NORD CAPER - Patrouilleur
Re: NORD CAPER - Patrouilleur
L'Allemand ne les voit pas. Pensant n'avoir plus personne à assassiner sur le navire, il envoie, à 7 heures, une torpille qui crève la cale 2. Explosion, gerbe habituelle, ruée torrentielle de l'eau dans les fonds. Guibert apprécie le coup.
— Une veine que cette sale bourrique n'ait pas tapé dans la première cale. Nous sautions en l'air...
Dans la cale en question sont les munitions. Et la catastrophe n'est que différée, car le grand panneau vomit des flammes. Un obus a mis le feu aux balles de fourrage. Il est temps de filer.
— Aux radeaux tout le monde, et vivement, commande Guibert.
Le lieutenant de Cazenove rassemble tous les errants et grimpe sur la dunette où sont les radeaux. Sur le groupe arrivé bien en vue, les Allemands reprennent le feu... Boucherie systématique. Dans le tas, tous les coups portent. Cinq fois quelques malheureux s'abritent, cinq fois Cazenove les ramène.* On largue les amarres, on pousse à l'eau les lourds flotteurs et tous y descendent, les blessés d'abord. Cazenove, atteint d'une balle, se jette à la mer, repêche un de ses hommes et ne monte qu'ensuite sur un radeau... Ainsi travaillent, coude à coude, matelots et soldats.
Cependant qu'une deuxième torpille, frappant la cale 3, achève le grand navire agonisant. Alors seulement le capitaine d'artillerie Vigneron, puis le capitaine au long cours Guibert consentent à se jeter à l'eau, sachant qu'ils sont les derniers vivants restés à bord. Et, comme s'il n'avait attendu que le geste de ces deux hommes, l'Amiral Hamelin se mâte verticalement, l'étrave pointée vers le ciel, découvrant sa carène rouge où bée la déchirure de la cale 2.
Une avalanche d'objets pesants, déracinés, arrachés de leurs emplantures, glissent sur le pont, dans une dégringolade terrible, fracassant tout sur leur passage. Une seconde, le bateau hésite. On dirait qu'il se cramponne à la surface, ou que son étambot s'appuie déjà sur le fond ; puis, doucement, il part. Par la grande écoutille centrale, par les cheminées couchées et béantes, la mer se rue dans la chaufferie, envahit les foyers ardents, Les chaudières sautent, enveloppant le grand cadavre rouge et debout d'un linceul cotonneux de vapeur blanche. Puis l'eau lentement monte jusqu'au panneau de l'avant, pénètre dans la cale 1, où l'incendie fait rage. Au contact du feu et des tôles brûlantes, la mer se vaporise en hurlant. Le gaillard d'avant seul émerge encore, 10 mètres, puis 5, puis, soudain, plus rien. Sans un remous, l' Amiral Hamelin disparaît, piquant vers la couche de sable fin où il va dormir, à 3 000 mètres plus bas...
* L'aspirant Dumolard, du 17e, les deux jambes brisées, donne aussi l'exemple. Boubert, brigadier, Gulter (ou Galter), Parquet, Hérot, canonniers, blessés eux aussi, ne veulent point lâcher prise. Aux radeaux, travaillent aussi les canonniers Laurent, Clauet, Cauderlin, Roba, Giraud. Les matelots Thouément et Guézou font merveille, aidés par Théo Krouenen, chauffeur noir. L'adjudant Tonnelier, du 25e, qui se trouve dans le canot 3, cède sa place à un des blessés des radeaux. Pendant le transbordement, un shrapnell le tue.
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
8 heures. Le sous-marin a disparu, lui aussi, en plongée, cap au Nord. A présent, les canots sont tout seuls. Grâce à Dieu, la mer est calme. Matapan, la terre la plus proche, est à 350 kilomètres. Avant de faire route, il faut ramasser les gens qui flottent, accrochés à des planches, à des auges, à des cages à poules. Les embarcations cherchent…*
A 4 heures du soir, deux grosses fumées surgissent à l'horizon. A 20 nœuds, alertes et trépidants, arrivent le Mameluck et l' Aspirant Herber, deux contre-torpilleurs de France. A 8 heures du matin, le Dannebrog, yacht royal danois, a aperçu à toute vue la colonne de feu de l' Amiral Hamelin qui brûlait. Aussitôt, par T. S. F., il a appelé au secours et donné le point. Depuis ce moment, les deux torpilleurs se hâtent.
L'Aspirant Herber hèle les naufragés.
- Un navire-hôpital nous suit. C'est la fumée que vous voyez là-bas. Il vous prendra à son bord.
