirurgien à une des soeurs qui l'aident.
Vingt minutes après,je vois mon blessé déjà couché sur la table d'opération et chloroformé.Il dort,et le médecin termine son travail.

Mon docteur ne sera pas content de moi,probablement.J'ai agi sans autorisation et sans observer "l'ordre".
Mais quoi! si la subordination est une bonne chose,la vie humaine en est une aussi.



(à suivre...)
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite...)



Le petit bourg où nous allons chercher des blessés est situé au milieu d'un bois de sapins.L'air est pur et léger.
Nous remplissons notre train de grands blessés couchés sur des civières.Le travail marche vite.Nous faisons sortir les lits des wagons,y plaçons notre monde et le montons à l'intérieur.
Les bottes,les chineli, les pantalons de ces hommes,sont couverts de boue,d'argile.
L'uniforme et le linge font l'impression d'avoir été bien goudronnés,tellement ils sont sales.
"-Pourquoi avez-vous tant de boue et de terre sur vous? dis-je à un des blessés les plus crottés.
-Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? me répond-il.Nous sommes restés couchés pendant quatre jours et quatre nuits sur le ventre,dans des marais.Nous avons marché en pays marécageux pendant deux semaines entières."
Un large sourire inonde subitement sa figure,et il ajoute:
"-Mais ce n'est pas pour rien que nous nous sommes roulés dans la boue.Nous avons battu l'Allemand: il a reculé.
-Où donc?
-Sous Pr....."

---------------------------

Le train est chargé.Nous pouvons nous reposer un peu.
Un officier vient chez nous.C'est le commandant du train-bain qui se trouve près du nôtre.Il nous remercie pour notre travail,qu'il "contemplait" (c'est son expression) avec ses camarades,et nous invite à venir voir son installation.Nous y allons après le dîner.
Le commandant du train-bain nous reçoit bien.Il nous offre du thé et des "bonbons de Moscou".
Il nous raconte ce qui lui est arrivé la veille.Un train sanitaire s'est arrêté à côté du sien.Il le "contemplait" aussi et a remarqué que personne ne surveillait le transport des blessés: pas un médecin,pas une soeur.
"-Alors,je fais des recherches,nous dit-il,je trouve une soeur et je lui déclare qu'on ne doit pas laisser les infirmiers travailler sans surveillance.Elle se fâche.Et voilà qu'un médecin saute d'un wagon et me crie: "Comment pouvez-vous être aussi impoli avec Mme Z....?"
Puis on m'explique que cette dame est une personne très importante.Mais comment pouvais-je savoir? Pour moi,toutes les soeurs sont égales.Une personne importante! Si elle travaille bien,je m'agenouillerai devant elle.Sinon...."

Après le thé,le commandant nous fait voir tout l'intérieur de son train.
Il y a vraiment de quoi regarder.Il s'y trouve une salle de bain,une avant-salle où on laisse le linge et les vêtements.Puis c'est une chambre de coiffure,une lingerie,où on échange le linge sale contre du propre.La salle de bain est organisée à la russe: de larges bancs pour les clients,des chaïki (seaux de bois),des torchons,des morceaux de savon.De là,nous passons dans un wagon-blanchisserie où,au moyen de machines spéciales,on lave le linge,on le presse,on le sèche.Plus loin,nous entrons dans la resserre pour le linge rangé sur des rayons.
"-Quant à cela,c'est une chambre de désinsection,nous dit le commandant.
-De désinfection,voulez-vous dire?
-Non,de désinsection.C'est pour anéantir les amis de Guillaume.
-Quels amis?
-Mais les insectes,la vermine.C'est le fléau de l'armée.Ils aident Guillaume.Nous les combattons ici,et avec beaucoup de succès.Nous mettons dans cette chambre les chineli et tous les vêtements des soldats et faisons monter la température jusqu'à 94 degrés.Ils peuvent en supporter une de 60 à 70 degrés; à 80 degrés,ils commencent à craquer et,à 90 degrés,ils périssent tous."

--------------------------------

Nous remercions notre hôte aimable et nous hâtons de retourner chez nous.Quelques minutes après,nous roulons vers Varsovie.
Je reste dans une des tieplouchli,chargée de dresser la liste des blessés qui s'y trouvent et de savoir quand ils ont été pansés pour la dernière fois.
Il y a là un Allemand.Pendant que j'inscrivais les noms sur mon registre,il était resté couché sur son lit,le visage entre les mains et sanglotant.
"-Dites-moi votre nom,lui dis-je en allemand.
-Franz L....
-Ma petite soeur,me demandent nos soldats,pourquoi pleure-t'il? Expliquez-lui qu'il n'y a pas de quoi tant s'affliger.On ne l'a pas tué: donc après la guerre,il retournera chez lui.Il est marié,n'est-ce pas? A-t'il une femme et des enfants? Demandez-le-lui,ma petite soeur,encouragez-le.""
Je traduis ces paroles à Franz L...Mais il me regarde avec méfiance.
"-Mais écoutez donc! Les Russes ne sont pas méchants.Pourquoi avez-vous peur?
-Savez-vous,ma petite soeur? me dit un des blessés.Nous avons été voisins de lit à l'hôpital.Quand on nous mit dans le train,l'Allemand devint tout pâle et commença à pleurer.Il croyait probablement qu'on allait le tuer.C'est en Allemagne qu'on lui a raconté des bêtises sur nous.C'est pourquoi il a peur."
Je distribue des cigarettes aux soldats.
"-Ma petite soeur,donnez-en à l'Allemand",me disent les blessés.
J'obéis bien volontiers à leur désir.L'Allemand me remercie et se calme un peu.
Vers minuit,nous arrivons à Varsovie.Notre train reste sur une voie de garage.Le matin,on nous transmet l'ordre de laisser à Varsovie dix grands blessés russes et tous les prisonniers.
Je vais chez Franz L...,et lui dis qu'il restera à Varsovie.Cette nouvelle le trouble,et il me regarde avec crainte.
"-Ma petite soeur,me disent les blessés,priez le docteur de laisser cet Allemand avec nous.C'est un brave garçon,cet Allemand.Nous le connaissons bien.Nous sommes bien attachés à lui.Parlez-en au docteur,ma petite soeur.
-Le docteur n'a pas le droit de le garder dans le train si l'ordre est de le laisser à Varsovie.Cela ne dépend que des autorités militaires."
Mais je suis touchée de leur demande.
Je dis à l'Allemand qu'à Varsovie on le transportera à l'hôpital,où se trouvent prisonniers des compatriotes à lui; là,il ne s'ennuyera donc pas.
L'Allemand me croit cette fois:
"-C'est bien.Car je craignais d'être envoyé en Sibérie.Il y fait froid,et tous les nôtres y meurent."
Je ris:
"-Mais comment nous,les Russes,pouvons-nous habiter la Sibérie sans y mourir? Tout de même,soyez tranquille.Aussi longtemps que vous ne serez pas bien guéri,on ne vous enverra pas en Sibérie."

