À la mémoire de Louis Pergaud – 8 avril 1915
Publié : mer. avr. 16, 2025 4:48 pm
Bonjour,
Le 8 avril dernier, cela faisait 110 ans que Louis Pergaud, instituteur, écrivain et soldat, disparaissait au combat dans les environs de Marchéville, lors de l’assaut vers la côte 233.
Pas de tombe, pas de corps retrouvé.
Seulement une stèle au bord d’une route. Et ses livres, restés vivants.
Pour ne pas l’oublier, pour lui rendre hommage, pour le faire revenir un instant,
voici ce texte.
Un moment suspendu, une veillée aux vivants — où les disparus parlent encore à ceux qui écoutent.
1-Marchéville, le matin 8 avril 2025
Depuis que j’avais découvert les extraits des carnets de guerre de Louis Pergaud, quelque chose en moi s’était éveillé. Une fascination, bien sûr, pour ses mots, ses œuvres, son regard d’homme pacifiste embarqué malgré lui dans l’horreur. Mais aussi un sentiment plus diffus, plus étrange : une sorte d’appel silencieux. Celui d’un mystère non élucidé, d’un homme effacé par la guerre, et dont la trace se résume à une stèle… à quelques kilomètres seulement de chez moi.
Un matin de printemps, je m’y rendis. Le soleil, d’un éclat doré, s’élevait doucement au-dessus des champs. Le ciel, d’un bleu limpide, n’avait pas une ride. J’arrivai en voiture, et me garai sur le bas-côté. Lorsque j’ouvris la portière, une bouffée d’air frais et parfumé m’envahit : odeur de terre humide, de fleurs sauvages, de renouveau. Le silence était presque parfait, seulement habité par le bruissement des feuilles et le chant clair des oiseaux.
J’étais seul. Absolument seul.
Autour de moi, les champs s’étendaient à perte de vue, d’un vert tendre, ponctués çà et là de petites taches jaunes et blanches — les premières fleurs de la saison. Les arbres, encore frileux, dépliaient lentement leurs feuilles neuves, comme hésitant à renaître tout à fait. Le vent, discret, faisait frémir l’ensemble, comme une mer végétale paisible.
Et là, devant moi, elle était là : la stèle. Simple, sobre, sans emphase. Juste un nom, une date.
Louis Pergaud.
8 avril 1915.
Côte 233.
Derrière, cette fameuse côte s’élevait doucement, presque innocemment. On aurait pu croire à un simple vallon, une élévation quelconque du paysage. Mais non. C’était là, précisément là, que Louis avait mené ses hommes à l’assaut. Ce matin-là. Il y a cent-dix ans jour pour jour.
Je levai les yeux vers la crête, et mon esprit fit basculer les couleurs. Le vert tendre devenait brun de boue. Le ciel se chargeait de fumée. J’entendais les coups de sifflet, les cris, les déflagrations. Je voyais les corps, les tranchées, les barbelés, les visages hagards. Et puis cette voix — la sienne ? — perdue dans le tumulte. Puis plus rien.
Aujourd’hui pourtant, tout était calme. Apaisé. Presque trop beau.
Et c’est peut-être cela qui m’a le plus ému : ce contraste. Ce silence après le tumulte. Cette lumière après la nuit. Cette paix retrouvée… mais à quel prix.
Je restai là un long moment, devant la stèle. À lire en silence ce que la pierre ne dit pas, mais que la terre murmure encore.
Louis, où es-tu désormais ?
En l’absence de tombe, ce sont tes livres qui portent ton nom. Tes mots, que je relis. Tes phrases, qui me hantent. Tu as disparu bien trop tôt, mais quelque part… tu es là. Dans ce vent. Dans cette herbe.
Et moi, simple passant, je me souviens.
2-La veille de l’assaut – 7 avril 1915
La pluie a cessé. C’est étrange, ce calme. On dirait que le ciel lui-même se retient. Pas un souffle, pas une alerte, juste le vent dans les peupliers du village.
Ce soir, je n’ai pas envie d’écrire à Delphine. J’ai peur que mes mots sentent la fin.
Tout le monde fait semblant de ne pas savoir, mais chacun a lu dans les yeux du Capitaine que c’était pour demain. La côte 233, celle dont on parle depuis des jours, comme d’une promesse ou d’un supplice, selon l’angle. Elle est là, à l’Est. On la voit depuis les tranchées de soutien, quand le brouillard se lève. Une bosse sur la terre, un point haut, un piège parfait.
Je suis las. Pas las de marcher, ni de porter, ni même de risquer ma peau. Mais las de l’absurdité. Las de voir des hommes pleins de vie devenir des ombres en quelques jours. De recevoir des lettres qu’on n’a plus le temps de lire. De croire qu’on reviendra. De mentir à ceux qui espèrent. Et pourtant, j’irai.