- Merci, répond le commandant Guibert. Voulez-vous nous aider à chercher ? Il nous manque encore du monde.
Lentement, les contre-torpilleurs zigzaguent parmi les épaves, repêchent huit hommes, les huit derniers... Puis on se compte. La mer a conservé 55 artilleurs et 6 hommes de l'Hamelin. Les autres : 36 provenant du cargo et 257 passagers militaires, montent à bord du Dunluce Castle, hôpital anglais, en route de Moudros à Malte, alerté par l'Aspirant-Herber. Ainsi, les 48 blessés auront des lits... et des soins. Tous peuvent s'estimer heureux d'avoir trouvé là, en octobre, brise apaisée et mer clémente.
Sur l'eau toujours calme, il ne reste plus que quelques débris flottants et les deux embarcations que le Nord-Caper va rencontrer.
* Kerleau, avec son youyou, sauve trente-huit naufragés. Il rencontre ainsi le capitaine Vigneron, épuisé, qui refuse de monter à bord avant que soient repêchés trois soldats qui nagent près de lui. Le sous-lieutenant Vilmin reste cinq heures à la mer ; il n'a quitté le navire qu'après le départ de tous les canots. Les canonniers Boitte, du 17e, Dupressoir, Gourounec et Collin, du 25e, sont restés dix heures accrochés à des épaves. Dupressoir a sauvé un sous-officier, Collin a sauvé son brigadier. Les maréchaux des logis du 25e, Duez, Pidou, Chopin et Jeunet, ont réussi chacun à sauver l'armement complet de sa pièce.
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
7. Corps et biens
Le Nord-Caper prend en remorque la baleinière et se remet en route parmi les épaves, parmi les flaques d'huile que le soleil irise de toutes les couleurs du prisme. La nuit du 24 au 25 octobre est claire et calme. Du chalutier, on aperçoit les deux cargos du convoi plaqués en noir sur la traîne argentée de la lune à deux jours de son plein. A minuit, sort de l'eau le feu du cap Matapan, clin d'œil blanc coupé d'éclairs rouges. A 2 heures, le convoi double la pointe Nord de Cérigo, l'ancienne Cythère, hérissement de pics aigus séparés par le mystère sombre des vallées.
Par bâbord, c'est la Morée, trident grec pointé vers le Sud. Seule est visible sa pointe orientale, la presqu'île d'Elos que termine, tombant tout droit dans la mer, l'énorme et, majestueux cap Malée. Au clair de lune, la grande muraille semble habillée de neige. Une tache noire à mi-pente : c'est la cahute du caloyer bénisseur qui, depuis des lustres, dessinait au-dessus de tous les navires en vue le triple signe de croix. Maintenant, l'ermite se cache pour n'avoir pas à faire un geste d'anathème sur ces eaux...
Malée. C'est le point où Lacombe doit abandonner le cargo anglais. Le Nord-Caper, suivi de la Marie Louise, incline sa route vers l'Est, vers Milo.
L'Aréthuse s'éloigne, d'abord silhouette noire dans la nuit nacrée, puis fantôme gris qui diminue... s'estompe... se dissout... Plus d' Aréthuse... Jamais plus…
Qu'est-elle devenue ? On n'en sait, on n'en saura jamais rien. Nul sous-marin n'a claironné sa destruction. Dans cette mer où, toutes les deux heures, on frôle une côte ou une île, où tout passant est repéré, reconnu, signalé, pas un cadavre, pas une épave n'a flotté pour dire : « Ici a péri l' Aréthuse ». Mystère total de la perte corps et biens.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
8. La patrouille
Dix jours plus tard, 4 novembre, le Nord-Caper suit la côte crétoise, l'œil au guet. Il s'agit, disent les ordres reçus à Milo, de rechercher les sous-marins ennemis pour les détruire, de trouver et de supprimer leurs dépôts de ravitaillement.
Les dépôts en question n'existent pas, mais personne ne s'en doute. Pendant trois années encore, des nuées de petits bateaux fouilleront des centaines de calanques, bouleverseront des milliers de cargaisons, avec l'espoir de trouver, un beau jour, au fond de quelque cale, les fameux bidons... Dieu seul sait sur combien de fausses pistes les Allemands nous ont lancés, avec cette histoire de ravitaillement. Pendant, qu'on cherchait, on laissait une paix royale à leurs sous-marins. Et leurs commandants devaient bien rire... Réellement, il y avait de quoi. Car il eût suffi, à nous et aux Anglais, de regarder naviguer nos propres bateaux, pour nous rendre compte qu'en croisière de guerre un sous-marin à moteurs Diesel dépense toutes ses torpilles et met sur le flanc tout son équipage bien avant d'avoir brûlé la moitié de son pétrole. Le moindre submersible a, dans ses citernes, de quoi couvrir 4 000 milles (8 000 kilomètres). Et, s'il emploie ses ballasts comme soutes de réserve, il peut franchir 10 000 milles avant d'être à sec.