-----------------------------------

Le soir de la même journée,nous quittons Varsovie pour aller à Moscou avec un très fort convoi de grands blessés: 370 sur 480 ne peuvent se lever.
Les trajets d'une station à une autre étant parfois très longs,je dois rester pendant deux ou trois heures dans la même tieplouchka.J'y termine tous les pansements et,assise sur un lit,je cause avec mes patients.
Un d'eux est blessé pour la deuxième fois;un autre,pour la troisième.Les anciennes blessures font encore penser à elles.Les nouvelles y ajoutent de la douleur.Les blessés en sont déprimés.
"-Ne vous affligez pas tant! leur dis-je,essayant de les encourager.Vous guérirez,vous retournerez chez vous,et on vous donnera la croix de Saint-Georges.Vous l'avez bien gagnée.Etre blessé pour la troisième fois pendant la même guerre,c'est quelque chose.
-Non,ma petite soeur,répond un des hommes,le visage grave.On ne me donnera pas cette croix dont vous parlez...J'en aurai bientôt une,mais une autre.....Une grande,de bois...."

Il a raison.C'est la mort plutôt qui l'attend,et non la guérison.Mais puis-je le lui dire? On ne peut pas dire la vérité à ces gens dangereusement atteints et fatigués....Mais je sens que je dois leur dire quelque chose.Et je leur parle,non d'eux-mêmes,à qui il ne reste pas beaucoup d'espoir,mais de la cause pour laquelle ils souffrent.
Le coeur serré,je leur dis que la guerre est le plus terrible des maux,mais que,puisqu'elle a gagné le monde entier,personne ne peut s'y dérober.Ce n'est pas notre pays qui a voulu cette guerre.L'Allemagne l'a provoquée.L'Allemagne a écrasé la petite Belgique,tient une partie de la France,a envahi la Pologne.Les Allemands incendient les villages,emmènent les habitants et les forcent à travailler comme des esclaves.Les petits enfants restent sans soutien et meurent de faim.Nous devons briser l'orgueil et la domination des Allemands.Si nous ne le faisons pas,nous souffrirons encore plus qu'aujourd'hui.Nos enfants devront payer tribut et travailler pour l'enrichissement de l'Allemagne,déjà cent fois plus riche que notre pays...Il faut avoir du courage et de la confiance en soi-même.
Je termine là mon improvisation.C'est le premier discours que j'ai fait en faveur de la guerre.
Il me semble que tout ce que je viens de dire est inutile et déplacé,que les souffrances personnelles de ces soldats ne sauraient être allégées par des mots.Il me semble même qu'il est cruel de ma part de tenir ce langage à des gens qui savent mieux que moi ce qu'est la guerre.
Mais,chose étrange! quand le train s'arrête et que je quitte la voiture,les blessés m'accompagnent d'exclamations émues:
"-Merci bien,chère petite soeur! Tu nous as relevé le moral.Merci bien à toi,chère petite soeur!"

--------------------------------------------------

Peu de temps après,l'infirmier m'appelle dans la même tieplouchka.Chez le soldat qui est blessé pour la troisième fois,la température monte et devient brûlante.Je l'examine et je refais le pansement.La blessure est très petite,et l'aspect extérieur n'en est pas mauvais.Qu'est-ce qui se passe au-dedans? Il n'y a rien à y comprendre.Nous appelons le médecin.On examine de nouveau le blessé.
Toute la nuit,le cauchemar le poursuit.Dans son délire,il combat les Allemands,il crie,il saute de son lit et se précipite contre les lits voisins; les infirmiers le retiennent; il les prend pour des ennemis.
Une autre journée se passe.Vers le soir,le malade se calme un peu,mais la température monte encore.Le lendemain matin,l'infirmier vient me chercher.
"-Il meurt,celui-là."
Je cours dans la tieplouchka.Je tâte le pouls,mais il disparaît sous mes doigts,et la main se refroidit dans la mienne.
Une injection de camphre....Sans résultat.
Le soldat aura sa croix,une grande croix de bois......




(à suivre...)
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite...)


