Portraits croisés

Organisation, unités, hôpitaux, blessés....
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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

suite extrait de " La mort de près " de Maurice Genevoix


Il allait être minuit lorsque les brancardiers de l'hôpital militaire m'ont porté sur mon lit,à Verdun.Il y avait bientôt onze heures que mon artère humérale laissait ruisseler mon sang.Il paraît -je ne suis pas médecin- qu'on dispose de trente-cinq minutes pour ligaturer cette artère et arrêter l'hémorragie.Je n'ai pas eu de ligature.L'épaisseur du coton et des linges prodigués par l'aide-major du carrefour,celle du caillot agglutiné dessous ont dû obturer l'artère et me garder ce qu'il fallait de sang,tout juste,pour remonter du collapsus et finalement "me tirer d'affaire".Mais aussi ma vitalité,ma jeunesse.
Pas une fois,pendant ces onze heures,je ne me suis senti menacé.Pas une fois je n'ai appréhendé la mort,je n'en ai même pas eu la pensée.Je n'ai même pas songé au sang que j'avais dû répandre,semblable que j'étais à ces grands blessés pitoyables que j'avais plaints lorsque j'étais debout.Je ne me voyais pas gisant,ensanglanté,parce que je l'étais à mon tour.

Plus tard seulement,beaucoup plus tard,je me suis rappelé le dernier,ce capitaine d'artillerie lourde que nous avions croisé,à Mouilly,en montant vers la Calonne,et la civière que sa tête avait auréolée de sang.Par dessus son turban de compresses,quelqu'un avait posé son képi à trois galons.Cette coiffure haut perchée,de guingois,c'était pénible et saugrenu.Quelqu'un d'autre,pour moi,avait fait la même chose.On m'avait retiré mon revolver,mes jumelles,l'argent que j'avais sur moi,un médaillon d'or à mon cou,mais on m'avait mis sur la tête le beau képi trop haut,trop raide,que j'avais baptisé mon pot à fleurs.Je venais de l'acheter à Verdun,parce que l'intendance nous avait habillé de neuf et que mon vieux képi graisseux ne s'harmonisait plus avec ce suave bleu horizon.C'est à la gare régularice de Verdun,dans une grande salle aux murs chaulés,sous la lumière décapante de lampes à arc dont les charbons sifflaient,que j'ai senti ce képi sur ma tête: parce que le major qui s'approchait de moi s'avançait entre deux infirmières,entre deux femmes.A peine si je distinguais leurs visages,ébloui que j'étais par ces lampadaires cruels,et d'ailleurs à bout de forces.Mais ce képi,soudain,m'a gêné comme s'il m'eût défiguré.
Le major m'a piqué encore.Et il a dit avec une moue :
" Inévacuable.Hôpital militaire."
Peut-être est-ce le regard d'une des deux infirmières,alors que d'autres brancardiers me soulevaient et m'emportaient,qui m'a fait deviner,à une raideur de la peau sur mes joues et sur mon front,que j'étais barbouillé de sang.Mais j'ai pensé,comme à travers une brume : "Il a séché.Preuve que je ne saigne plus."
Il a fallu traverser des voies,entendre des roues de wagons cogner sur des plaques tournantes,une locomotive qui sifflait quelque part,rouler encore,dans une toute petite tapissière,au trot d'un maigre bidet,sur les pavés d'un interminable faubourg.Mais le ciel,entre les maisons,avait la même profondeur,la même sérénité merveilleuse,criblée d'étoiles.
Toutes les maisons,toute la ville dormaient.




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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

pour compléter ce récit,voici un extrait des Eparges écrit par Maurice Genevoix en 1923.
on se retrouve à nouveau à la gare de régulation de Verdun....