Donc, le Nord-Caper est en chasse... La côte Sud de Crète est suspecte et, particulièrement, Grabousa, Elaphonisi, Kalo-Limniones et Sidero. Là sont les dépôts secrets, affirment les Grecs. Par quelle voie extraordinaire la benzine a-t-elle bien pu arriver ? Par les vapeurs neutres ? Mais, depuis le 4 août 1914, on les a visités, à chaque voyage, de fond en comble. Notez que, pour remplir les réservoirs d'un seul sous-marin, il faudrait 5 500 caisses de dix litres, masse plutôt encombrante et difficile à dissimuler.
Alors ? Alors, tout cela ne tient pas debout. Mais Lacombe est sur une piste. Bonne ou mauvaise, il faut la suivre jusqu'au bout, ne fût-ce que pour prouver à l'ennemi qu'il n'est plus chez lui dans la mer Égée.
En cette matinée du 4 novembre, une brise fraîche de Sud-Ouest évente la côte occidentale de Crète, dont l'extrémité Nord est marquée par Grabousa, squelette d'îlot rongé par la mer, sans un arbre, sans un buisson. Un vieux château fort vénitien le couronne, une des forteresses que la Sérénissime République a conservées le plus longtemps et qu'elle a, un beau jour, vendue aux Turcs pour un baril de sequins. Ce fort commandait une petite baie qui gît dans l'Est. Mauvais abri, fond de roches couvertes d'une mince couche de sable, juste ce qu'il faut pour faire croire aux navires que le mouillage est sûr. Et ceux qui se risquent là voient leur ancre chasser à la moindre bouffée de Nord et, partant à la dérive, s'empalent sur les écueils de Tigani. Voyez-vous un sous-marin, avec sa coque extérieure en papier, venant s'abriter là ? C'est pure plaisanterie...
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
Lacombe décide quand même de jeter un coup d'œil sur la forteresse. Tiens, un canot... on le dirait en grand’ garde. Coup de canon de semonce.
Poursuite. L'embarcation se réfugie dans une calanque où huit goélettes sont ancrées. Seraient-elles de bonne prise ? Pendant que le youyou du chalutier cingle vers l'îlot, on fouille les voiliers. Papiers en règle, naturellement, et rien de suspect dans les cales. Ils disent attendre une saute de vent pour gagner la côte Sud. Des sous-marins ? Aucun d'eux n'en a vu. Des dépôts de benzine ? Pas davantage. A terre, l'enseigne Poulallier et huit hommes se hissent le long des pentes rôties de Grabousa ; on croirait que la roche va éclater de chaleur. Au vieux château, un chemin de ronde, puis une poterne délabrée mènent à un escalier édenté dont l'équipe descend la soixantaine de marches pour trouver, dans une grande cour carrée, deux énormes canons de bronze portant fièrement, sur le renfort de culasse, le lion de Saint-Marc. Nulle trace de benzine. Rentré à bord, le détachement commence de se gausser ferme des indicateurs crétois.
