Bonsoir à tous,
Le sauvetage par l'Eugène-Potron de l’équipage et des passagers du vapeur Île-d’Ouessant
(6 juin 1924)
Rapport de mer du capitaine Jean-François NIZOU, commandant l'Île-d’Ouessant
(La Dépêche de Brest, n° 14.776, Dimanche 8 juin 1924, p. 3)
Je soussigné Jean-François Nizou, matricule 7.548, Le Conquet, maître au cabotage, capitaine du vapeur Île-d’Ouessant, déclare que le 6 juin 1924, effectuais la traversée de Brest~Ouessant par temps un peu brumeux, faible brise du Sud-Ouest, mer houleuse.
Vers 11 h. 40, m’étant présenté au Sud de la Jument, je gouvernais de façon à prendre l’alignement du chenal par l’avant (grande roche de Pern par la Fourche). J’observais les marques de la roche de Poullou-doun, ayant la tourelle de Men-ar-Froud bien à droite du rocher Men-Cren.
Je doublais cette roche, lorsque en ce moment une lame de fond fit soulager l’avant du bateau qui, en retombant dans le creux, vint donner un choc.
Je donnai l’ordre aussitôt de visiter les cales et la machine et je continuai ma route, le courant étant assez fort et portant dans la direction du chenal.
Deux ou trois minutes après, le mousse qui s’était rendu à l’avant, me prévint qu’il y avait de l’eau dans le poste d’équipage. A ce moment, j’étais aux Roches de Fer, suivant la direction Men-Cren à gauche des Dibrayers.
Je pensai aussitôt que l’avarie pouvait être grave et j’actionnai le sifflet à vapeur pour attirer l’attention du baliseur Eugène-Potron, qui se trouvait sur ses travaux, au phare de la Jument.
Le bateau ayant sa cale pleine de marchandises, et l’eau continuant à monter dans le poste avant, je donnai l’ordre de disposer les embarcations de sauvetage, sans toutefois les mettre dehors. La machine n’était pas envahie et tournait normalement. J’espérais pouvoir rester à flot et échouer le bâtiment sur la grève de Portz-Coret.
Je passai entre la Fourche et le rocher Duallan et rentrai en baie de Lampaul.
A ce moment, l’eau commençait à entrer par les écubiers de l’avant. Je fis alors diminuer de vitesse, craignant que la cloison de la machine ne cédât. Nous fîmes ainsi trois ou quatre cents mètres vers Lam-paul. A ce moment, j’étais hors des lames et du courant du passage de la Fourche.
Je donnai l’ordre de mettre les embarcations en dehors.
Comme la pointe s’accentuait, et que l’eau gagnait le pont avant, je me rendis compte que je ne pouvais aller plus loin sans risquer de faire des victimes. Je donnai alors l’ordre à la machine de stopper et je quittai la barre, le bateau ne gouvernant plus.
Je fis mettre les embarcations à l’eau, et le sauvetage s’opéra dans des conditions normales.
Quelques embarcations de pêche, ainsi que l’Eugène-Potron et le canot de sauvetage (*), arrivèrent en même temps sur les lieux.
Lorsque je vis que tout le monde était sain et sauf dans les embarcations, je me rendis sur le spardeck arrière, d’où je jetai dans une embarcation quelques objets appartenant aux passagers. Je voulus des-cendre prendre les papiers du bord qui se trouvaient dans ma chambre, située sur le pont à bâbord ; mais déjà l’eau arrivait au milieu du pont. La porte de la chambre étant fermée et coincée, je ne pus réussir à l’ouvrir.
Apercevant un sac postal en bas de l’échelle du poste arrière, je descendis le prendre et le montai sur le pont. A ce moment, l’eau gagnait rapidement l’arrière du bateau, "apiquant" de plus en plus.
Ne pouvant redescendre, je me jetai à l’eau pour rejoindre une embarcation de pêche qui se tenait à quelques mètres du bord.
Dix secondes plus tard, le vapeur Île-d’Ouessant disparaissait sous les flots, à environ 500 mètres dans le Sud-Ouest du Corce ; il était 12 h. 5 environ.
Les embarcations accostèrent alors l’Eugène-Potron, qui prit les passagers à son bord et se dirigea vers le mouillage de Lampaul, où furent débarqués tous les passagers et l’équipage.
Les embarcations de pêche et le canot de sauvetage continuèrent ensuite à explorer les lieux du naufrage.
Je signale le sang-froid du chef mécanicien et du chauffeur, qui sont restés à leurs postes jusqu’à la limite du possible et ont pris toutes les dispositions nécessaires pour atténuer la catastrophe.