Demain, à l’aube, je mènerai ma section à travers les boyaux détrempés. J’aurai froid, sans doute. Dans la tranchée de départ, Je penserai à Delphine, à mes livres, à mes élèves, à la petite école. À ma chienne. À mes rêves de paix.
Je penserai aussi à ce que j’ai écrit. À mes nouvelles, à mes bêtes — ces pauvres bêtes plus humaines parfois que les hommes. J’espère qu’on les lira encore. Qu’on dira : il n’était pas seulement soldat, il écrivait.
Peut-être qu’on ne retrouvera rien de moi. Ni corps, ni sac, ni papiers, ni lettres. Peut-être que je finirai dans l’oubli, avalé par la terre de la Woëvre. Mais mes mots, eux, survivront, non ?
Il faut que mes mots me survivent.
3-Le silence des champs – Pergaud est partout
Je suis resté là, devant la stèle, bien longtemps. Le soleil avait déjà monté dans le ciel, étirant les ombres derrière les arbres maigres bordant la route. Une brume légère s’était dissipée, laissant derrière elle une clarté douce, presque irréelle. Tout autour, les champs ondulaient comme une mer silencieuse, immense et verte.
Et soudain, je me suis dit : il est là.
Pas sous mes pieds, peut-être. Pas à l’endroit exact. Mais partout autour. Dans l’odeur de la terre retournée, dans la musique discrète du vent sur les tiges encore jeunes, dans la lumière dorée du matin qui caresse le sol comme une main douce. Il est là dans le vol hésitant d’une buse, dans le saut d’un lièvre, dans les pas des paysans qui reviennent labourer ces terres sans forcément savoir qu’elles furent, un jour, jonchées de sang et de cris.
Il est dans la moindre parcelle de ce paysage paisible et reconquis.
Le temps a effacé les tranchées, les casques, les ordres hurlés, les balles perdues. Il a nettoyé les plaies de la terre. Mais il n’a pas pu effacer les âmes.
Et celle de Louis Pergaud, j’en suis sûr, plane ici.
Lui qui aimait tant les bêtes, les champs, les vies simples et vibrantes, il ne pouvait pas mieux reposer que là, sans tombe, sans pierre, juste fondu dans la nature qu’il a tant chantée. Il est dans la feuille qui frémit, dans la flaque où se reflète un nuage, dans le sol qui attend les semences du printemps.
J’ai fermé les yeux. J’ai écouté. Et dans ce silence immense, un silence tissé de vie, j’ai cru entendre ses mots. Pas ceux des carnets de guerre. Non, des mots d’avant : ceux qu’il écrivait dans ses livres, dans ses contes ruraux, ceux qu’on devine dans ses lettres à sa femme Delphine. Des mots de tendresse pour les humbles, de colère contre l’injustice, de malice aussi, toujours portée par une joie farouche d’être en vie.
Peut-être que c’est ça, sa vraie tombe : cette terre redevenue belle, ce silence habité, et mes pas qui l’écoutent.
4-Ces voix dans les champs
Le silence des champs m’a suivi quand j’ai repris la route. Marchéville derrière moi, la côte 233 doucement effacée dans le rétroviseur, je me suis surpris à penser que Louis n’était pas seul.
Pas loin de là, à quelques dizaines de kilomètres à peine, Paul Lintier s’est éteint aussi en Meurthe-et-Moselle, à Arraye-et-Han, un matin d’avril 1916. C’était un an presque jour pour jour après Pergaud. Il était jeune, il écrivait vite, avec cette urgence de ceux qui sentent que le temps est compté.
Ma pièce… Le tube 1233… Ses livres résonnent encore de feu et d’acier, mais ses phrases, elles, battent d’un cœur vivant. Ce n’est pas un style qu’on lit : c’est une présence qui nous regarde.
Et lui aussi, comme Louis, a disparu trop tôt. Il aurait tant à dire aujourd’hui. Il aurait tant à écrire encore, s’il avait survécu. Mais la terre de Lorraine les a pris tous deux, à quelques dizaines de kilomètres d’écart, comme si leurs voix devaient s’éteindre au même souffle, portées par le même vent de mort.
Et puis il y a ce nom, César Méléra. Moins connu, plus discret. Mais si fort.
Son Verdun – La montagne de Reims m’a bouleversé. Il écrivait comme on saigne : lentement, par petites gouttes, avec pudeur. Ses mots ont cette densité rare, cette gravité douce qui vient de l’intérieur. Et lui aussi est tombé dans cette terre — à Brin-sur-Seille, en Meurthe-et-Moselle, si proche, encore.