Ils sont quatre à bord du Nord-Caper. Le service des renseignements d'Athènes les a, dit-il, triée sur le volet. Sur les quatre, trois ne valent absolument rien. A bord du chalutier depuis deux jours à peine, ces messieurs se plaignent du manque de confort. Je préfère ne pas insister sur ce que répondent nos matelots à leurs jérémiades. En outre,
ils accablent le commandant de perpétuelles demandes de subsides... Pourtant, on les paie 4 francs par jour pour ne rien faire ou presque, car leur unique occupation a été, jusqu'à présent, de céder à un mal de mer incoercible, toujours à la grande joie de nos marins. Des Crétois, ces gens-là ? Leurs papiers l'affirment. Mais nous savons ce qu'en vaut la feuille... Lacombe décide de les débarquer ; on essaiera d'utiliser leurs facultés à terre.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
La quatrième s'appelle Kristoulakis : il est d'un modèle tout autre. Il descend de ces montagnards que ni Venise, ni le Grand Seigneur n'ont pu dompter. Bergers et brigands, solides, sobres, agiles, énergiques, tireurs infaillibles, autrefois à la fronde, puis à l'arc, à présent au fusil, rançonnant les conquérants qui prétendaient leur faire payer la dîme... Un proverbe grec dit : « Les Crétois ignorent la mer ». Kristoulakis, pêcheur d'éponges, puis capitaine de voilier, fait exception. Contrebandier ou caboteur ? Peut-être les deux, et sûrement forban. Mais forban dont les yeux reflètent une âme simple et farouche. Grand, maigre, tanné et moustachu, cet homme de quarante-cinq ans donne l'impression d'une force tranquille, presque endormie, jusqu'au moment où l'on parle des Turcs. Alors, ses muscles se crispent et sa figure change ; on dirait un fauve prêt à bondir. Pour un peu, il grincerait des dents... Il a déjà assouvi en partie sa haine lors de l'insurrection, et bien des Turcs ont tâté du coutelas gigantesque que Kristoulakis porte toujours à sa ceinture et avec quoi il a, très proprement, égorgé nombre d'Allemands, car ce gaillard arrive d'Arras, et la Légion étrangère a regretté son départ. L'équipage du Nord-Caper est très fier de cette recrue. Cependant, Kristoulakis est silencieux, presque sauvage, mais Lacombe a su le conquérir dès le premier contact. Ce Crétois, féru de liberté, a pour son commandant des yeux de chien fidèle. Ce n'est pas de la discipline mais une espèce d'adoration.
Pendant la nuit du 4 au 5 novembre, le Nord-Caper, route au Sud, suit de tout près la côte occidentale de la Crète. La brise a hâlé l'Ouest en mollissant ; le ressac de la houle qui rebondit contre les falaises accores s'amuse avec le petit bateau dont les bastingages font cuiller, tribord et bâbord, à chaque coup d'un roulis énorme. A terre, rien. Pas un feu, pas un bruit. Une heure avant l'aube, le Nord-Caper double Elaphonisi et vient sur la gauche cap à l'Est pour longer la côte Sud.
Le jour se lève, teintant de rose les premières neiges qui ont poudré cette nuit les plus hauts sommets des Monts-Blancs qui dominent la Crète occidentale. Puis la neige fond au premier rayon du soleil. Voici Selino-Kastelli, un des multiples Kastelli qui gardaient les mouillages des galères de Venise. Sur une presqu'île s'étagent deux forts superposés, le turc bâti sur les ruines du vénitien, et tout un groupe de tours de veille pointues, qui semblent jouer aux quatre coins. Tours vides ? Sans doute. Les véritables veilleurs doivent être deux hommes qu'on aperçoit sur une hauteur de l'arrière-plan, faisant des signaux, bras en croix, puis se hâtant de disparaître. Ces signaux-là ont dû faire brusquement plonger un sous-marin là-bas, derrière la pointe. Vraiment, rien n'est exaspérant comme cette chasse menée avec la certitude que la bête s'échappera toujours...
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
Le Nord-Caper double la pointe. Le mouillage est désert. Sur la côte, quelques maisons minables, une plage de galets, sur quoi chante un ruisseau venu de la montagne et sortant d'une voûte de platanes et de lauriers-roses. Les indicateurs descendent à terre et reviennent bientôt, bourrés de renseignements. Deux sous-marins sont restés trois jours à Elaphonisi. Ils sont partis le 1er novembre, l'un vers l'Est, l'autre vers l'Ouest. On leur a vendu cent caisses de benzine qu'un voilier a portées de Selino-Kastelli à Elaphonisi. On connaît les noms du marchand et du capitaine. Mieux encore, le sieur Miaounakis et l'hôtelier Tsanakis offrent, contre espèces sonnantes et nombreuses, de conduire les Français aux endroits où la benzine est déposée.
Le Nord-Caper n'a pas un sou. D'ailleurs, si l'affaire s'arrangeait, les deux Grecs en question installeraient eux-mêmes les dépôts clandestins. Le piège est grossier. Réfléchissons : cent caisses de benzine, c'est-à-dire environ une tonne ? On ne va pas loin avec cela. Et deux sous-marins ? Voyons. D'après les T. S. F., il y a eu un torpillage le 3 novembre, à 150 milles dans le Sud-Est de Sélino. L'auteur en serait le sous-marin parti vers l'Est. Quant à celui qui aurait filé vers l'Ouest, il n'a encore rien fait. Jusqu'à plus ample informé, on peut croire qu'un seul sous-marin s'est montré sur la côte,* peut-être tout simplement pour donner lui-même aux Grecs les faux renseignements à transmettre aux croisières alliées...