(...)
La salle de gare,aux murs chaulés,est pleine d'une violente lumière mauve; les globes des lampes,au-dessus de nous,nous éblouissent douloureusement,nous forcent à tenir nos paupières ouvertes.On voudrait tourner le cou,se cacher la tête sous un pan de vêtement; on ne bouge pas,les yeux rivés à ces lumières cruelles; de temps en temps,les charbons des arcs sifflent,comme un fer rouge plongé dans l'eau.Il flotte une odeur écoeurante,de coaltar,d'eau de Javel et de sang fade.
" Un lieutenant du 106,docteur. "
Ils me touchent,une aiguille me pique encore.Je vois pourtant la vareuse sombre du major entre les deux infirmières blanches.Ils me parlent.Je réponds : "Oui,oui..." Et la voix du docteur prononce:
" Inévacuable.Hôpital militaire. "
Oh ! quand cela finira-t-il ? Je croyais être arrivé : ce n'était qu'une étape,encore.Un train siffle,des roues de wagons,rythmiquement,font sonner des plaques tournantes.D'autres bras me hissent dans une minuscule carriole; et nous roulons longtemps,par un faubourg interminable,sur des pavés.
Des lumières,une vibration dure de timbre électrique; des couloirs dallés,une porte qui s'ouvre sur une petite chambre glauque; un lit ; des draps....
Il n'y a plus qu'une infirmière dans la chambre.Elle va et vient,silencieusement.Elle n'est plus jeune,ses traits sont las et bons.Elle ne fait pas du tout de bruit.
" Doucement.....Ne bougez plus....Je reste jusqu'à ce que ce soit fini. "
Elle vient de me piquer la jambe.Un tube de caoutchouc monte de l'aiguille jusqu'à une grosse bouteille,haut suspendue à la tête de mon lit.
" Qu'est-ce que c'est ?
-Ce n'est rien.
-Je vois ce que c'est....C'est du sérum physiologique.
-Oui,un peu de sérum.
-J'ai donc perdu tellement de sang ?
-Un peu,un peu...Ne bougez pas.
-Est-ce qu'on va regarder mon bras ?
-Demain matin....Il est trop tard ce soir.
-Quelle heure est-il ?
-Bientôt minuit.....Ne bougez pas. "
Elle retire l'aiguille et dit : "Nna."
Elle éteint la lumière; elle s'en va.Il n'y a plus,venant du couloir par la cloison vitrée,qu'un peu de clarté glauque immobile sur les murs.

Et ma guerre est finie.Je les ai tous quitté,ceux qui sont morts près de moi,ceux que j'ai laissé dans le layon de la forêt,aventurés au péril de mort.Je ne veux plus me rappeler mes premières nuits d'hôpital agitées de cauchemars délirants,ni la table blanche et nue et les gants rouges du chirurgien,ni ce goût d'éther dans ma gorge,ni l'âcre petite pipe de l'infirmier Bastien,ni les trous que creusaient ses doigts dans mon bras bronzé de gangrène.
Ils m'ont écrit,et ils m'ont souhaité bon courage.Qu'ai-je besoin de courage,à présent ? Cette souffrance qui m'est échue,ni mon courage ni ma lâcheté n'y changeraient rien.
Je n'ai plus qu'à me laisser vivre,plus qu'à m'abandonner (...) à la douceur d'un merveilleux printemps.
Et vous me dites : "ne pensez plus à nous..." Oh ! mes amis,est-ce possible ? Il y avait moi parmi vous; et maintenant,il n'y a plus que vous.Que serais-je sans vous ? Mon bonheur même sans vous,que serait-il ?
(...)
Et je ne serai plus soldat.J'étais pareil à ceux qui sont morts,à ceux qui doivent encore mourir; et toute ma vie est là,douce et chaude,comme une poitrine que je serrerais contre la mienne.Chaque fois que je regarde cette porte,mon coeur bat; et des larmes viennent mouiller mes yeux.Oh ! mes amis,est-ce ma faute si j'ai tant changé ?
Vous me dites que non; vous me dites qu'au milieu de vous j'étais le même,et que nous étions vraiment frères,chacun de nous avec son bonheur endormi.On se croit résigné à mourir; et parce que la vie est là,une houle de bonheur monte et gronde,et des larmes vous viennent aux yeux à regarder une porte qui va s'ouvrir.
(...)
On vous a tués,et c'est le plus grand des crimes.Vous avez donné votre vie,et vous êtes les plus malheureux.Je ne sais que cela,les gestes que nous avons faits,notre souffrance et notre gaieté,les mots que nous disions,les visages que nous avions parmi les autres visages,et votre mort.
Vous n'êtes guère plus d'une centaine,et votre foule m'apparaît effrayante,trop lourde,trop serrée pour moi seul.Combien de vos gestes passés aurai-je perdus,chaque demain,et de vos paroles vivantes,et de tout ce qui était vous ? Il ne me reste plus que moi,et l'image de vous que vous m'avez donnée.