Il y a comme un triangle invisible tracé entre Marchéville, Arraye-et-Han, Brin-sur-Seille.
Un triangle d’encre et de sang. Trois hommes. Trois plumes. Trois tombes qu’on ne voit pas, ou à peine (César repose au cimetière communal de Laneuvelotte à quelques kilomètres de Brin-sur-Seille). Mais leurs voix, elles, ne se sont jamais tues.
Je roule à travers ces routes de campagne, bordées de haies et de colza. Le printemps est une promesse dans chaque fossé. Et je les entends.
- Pergaud dans le chant d’un merle.
- Lintier dans le grondement sourd d’un orage au loin.
- Méléra dans les branches qui s’étirent vers la lumière.
Ils sont là, dissous dans les paysages. Leurs mots plantés comme des graines. Et moi, humble passant, je les écoute. Je les recueille.
Je ne sais pas ce que je cherche, mais peut-être est-ce cela, le vrai tombeau : un cœur qui se souvient, une terre qui répond, et le souffle du vent dans les blés.
5-Ce que les vivants doivent entendre
Je suis rentré chez moi avec, dans la tête, le silence plein de voix. Pas celles des autres — celles qu’on entend partout, qui s’imposent, qui jugent. Non. Des voix douces et fortes, venues de l’intérieur, nées dans les tranchées et restées dans les sillons.
Assis à mon bureau, le soir venu, j’ai ouvert leurs livres. Lintier. Pergaud. Méléra.
Et leurs phrases m’ont sauté au visage comme si elles n’avaient jamais cessé de respirer.
J’ai pensé à ce que je faisais, moi, vivant, aujourd’hui. À ce que je transmets. À ce que je retiens. Et dans le silence de la pièce, il m’a semblé qu’ils me parlaient. Pas comme des morts. Comme des frères.
Pergaud, d’une voix tranquille, presque tendre :
« Toi qui passes devant ma stèle, ne détourne pas les yeux. Ce n’est pas de pitié que j’ai besoin. Juste de mémoire. J’étais instituteur, j’aimais les bêtes et les enfants. Et puis on m’a mis un fusil dans les bras. J’ai tout noté, même l’absurde. Alors lis-moi. Relis-moi. Ne laisse pas l’école oublier ce que fut le maître qu’on a arraché aux champs. »
Lintier, d’un ton plus vif, nerveux, la voix taillée comme ses phrases :
« J’ai tenu ma pièce comme on tient une plume : fermement. Je n’ai pas fui. J’ai vu la guerre, j’ai vu la boue, j’ai vu les hommes. Et j’ai tout dit. Sans tricher. Si tu veux me faire vivre encore, alors refuse qu’on repeigne la guerre en couleurs trompeuses. Garde-moi brut. Garde-moi vrai. »
Méléra, plus grave, plus effacé, comme un murmure :
« J’ai été une voix parmi d’autres, modeste, mais entière. Je n’ai pas cherché la gloire. J’ai écrit pour survivre un peu, pour laisser une trace. Si tu m’as lu, c’est que j’existe encore. Et si tu m’écoutes, alors je suis là. Ne laisse pas mes mots tomber dans l’oubli. Il y a, dans chaque phrase, une part de ce que tu es aussi. »
Et moi, que faire maintenant ? J’ai refermé les livres, mais pas les voix.
Alors j’écris. Peut-être pas comme eux. Très certainement moins bien, ce n’est pas mon métier. Mais je prolonge. Je prolonge leurs gestes, je tends une main vers ceux qui viendront après.
J’apprends à ma fille le nom de Pergaud, non comme celui d’un martyr, mais comme celui d’un homme qui écrivait avec le cœur.
Je parle à mon fils de Lintier, et de cette rage lucide qu’il avait à vingt ans.
Je parle de Méléra comme d’un frère oublié, qui écrivait dans l’ombre mais qui brillait tout autant.
Je vis. Et je me souviens. Et tant que je me souviens, ils ne sont pas tout à fait morts.
6-La marche aux absents
Je suis parti un matin sans but précis, sinon celui d’aller. D’aller là où ils sont tombés.Non pas pour chercher des stèles ou des tombes — mais pour retrouver des présences.
Le bitume a cédé aux chemins creux. Les villages s’effaçaient dans les rétroviseurs. Et dans l’habitacle, seul le murmure du moteur m’accompagnait.
Je roulais vers Arraye-et-Han. Là-bas, le Sergent Paul Lintier est tombé après qu’un obus lui ait fracassé la poitrine. Pas dans un fracas héroïque, pas dans un grand épisode de l’histoire qu’on raconte aux enfants, non.