Sur le chemin de K...,notre train prend une allure de tortue.On dit qu'à K... il y a énormément de blessés.
Mais nous nous arrêtons à chaque instant.Toutes les voies sont occupées,et nous devons laisser passer les trains militaires,qui conduisent des soldats sur la ligne de combat.
Tout près de K...,à une petite station,en face de notre wagon,s'alignent des soldats arrivés tout à l'heure.On les inspectera,et ensuite ils iront aux tranchées.Nous les regardons par les fenêtres.
Or,parmi eux,nous remarquons quatre femmes en uniforme militaire.Une a environ dix-huit ans;elle est jolie.Deux autres ont environ vingt-cinq ans.La quatrième a l'aspect d'une suffragette;c'est pourquoi il est difficile de reconnaître son âge.Ce sont des volontaires.
En attendant l'arrivée des officiers,les soldats s'occupent fraternellement de leurs compagnes:
"-Tu veux boire peut-être?",demande un soldat à une des volontaires.Et il tient sa théière par le fond pendant qu'elle boit au goulot.Un autre soldat s'approche et présente à une d'elles un kalatch,à une autre un morceau de saucisson,à la troisième des cigarettes.
Un commandement résonne.Les soldats se mettent en marche,et les quatre camarades avec eux.
Elles marchent comme de vraies militaires;leur allure ne se distingue pas de celle des hommes,quoiqu'une d'elle soit une vraie "demoiselle".

-----------------------------

Dès cinq heures du matin,nous sommes occupées à panser.Nous avons commencé par les sept wagons à marchandises.Les hommes sont couchés sur de la paille,en rangs serrés: quarante blessés par wagon.
"-Où êtes-vous blessé?" dis-je,en me penchant sur lui,à un homme dont la figure est contre la paille.
Il ne me répond pas.
"-Ecoute.On te demande où tu as mal",intervient son voisin.
Il ne lui répond pas.
Je touche sa main.Elle est froide.
"-Il ne faut pas le réveiller.On ne le réveillera jamais!.. dis-je.
-Est-ce qu'il est mort? " demande le voisin.
Et graduellement,un vide se forme autour du corps,autant que le permet l'étroitesse de l'espace.
A quoi pensait-il en mourant?
Les lèvres du mort sont fortement serrées.Un grand effort se traduit dans l'expression de son visage.On voit qu'il retenait ses cris.
Je lui couvre la figure avec sa casquette et je passe à d'autres.
Nous avons ainsi examiné les blessés de tous les wagons à marchandises.Presque dans chaque voiture,il y avait un mort ou un mourant qui,hier,pendant le chargement,passait pour "pouvoir marcher".
Dans les tieplouchki,il y a eu quatre morts pendant la nuit.A la première station,on descend les cadavres,et je choisis,parmi ceux qui couchent sur le plancher,les plus malades pour leur donner les quatre lits redevenus libres.
Ma vieille expérience m'a appris que ceux qui sont dans le pire état ne réclament jamais rien;ils demeurent inertes.
Je tâche de reconnaître à l'expression du visage ceux que je cherche.
"-Quelle est votre blessure? Vous en souffrez beaucoup,n'est-ce pas? dis-je à un soldat.
-Ca ne fait rien.Je tâcherai d'avoir de la patience,ma petite soeur ",prononce-t'il avec difficulté.
Les traits paraissent calmes.Mais,dans le regard,il y a tant de douleur! Je relève sa chemise.les bandages qui garnissent le dos et une hanche sont rougis.
"-Mettons celui-ci sur le lit",dis-je aux infirmiers.
Quand,l'homme placé sur le lit,je lui refais le pansement,je vois des blessures terribles: profondes,avec des lèvres bleues et déchirées.
Comme il dû souffrir!
Mais il n'a pas poussé une seule plainte.Où prennent-ils pareille force de résignation et de patience?


A la fin de mai...Nous arrivons de nouveau sur les bords du San,de ce San où chaque pouce de terre est arrosé de sang humain.
Notre train s'arrête.Nous en profitons pour descendre; nous traversons le pont et avançons à gauche,le long de la rive.
La forêt nous entoure.Toutes les cinq ou toutes les dix minutes,nous rencontrons des tranchées.Les une ont la forme d'un fossé;d'autres,celles d'un souterrain.Nous marchons sur des douilles brisées de shrapnells,sur des lambeaux d'uniforme autrichien: voici une manche de vareuse bleue;plus loin,une vareuse sans manche....Des chaussures autrichiennes aux semelles garnies de clous,des sacs militaires en fourrure jaune.....
Et la forêt!....La forêt se tient encore,mais triste et blessée! Beaucoup de sapins brisés,déjà morts,appuient leurs troncs et leurs branches desséchés sur leur voisin.Parfois une moitié de l'arbre est mutilée et demi-morte,l'autre est restée verte.Les cîmes se balancent douloureusement.
"-C'est une tombe commune autrichienne",dit,interrompant notre méditation,le capitaine qui nous accompagne.
Nous voyons un petit tertre couvert d'un vieux képi autrichien....Les arbres continuent à gémir doucement de leurs branches sèches...
Nous sentons la présence de la mort parmi nous.Silencieusement,nous sortons de la forêt en rejoignant la rive élevée du San,qui coule rapidement à nos pieds.
"-Des monceaux d'armes gisent au fond de la rivière.Les Russes,dont l'attaque venait de l'autre rive,et les Autrichiens,qui se couvraient de la rivière,lui ont payé le même tribut.Il y a quelques jours,notre médecin,qui se baignait ici,eut le pied percé dans l'eau par une baïonnette autrichienne,comme si,même abandonnée,elle devait continuer le combat....Nos soldats repêchent beaucoup d'armes en se baignant.De temps en temps,des cadavres flottent,emportés par le courant.L'ordre est donné de les retirer de l'eau et de les enterrer"...termina le capitaine.
"-Et,là,ce sont les tombes communes de nos soldats",dit-il peu après en montrant l'autre rive,où on distinguait la blancheur des croix sur les tombes.
Tandis que mes compagnons se reposaient sur l'herbe,j'allai vers les tombes communes des soldats russes.
Elles sont entourées d'une clôture de bois.Il y a là cinq ou six tombes,sur chacune desquelles se dresse une grande et haute croix blanche.
Une inscription dit: Ici reposent les soldats du...régiment tombés courageusement en traversant le San sous le feu des fusils,des mitrailleuses et des canons ennemis,le ...octobre 1914.
Deux croix portent aussi des noms et ces mots au crayon: Et encore quatre soldats.
Non loin de là,au milieu d'un champ,sous un saule,s'élève encore une croix,aussi grande que les autres.Je traverse le champ avec précaution,car il est labouré.Pas d'inscription sur cette croix.Mais après de longues recherches,je déchiffre sur un des bras ces mots,griffonnés au crayon: Ont péri dans la nuit du ....octobre 1914.