Lacombe explore Elaphonisi, puis l'île Gavdo ** où le sous-marin aurait été vu.
* En effet, depuis le 18 octobre jusqu'au 10 novembre, seul le fameux U 35 a tenu la mer dans ces parages. Dans le Sud de la Crète (sur la route Gibraltar-Alexandrie) et dans la baie de Solloum), il a coulé 14 navires (11 anglais, 2 italiens et 1 norvégien).
** Gavdo est une ile isolée, à 60 kilomètres dans le sud de la Crète.
Nulle trace d'opérations récentes sur les plages désertes des deux ilots et nul ravitailleur mouillé. En route vers Kalo-Limniones.
La triple chaîne de montagnes, colonne vertébrale de la Crète, Mavra-Vouna à l'Ouest, Ida au centre, Dicté à l'Est, rejoint la mer, sur son versant Nord, par une série de plateaux en gradins. Tous les ports de l'île sont sur la côte septentrionale. La côte Sud, au contraire, presque partout directement surplombée par les grands sommets, est à la fois inhospitalière et pittoresque infiniment. Sous la lumière exquise, cette traversée serait une vraie croisière de plaisance, si l'on n'était obsédé par la menace du monstre submergé qui, peut-être, vous guette là tout près.
Nul ne s'inquiète de la torpille possible, mais on veille le périscope pour tâcher d'éperonner l'ennemi. Recherche illusoire. Songez à l'aspect que peut avoir ce cylindre de 8 centimètres de diamètre lorsqu'en un point quelconque de la mer immense il émerge d'un demi-pied pendant dix secondes, puis disparaît... Par mer d'huile, parfois son sillage le trahit. Mais le plus léger clapotis brouille la trace. Le voir est une affaire de hasard. Une chance sur dix mille, peut-être.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
Le Nord-Caper, cap à l'Est, suit la côte Sud, dédale de masses rocheuses habillées de pins et de cyprès jusqu'à mi-pente, et culminant à 2 500 mètres par les sommets chauves et désolés de la Mavra-Vouna. Voici Sphakia, adossée à la montagne. C'est, avec Hierapetra, la seule oasis de ce désert pierreux, le seul point de ces 300 kilomètres de côtes où, du large, on aperçoive des maisons.
Aucune chance de trouver à Sphakia des marchands de benzine, car le mouillage le plus voisin, Loutro, est à six heures de marche par un sentier abrupt, où le transport des caisses serait un tour de force. Puis, la côte redevient sauvage. Entre des rochers gris ou bleuâtres, debout ou écroulés, on aperçoit l'entrée de gorges creusées par des torrents invisibles, dont les méandres se devinent grâce aux lentisques et aux arbousiers qui profitent de leur fraîcheur. Aucun être humain ne se montre. A la jumelle, on distingue, accrochés à la montagne, quelque ferme sans bétail, quelque cahute de berger vide, quelque champ d'oliviers désert. Parfois un tourbillon de poussière s'élève sur une pente. On dirait une trombe qui nait. C'est un troupeau de chèvres sauvages lancées au triple galop.
Pendant toute la journée du 5 novembre, le Nord-Caper surveille. Malgré le beau temps, aucune barque de pêche n'est à la mer. Du reste, Lacombe n'a vu, ce jour-là, aucune baie où un sous-marin puisse mouiller en sûreté. Par vent du Sud, un navire à l'ancre serait en perdition et, par vent du Nord, les rafales tombent des sommets avec une violence inouïe ; la mer n'est plus qu'une nappe d'écume ; aucun va-et-vient de canot, aucun accostage n'est possible.
Un peu avant l'aurore du 6, des feux soudain s'allument dans une faille de la montagne, près de Kalo-Limniones, baie suspecte. Attendons l'aube.
La voici. Et soudain surgit la masse colossale de l'Ida. Son sommet en dos d'âne, tout pelé, se voile par instants de nuages roses. A Kalo-Limniones, Lacombe cherche en vain la trace des feux aperçus pendant la nuit. Les huttes, les grottes, les buissons, les criques sont vierges de cendres. Et le Nord-Caper repart, cinglant vers le cap Kefala qui semble un lion couché au bord de la mer comme pour garder l'entrée de la vallée qui mène au Labyrinthe et à Gortyn, où Hannibal fit semblant de cacher ses trésors. L'aspect de la côte change à présent. La grande chaîne s'est reculée vers le Nord. Le rivage est bordé de montagnes plus basses et moins abruptes qui cachent aux navigateurs la grande plaine qu'arrose le Léthé, la plaine de Massaria ombragée d'oliviers, d'orangers, de grenadiers, de mûriers, de noyers centenaires et de châtaigniers géants. Le blé et la vigne y prospèrent depuis que le Turc n'est plus le maître du pays.