Il est tombé comme beaucoup d’autres : vite, tragiquement, injustement. Je suis descendu de voiture comme on entre dans une église. Le ciel était gris. Les champs, eux, restaient verts, indifférents. Je l’ai imaginé, dans sa casemate avec son tube 1233 devant lui, le casque en arrière, et ses vingt ans pleins d’idées.
« Ce n’est pas moi qu’il faut pleurer, mais ce que j’aurais pu devenir », soufflait-il.
Puis la route m’a mené à Brin-sur-Seille. Le Sous-Lieutenant César Méléra et tombé d’une balle en plein cœur lors d’une patrouille de reconnaissance. Il n’y a pas de monument grandiose, juste la terre. La même terre que la veille, mais différente, car elle se souvient. J’ai roulé doucement, comme pour ne pas déranger. Là aussi, un souffle :
« Tu ne me connais pas bien, mais tu me lis. Alors je suis là. Merci. »
Et puis enfin, Marchéville. Ce nom sonnait comme une énigme. Un carrefour de mémoire. Là, la stèle du Sous-Lieutenant Louis Pergaud, dressée humblement à l’orée des champs. La côte 233, dans le lointain, offrait sa ligne ondulée comme une cicatrice apaisée.
J’ai marché jusque-là, seul. Le vent m’accompagnait, frais, presque complice. Je me suis arrêté devant la pierre. Ni fleurs, ni drapeau, rien. Juste le nom. Et le silence.
« Tu as fait le chemin jusqu’ici. Alors écoute. Ce n’est pas un lieu de mort. C’est un lieu de passage. Je suis passé. Tu passes. D’autres passeront. Dis-leur seulement que j’ai aimé la vie. »
Je suis resté longtemps, sans bouger. Puis j’ai fait demi-tour, les poches pleines de silence, mais le cœur plus léger.
Je n’étais plus seul.
7-La veillée aux vivants
Il est une clairière, un peu en retrait. Entre Brin-sur-Seille, Arraye-et-Han, et Marchéville.
Pas une croisée de chemins, non. Un lieu qu’on devine plus qu’on ne trouve. Un endroit hors du temps. C’est là que je me suis arrêté ce soir-là. La lumière du jour s’effaçait doucement, et les premières étoiles se posaient dans le ciel comme de timides lucioles. J’ai allumé un feu. Un petit feu. Modeste. Pour réchauffer les mots.
Et ils sont venus. Un à un.
Louis fut le premier. Il avait l’air jeune, presque insouciant. Son regard portait loin, au-delà des forêts, des frontières, et des hommes.
« J’étais instituteur, tu sais… Je voulais éduquer plus que combattre. Mais la guerre m’a volé mes élèves. Alors j’ai écrit. Pour qu’on n’oublie pas leur rire. »
Il s’assit près du feu. Son uniforme était élimé, couvert de terre. Mais ses yeux brillaient.
Puis vint Paul, les mains pleines d’encre invisible. Il tenait un carnet, qu’il feuilletait nerveusement.
« J’avais vingt ans. C’était trop tôt, bien sûr. Mais j’ai eu le temps. Le temps d’écrire. Le temps de vous prévenir. Vous n’avez pas voulu m’entendre. Mais tu es là, toi. Alors peut-être… »
Et enfin, dans un silence presque cérémoniel, César s’avança. Il avait le pas lent, comme un homme qui revient de loin. Sa voix, elle, avait la douceur de ceux qui ont vu l’horreur et choisi la paix.
« Je n’étais pas célèbre. Je n’étais pas un grand écrivain. Mais j’ai vu. J’ai senti. J’ai écrit. Pas pour la gloire. Pour la trace. Une trace modeste. Comme une empreinte dans la boue. Tu as retrouvé cette empreinte. C’est déjà beaucoup. »
Autour du feu, la veillée commença. Pas de larmes. Pas de plaintes. Seulement des fragments de vie partagés.
Des souvenirs de lettres griffonnées à la hâte, des éclats de rire volés entre deux obus, des noms chuchotés qu’on n’a jamais retrouvés, et surtout, une question, toujours la même :
« Vous, là-bas, que faites-vous de nos voix ? »
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai levé les yeux vers les flammes et j’ai murmuré :
« J’écris. J’écoute. Je transmets. Parce que si je vous lis encore, c’est que vous existez toujours. »
Alors les visages se sont apaisés. Et dans un souffle, un dernier murmure, comme un pacte silencieux :
« Tant que quelqu’un veillera, nous ne serons pas morts. »
Bonne fin de journée,
PS : je laisse remettre ce post par les modérateurs, dans la rubrique la plus appropriée. Merci.