(à suivre...)
Avatar de l’utilisateur
antoinedeverdun
Messages : 305
Inscription : dim. sept. 16, 2007 2:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par antoinedeverdun »

Merci Mireille. C'est magnifique
Dulce et decorum est pro patria mori...
Avatar de l’utilisateur
JPB
Messages : 35
Inscription : jeu. nov. 15, 2007 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par JPB »

salut
c'est le NOUVEL AN ,pour le fun,
et comme sur cette partie du site nous sommes tous entre carabins,et malgré la gravité du sujet,sujet que nous côtoyons chaque jour dans notre métier,

conaissez vous la chanson,sur un air de" buvons un coup,c'est agréable " :

"j'aimererais bien.....une russe ,mais j'ai trop peur qu'elle me morde..... (nous ne sommes pas en 1914,mais l'auto-censure est passée par là)

bonne année
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite)



A Brest,nous laissâmes tous les blessés qui se trouvaient dans les wagons à marchandises et ceux qui étaient couchés dans les tieplouchki,sur les planchers.
Il ne resta dans le train que le nombre normal des blessés,prévu par le réglement d'après la capacité des locaux.
Dans une de mes tieplouchki,il y avait un soldat atteint à la poitrine.Sa blessure n'était pas très grande ni grave,mais il était en un état très inquiétant: il parlait avec beaucoup de peine et crachait le sang.
On décida de le débarquer aussi à Brest.Mais,pendant qu'on le transportait sur le brancard,il mourut.
L'infirmier qui le soignait ne se rappelait pas son nom,ni notre médecin non plus.Mais son voisin de lit nous aida.
"-Ma petite soeur,on a pris quatre blessés de notre voiture.Je les connais tous.Permettez-moi de regarder le mort.Je le reconnaîtrai et je vous dirai son nom."
J'y consentis.L'hôpital n'était pas loin.Lentement,nous y amenâmes notre patient pour qu'il pût reconnaître son camarade.Il le nomma tout de suite.
"-Je ne croyais pas qu'il serait mort,dit-il,secouant la tête d'un air pensif.Je ne le croyais pas."

Remontée dans le train,je parcours la longue liste des blessés que nous avons transportés;je trouve le nom du mort,et je le marque d'un signe.Maintenant,ses parents ne seront pas dans l'ignorance de son sort.Ils recevront une triste nouvelle;mais,au moins,ils sauront et ne passeront pas des journées et des mois dans une attente angoissante et vaine.Ils sauront....
"-Pourquoi se déranger pour ça ? " ,me dit ironiquement une autre soeur de notre train.
Cette question m'est désagréable;mais je me retiens et réponds aussi tranquillement que possible:
"-Je voulais informer la famille du mort.
-Mon Dieu! que vous êtes sentimentale! ",m'objecte-t'elle.

Je ne peux rien lui répondre: peut-être a-t'elle raison.

--------------------------------------


A M...,nous laissons les autres blessés et nous retournons aussitôt à K...,où nous devons évacuer les hôpitaux.
Mais,en dehors des hommes hospitalisés à K...,on nous en apporte qui viennent directement des positions:Russes et Autrichiens.
Mes wagons sont remplis presque exclusivement d'Autrichiens.
Pendant le transport dans les tieplouchki,je commence à panser mes nouveaux patients dans une voiture déjà pleine.
Un Autrichien a quatre blessures: aux deux bras,à la tête,à la poitrine.Avec toutes les précautions,je le panse.Je passe à un autre,à un troisième.Je lave leurs blessures et je les bande.
Je tâche de travailler le plus doucement possible,pour ne pas faire souffrir les "ennemis".Les Autrichiens en paraissent étonnés.Leurs chefs,probablement,leur avaient promis des tortures en Russie.
Un d'eux me regarde et me dit soudain:
"-Ma soeur,vous ressemblez par la figure à ma femme.
-Vous êtes donc marié ? Et vous avez le portrait de votre femme avec vous? Montrez-le moi."
L'Autrichien sort un paquet,caché sous l'oreiller,le délie et me tend une photographie.Je vois une jeune femme au visage agréable,qui ne me ressemble que par la couleur des cheveux: elle est blonde.Je suppose que l'Autrichien,en me comparant à sa femme,a voulu me flatter pour me remercier de mes soins.
"-Ma soeur,j'avais encore un autre portrait,plus grand,et des lettres d'elle aussi.Tout cela était dans mon sac et est resté sur le champ de bataille.Quant à cela (désignant le paquet),je l'avais caché sur ma poitrine."
Un autre Autrichien me tend aussi une photographie de sa femme; un troisième suit son exemple.
Chacun veut causer avec moi de celle qu'il aime.Je contemple les femmes de tous mes patients et j'écoute ce qu'ils me racontent d'elles.Ils parlent avec un plaisir visible,et quelque chose d'enfantin se marque sur leurs traits.Pour le moment,ils oublient que c'est la guerre,qu'ils sont prisonniers et que c'est "l'ennemi" qui les entend: leurs rêves et leurs conversations les ramènent chez eux....