Un immense champ d'oliviers, piqueté de chênes verts, annonce l'approche d'Hierapetra, cité malsaine et déchue. De son ancienne splendeur, seuls subsistent un mur d'enceinte en ruines, les restes d'un môle romain et, naturellement, les débris d'un château fort de Venise. Cependant, grâce à la guerre Hierapetra ressuscite. Les indigènes profitent de l'or allemand, distribué sans compter. L'espionnage est supérieurement organisé dans cette ville où grouillent les Turcs. On reparle des deux fameux sous-marins, dont l'un serait noir et l'autre gris. Ils auraient pris des vivres frais — ce qui est vraisemblable — dans les environs immédiats. Comme toujours, on donne une liste de noms, notamment ceux de l'inévitable fournisseur de benzine et du batelier. Et, naturellement, on offre à Lacombe, moyennant finances, de le conduire à un dépôt secret.
Une fois l'invraisemblable éliminé, on peut conclure que Hierapetra est un centre à surveiller. Mais il faut d'abord s'éclipser ; le Nord-Caper est moralement brûlé sur la côte Sud. Au crépuscule, il cingle vers le Sud-Ouest pour détourner les chiens, puis, la nuit faite, il vire de bord cap pour cap et gagne le littoral oriental de Crète, qu'il s'agit d'explorer à fond cette nuit.
Calme plat, pas de lune. Temps idéal pour le ravitaillement discret dans quelque crique déserte ; temps merveilleux aussi pour la surprise. Le Nord-Caper n'aura pas trop de toute la nuit pour battre les cinquante kilomètres de la côte Est. En plein jour, trois heures suffiraient. A l'aube prochaine, on fera route sur Milo, croisière terminée.
Avance furtive, à toute petite vitesse, dans l'ombre. Lacombe manœuvre lui-même, suivant la terre à la toucher. Elle est tellement accore que, par endroits, on pourrait accoster les grandes falaises rocheuses, derniers contreforts des monts Dicté qui tombent à pic dans l'eau. Plaqué contre leur muraille obscure, le Nord-Caper est invisible et bien placé pour observer le large. Les hommes veillent, yeux braqués, oreilles tendues, narines humant les souffles de la nuit. Par quoi seront ils avertis d'abord ? Sera-ce une silhouette longue et basse qui, soudain, fera plus noir un point du cristal sombre où se mirent les constellations ? Sera-ce le bruit sec et saccadé d'un Diesel chargeant des batteries ? Sera-ce l'odeur âcre de la benzine traînant sur l'eau ?
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
De toute manière, par une nuit pareille, l'alerte sera donnée de tout près. Le chalutier aura quelques secondes à peine pour foncer, de toute sa masse, pour le terrible coup d'éperon. Silencieux et obscur, il chemine. Aucune lumière, aucune fumée. Lacombe arpente la passerelle, donnant ses ordres à voix basse, stoppant parfois pour écouter et parfois forçant de vitesse pour doubler quelque pointe qui pourrait cacher l'ennemi. Le calme est tel qu'on entend le très léger ressac de la houle invisible qui vient mourir sur le rivage. Dans l'obscurité, les roches blanches prennent l'aspect de voiliers, les îlots semblent des navires au mouillage. Chaque fois, le chalutier s'approche, examine et repart.
Le Nord-Caper explore ainsi les Kavallos à 10 heures. A minuit, dans la baie Zakro, point suspect, il longe la plage. Aucune barque à l'ancre ; on distingue vaguement les cahutes du bord de l'eau, dont deux ou trois sont encore éclairées. Lacombe stoppe, espérant qu'un de ces feux-là va clignoter pour quelque signal. Rien. Des chiens aboient dans le lointain ; peu à peu, les lumières s'éteignent ; le patrouilleur reprend sa route, poursuivi par l'odeur puissante et sauvage du maquis crétois. Les quarts fuient rapides. A 3 heures, le Nord-Caper a exploré toute la côte orientale, fouillé toutes les criques, toutes les calanques. Il est temps d'abandonner la chasse pour rentrer au point d'appui.
Lacombe réfléchit. Les renseignements recueillis la veille lui avaient vraiment donné l'espoir de trouver enfin l'ennemi. Il ne veut pas y renoncer ainsi. Soudain saisi par l'intuition du chasseur sur la bonne piste, il décide de retourner à Hierapetra pour une nouvelle enquête. La nuit prochaine, on tentera la chance une fois de plus. Route au Sud. Vitesse 10 nœuds.
