Re: La mort d' un compagnon d'armes.
Publié : mar. juin 27, 2006 7:20 pm
Bonjour à toutes et à tous,
Lu récemment dans 1914-1918,Quatre années sur le front,Carnets d'un combattant, de Paul Tuffrau, chez Imago, des lignes qui rendent bien la grande fraternité du front et le désarroi des combattants lorsque l'un d'eux
était tué.
Le sous-lieutenant Tuffrau, mobilisé dès le 2 août 1914 au 246ème RI de Fontainebleau, où il commande une section de mitrailleuses, participe à la bataille des frontières, en Lorraine, connaît la retraite, se bat dans la Somme fin août, puis participe en septembre 1914, sur l'Ourcq, à la bataille de la Marne.En 1915, il se bat près de Soissons.
C'est à Crouy, au nord-est de Soissons que se passe la scène:
" Je n'ai pu écrire ces deux jours-ci. Nérot a été tué, et cela m'a déchiré. C'était mon meilleur soldat, l'entraîneur de toute la section; je comptais plus sur lui que sur mes gradés. Intelligent, énergique, endurant: un vrai soldat.
J'étais allé reconnaître un nouvel emplacement......Vers les 11 heures, comme je redescendais...., j'entends dire qu'un mitrailleur était blessé. J' ai immédiatement pensé à Nérot, le seul qui s'exposât journellement, malgré mes défenses. J'ai espéré aussi que, comme souvent, ce n'était là qu'un faux bruit.
Mais en revenant.....j'ai vu un groupe de brancardiers qui s'agitait autour d'une civière, et s'apprêtait à descendre....Ils se sont arrêtés en m'apercevant; je cherchais à voir la tête pâle de l'homme étendu, avec l'espoir que ce ne fût pas lui;mais je l'ai reconnu, au milieu de ses couvertures. " Nérot? " Quand il m'a entendu, il a tourné vers moi son pauvre visage déjà creusé, pâle, et ses yeux déjà éteints par la souffrance:" C'est vous, mon lieutenant? J'ai été touché...Devant la tranchée, on était sorti avec Desmazières....pour nettoyer devant le créneau....ç'allait être fini. Quand ils m'ont blessé....ça m'a touché aux reins. Oh! je souffre.... mon lieutenant, vous ne pouvez pas me donner à boire? Oh! j'ai soif." Tout cela en phrases hachées, sur le ton monotone d'une plainte. J'ai demandé à un brancardier:" Le docteur l'a vu?....Oui; il a fait un billet." Je lis:Balle dans les reins, déchirures probables de l'intestin et lésion de la moëlle. Piqûre de cocaïne et morphine. Il a rouvert les yeux:" Qu'est-ce qu'il a écrit, le docteur?.... Ce que vous m'avez dit. Il vous a piqué?....ça vous a fait du bien?....Oui..Oh, j'ai soif!" Toujours cette plainte.
Les brancardiers commencent à le descendre.A la hauteur du poste de commandement, Vicente s'approche:" C' est grave?....Oh, il est perdu. Il ne passera pas la nuit." Et Dufraissex, qui me voit bouleversé, dit tout haut:" Je l'avais bien dit, que ça ferait à Tuffrau une peine affreuse." C'est vrai, j'ai le visage contracté, besoin de pleurer; ils me laissent seul, et j'accompagne de loin le petit cortège qui descend entre les pommiers. Je n'ai pu le suivre jusqu'à Crouy. Je m'arrête à mi-pente, et c'est là que j'ai pu pleurer.
Mais je sentais qu'on me regardait. Je suis revenu au poste de commandement. J'ai dû faire un état de blessé....
j'ai demandé télégraphiquement la médaille militaire pour lui..." ( à suivre)
Cordialement.
Jean RIOTTE.
Lu récemment dans 1914-1918,Quatre années sur le front,Carnets d'un combattant, de Paul Tuffrau, chez Imago, des lignes qui rendent bien la grande fraternité du front et le désarroi des combattants lorsque l'un d'eux
était tué.
Le sous-lieutenant Tuffrau, mobilisé dès le 2 août 1914 au 246ème RI de Fontainebleau, où il commande une section de mitrailleuses, participe à la bataille des frontières, en Lorraine, connaît la retraite, se bat dans la Somme fin août, puis participe en septembre 1914, sur l'Ourcq, à la bataille de la Marne.En 1915, il se bat près de Soissons.
C'est à Crouy, au nord-est de Soissons que se passe la scène:
" Je n'ai pu écrire ces deux jours-ci. Nérot a été tué, et cela m'a déchiré. C'était mon meilleur soldat, l'entraîneur de toute la section; je comptais plus sur lui que sur mes gradés. Intelligent, énergique, endurant: un vrai soldat.
J'étais allé reconnaître un nouvel emplacement......Vers les 11 heures, comme je redescendais...., j'entends dire qu'un mitrailleur était blessé. J' ai immédiatement pensé à Nérot, le seul qui s'exposât journellement, malgré mes défenses. J'ai espéré aussi que, comme souvent, ce n'était là qu'un faux bruit.
Mais en revenant.....j'ai vu un groupe de brancardiers qui s'agitait autour d'une civière, et s'apprêtait à descendre....Ils se sont arrêtés en m'apercevant; je cherchais à voir la tête pâle de l'homme étendu, avec l'espoir que ce ne fût pas lui;mais je l'ai reconnu, au milieu de ses couvertures. " Nérot? " Quand il m'a entendu, il a tourné vers moi son pauvre visage déjà creusé, pâle, et ses yeux déjà éteints par la souffrance:" C'est vous, mon lieutenant? J'ai été touché...Devant la tranchée, on était sorti avec Desmazières....pour nettoyer devant le créneau....ç'allait être fini. Quand ils m'ont blessé....ça m'a touché aux reins. Oh! je souffre.... mon lieutenant, vous ne pouvez pas me donner à boire? Oh! j'ai soif." Tout cela en phrases hachées, sur le ton monotone d'une plainte. J'ai demandé à un brancardier:" Le docteur l'a vu?....Oui; il a fait un billet." Je lis:Balle dans les reins, déchirures probables de l'intestin et lésion de la moëlle. Piqûre de cocaïne et morphine. Il a rouvert les yeux:" Qu'est-ce qu'il a écrit, le docteur?.... Ce que vous m'avez dit. Il vous a piqué?....ça vous a fait du bien?....Oui..Oh, j'ai soif!" Toujours cette plainte.
Les brancardiers commencent à le descendre.A la hauteur du poste de commandement, Vicente s'approche:" C' est grave?....Oh, il est perdu. Il ne passera pas la nuit." Et Dufraissex, qui me voit bouleversé, dit tout haut:" Je l'avais bien dit, que ça ferait à Tuffrau une peine affreuse." C'est vrai, j'ai le visage contracté, besoin de pleurer; ils me laissent seul, et j'accompagne de loin le petit cortège qui descend entre les pommiers. Je n'ai pu le suivre jusqu'à Crouy. Je m'arrête à mi-pente, et c'est là que j'ai pu pleurer.
Mais je sentais qu'on me regardait. Je suis revenu au poste de commandement. J'ai dû faire un état de blessé....
j'ai demandé télégraphiquement la médaille militaire pour lui..." ( à suivre)
Cordialement.
Jean RIOTTE.