----------------------------------------


Le train roule toujours.Les Autrichiens regardent par les fenêtres et s'étonnent de ce qu'ils voient: des grands bois qui accompagnent le train pendant des journées et des nuits entières,de l'abondance du matériel et des approvisionnements dans les stations.Mais ce qui les frappe le plus,c'est la durée de notre voyage.
"-Que de bétail vous avez encore en Russie! s'écrient-ils,en regardant le train qui nous croise et dont les wagons sont remplis de porcs et de boeufs.Que de bétail encore,après des mois de guerre!
-On nourrit bien les blessés dans vos trains sanitaires.Le pain est si blanc,si frais!
-Ma mère m'a écrit récemment,raconte un d'eux,qu'un kilo de viande coûte maintenant chez nous six couronnes.Au pain on ajoute quelque chose pour économiser la farine.Le pain n'est pas bon.Que sera-ce plus tard,si la guerre dure encore,si elle n'est pas finie bientôt?"

Les Autrichiens qui se trouvaient dans cette voiture étaient d'origine allemande; parmi eux,il y avait deux Viennois.Dans d'autres voitures,en dehors des Allemands,il y avait des Serbes,des Croates,des Ruthènes,des Slovaques,des Polonais et des Roumains.Les Serbes et les Ruthènes se tenaient ensemble,tâchant d'être voisins de lit.
"-Comment pouvez-vous faire la guerre aux vôtres ? dis-je aux Serbes.Est-il possible que vous ayez tiré sur vos frères?
-Mais nous n'avons pas tiré! répondit vivement un des Serbes,aux malins yeux noirs.Nous avons tiré en l'air.
-Ne le croyez pas,ma soeur,fait une voix (c'était un officier russe qui était entré dans la voiture et avait assisté à notre conversation).Ils n'ont pas tiré ? Allons donc! On leur commande,et ils tirent; et c'est tout.
-Est-ce vrai ? demandai-je plus bas au Serbe quand notre officier fut sorti et que le train se fut remis en mouvement.
-Mais que nous restait-il à faire ? " me demanda-t'il à son tour,tandis que ses yeux brillaient.

L'abattement des premières heures est passé définitivement.Les prisonniers,voyant qu'on les traite bien,deviennent de plus en plus confiants; ils causent avec moi,me racontent leur vie,se renseignent sur ce qui les attend à l'intérieur de la Russie.
"-Où habiterons-nous? " s'enquiert avec inquiétude l'un d'eux.
Et,se répondant à lui-même:
"-En Sibérie probablement...Mais nous mourrons de froid là-bas",continue-t'il après une minute de silence.
Je me vois obligée de leur expliquer que la vraie Sibérie ne ressemble pas à ce qu'on raconte d'elle en Europe; que la neige et le gel n'y sont pas "éternels"; que les gens qui y demeurent,loin de mourir de froid,se portent très bien; que la Sibérie est un pays très riche et que beaucoup de paysans y viennent chaque année des régions intérieures de la Russie.
"-Oui,la Russie est grande! Pourquoi donc avez-vous besoin de notre terre? Et pourquoi voulez-vous nous l'enlever? ",dit un des Autrichiens.
Je lui explique que le peuple russe n'avait aucune envie d'enlever quelque chose au peuple autrichien et que c'est l'Autriche qui a commencé la guerre.

-----------------------


Nous allons à G....Quelques heures avant l'arrivée,je visite toutes les tieplouchki et j'indique aux infirmiers ceux des hommes qui doivent être pansés au point de déchargement avant d'être placés dans le train qui les emmènera à l'intérieur du pays.
"-Merci bien à vous,ma soeur! me dit l'Autrichien qui a trouvé que je ressemble à sa femme.Les soeurs russes méritent des croix d'or pour leur peine.
-Nous préférons une croix rouge à une croix d'or,lui dis-je.Si vous appréciez tellement notre travail,écrivez plutôt chez vous et racontez aux vôtres que les soeurs russes vous soignent comme leurs frères.Ce sera la meilleure récompense pour nous.
-C'est trop peu,ma soeur.Mais savez-vous ce que je ferai? Avant la guerre,j'étais conducteur au chemin de fer.Je faisais le trajet de Vienne à la frontière russe.Quand,après la guerre,vous voudrez aller en Autriche,vous voyagerez jusqu'à Vienne sans payer: je vous transporterai gratuitement dans mon train,comme vous me transportez aujourd'hui dans le vôtre.
-Merci beaucoup! dis-je en riant.Mais quand la guerre sera terminée,je vous oublierai,et vous ne vous souviendrez pas de moi non plus.
-Est-ce que la guerre durera donc encore si longtemps? Mais c'est impossible! On se révoltera chez nous,en Autriche.Il n'y aura pas assez d'hommes pour continuer la guerre aussi longtemps.La paix est nécessaire! La paix!
-Chez nous,en Russie,on croit que la guerre durera encore au moins un an."
Ces paroles les abattent visiblement.