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Re: NORD CAPER - Patrouilleur
9. A l’abordage
7 novembre. L'aube approche. Par tribord, les sommets commencent de se dessiner sur le ciel. A l'horizon, droit derrière, le feu du cap Sidero jette, toutes les minutes, un bref éclat blanc. Sur la passerelle, l'homme de barre gouverne au Sud ; l'enseigne Poulallier a pris le quart à quatre heures. Assis sur un pliant, acagnardé dans l'angle de deux rambardes, Lacombe s'est assoupi. Sur le gaillard d'avant, les canonniers du 65 commencent de sortir de l'ombre, formes vagues enveloppées de couvertures à capuchon. La rosée du matin se condense sur les tôles et sur les filins d'acier. La consigne du silence levée, les bruits du bord ont repris, piétinement des hommes de quart, grincement du treuil à escarbilles dans la grande manche à vent. Une silhouette bottée se hisse lourdement dans les haubans de misaine : c'est l'homme de vigie qui va s'installer dans son tonneau, en tête de mât.
Quatre heures et demie. L'aurore. Le ciel pâlit, les pics du Dicté se font plus nets, cependant que les contours du rivage s'estompent dans l'enveloppement ouaté de la brume du matin. Toujours calme plat, mais la brise a dû souffler cette nuit quelque part dans l'Est, très loin, car une petite houle traversière fait doucement rouler le Nord-Caper. A tribord devant, l’ile Koupho, basse et plate, se détache soudain de la grande terre, ouvrant le chenal qui mène à Hierapetra. Les formes se précisent et les couleurs. Les crêtes de la chaîne Lassithi commencent de rosir, tandis que les étoiles s'éteignent. Brusquement, le feu de Sidero disparaît, masqué par le cap Plaka.
— Navire à un quart par bâbord.
— A toute vitesse. Gouverne dessus, ordonne Lacombe que le cri de la vigie a réveillé.
Une forme grisâtre à trois ou quatre milles. Elle blanchit peu à peu, sous les premiers rayons du jour. Dans sa jumelle, Lacombe distingue une grande goélette, toutes voiles dessus. Un caboteur peut-être... Que peut-il bien faire, à l'écart des routes fréquentées, et justement à l'endroit où des sous-marins sont venus, il n'y a pas cinq jours ?... Sans quitter les oculaires, le commandant ordonne :
— Aux postes de combat. Paré à amener le youyou pour la visite.
Et, de toute sa voix claire :
— Dans tous les secteurs, veillez bien sur l'eau.
Tous comprennent. Ce voilier a dû ravitailler quelque sous-marin, lequel doit guetter, en plongée, pas loin. Attention à la torpille... Les hommes, vite à leurs postes, scrutent la mer calme, chacun dans l'angle dont il a la charge. Ainsi le chalutier est protégé par une couronne de regards qui couvre tout l'horizon.
La combe s'adresse à son second :
— Voici de l'ouvrage pour vous. Faites une visite serrée. Armez-vous, armez vos youyoutiers et emmenez Kristoulakis.
— Présent, commandant ! répond la voix joyeuse du Crétois.
Kristoulakis est là, paré comme toujours. A la mer jamais il ne se couche, il reste à portée de la voix de son chef, au pied de l'échelle de passerelle.
— As-tu déjà rencontré ce bateau-là ? demande Lacombe.
— Jamais par ici, commandant ; j'en ai connu un tout pareil, qui faisait la contrebande du tabac bulgare sur la côte d'Asie.
La goélette n'est plus qu'à trois encablures.* Elle paraît chargée à refus. Aucune tête ne se montre au-dessus des bastingages, personne dans la mâture. Le soleil levant tape en plein sur le tableau arrière ; on n'y lit aucun nom...
— Stop, commande Lacombe. Amenez le youyou.
L'embarcation, toute menue, va vers le bateau inconnu et silencieux. Poulallier à la barre, deux matelots aux avirons, chacun d'eux a un revolver. A l'avant, Kristoulakis est muni de son couteau et d'une arme à feu dont seule la crosse lourde et damasquinée émerge de sa ceinture. Le Nord-Caper règle sa vitesse sur celle du youyou. A bord du chalutier, les hommes armés sont prêts. Les hommes armés... sept en tout, car trois revolvers sont dans le youyou ; il n'en reste que deux à bord, et cinq fusils. Il est vrai que les deux canons sont chargés et que jamais voilier ou vapeur n'a fait mine de résister à l'équipe de visite.
