Une mission spéciale, près de Salonique en 1916.

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RSanchez95
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Re: Une mission spéciale, près de Salonique en 1916.

Message par RSanchez95 »

Bonjour,

Une mission spéciale, près de Salonique en 1916 (Par Louis DELRIEU).

"Jeune pilote débutant à l'escadrille N-87, à Salonique, il y avait déjà quelque temps que je m'étais proposé comme volontaire pour déposer un agent spécial derrière les lignes bulgares. Le 10 août 1916, arrivent l'ordre d'exécution et le passager, un "comitadji" serbe, Trbitch, solide gaillard, d'environ 80 kg, son fusil, son baluchon noué dans un grand mouchoir, et, prévoyant, une "boule de son" plus 1 litre de "pinard". Mais pas un mot de français, moi, pas un mot de serbe ; le lieutenant Miloukine Mikaïlovitch, mon ami et observateur préféré, fut naturellement l'interprète. Et nous commençâmes l'entretien technique nécessaire pour familiariser un peu mon agent avec mon brave N-730, le biplace Nieuport 80 CV, qui nous transporterait le lendemain : avion aux commandes duquel je me sentais le roi de l'air. Je lui inculquai quelques notions pour qu'il put m'aider au sol, le cas échéant : parties fragiles, prises solides où m'aider par exemple, pour virer l'avion, lancement de l'hélice, et précautions à connaître pour ne pas se laisser "gauler"...

Ce petit abrégé expédié d'urgence, je m'avisai qu'il serait malsain pour nous deux qu'il partit dans sa tenue qui lui donnait l'allure d'un chasseur de casquettes. Je proposai de passer au magasin pour essayer un uniforme ; le Bureau nous établirait un ordre de mission adéquat. En cas de panne (fréquent en ce temps-là), nous serions ainsi prisonniers de guerre, non des espions bons à fusiller...

A peine traduit, Trbitch sourit, et eut un balancement de tête, expression d'une certitude bien tranquille... "Que dit-il ? Il dit que ce n'est pas la peine, les bulgares le connaissent : ils ont mis sa tête à prix depuis les précédentes guerres, et au premier poste où servirait un sous-officier, il serait sûrement identifié, et il n'aurait pas de pardon à attendre". Mon visage avait dû marquer le coup. L'homme se redressa, claqua les talons et ajouta quelques mots, visiblement très durs. "Que dit-il ? Il dit que lui, il n'attend ni galons ni décoration ; c'est pour la Grande Serbie".

Que répondre à de tels propos ? Je lui tendis la main, et jamais je n'ai connu une pareille poignée de mains, de celles qui vous font non seulement amis, mais encore des complices, qui pourront compter l'un sur l'autre, quoi qu'il advienne. Dès lors, le reste de nos conventions techniques devenait très simple. Le transporté devenait le chef de route, et je me tenais prêt aux tours de force nécessaires.

De moi même, j'aurais pris les vallées qui contournent le massif du Kaïmakhalan (2700 m), pour chercher à atterrir dans la large vallée du NW, au-delà de Monastir. Trbitch, lui, me guidait droit à travers le massif. Il devait le connaître "comme sa poche". Il y avait à peu près 1 heure de trajet au-dessus de ces montagnes pelées, soit à peu près 110 km, ma vitesse à l'époque : jamais je ne le vis hésiter.

Nous décollâmes vers 4 heures, dans le noir absolu. Quelques feux de bivouac dans la montagne, les signaux très espacés d'une voie ferrée, qui part à gauche, vers Vodena et Monastir... Et nous voici sur notre axe de route, survolant des montagnes arides s'élevant en moyenne à environ 2 400 m. J'étais tout de même un peu inquiet de me voir lancé sur un parcours si "mal pavé"... Mais la machine ronronnait si bien ! Je verrai bien tout à l'heure où me mène Trbitch... D'obscur, le ciel est devenu translucide, puis lumineux, puis le soleil s'est levé. L'obscurité disparue, finie l'impression obsédante que l'on fonce dans quelque chose de compact, que l'on va casser du bois dans un obstacle imprévu. Vive donc le soleil, père de toute joie, et qui irise sous nous les voiles de brouillard traînant sur les cimes. De temps à autre, je me tourne vers Trbitch, qui me confirme ou rectifie l'axe de route suivi. Je ne sais quels repères il consulte.

Soudain, Trbitch me montre, un peu à droite devant nous, deux taches un peu plus verdâtres parmi la rocaille rousse, je m'incline vite, en descente jusqu'à 2450 m. Je reconnais deux cuvettes, dont nous rasons les bords, le temps d'hésiter entre les deux, et puis au diantre... je pique dans l'une d'elle. Pas besoin de beaucoup réduire les gaz à ce niveau-là. Et me voici au sol. Trbitch avait dit juste. La plateforme est en pente, vaste et assez unie, probablement le fond d'un ancien lac. Un fin givre poudre les rares herbes. Seuls des moutons en tireraient parti. Et justement en voici une ribambelle, tout là-bas, sur la pente exposée au soleil levant. Leur berger, accroupi dans ses couvertures ne semble pas nous voir. Tout en veillant au ralenti du moteur, j'aide au débarquement : Trbitch, son fusil, son baluchon, sa boule, son litre. Lui se dépouille de sa combinaison de vol, que je range derrière moi, nous échangeons une solide poignée de mains en nous regardant au fond des yeux... Et maintenant le vol du retour.