A G...,nous avons descendu du train tous nos blessés,qui vont être dirigés vers le coeur de la Russie.Nous leur faisons nos adieux.
"-Nous arriverons à Moscou dans cinq ou six heures,n'est-ce pas? demande un des Autrichiens.
-Non,dans deux jours.
-Comment! dans deux jours?....Mais nous sommes en voyage déjà depuis trois jours entiers.Encore deux jours?
-Après Moscou,la Russie finit sans doute,dit un autre,et c'est la Sibérie qui commence?
-Non.Après Moscou,la Russie ne se termine pas; elle commence seulement.De là à la Sibérie,il y encore loin."
Les Autrichiens me regardent avec méfiance.Mais je n'ai pas le temps de les convaincre.Notre train est prêt à partir,et je les quitte.




(à suivre)
Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite)




Des sept prisonniers allemands que j'ai dans ma tieplouchka,deux sont grièvement blessés.L'un est mort ce matin de bonne heure,avant le lever du soleil.
Les prisonniers germains ont l'air très sombre et morose.Quand j'entre dans leur wagon,ils gardent obstinément le silence.
Dans la même voiture,il y a cinq blessés russes.La soeur qui m'aide et moi ne faisons,bien entendu,aucune distinction entre les hommes que nous devons soigner: les "nôtres" et les "ennemis" sont égaux pour nous.
Un des Allemands a une fracture compliquée de la jambe; le membre est mis dans un appareil.Nous lui changeons les bandages.Il en est rafraîchi et soulagé.Il tâche de conserver sa mine froide,mais ne peut pas retenir un sourire de plaisir.
Il ne vivra pas longtemps: son état est trop grave.
L'attitude des prisonniers allemands est tout autre de celle des Autrichiens.Ces derniers sont affables,bavards,ouverts.Même les Magyars "sauvages" plaisantent chez nous et nous apprennent leur langue difficile.Quand nous avons achevé de les panser,ils nous remercient: Khessanam sepan! (grand merci!).
Les Allemands sont taciturnes et orgueilleux.Et ils le restent pendant tout le trajet,jusqu'à Kiev.

Toutefois,avant que le train arrive à destination,un d'eux me salue et prononce d'une voix décidée:
"-Ma soeur,je vous remercie pour vos bons soins et pour le bon traitement.Je vous remercie au nom de nous tous!"
Le train stoppe à la gare de Kiev.les brancardiers enlèvent les blessés de leurs lits.L'Allemand à la jambe brisée et qui doit mourir me fait signe d'approcher.Je le fais,et il me dit tout bas:
"-Merci beaucoup,ma soeur! Ne soyez pas fâchée contre nous,pardonnez-nous.Nous n'avons pas voulu la guerre."
Il ne peut terminer sa phrase,il pleure.
"-Il ne faut pas pleurer,il ne faut pas pleurer,dis-je en le consolant.Je ne suis pas ici pour vous juger,mais pour vous soigner.Je ne suis qu'une soeur de charité,et non un juge."
Le blessé prend ma main et la baise:
"-Oui,ce n'est pas nous qui avons voulu la guerre.C'est notre empereur.Pardonnez-nous tout le mal que la guerre vous a fait."
Et de nouveau il pleure.
J'ai envie de pleurer avec lui.



Avatar de l’utilisateur
mireille salvini
Messages : 1099
Inscription : jeu. déc. 15, 2005 1:00 am

Re: Carnet de route d'une aide-doctoresse russe

Message par mireille salvini »

(suite)



Notre "base" est à Brest.C'est là qu'on nous adresse notre correspondance.Chaque fois que notre train y est de passage,nous courons au guichet du bureau postal de la gare.
Chaque courrier nous apporte des lettres de nos anciens patients.
Elles sont toujours très sincères et très touchantes,ces lettres des soldats qui écrivent à leurs "petites soeurs".
Aujourd'hui même,j'en ai reçu une dizaine.


Un soldat m'envoie une carte postale avec ces lignes griffonnées par une main qui tient sans doute mieux un fusil ou une charrue qu'un crayon:

1914.16....

"Lettre d'Iakov Vassilievitch.

"Je me dépêche de vous écrire cette lettre.Bonjour,ma petite soeur N.N.
Je vous envoie mes respects très humbles avec l'amour et mon humble révérence.En dehors de cela,je vous annonce qu'on m'a libéré définitivement du service militaire.Avec cela,je vous dis: "Au revoir!".Je vous prie de me répondre,ma petite soeur.
Gouvernement de Kiev,district de Radomysl....,village.....

Iakov Vassilievitch B.....sky."




Une autre carte postale porte ce qui suit:

"Année 1915,au mois de janvier.

"Bonjour,ma soeur.Je vous salue,moi,Piotr Andreevitch Ivanov.Je me trouve sur la frontière allemande,à soixante verstes de Varsovie.J'ai été deux fois au combat,et Dieu m'a protégé.Ensuite,adieu.Je suis sain et sauf et je vous le souhaite aussi.Mon adresse: Armée active,....régiment,....compagnie.

Piotr Ivanov."





Un paysan,un fantassin,se donne la peine de m'écrire,de l'hôpital où il a été transféré après avoir quitté notre train:

14 février 1915.