* Une encablure vaut un dixième de mille, c'est-à-dire 185 mètres.
7 novembre. L'aube approche. Par tribord, les sommets commencent de se dessiner sur le ciel. A l'horizon, droit derrière, le feu du cap Sidero jette, toutes les minutes, un bref éclat blanc. Sur la passerelle, l'homme de barre gouverne au Sud ; l'enseigne Poulallier a pris le quart à quatre heures. Assis sur un pliant, acagnardé dans l'angle de deux rambardes, Lacombe s'est assoupi. Sur le gaillard d'avant, les canonniers du 65 commencent de sortir de l'ombre, formes vagues enveloppées de couvertures à capuchon. La rosée du matin se condense sur les tôles et sur les filins d'acier. La consigne du silence levée, les bruits du bord ont repris, piétinement des hommes de quart, grincement du treuil à escarbilles dans la grande manche à vent. Une silhouette bottée se hisse lourdement dans les haubans de misaine : c'est l'homme de vigie qui va s'installer dans son tonneau, en tête de mât.
Quatre heures et demie. L'aurore. Le ciel pâlit, les pics du Dicté se font plus nets, cependant que les contours du rivage s'estompent dans l'enveloppement ouaté de la brume du matin. Toujours calme plat, mais la brise a dû souffler cette nuit quelque part dans l'Est, très loin, car une petite houle traversière fait doucement rouler le Nord-Caper. A tribord devant, l’ile Koupho, basse et plate, se détache soudain de la grande terre, ouvrant le chenal qui mène à Hierapetra. Les formes se précisent et les couleurs. Les crêtes de la chaîne Lassithi commencent de rosir, tandis que les étoiles s'éteignent. Brusquement, le feu de Sidero disparaît, masqué par le cap Plaka.
— Navire à un quart par bâbord.
— A toute vitesse. Gouverne dessus, ordonne Lacombe que le cri de la vigie a réveillé.
Une forme grisâtre à trois ou quatre milles. Elle blanchit peu à peu, sous les premiers rayons du jour. Dans sa jumelle, Lacombe distingue une grande goélette, toutes voiles dessus. Un caboteur peut-être... Que peut-il bien faire, à l'écart des routes fréquentées, et justement à l'endroit où des sous-marins sont venus, il n'y a pas cinq jours ?... Sans quitter les oculaires, le commandant ordonne :
— Aux postes de combat. Paré à amener le youyou pour la visite.
Et, de toute sa voix claire :
— Dans tous les secteurs, veillez bien sur l'eau.
Tous comprennent. Ce voilier a dû ravitailler quelque sous-marin, lequel doit guetter, en plongée, pas loin. Attention à la torpille... Les hommes, vite à leurs postes, scrutent la mer calme, chacun dans l'angle dont il a la charge. Ainsi le chalutier est protégé par une couronne de regards qui couvre tout l'horizon.
La combe s'adresse à son second :
— Voici de l'ouvrage pour vous. Faites une visite serrée. Armez-vous, armez vos youyoutiers et emmenez Kristoulakis.
— Présent, commandant ! répond la voix joyeuse du Crétois.
Kristoulakis est là, paré comme toujours. A la mer jamais il ne se couche, il reste à portée de la voix de son chef, au pied de l'échelle de passerelle.
— As-tu déjà rencontré ce bateau-là ? demande Lacombe.
— Jamais par ici, commandant ; j'en ai connu un tout pareil, qui faisait la contrebande du tabac bulgare sur la côte d'Asie.
La goélette n'est plus qu'à trois encablures.* Elle paraît chargée à refus. Aucune tête ne se montre au-dessus des bastingages, personne dans la mâture. Le soleil levant tape en plein sur le tableau arrière ; on n'y lit aucun nom...
— Stop, commande Lacombe. Amenez le youyou.
L'embarcation, toute menue, va vers le bateau inconnu et silencieux. Poulallier à la barre, deux matelots aux avirons, chacun d'eux a un revolver. A l'avant, Kristoulakis est muni de son couteau et d'une arme à feu dont seule la crosse lourde et damasquinée émerge de sa ceinture. Le Nord-Caper règle sa vitesse sur celle du youyou. A bord du chalutier, les hommes armés sont prêts. Les hommes armés... sept en tout, car trois revolvers sont dans le youyou ; il n'en reste que deux à bord, et cinq fusils. Il est vrai que les deux canons sont chargés et que jamais voilier ou vapeur n'a fait mine de résister à l'équipe de visite.
* Une encablure vaut un dixième de mille, c'est-à-dire 185 mètres.
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Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.