Le 8 avril dernier, cela faisait 110 ans que Louis Pergaud, instituteur, écrivain et soldat, disparaissait au combat dans les environs de Marchéville, lors de l’assaut vers la côte 233.
Pas de tombe, pas de corps retrouvé.
Seulement une stèle au bord d’une route. Et ses livres, restés vivants.
Pour ne pas l’oublier, pour lui rendre hommage, pour le faire revenir un instant,
voici ce texte.
Un moment suspendu, une veillée aux vivants — où les disparus parlent encore à ceux qui écoutent.
1-Marchéville, le matin 8 avril 2025
Depuis que j’avais découvert les extraits des carnets de guerre de Louis Pergaud, quelque chose en moi s’était éveillé. Une fascination, bien sûr, pour ses mots, ses œuvres, son regard d’homme pacifiste embarqué malgré lui dans l’horreur. Mais aussi un sentiment plus diffus, plus étrange : une sorte d’appel silencieux. Celui d’un mystère non élucidé, d’un homme effacé par la guerre, et dont la trace se résume à une stèle… à quelques kilomètres seulement de chez moi.
Un matin de printemps, je m’y rendis. Le soleil, d’un éclat doré, s’élevait doucement au-dessus des champs. Le ciel, d’un bleu limpide, n’avait pas une ride. J’arrivai en voiture, et me garai sur le bas-côté. Lorsque j’ouvris la portière, une bouffée d’air frais et parfumé m’envahit : odeur de terre humide, de fleurs sauvages, de renouveau. Le silence était presque parfait, seulement habité par le bruissement des feuilles et le chant clair des oiseaux.
J’étais seul. Absolument seul.
Autour de moi, les champs s’étendaient à perte de vue, d’un vert tendre, ponctués çà et là de petites taches jaunes et blanches — les premières fleurs de la saison. Les arbres, encore frileux, dépliaient lentement leurs feuilles neuves, comme hésitant à renaître tout à fait. Le vent, discret, faisait frémir l’ensemble, comme une mer végétale paisible.
Et là, devant moi, elle était là : la stèle. Simple, sobre, sans emphase. Juste un nom, une date.
Louis Pergaud.
8 avril 1915.
Côte 233.
Derrière, cette fameuse côte s’élevait doucement, presque innocemment. On aurait pu croire à un simple vallon, une élévation quelconque du paysage. Mais non. C’était là, précisément là, que Louis avait mené ses hommes à l’assaut. Ce matin-là. Il y a cent-dix ans jour pour jour.
Je levai les yeux vers la crête, et mon esprit fit basculer les couleurs. Le vert tendre devenait brun de boue. Le ciel se chargeait de fumée. J’entendais les coups de sifflet, les cris, les déflagrations. Je voyais les corps, les tranchées, les barbelés, les visages hagards. Et puis cette voix — la sienne ? — perdue dans le tumulte. Puis plus rien.
Aujourd’hui pourtant, tout était calme. Apaisé. Presque trop beau.
Et c’est peut-être cela qui m’a le plus ému : ce contraste. Ce silence après le tumulte. Cette lumière après la nuit. Cette paix retrouvée… mais à quel prix.
Je restai là un long moment, devant la stèle. À lire en silence ce que la pierre ne dit pas, mais que la terre murmure encore.
Louis, où es-tu désormais ?
En l’absence de tombe, ce sont tes livres qui portent ton nom. Tes mots, que je relis. Tes phrases, qui me hantent. Tu as disparu bien trop tôt, mais quelque part… tu es là. Dans ce vent. Dans cette herbe.
Et moi, simple passant, je me souviens.
2-La veille de l’assaut – 7 avril 1915
La pluie a cessé. C’est étrange, ce calme. On dirait que le ciel lui-même se retient. Pas un souffle, pas une alerte, juste le vent dans les peupliers du village.
Ce soir, je n’ai pas envie d’écrire à Delphine. J’ai peur que mes mots sentent la fin.
Tout le monde fait semblant de ne pas savoir, mais chacun a lu dans les yeux du Capitaine que c’était pour demain. La côte 233, celle dont on parle depuis des jours, comme d’une promesse ou d’un supplice, selon l’angle. Elle est là, à l’Est. On la voit depuis les tranchées de soutien, quand le brouillard se lève. Une bosse sur la terre, un point haut, un piège parfait.
Je suis las. Pas las de marcher, ni de porter, ni même de risquer ma peau. Mais las de l’absurdité. Las de voir des hommes pleins de vie devenir des ombres en quelques jours. De recevoir des lettres qu’on n’a plus le temps de lire. De croire qu’on reviendra. De mentir à ceux qui espèrent. Et pourtant, j’irai.