"Ma petite soeur très estimée,

"Dans les premières lignes de ma lettre,je vous envoie mes respects cordiaux,et je vous souhaite de toute mon âme tous les bonheurs.Ma petite soeur,mon coeur est touché de vos profondes attentions et des soins difficiles que j'ai reçus de vous pendant mon voyage.Je vous remercie infiniment d'avoir eu tant de souci des fidèles défenseurs de notre chère patrie.Que Dieu vous donne le courage de travailler encore pour le bien de la grande Russie.Je n'oublierai pas vos labeurs et vos soins avant d'être dans les planches de cercueil.
Maintenant,je m'empresse de vous donner de mes nouvelles.Ma maladie s'améliore doucement.Je me trouve à Minsk,au lazaret pour les militaires blessés de la communauté juive.Le lazaret est très bon,la nourrtiture est excellente,les petites soeurs sont très bonnes: ainsi,on ne peut en dire que du bien.Je suis très content de me trouver dans un lazaret si excellent.Quand je serai complètement guéri,je vous le ferai savoir.Ensuite,soyez en bonne santé et heureuse.Je reste,avec un profond respect pour vous,

Vassili P........."






Avec un blessé,j'ai eu beaucoup de contestations à cause de son refus obstiné de porter un bandage spécial nécessité par une blessure aux côtes.Maintenant,son état moral s'est amélioré.Je le vois par sa lettre:

1915, 25/11.

"Ma très estimée N.N.!

"Je veux vous écrire quelques lignes sur moi.Celui qui vous écrit cette lettre est le petit soldat Serguei Fedorov; c'est celui qui était mécontent de porter une chemise glacée;aujourd'hui encore,il est obligé de la porter.
Je me trouve à Moscou,au lazaret de ....Il y a ici dix hommes de votre train; les autres sont répartis dans d'autres villes: à Riazague,à Tambov,à Samara,à Kostroma,à Penza.Ceux qui ont des blessures particulièrement graves restent à Moscou.On nous soigne très bien.C'est gai ici.Il y a beaucoup de soeurs,jeunes et si attentionnées! On ne peut trouver pour elles d'autre nom que celui de petit chérubin.Il y en a qui sont déjà âgées,mais pas trop.Nous jouons au loto,aux cartes,aux échecs.Je suis très content des soeurs,et,en général,de tout.Ma chère petite soeur,je vous remercie pour les secours que vous m'avez accordés.
Au lazaret,nous sommes vingt-neuf soldats et un officier; cinq hommes par chambre.On est tranquille de coucher ici.
Il n'y a rien à écrire en dehors de cela.Puis au revoir!
Je reste
Serguei Dimitrievitch F.....v. "






L'auteur de la lettre suivante,ne pouvant écrire lui-même,a eu recours à une plume plus exercée:

"Ma chère petite soeur,

"Je suis arrivé à P... le 13 courant,et je suis couché au lazaret.Le jour de mon arrivée,je me sentais très mal;maintenant,un peu mieux.La température est parfois de 38 à 39 degrés,et,le premier jour,elle était de 40 degrés.Maintenant,grâce à Dieu,je me porte mieux.La blessure au bras se cicatrise déjà,aussi bien que quelques blessures à la jambe.Ce qui me fait très mal,c'est la blessure au dos.
Je vous suis très reconnaissant,ma petite soeur,pour vos soins et vos secours.Je vivrais tout un siècle que je ne vous oublierais jamais.
Je raconte toujours aux soeurs comme vous êtes bonne et jusqu'à quel point je désire vous dire un grand merci de tout mon coeur.
Au commencement,je ne me plaisais pas ici,mais ensuite je me suis habitué;ce n'est pas mal ici.Que Dieu me laisse me guérir;je vous écrirai alors moi-même;maintenant,c'est la soeur qui vous écrit pour moi.
Ensuite,je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon et la santé.

Je reste celui que vous connaissez,Mikhaïl Z....sky,à qui on a extrait un
shrapnell de la jambe."





Celui-ci semble content que je lui ai écrit:

"Ma petite soeur bien estimée,

Je vous remercie cordialement pour votre lettre que j'ai reçue le 3 mars.Je suis touché jusqu'au fond de mon coeur par votre bonne attention.Vous travaillez tant et soignez les blessés sans repos,et vous avez trouvé encore une minute de liberté pour me répondre,ce que je ne pouvais pas même espérer.
Pour votre bonne attention,je me souviendrai de vous tant que je vivrai,et,si je ne vous dérange,je vous ferai toujours savoir ce qui me sera arrivé à l'avenir.
Maintenant,je vous souhaite la santé et un grand succès dans votre labeur.
Maintenant,je vous donne de mes nouvelles.Je guéris,mais ce n'est pas encore fini,il me faudra encore rester au lit.Je n'ai pas d'ennui particulier.Il se trouve chez nous,à l'hôpital,une petite soeur,dame aussi excellente que vous.Donc,je n'ai qu'à remercier tous pour leur traitement et leurs grands soins.Maintenant,il ne me reste qu'une seule tâche: c'est de guérir et de retourner aux positions.
Puis je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon,et je reste,avec un profond respect pour vous,

V. P.......ff.
19 III/III 15"






Les blessés que nous soignons nous demandent souvent nos portraits.Il y a quelque chose de chevaleresque dans ce qu'ils nous écrivent à ce sujet:

19/30 avril 1915

"Bonjour N.N.!

