La "crise du 75" qui débute au début de 1915 dépasse par ses graves conséquences un simple problème technique d'artillerie car elle a de désastreuses conséquences sur les résultats des combats de 1915 et, accessoirement, cause la mort et des blessures très graves à des centaines d'artilleurs.
Cette crise coïncide avec l'arrivée sur le front des premiers lots de munitions fabriquées hâtivement par des établissements industriels dont certains n'étaient connus jusque là que pour leur fabrication d'objets en métal tout juste bon "à ferrer les ânes"! Tout ceci s'est accompli sous la responsabilité de l'entourage ministériel du ministère de la guerre puis du sous-secrétariat d'état à l'artillerie et à l'équipement militaire dont il est de bon ton de louer "l'enthousiasme républicain", style an II, prétendant faire jaillir du néant une industrie de guerre non inféodée aux "grands" industriels capitalistes, tels que Schneider ou Saint-Chamond.
Les chiffres sont pourtant cruels:
-d'août 1914 à fin décembre 1914, l'artillerie française tire plus de 3.000.000 d'obus de 75, tous fabriqués, soit dans les établissements de l'Etat, soit chez Schneider et Saint-Chamond. On ne dénombre que 6 éclatements ou gonflements de tubes de 75, soit 1 incident par 500.000 coups tirés.
-le 20 décembre 1914, apparaissent sur le front les munitions fabriquées au prix fort par une multitude de fournisseurs, plus ou moins compétents, pour lesquels il a fallu d'ailleurs diminuer les tolérances de fabrication à une limite dangereuse. Les conséquences sont immédiates:
.....au 30 janvier 1915: 30 éclatements de tubes de 75.
.....au 28 février 1915: 30 éclatements (cumul 60).
.....au 31 mars 1915: 230 éclatements (cumul 290).
.....au 30 avril 1915: 274 éclatements (cumul 564).
.....au 31 mai 1915: 150 éclatements (cumul 714).
....jusqu'au 30 septembre 1915: encore 279 éclatements (cumul 993).
.....ensuite nette décroissance du nombre des éclatements: 46 en octobre, 3 en novembre et 7 en décembre 1915 (cumul 1049).
Encore quelques chiffres:
-1 éclatement pour 500.000 coups tirés pendant toute l'année 1914.
-1 éclatement pour 5.000 coups tirés en mars 1915 (et même 1 pour 3.000 à la malheureuse IVe Armée engagée dans une bataille sanglante en Champagne).
-moyenne des éclatements au cours de l'année 1915: 1 pour 17.210 coups tirés.
Résultats: les artilleurs perdent confiance en un matériel jusque là excellent, on emploie des cordons tire-feu et on se tient à distance lors du tir, tout ceci au détriment de la cadence de tir, vitale en cas de crise et les commandants de batterie se constituent des petites réserves de "bons" projectiles construits dans les établissements de l'Etat ou chez Schneider et Saint-Chamond pour les "coups durs".
Ajoutons à ces chiffres calamiteux la perte, essentiellement par capture, de 447 canons de 75 en 1914 (en août et en septembre 1914) mais de seulement 26 pour toute l'année 1915. On peut donc constater que l'Armée française a perdu dans les 18 premiers mois de la guerre le tiers de ses canons de 75 existants (4712 existants en août 1914) alors que la production de matériels neufs de 75 ne reprend vraiment qu'à la fin du premier trimestre 1915.
Je ne peux mieux conclure ce triste exposé que par le recto-verso d'une carte-photo écrite par un artilleur lucide au début d'octobre 1915:
-d'abord, la vue de l'éclatement dans l'âme d'un projectile causant la mort d'un artilleur, des blessures graves à trois autres et la destruction d'un canon de 75 de sa batterie:

-enfin la magnifique analyse de cet artilleur:

Il est dommage que la Censure n'ait pas saisi cette lettre pour la montrer à messieurs Alexandre Millerand et Albert-Thomas et à son célèbre entourage de "normaliens", auto-promus grands spécialistes des marchés d'armement!
Cordialement,
Guy François.