Demain, à l’aube, je mènerai ma section à travers les boyaux détrempés. J’aurai froid, sans doute. Dans la tranchée de départ, Je penserai à Delphine, à mes livres, à mes élèves, à la petite école. À ma chienne. À mes rêves de paix.
Je penserai aussi à ce que j’ai écrit. À mes nouvelles, à mes bêtes — ces pauvres bêtes plus humaines parfois que les hommes. J’espère qu’on les lira encore. Qu’on dira : il n’était pas seulement soldat, il écrivait.
Peut-être qu’on ne retrouvera rien de moi. Ni corps, ni sac, ni papiers, ni lettres. Peut-être que je finirai dans l’oubli, avalé par la terre de la Woëvre. Mais mes mots, eux, survivront, non ?
Il faut que mes mots me survivent.
3-Le silence des champs – Pergaud est partout
Je suis resté là, devant la stèle, bien longtemps. Le soleil avait déjà monté dans le ciel, étirant les ombres derrière les arbres maigres bordant la route. Une brume légère s’était dissipée, laissant derrière elle une clarté douce, presque irréelle. Tout autour, les champs ondulaient comme une mer silencieuse, immense et verte.
Et soudain, je me suis dit : il est là.
Pas sous mes pieds, peut-être. Pas à l’endroit exact. Mais partout autour. Dans l’odeur de la terre retournée, dans la musique discrète du vent sur les tiges encore jeunes, dans la lumière dorée du matin qui caresse le sol comme une main douce. Il est là dans le vol hésitant d’une buse, dans le saut d’un lièvre, dans les pas des paysans qui reviennent labourer ces terres sans forcément savoir qu’elles furent, un jour, jonchées de sang et de cris.
Il est dans la moindre parcelle de ce paysage paisible et reconquis.
Le temps a effacé les tranchées, les casques, les ordres hurlés, les balles perdues. Il a nettoyé les plaies de la terre. Mais il n’a pas pu effacer les âmes.
Et celle de Louis Pergaud, j’en suis sûr, plane ici.
Lui qui aimait tant les bêtes, les champs, les vies simples et vibrantes, il ne pouvait pas mieux reposer que là, sans tombe, sans pierre, juste fondu dans la nature qu’il a tant chantée. Il est dans la feuille qui frémit, dans la flaque où se reflète un nuage, dans le sol qui attend les semences du printemps.
J’ai fermé les yeux. J’ai écouté. Et dans ce silence immense, un silence tissé de vie, j’ai cru entendre ses mots. Pas ceux des carnets de guerre. Non, des mots d’avant : ceux qu’il écrivait dans ses livres, dans ses contes ruraux, ceux qu’on devine dans ses lettres à sa femme Delphine. Des mots de tendresse pour les humbles, de colère contre l’injustice, de malice aussi, toujours portée par une joie farouche d’être en vie.
Peut-être que c’est ça, sa vraie tombe : cette terre redevenue belle, ce silence habité, et mes pas qui l’écoutent.
4-Ces voix dans les champs
Le silence des champs m’a suivi quand j’ai repris la route. Marchéville derrière moi, la côte 233 doucement effacée dans le rétroviseur, je me suis surpris à penser que Louis n’était pas seul.
Pas loin de là, à quelques dizaines de kilomètres à peine, Paul Lintier s’est éteint aussi en Meurthe-et-Moselle, à Arraye-et-Han, un matin d’avril 1916. C’était un an presque jour pour jour après Pergaud. Il était jeune, il écrivait vite, avec cette urgence de ceux qui sentent que le temps est compté.
Ma pièce… Le tube 1233… Ses livres résonnent encore de feu et d’acier, mais ses phrases, elles, battent d’un cœur vivant. Ce n’est pas un style qu’on lit : c’est une présence qui nous regarde.
Et lui aussi, comme Louis, a disparu trop tôt. Il aurait tant à dire aujourd’hui. Il aurait tant à écrire encore, s’il avait survécu. Mais la terre de Lorraine les a pris tous deux, à quelques dizaines de kilomètres d’écart, comme si leurs voix devaient s’éteindre au même souffle, portées par le même vent de mort.
Et puis il y a ce nom, César Méléra. Moins connu, plus discret. Mais si fort.
Son Verdun – La montagne de Reims m’a bouleversé. Il écrivait comme on saigne : lentement, par petites gouttes, avec pudeur. Ses mots ont cette densité rare, cette gravité douce qui vient de l’intérieur. Et lui aussi est tombé dans cette terre — à Brin-sur-Seille, en Meurthe-et-Moselle, si proche, encore.