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l'oeuvre de Maurice Genevoix a été rééditée récemment aux éditions Omnibus
concernant son parcours de guerre,il y a "Ceux de 14" (regroupant Sous Verdun,Nuits de guerre,La boue,Les Eparges), et "La mort de près"



amicalement,
Mireille
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Jean-Claude Poncet
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Re: Portraits croisés

Message par Jean-Claude Poncet »

Bonjour Mireillle et merci pour ce beau travail,
Bonjour tout l'monde,
Voici un petit extrait d'un document que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer sur ce site-forum.
"M. Maurice GENEVOIX, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte Joseph DE PESQUIDOUX, y est venu prendre séance le 13 novembre 1947, et a prononcé le discours suivant :
[...]Messieurs*, pour les hommes de mon âge, il est, parmi ces disparus, des ombres qui ont gardé et qui garderont à jamais le visage de la jeunesse. De ces jeunes morts de la guerre, notre jeunesse à nous, et notre âge mur, ont été douloureusement privés. De tous : des condisciples pleins d’enthousiasme, avides de connaître, de servir; de se vouer, tout rayonnants déjà de promesses qui ne furent point tenues ; et des autres, tous les autres qui tombèrent à nos côtés, si vite fauchés, en de telles hécatombes qu’a peine, souvent, avions-nous eu le temps de reconnaître pour chacun d’eux ce qui était parmi les hommes son visage irremplaçable. Le capitaine de Pesquidoux, dans la Woëvre, sur les Hauts-de-Meuse, les a vus tomber comme nous. [...]"
Cet petit paragraphe est au début de son discours de réception, comme s'il appelait ses camarades de combat morts, pour le soutenir, lui, mais je pense surtout les saluer.

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Cordialement
Jean-Claude
*évidemment sous la coupole à l'époque il n'y avait que des Messieurs pour le recevoir.
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Jean RIOTTE
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Re: Portraits croisés

Message par Jean RIOTTE »

Merci Mireille,
Merci Jean-Claude,
de nous rappeler l'immense écrivain, le fidèle précurseur du devoir de Mémoire que fut Maurice Genevoix.
Bien cordialement.
Jean RIOTTE.
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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