Je vous remercie pour votre photographie que vous m'avez envoyée.Cette photographie sera gardée chez moi pendant de longues années,en souvenir de la guerre européenne et de vos vertus.Votre amabilité et tous vos soins resteront dans ma mémoire pendant de longues années.Je vous salue,et ma famille vous salue aussi: Philippe Stiepanovitch,Alexandra Ivanovna,mon épouse,et les enfants: Olga,Kostia,Micha,Petia.
Votre photographie,nous l'avons placée dans un cadre doré.
Puis au revoir! Nous vous souhaitons de vous porter bien pendant de longues années.

Je suis le soldat Philippe Stiepanovitch Mitrofanov.....,ville de Saratov,rue......"



-------------------------------


A Smolensk,on nous annonce que nous n'irons pas plus loin.Il faut que nous aidions à évacuer les blessés des hôpitaux de cette ville,où l'on attend de grands blessés venant des positions.
Une heure après,nous sommes déjà en plein chargement.La plupart de nos nouveaux hôtes sont convalescents;ils ont passé la période la plus difficile de leur cure.
Deux brancardiers apportent un soldat.Une femme suit.On couche le blessé.La femme reste devant la portière.
"-Les personnes étrangères au service ne peuvent pas venir ici,dis-je à la femme.Vous attendez quelqu'un?
-Je suis avec mon mari,chère petite soeur.Il m'a appelée du village.Je ne suis venue à Smolensk qu'hier matin,et,aujourd'hui,on l'emporte.Je veux aller avec lui jusqu'à Moscou.Arrangez-moi cela,ma petite soeur."
Je lui promets de le faire et je vais chercher notre doctoresse en chef.
"-Elle peut voyager dans la cuisine,dit la doctoresse.Mais n'oubliez pas qu'officiellement je n'en sais rien",souligne-t'elle.
Je remercie mon aimable "chef" et je cours auprès de la femme.J'en trouve une autre,à côté d'elle.
"-Ma petite soeur,celle-ci prie aussi de l'admettre dans le train.Elle est venue aujourd'hui seulement à Smolensk.
-Bon.Mais,d'abord,il faut que je sache que son mari se trouve dans notre train.Dans quel wagon est-il ? Puis il faut que vous présentiez vos papiers."
Elles le font bien volontiers,et je les emmène dans le wagon-cuisine: il y a là un compartiment vide,où,d'ordinaire,on lave la vaisselle.Je prie nos cuisiniers de leur donner à manger.
Le soir,pendant l'arrêt à une grande station,je visite les deux voyageuses et je leur demande si elles sont bien.
"-Merci,merci beaucoup! On nous a donné à manger et à boire.Nous sommes très bien ici.
-Ma petite soeur,dit l'autre,mon mari sera bientôt guéri,et on l'enverra de nouveau à l'avant.Je veux y aller avec lui.Comment pourrai-je le faire? Je prendrais l'uniforme de soldat....
Elle est de taille moyenne,brune et maigre.
Les cheveux coupés courts et en costume masculin,elle ressemblerait à un jeune tsigane.
"-C'est bien.Ce n'est pas une mauvaise action.Mais comment voulez-vous faire?"
Elle me développe tout un plan.Quand les soldats iront à la gare pour rejoindre,elle s'attachera à l'échelon,vêtue en soldat.Si on lui demande d'où elle vient,elle répondra qu'elle s'est égarée et cherche son régiment.
"-Nous n'avons pas d'enfants,ma petite soeur.Pourquoi resterais-je seule au village? Il vaut mieux que je meure avec mon mari."
L'arrêt est long à cette grande gare.J'emmène les deux femmes dans les voitures où sont leurs maris et je les autorise à y rester une demie-heure.
"-Prenez conseil de vos maris et décidez ce que vous ferez ensuite."
A Moscou,je prie les soeurs du "point d'évacuation" de s'occuper des deux femmes,pour qu'elles ne soient pas séparées de leurs maris.

------------------------------

Nous ne nous arrêtons nulle part.Nous allons tout droit vers la pouchtcha (forêt épaisse) de Bielovège.C'est la chasse gardée du tsar russe,célèbre par ses aurochs.
Quand notre train s'arrête en gare de Bielovège,le quai,très long,couvert d'un toît artistique,que supportent des colonnes sculptées,est encombré de meubles et de tableaux.C'est le mobilier du palais impérial élevé dans la pouchtcha.On l'emporte pour qu'il ne tombe pas entre les mains des Allemands.
Nous devons prendre des blessés d'un lazaret qui se trouve dans une dépendance du palais.Mais ils ne nous seront amenés que l'après-midi.
Nous avons donc le temps de visiter le palais,qui est à dix minutes de marche de la gare.
Après avoir traversé un pont,nous entrons dans une allée qui mène à la porte du palais.Personne n'y monte la garde.
Nous pénétrons dans un parc,au milieu duquel s'élève un bel édifice,ressemblant à un château du Moyen-Age.
Une fontaine devant le château.Un passage formant arcade conduit à un perron intérieur,où s'agite une foule de serviteurs en livrée noire.Nous demandons si nous pouvons visiter le palais.On nous répond affirmativement.Mais nous ne voyons plus que les murs,car tout ce qui est meuble a déjà été sorti.La richesse de la décoration,l'élégance de l'architecture,attestent cependant la splendeur de ce séjour abandonné....
Les Allemands ne trouvèrent rien au palais et durent se contenter du maigre butin fait sur les paysans des villages voisins.....




(à suivre)

Répondre

Revenir à « SERVICE SANTE »