Il y a comme un triangle invisible tracé entre Marchéville, Arraye-et-Han, Brin-sur-Seille.
Un triangle d’encre et de sang. Trois hommes. Trois plumes. Trois tombes qu’on ne voit pas, ou à peine (César repose au cimetière communal de Laneuvelotte à quelques kilomètres de Brin-sur-Seille). Mais leurs voix, elles, ne se sont jamais tues.
Je roule à travers ces routes de campagne, bordées de haies et de colza. Le printemps est une promesse dans chaque fossé. Et je les entends.
- Pergaud dans le chant d’un merle.
- Lintier dans le grondement sourd d’un orage au loin.
- Méléra dans les branches qui s’étirent vers la lumière.
Ils sont là, dissous dans les paysages. Leurs mots plantés comme des graines. Et moi, humble passant, je les écoute. Je les recueille.
Je ne sais pas ce que je cherche, mais peut-être est-ce cela, le vrai tombeau : un cœur qui se souvient, une terre qui répond, et le souffle du vent dans les blés.
5-Ce que les vivants doivent entendre
Je suis rentré chez moi avec, dans la tête, le silence plein de voix. Pas celles des autres — celles qu’on entend partout, qui s’imposent, qui jugent. Non. Des voix douces et fortes, venues de l’intérieur, nées dans les tranchées et restées dans les sillons.
Assis à mon bureau, le soir venu, j’ai ouvert leurs livres. Lintier. Pergaud. Méléra.
Et leurs phrases m’ont sauté au visage comme si elles n’avaient jamais cessé de respirer.
J’ai pensé à ce que je faisais, moi, vivant, aujourd’hui. À ce que je transmets. À ce que je retiens. Et dans le silence de la pièce, il m’a semblé qu’ils me parlaient. Pas comme des morts. Comme des frères.
Pergaud, d’une voix tranquille, presque tendre :
« Toi qui passes devant ma stèle, ne détourne pas les yeux. Ce n’est pas de pitié que j’ai besoin. Juste de mémoire. J’étais instituteur, j’aimais les bêtes et les enfants. Et puis on m’a mis un fusil dans les bras. J’ai tout noté, même l’absurde. Alors lis-moi. Relis-moi. Ne laisse pas l’école oublier ce que fut le maître qu’on a arraché aux champs. »
Lintier, d’un ton plus vif, nerveux, la voix taillée comme ses phrases :
« J’ai tenu ma pièce comme on tient une plume : fermement. Je n’ai pas fui. J’ai vu la guerre, j’ai vu la boue, j’ai vu les hommes. Et j’ai tout dit. Sans tricher. Si tu veux me faire vivre encore, alors refuse qu’on repeigne la guerre en couleurs trompeuses. Garde-moi brut. Garde-moi vrai. »
Méléra, plus grave, plus effacé, comme un murmure :
« J’ai été une voix parmi d’autres, modeste, mais entière. Je n’ai pas cherché la gloire. J’ai écrit pour survivre un peu, pour laisser une trace. Si tu m’as lu, c’est que j’existe encore. Et si tu m’écoutes, alors je suis là. Ne laisse pas mes mots tomber dans l’oubli. Il y a, dans chaque phrase, une part de ce que tu es aussi. »
Et moi, que faire maintenant ? J’ai refermé les livres, mais pas les voix.
Alors j’écris. Peut-être pas comme eux. Très certainement moins bien, ce n’est pas mon métier. Mais je prolonge. Je prolonge leurs gestes, je tends une main vers ceux qui viendront après.
J’apprends à ma fille le nom de Pergaud, non comme celui d’un martyr, mais comme celui d’un homme qui écrivait avec le cœur.
Je parle à mon fils de Lintier, et de cette rage lucide qu’il avait à vingt ans.
Je parle de Méléra comme d’un frère oublié, qui écrivait dans l’ombre mais qui brillait tout autant.
Je vis. Et je me souviens. Et tant que je me souviens, ils ne sont pas tout à fait morts.
6-La marche aux absents
Je suis parti un matin sans but précis, sinon celui d’aller. D’aller là où ils sont tombés.Non pas pour chercher des stèles ou des tombes — mais pour retrouver des présences.
Le bitume a cédé aux chemins creux. Les villages s’effaçaient dans les rétroviseurs. Et dans l’habitacle, seul le murmure du moteur m’accompagnait.
Je roulais vers Arraye-et-Han. Là-bas, le Sergent Paul Lintier est tombé après qu’un obus lui ait fracassé la poitrine. Pas dans un fracas héroïque, pas dans un grand épisode de l’histoire qu’on raconte aux enfants, non.