bonsoir à tous,

extrait de La peur,de Gabriel Chevallier


On visite nos pansements chaque matin.Mon tour arrive généralement vers neuf heures.Une infirmière s'avance avec son attirail thérapeutique,et un sourire plein de courage (il ne lui en coûte rien).Elle s'empare de moi,enlève les épingles,déroule les bandes et détache les gazes collées avec de petites secousses,qui tirent sur les lèvres des plaies,lesquelles entraînent à leur suite mon corps entier qui se refuse à la rupture brusque,et me tirent aussi de légers cris que je suis mécontent de laisser échapper.Les plaies sont lavées au permanganate et reçoivent ensuite une application de teinture d'iode ou de crayon de nitrate d'argent.L'un et l'autre se valent et me procurent la même agréable sensation d'un fer rouge qu'on enfoncerait dans ma chair,et je m'étonne toujours de ne pas voir monter une fumée,de ne pas être incommodé par une odeur de roussi.
La multiplicité des plaies prolongent mon supplice.Les lavages ne sont pas encore terminés que plusieurs emplacements de mon corps,déjà humectés d'iode,sont comme posés sur des grils,et je me tords,tel un hérétique hurlant pour ne pas abjurer sa foi.Ma foi ici est de montrer une décence devant la douleur.On garde pour la fin le plus mauvais:la blessure du thorax,en dessous de l'omoplate.Quand je sens la menace du badigeon,je me tasse,la respiration coupée,comme si un obus piquait.Mais ce n'est qu'une main rose qui hésite et écrase soudain cruellement,dans l'entaille de mon dos,la chique de coton qui m'imprègne de sa salive brune,jusqu'au poumon,semble-t-il.Je reçois mon coup de lance au coeur.
J'en ai pour une bonne heure de cuisson à petit feu.
Certains jours,où je me vois sur le point de flancher,je me révolte.Je camoufle mes cris en paroles violentes.Et j'ai bonne envie de gifler l'infirmière sereine:une femme qui me fait souffrir !
C'est le mauvais moment de la journée;il me gâte mon séjour et ternit mes réveils,qu'il suit de peu.Mais,quand mes douleurs ont cessé,le délai jusqu'au prochain pansement me semble très éloigné.J'atteins au point culminant de ma paix,qui va en décroissant jusqu'au lendemain matin.

Aller à l'hôpital,il n'y a guère plus d'un an,était une parole terrible.Elle suggérait,plus encore que celle de la souffrance,l'idée ignomineuse de la déchéance.Les bourgeois n'allaient pas à l'hôpital,réservé aux ouvriers,aux filles-mères,et à ces malheureux qui avaient dilapidé leur fortune,qui avaient "tout mangé",et par cela même méritaient les pires châtiments,aux déclassés enfin.Et les familles annonçaient aux dissipateurs,aux enfants prodigues : "Tu finiras à l'hôpital ! ",c'est-à-dire misérable,seul et dans la honte.Et moi-même,regardant les façades de deuil des hôpitaux,leurs tristes couloirs,les maigres convois qui en sortaient,je pensais confusément à des léproseries.
Voici que l'hôpital est devenu une terre promise.Il représente pour des millions d'hommes le suprême espoir,et ses misères et ses douleurs,et les navrants spectacles qu'il présente sont pourtant le plus grand bonheur qu'un soldat puisse entrevoir.Autrefois,celui qu'on descendait de la voiture d'ambulance s'attristait en franchissant ce seuil et se sentait menacé.Aujourd'hui,celui qu'on transporte sur un brancard croit recevoir du gardien,avec sa fiche d'entrée,un brevet de vie.
Et si un major supérieur,muni de pouvoirs divins,passait devant les lits et proposait à chacun de lui restituer ses membres en disant : "Lève-toi et marche ! ",il est probable que Peignard,Mouchetier,et tous ceux qui sont en lambeaux,après avoir réfléchi aux risques que leur ferait courir cette nouvelle intégrité,aux sueurs glacées de l'appréhension qui torture les êtres sains et forts,répondraient : "Ne faites pas le miracle ! "
Pour moi,qui ai eu la chance d'attraper la " bonne blessure ",ce gros lot des champs de bataille,je me trouve à l'hôpital comme un homme qui passerait son hiver dans le Midi.Lorsque j'ai acquitté ma dette de souffrance chaque matin (le prix de ma pension),je me fais vraiment l'effet d'être en villégiature,et la présence des infirmières fraîches et gracieuses,les égards de Mlle Nancey complètent l'illusion.Qu'ai-je à faire d'autre que manger,fumer et lire ? Quand la lecture me fatigue,je m'abandonne à cet état d'extrême lassitude qui résulte d'un trop grand repos,je me repose encore de ce repos...Je tapote ma faiblesse commes des coussins,et m'y carre confortablement aux épaules.Je jouis de n'avoir plus à agir,de ce droit,que je tiens d'une grenade,d'être veule.Et je ne déteste pas les frissons de cette fièvre légère que donne le lit,à la longue.
Ainsi faible,les yeux fermés,je rêve.Mais je ne rêve pas de l'avenir,très incertain.Isolé derrière mes paupières baissées,j'entends résonner au fond de mes oreilles le grand bourdonnement de la guerre,comme le murmure de l'océan au fond d'un coquillage.Je pense malgré moi à cette suite d'aventures surprenantes qui m'ont conduit ici et me laissent encore de l'étonnement.