Je lis mon altimètre : 2 200 m, un record... Le fond du lac, devant moi est peu sûr. Demi-tour. Encore une fois, je me dresse sur mes étriers, je m'assure que l'espace nécessaire au décollage ne recèle pas une embûche inaperçue. Et, bien calé sur mon siège, je tire à moi toute la manette des gaz. Le tonnerre se déchaîne, amplifié par la résonance de la cuvette, et... et j'emboutirais la paroi en face, si, contrairement à toutes les règles acquises, je n'amorçais pas, tout de suite, la spirale qui seule peut nous tirer de là... Seulement j'avais pensé à beaucoup de choses, mais pas celle-là, à savoir que, tout près de son plafond (3000) un moteur aurait tant de peine à prendre sa puissance, son hélice à utiliser celle-ci. Après tout, je n'étais qu'un pilotaillon qui débutait. Au lieu qu'à l'école l'on nous avait habitués à décoller bien droit, puis à tenir encore un temps notre trajectoire rectiligne, là, sous menace d'emboutir la paroi d'en face qui m'arrivait dessus à vitesse de décollage... Je n'avais jamais vu ça, et pour cause, j'étais dans un vrai puits dont les bords m'apparaissaient monstrueux, au regard des malheureux poneys disponibles... Mais j'étais seul, mes 64 kilos ne surmenaient pas le moteur... de sorte qu'en un tour et demi de spirale, le N-730 et moi trouvions une brèche. Du coup je me laissai aller à la joie du bel ouvrage accompli. Il ne restait plus que 130 km à franchir, 1 h 15 de vol, rien. Je n'ai même pas un pistolet à bord : qu'en ferais-je ? Mon zinc est devenu un monoplace, et ça se sent. Je repasserai les lignes à 4000 m tout à l'heure. Personne ne peut me rejoindre.

A 7 h 35 je retrouve, avec la joie qu'on devine mon aérodrome d'Amatovo, près de Vardar, mes mécaniciens radieux, moi-même triomphant. Je vais faire un bref rapport à mon capitaine Galley
(comprendre Henri GALLET), qui se contente d'un court commentaire : " c'est bien !" et me propose séance tenante pour une citation. Cette fois c'est bien fini.

Louis DELRIEU".


(Source : Document imprimé (dont je ne connais pas la source, mais je peux l'écrire si je la connais) au centre de documentation du Musée de l'Air et de l'Espace).

Voir ici pour ce pilote : pages1418/aviation-1914-1918/lieutenant ... 1671_1.htm

Sa citation :

"Ordre C.A. n° 5 du 10 septembre 1916.

A demandé instamment à exécuter une mission longue et périlleuse, l'a minutieusement préparée et parfaitement réussie, faisant ainsi preuve du plus grand sang-froid, de solides qualités de pilote et d'une belle audace.


Cette citation comporte l'attribution de la Croix de guerre avec étoile de vermeil."

Cordialement.
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RSanchez95
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Re: Une mission spéciale, près de Salonique en 1916.

Message par RSanchez95 »

Bonjour,

A noter que le pilote Robert Paul LAMBERT de l'Escadrille N.91, n'a pas eu la même chance de pouvoir revenir lors de sa mission spéciale le 19 novembre 1916 normalement sur la rive droite du Vardar et près de Demir-Kapou.
Le pilote LAMBERT fut capturé et envoyé ensuite en prison en Allemagne et s'évada fin 1917 après plusieurs tentatives, pour rejoindre la Hollande et revenir en France par bateau en janvier 1918, il retourna dans la chasse en Orient et abattit plusieurs avions en 1918.

Cordialement.
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CTP
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Re: Une mission spéciale, près de Salonique en 1916.

Message par CTP »

Bonsoir et merci pour ce récit
Cordialement
Claude
Claude Thollon-Pommerol
http://www.asoublies1418.fr accueille volontiers tout document personnel ou familial que vous souhaitez partager. Site en reconstruction. Soyez patients.
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RSanchez95
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Re: Une mission spéciale, près de Salonique en 1916.

Message par RSanchez95 »

Bonsoir et merci pour ce récit
Cordialement
Claude
Bonjour Claude,
Merci pour votre avis.

L'écrivain Boris CIGLIC apporte plusieurs éléments sur cette mission et militaires, ces messages sont donc à lire aussi.
Comme par exemple que dans le texte l'aérodrome est Amatovo, mais il vrai que l'Escadrille N. 87 avait changé pour le terrain de Vertekop le 5 août 1916 (voir aussi J.M.O. de l'aviation de l'Armée Serbe), Alors petite question, bien Amatovo ou bien Vertekop ?
Cordialement.
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