Il est tombé comme beaucoup d’autres : vite, tragiquement, injustement. Je suis descendu de voiture comme on entre dans une église. Le ciel était gris. Les champs, eux, restaient verts, indifférents. Je l’ai imaginé, dans sa casemate avec son tube 1233 devant lui, le casque en arrière, et ses vingt ans pleins d’idées.
« Ce n’est pas moi qu’il faut pleurer, mais ce que j’aurais pu devenir », soufflait-il.
Puis la route m’a mené à Brin-sur-Seille. Le Sous-Lieutenant César Méléra et tombé d’une balle en plein cœur lors d’une patrouille de reconnaissance. Il n’y a pas de monument grandiose, juste la terre. La même terre que la veille, mais différente, car elle se souvient. J’ai roulé doucement, comme pour ne pas déranger. Là aussi, un souffle :
« Tu ne me connais pas bien, mais tu me lis. Alors je suis là. Merci. »
Et puis enfin, Marchéville. Ce nom sonnait comme une énigme. Un carrefour de mémoire. Là, la stèle du Sous-Lieutenant Louis Pergaud, dressée humblement à l’orée des champs. La côte 233, dans le lointain, offrait sa ligne ondulée comme une cicatrice apaisée.
J’ai marché jusque-là, seul. Le vent m’accompagnait, frais, presque complice. Je me suis arrêté devant la pierre. Ni fleurs, ni drapeau, rien. Juste le nom. Et le silence.
« Tu as fait le chemin jusqu’ici. Alors écoute. Ce n’est pas un lieu de mort. C’est un lieu de passage. Je suis passé. Tu passes. D’autres passeront. Dis-leur seulement que j’ai aimé la vie. »
Je suis resté longtemps, sans bouger. Puis j’ai fait demi-tour, les poches pleines de silence, mais le cœur plus léger.
Je n’étais plus seul.
7-La veillée aux vivants
Il est une clairière, un peu en retrait. Entre Brin-sur-Seille, Arraye-et-Han, et Marchéville.
Pas une croisée de chemins, non. Un lieu qu’on devine plus qu’on ne trouve. Un endroit hors du temps. C’est là que je me suis arrêté ce soir-là. La lumière du jour s’effaçait doucement, et les premières étoiles se posaient dans le ciel comme de timides lucioles. J’ai allumé un feu. Un petit feu. Modeste. Pour réchauffer les mots.
Et ils sont venus. Un à un.
Louis fut le premier. Il avait l’air jeune, presque insouciant. Son regard portait loin, au-delà des forêts, des frontières, et des hommes.
« J’étais instituteur, tu sais… Je voulais éduquer plus que combattre. Mais la guerre m’a volé mes élèves. Alors j’ai écrit. Pour qu’on n’oublie pas leur rire. »
Il s’assit près du feu. Son uniforme était élimé, couvert de terre. Mais ses yeux brillaient.
Puis vint Paul, les mains pleines d’encre invisible. Il tenait un carnet, qu’il feuilletait nerveusement.
« J’avais vingt ans. C’était trop tôt, bien sûr. Mais j’ai eu le temps. Le temps d’écrire. Le temps de vous prévenir. Vous n’avez pas voulu m’entendre. Mais tu es là, toi. Alors peut-être… »
Et enfin, dans un silence presque cérémoniel, César s’avança. Il avait le pas lent, comme un homme qui revient de loin. Sa voix, elle, avait la douceur de ceux qui ont vu l’horreur et choisi la paix.
« Je n’étais pas célèbre. Je n’étais pas un grand écrivain. Mais j’ai vu. J’ai senti. J’ai écrit. Pas pour la gloire. Pour la trace. Une trace modeste. Comme une empreinte dans la boue. Tu as retrouvé cette empreinte. C’est déjà beaucoup. »
Autour du feu, la veillée commença. Pas de larmes. Pas de plaintes. Seulement des fragments de vie partagés.
Des souvenirs de lettres griffonnées à la hâte, des éclats de rire volés entre deux obus, des noms chuchotés qu’on n’a jamais retrouvés, et surtout, une question, toujours la même :
« Vous, là-bas, que faites-vous de nos voix ? »
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai levé les yeux vers les flammes et j’ai murmuré :
« J’écris. J’écoute. Je transmets. Parce que si je vous lis encore, c’est que vous existez toujours. »
Alors les visages se sont apaisés. Et dans un souffle, un dernier murmure, comme un pacte silencieux :
« Tant que quelqu’un veillera, nous ne serons pas morts. »
Bonne fin de journée,
PS : je laisse remettre ce post par les modérateurs, dans la rubrique la plus appropriée. Merci.