amicalement,
Mireille
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f.vaudour
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Re: Portraits croisés

Message par f.vaudour »

Bonjour à tous,

J'ai relus ce week-end "Sous Verdun" l'un des livres de "Ceux de 14" de Genevoix.
L'atmosphère du début de la guerre parfaitement décrite y reflète bien l'innocence des soldats de cette période ou les combats apparaissaient encore comme une aventure un peu dangereuse voire comme chez les anglais un sport un peu plus violent que les autres. Cette impression disparaitra vite avec les combats de Belgique et de la Marne. Le sentiment s'inversera meme largement avec la dératisation systématique que fut la guerre de tranchée.

Cordialement

François
"le passé est la mémoire du futur" P.Valéry
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mireille salvini
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Re: Portraits croisés

Message par mireille salvini »

bonsoir à tous,

avant de m'éclipser pour un long moment,voici un texte qui m'avait assez bouleversée quand je l'ai lu;
l'auteur est à toujours à l'hôpital,blessé de guerre;
on est toujours dans "La Peur de Gabriel Chevallier.

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Les infirmières s'absentent de midi à deux heures,après notre repas.Afin d'éviter la gêne que nous éprouvons à nous satisfaire devant elles,nous avons tous réglé les fonctions de notre corps de façon que,sauf imprévu,elles s'exercent pendant ces heures-là.Le soldat infirmier qui assure l'intérim ne fait que transporter des bassins.Ceux qui attendent leur tour regardent le plafond et fument activement pour chasser l'odeur.Quand la grosse presse a cessé et que nous ne risquons plus de prendre froid,on ouvre les fenêtres.Le soleil d'hiver pénètre dans la salle;nous le faisons ruisseler entre nos mains pâles,nos mains soignées d'oisifs,qu'il teinte de rose en transparence.
On a donné à l'infirmier ce surnom cruel: Caca.Je sais que ce surnom l'affecte.Je le sais parce que j'ai connu André Charlet avant la guerre,à la Faculté,où il était parmi les étudiants du groupe de tête,ceux qui ont des curiosités et des idées.Il publiait dans les jeunes revues des sonnets brillants,qui représentaient la vie comme un immense champ de conquêtes,une forêt divine et surprenante,où s'enfoncent les explorateurs d'élite et dont ils reviennent avec des fruits merveilleux,d'une saveur inconnue,des femmes d'une beauté étrange,et mille objets barbares d'une sauvagerie raffinée.A la mobilisation,il s'était engagé dans les premiers et avait été blessé gravement dans le courant de l'année suivante.
Je l'ai retrouvé ici,affaissé,sans ressort,et sale.Quelques mois de guerre l'ont ainsi métamorphosé,lui ont donné ce maintien fébrile,cette maigreur et cette peau jaune.Il en conserve une terreur folle qui se voit dans ses yeux.Pour ne pas quitter l'hôpital,il a accepté ce poste et ces besognes répugnantes.En étant Caca,il prolonge son séjour de trois mois,en vertu de je ne sais quelle décision militaire qui autorise les majors à s'adjoindre temporairement des aides.D'ailleurs,il sera vraisemblablement versé dans l'auxiliaire,sinon réformé.Mais il préfère ne passer devant une commission qu'en dernière ressource,car il doute que son organisme soit assez délabré pour qu'on l'exempte de retourner au feu.Il est le seul à en douter;nous le croyons voué à la mort des tuberculeux,plus infaillible que les obus.
J'essaie de l'attirer,j'évoque nos années d'adolescence,nos camarades,notre gaîté,nos ambitions d'autrefois.Mais je ne parviens pas à l'intéresser.Il sourit faiblement et dit: "c'est fini !"
Je lui réponds:
-Et la poésie,mon vieux?
Il hausse les épaules,avec un geste vague: "La poésie,c'est comme la gloire !" et s'en va parce qu'on l'appelle.Un instant après il repasse avec un bassin fumant,détourne son visage bouleversé de dégoût,et ricane: "Tiens,la poésie !"
Parmi ses souvenirs de guerre,celui-ci est affreux:
-Dans l'Est,fin août.Notre bataillon attaque à la baïonnette.Tu n'as pas idée de l'imbécillité de ces attaques du début,de ce qu'elles représentaient comme massacre.Ce qui a dominé cette période c'est certainement l'incurie de nos chefs -dont ils furent parfois victimes- formés avec ces principes: l'infanterie reine des batailles et l'arme blanche.Ces gens-là ne se doutaient absolument pas des effets de l'armement moderne,canons et mitrailleuses,et leur grand dada était la manoeuvre napoléonienne: rien de changé depuis Marengo ! Nous qui étions assaillis,au lieu de nous établir sur des positions solides,on nous éparpillait à découvert dans les plaines,revêtus de nos uniformes de cirque,et on nous lançait contre des forêts,à cinq cents mètres.Les Boches nous tiraient comme des lapins,et,au moment du corps à corps,se sauvaient,après nous avoir fait tout le mal possible.Enfin,ce jour-là,en laissant la moitié de notre effectif sur le terrain,on réussit à les déloger.Mais ces bandits ont eu une idée diabolique.Comme il soufflait un grand vent contre nous,ils ont mis le feu aux champs de blé dont nous les chassions....Là, j'ai vu l'enfer ! Quatre cents blessés transformés en torches vivantes,courant sur des membres fracturés,gesticulant et criant comme des damnés.Leur chevelure qui flambait d'un coup,verticalement,leur mettait sur la tête une flamme de Saint-Esprit,et les cartouches explosaient dans leurs cartouchières.Nous sommes restés muets,ne songeant même pas à nous abriter,à regarder quatre cents des nôtres grésiller,se tordre et se rouler dans ce bûcher balayé par les mitrailleuses,sans pouvoir approcher.J'en ai vu un se dresser,devant la vague qui venait sur lui,et fusiller ses voisins pour leur épargner cette mort atroce.Alors,plusieurs,sur le point d'être atteints,se sont mis à crier: "Tirez,les copains,tuez-nous !" et peut-être quelques uns ont-ils eu ce monstrueux courage.....
Et Ypres ! Les combats de nuit à Ypres.On ne savait qui on tuait,qui vous tuait.Le colonel nous avait recommandé: "Mes enfants,soyez bons pour les prisonniers, mais n'en faites pas ".
Ceux d'en face avaient certainement la même consigne.
-Bah! le plus dur est passé,mon vieux.Nous nous retrouverons bientôt civils,et nous reprondrons nos occupations comme avant.
-Comme avant,non.Pour moi,ce n'est plus possible,la guerre m'a diminué.Tu m'as connu à la Faculté,tu sais que mes camarades me désignaient comme un chef de notre génération,que nos maîtres m'accordaient leur confiance et que déjà des hommes de valeur m'avaient distingué.Je rêvais d'une carrière éclatante de conducteur d'hommes,au moins spirituellement,mais je croyais mon corps capable de servir ma pensée.J'ai vu que mon corps n'est qu'une loque,une chiffe,qu'il déserte et m'entraîne....Un type qui tremble ne peut pas être un chef.
-Mais nous avons tous tremblé !
(...)
-Je ne conçois pas qu'un homme soit incomplet,qu'il se montre inférieur dans certains compartiments du jeu.
A la guerre,j'ai fait fiasco.Je ne pourrai l'oublier.
-Tu as fait ni plus ni moins que les autres.Ne t'accable pas.
-J'ai honte,quand j'y pense ! Au-dedans de moi,je me suis roulé dans mes gémissements,dans mes larmes de faible.Vois-tu,j'ai renié toutes les doctrines de ma jeunesse,Nietz-sche,la force....Ah! là là....Maintenant je suis bon à vider les pots de chambre et je ne serai qu'un employé.