Le personnel du pont a également fait preuve de courage. Il n’a quitté le bord que sur mes ordres, tous les passagers étant sauvés et le bâtiment coulant.
Certifie véritable et déclare donner de plus amples renseignements en cas de besoin.
Pour copie conforme :
Brest, le 7 juin 1924,
L’ingénieur.
Ouessant, le 7 juin 1924.
Signé : Nizou.
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(*) Canot Amiral-Roussin, commandé par Théophile TUAL, en l’absence du patron, Aimable DELARUE.
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• Le Petit Parisien, n° 17.267, Dimanche 8 juin 1924, p. 3.
« LE NAUFRAGE DU VAPEUR "ILE D’OUESSANT" A DONNÉ LIEU A DE DRAMATIQUES ÉPISODES
Un vieillard tombé à la mer, sauvé par un garçonnet
Demeuré le dernier à son bord, le capitaine a rejoint un canot à la nage
Brest, 7 juin (dép. Petit Parisien.) — Nous avons signalé hier que le vapeur Île-d’Ouessant, faisant le service régulier entre le port du Conquet et les îles Molène et Ouessant, ayant heurté une aiguille de roche dans la baie de Lampaul, le bateau coula près de la côte.
L’anxiété fut grande, lorsqu’on apprit la nouvelle à Brest. Le vapeur Île-d’Ouessant, en effet, avait à bord une quarantaine de passagers. Il transportait en outre des bestiaux et onze tonnes de marchandises diverses. Les télégrammes reçus annonçaient bien qu’il n'y avait pas de morts, mais on craignait qu’il n'y eût des blessés et, jusqu’au soir, de nombreuses personnes demeurèrent sur les quais ou se rendirent au Conquet pour avoir des nouvelles des leurs.
Ce n’est que tard dans la nuit que les passagers, débarqués au Conquet par le vapeur Eugène-Potron, des ponts et chaussées, arrivèrent à Brest. On apprit alors ce qui s'était passé.
Le vapeur avait appareillé à Brest le matin, vers huit heures, par très beau temps et mer clapoteuse au large. La première partie de la traversée ne fut marquée par aucun incident. Le petit navire fit escale au Conquet puis à l’île Molène. Il poursuivait sa route sur Ouessant lorsque, vers 11 heures 30, les passagers ressentirent un choc. Le vapeur venait de se déchirer le flanc sur une roche dont la présence est mention-née sur la carte et que les pêcheurs appellent "Poullou-doun".
L’île d’Ouessant étant en vue, les passagers conservèrent leur sang-froid. Le capitaine fit forcer les feux de façon à gagner rapidement la côte de Lampaul.
L’eau envahissait cependant la cale. Elle pénétra bientôt dans la chaufferie et le navire donna de la bande d’une façon inquiétante. Il fallait renoncer à l’espoir d’atteindre la côte.
Le sauvetage
Quatre embarcations furent aussitôt mises à la mer. L’une d’elles coula aussitôt. Les passagers se jetèrent alors précipitamment dans les trois autres. Les femmes et les enfants, affolés, criaient et pleuraient. Un vieillard tomba à la mer. Il allait périr dans le remous produit par l’hélice lorsqu’un jeune homme de qua-torze ans plongea et réussit à le sauver.
La situation des naufragés eût été véritablement critique par le mauvais temps, mais l’Eugène-Potron ar-rivait à toute vitesse. Les pêcheurs d’Ouessant s’étaient également rendu compte du danger couru et ils avaient tous hissé leurs voiles. La flottille fut rapidement sur les lieux.
Cependant, le vapeur s’enfonçait de plus en plus. Il ne restait à bord que le capitaine Nizon. Soudain, on vit le malheureux navire piquer du nez et disparaître. On crut un instant que le commandant avait disparu avec son bateau. Fort heureusement il n’en était rien, et bientôt on le vit rejoindre à la nage le petit canot où se tenaient ses matelots.
Un quart d'heure plus tard, tous les passagers, recueillis à bord de l’Eugène-Potron et des barques de pêche, faisaient route sur le port de Lampaul où toute la population, anxieuse, était rassemblée. Elle avait assisté au drame et s’apprêtait à porter secours aux naufragés. Parmi ceux-ci se trouvaient quelques touristes, entre autres M. et Mme Valmont, du Havre ; MM. Maxime Spach et Gacon, de Paris. Les autres passagers étaient de Brest ou des îles Molène et Ouessant. A quatorze heures, tout le monde était à terre.
Les autorités maritimes ont ouvert une enquête. M. Coyn, ingénieur des ponts et chaussées, s’est lui-même rendu sur les lieux. »
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