C'est un curieux cas de dépression,et je crois que la maladie y est pour beaucoup.
(...)

Cela devait se produire.Je m'étonne que les transformations vraiment anormales qui s'étaient opérées en lui ne m'en aient pas donné l'intuition.Si accablé que soit moralement un homme jeune,une période vient vite où il se rétablit,et Charlet ne faisait que s'assombrir davantage.
Ses doigts crispés,les tics qui altéraient sa physionomie,sa démarche saccadée trahissaient son état d'énervement,à son entrée dans la salle,tout à l'heure.Cependant,il a commencé son service comme d'habitude,mais sans me dire bonjour.
Brusquement,vers une heure,il a surgi devant moi.Son visage était effrayant,de la couleur de la terre glaise,avec des plaques brunes et des yeux sertis de rouge.Il m'a mis son bras sous le nez:
-Sens,sens donc!
-Eh bien ?
Il poussait son bras avec violence,je me suis reculé.
-Ah ! Tu sens ? Tu sens l'odeur ?
Il me tenait sous son regard flamboyant,furieux,dont je ne pouvais me détourner.Il m'a dit,en rapprochant son visage du mien à le toucher,ces paroles incroyables:
-Je suis une merde.
-Voyons,Charlet,tu es fou !
-Mais sens donc !
Plus encore que sa colère,cette bave qui lui coulait de la bouche m'a fait peur.Heureusement,quelqu'un l'a réclamé:
-Pst, Caca !
Il a bondi et s'est dirigé vers Peignard en gesticulant sauvagement:
-Je m'appelle Merde,vous entendez,et je ne supporterai pas vos grossièretés!
J'ai compris qu'il déraillait et j'ai craint aussitôt pour les blessés si fragiles: Peignard avec son pied,Diuré avec ses drains,le malheureux Breton.J'ai appelé les hommes valides,qui sont venus l'entourer pendant qu'on allait chercher du secours.En pleine crise,il tentait de s'échapper et criait:
-Je vous domine,crapules! Tous les hommes sont tributaires de moi ! Je suis la vérité,le maître du monde !
Enfin,trois gaillards sont montés des sous-sols et l'ont entraîné.
Charlet !
Voici la dernière vision que j'aie conservée de lui dans le civil.En 14,une nuit du début de l'été,sous les marronniers de la place où nous nous rassemblions chaque soir.Devant nous,les cygnes blancs,de leur nage silencieuse,moiraient l'eau sombre des bassins,où se balançaient des lumières,tombées d'une terrasse brillante.Un orchestre assourdi nous berçait de son rythme.Et Charlet debout,tête nue,mince et élégant,sûr de soi,un peu gâté même par des succès précoces,déclamait ses propres vers.J'ai encore ses intonations dans l'oreille et me souviens (...)

Et maintenant,il est fou,à vingt-deux ans.Et sa folie a pris la forme la plus basse qu'on puisse imaginer!

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amicalement,
Mireille
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Ar Brav
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Re: Portraits croisés

Message par Ar Brav »

Bonjour Mireille,

Merci pour cet extrait.
C'est raide.
Et tellement bien écrit.

Amitiés,
Franck
www.navires-14-18.com
Le cœur des vivants doit être le tombeau des morts. André Malraux.
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